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La Marche mondiale des femmes (MMF) est un objet transnational complexe (Dufour 2016), né au Québec en 1998, dans la foulée de l’organisation québécoise de la marche Du pain et des roses (Giraud et Dufour 2010). Réseau transnational féministe implanté sur tous les continents, la MMF regroupe de 4 000 à 6 000 groupes de femmes depuis cette date. Les revendications initiales de la MMF, en 2000, étaient organisées autour de la lutte contre la pauvreté des femmes et les violences qui leur sont faites. Depuis une dizaine d’années, d’autres thèmes de lutte ont fait leur apparition, notamment au sujet des questions environnementales. La « souveraineté alimentaire (SA) » fait partie de ces thématiques.

L’idée de SA a été proposée en 1996 par le réseau transnational paysan La Via Campesina (LVC) comme une autre possibilité face au concept de « sécurité alimentaire » avancé par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture. Pour les activistes de LVC, la sécurité alimentaire, soit l’accès à une nourriture appropriée en quantité et en qualité suffisantes, ne remet en question ni le statut de la nourriture comme marchandise ni les rapports sociaux dans lesquels celle-ci est produite, distribuée et consommée. Comprise comme le droit des peuples de définir et de protéger leurs propres systèmes agricoles et alimentaires contre le néolibéralisme, le capitalisme et le colonialisme mondialisés, et ce, dans le respect des cultures et de l’environnement, la SA inclut depuis le Forum de Nyéléni (2007), la lutte contre le patriarcat et l’établissement « de nouvelles relations sociales sans oppressions ni inégalités entre les hommes et les femmes ». L’introduction en 2007 de ces principes est le résultat des efforts des militantes féministes de LVC et de la MMF pour infléchir le projet politique de la SA afin qu’il réponde à l’impératif de transformation des rapports de genre dans l’agriculture et les milieux ruraux, ainsi que dans la distribution, la transformation et la consommation de la nourriture.

L’appropriation de la SA par la MMF résulte à la fois de sa collaboration croissante avec LVC depuis 2004 et de l’engagement des organisations de femmes rurales et paysannes dans la détermination des priorités de la MMF. Dans nos travaux précédents, nous avons montré la manière dont la SA a été l’objet, de la part de la MMF, d’un travail politique d’articulation de significations féministes à des éléments bien connus des luttes pour la souveraineté alimentaire. Ainsi, les thèmes de la protection des semences, de la transformation des pratiques agricoles, de l’accès à la terre et à l’eau, de l’opposition à l’extractivisme et des changements climatiques se sont vus resignifiés par la MMF comme enjeux féministes, l’accent étant mis sur les inégalités de genre au regard de ces thèmes et sur la nécessité de leur éradication. Nous avons également documenté les actions de la MMF sur le terrain de la SA et les dynamiques politiques les sous-tendant (pour plus de détails, consulter Masson, Paulos et Beaulieu Bastien (2017) ainsi que Masson et Conway (2017)).

Adopté au niveau international de la MMF, le projet politique de la SA ne se traduit pourtant pas mécaniquement à l’identique au niveau national. En effet, la structure organisationnelle de la MMF est très décentralisée, et les groupes locaux, organisés en coordinations nationales (CN), jouissent d’une grande autonomie dans la mise en oeuvre de leurs actions et de leurs stratégies. Dans notre recherche sur la SA au sein de la MMF, nous nous sommes rendu compte que celle-ci montrait des acceptions distinctes et des spécificités pratiques suivant les contextes nationaux.

Une démarche comparative révèle un certain ordre parmi ces différences. En effet, il apparaît que c’est à l’échelle des grandes régions du monde (Amérique latine, Afrique, Europe) que les diverses saveurs de la SA se déclinent. Or, la « région » a fait l’objet de peu d’attention dans les études, féministes et autres, sur la transnationalisation de l’action collective (Tripp 2005; Adams et Kang 2007; Siméant 2010). Portant sur la régionalisation des revendications sur la SA dans un réseau féministe transnational et sur les facteurs qui permettent de l’expliquer, notre analyse constitue donc une contribution innovatrice sur le plan empirique et analytique.

Dans notre article, nous revenons d’abord sur la région comme échelle d’analyse des mouvements sociaux. Puis nous mettons en lumière les variables permettant d’expliquer les différences dans la manière dont la SA se décline dans trois grandes « régions » de la MMF : l’Amérique latine, l’Afrique et l’Europe[1].

Les données présentées ont été recueillies dans le contexte du projet de recherche intitulé « Solidarity-building in Transnational Feminist Organizing: Building Solidarity across Differences around the Issue of Food Sovereignty at the World March of Women », financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et dirigé par Dominique Masson avec Janet Conway et Pascale Dufour. Dans la première phase de la recherche, en 2014, nous avons interviewé, par Skype ou en personne, les responsables de 36 CN de la MMF afin de dresser une cartographie de l’importance du thème de la SA et des actions accomplies, ainsi que de circonscrire les discours et les pratiques qui lui sont associés. Par la suite, soit en 2015 et en 2016, nous avons mené des entretiens semi-dirigés, de l’observation directe des actions militantes et des discussions plus informelles avec certaines militantes dans des CN choisies durant la phase initiale (Mozambique, Pérou, Mexique, Suisse, France, Brésil) afin de comprendre la place et le rôle de la SA dans le travail réalisé localement.

La « région du monde » comme échelle pertinente d’analyse féministe de l’action collective

Le terme « région » englobe une très grande variété d’acceptions, allant des microrégions supraétatiques aux grandes régions du monde et aux continents, sans parler des découpages infranationaux (Fawn 2009 : 11-12). En économie politique et en relations internationales, la « définition du terme région lui-même », tout comme les critères de délimitation de ses frontières, « est hautement contestée et peut inclure “ la géographie, les interactions économiques, les juridictions institutionnelles ou gouvernementales, ou […] des caractéristiques sociales et culturelles ” » (Chingono et Nakana (2009) cité dans Zajontz et Leysens (2015 : 302))[2]. L’échelle régionale serait donc une construction sociale, « à la fois institutionnalisée et historiquement changeante », structurée par une diversité de phénomènes sociaux qui se déploient dans l’espace sur « des étendues variables, différenciées et parfois non contiguës » (Masson 2009 : 116).

Des travaux sur les mouvements féministes transnationaux se dégagent deux grandes approches de la « régionalisation ». L’approche majoritaire s’inspire du modèle du processus politique de la sociologie des mouvements sociaux qui voit la région comme étant définie par le territoire de référence d’institutions régionales – par exemple, l’Union européenne, l’Union africaine ou la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (Asia-Pacific Economic Cooperation ou APEC) (Smith 2005; Wiest et Smith 2006). L’intérêt des chercheuses porte alors sur l’existence et l’action de réseaux féministes régionaux de plaidoyer (regional advocacy networks) et sur l’analyse de leur incidence sur les politiques de ces institutions (voir, par exemple, Helferrich et Kolb (2001), Adams (2006), Adams et Kang (2007), True (2008) et Lang (2009)).

Minoritaires, mais porteurs d’une perspective prometteuse, d’autres travaux s’intéressent plutôt à la régionalisation comme une dimension de la dynamique interne des mouvements, qui donne lieu à la création d’espaces de dialogues où se constituent projets et revendications politiques à saveur régionale. Ainsi, Alvarez et autres (2003) analysent les rencontres des organisations de femmes et féministes d’Amérique latine et des Caraïbes (Encuentro feminista Latinoamericano y del Caribe (EFLAC)), qui ont lieu régulièrement depuis 1981. Ces auteures soulignent les façons dont l’histoire de ces espaces, leur fonctionnement et leurs débats relèvent de logiques de renforcement des luttes féministes locales et nationales, marquées par des « conditions socio-politiques et des héritages coloniaux et néocoloniaux analogues » et contribuant à l’existence d’une « communauté imaginée féministe Latino-Américaine », ainsi qu’à « façonner les discours et les pratiques locaux, nationaux et régionaux du mouvement » (Alvarez et autres 2003 : 539). La régionalisation de l’action collective peut donc également être analysée comme opérant à travers « un travail de redéfinition de causes et d’intérêts » (Siméant 2010 : 138) à l’échelle des régions telles qu’elles sont définies et comprises par les réseaux transnationaux eux-mêmes. C’est à l’intérieur de cette dernière approche que nous nous situons.

Selon notre recension des écrits, la régionalisation des thèmes et des priorités d’action renvoie l’analyse au travail de production de sens dans lequel les priorités internationales sont articulées autour des priorités locales (et vice-versa) avec des inflexions qui peuvent varier suivant les régions. La régionalisation des discours militants est toutefois dépendante de l’existence d’espaces de dialogue où peuvent s’effectuer le partage des discours locaux et nationaux ainsi que la négociation et la constitution de discours proprement « régionaux ». Cette proposition dirige donc également notre enquête vers l’existence d’espaces de contacts militants et la fréquence de telles interactions à l’intérieur de chacune des grandes régions de la MMF[3] considérée dans notre analyse.

La souveraineté alimentaire au sein de la MMF : variations régionales

Nous présentons ci-dessous les variations observées dans notre recherche en ce qui concerne les discours et les revendications sur la SA en Amérique latine, en Afrique et en Europe.

La SA régionalisée au sein de la MMF

L’Amérique latine

Nous avons réalisé des entretiens avec les coordonnatrices nationales de huit pays d’Amérique latine : l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Chili, le Guatemala, le Mexique, le Paraguay et le Pérou. Nous bénéficions également des résultats de recherches de terrain plus poussées au Brésil, au Mexique et au Pérou.

La SA fait l’objet de discours militants bien articulés et à consonance féministe explicite dans les CN d’Amérique latine, sauf au Mexique. Par exemple, la MMF Chili affirme l’importance des femmes dans la production alimentaire et dénonce le fait qu’elles effectuent ce travail sans que leurs savoirs soient reconnus et sans égalité d’accès à la terre, aux semences, à l’eau et surtout à la prise de décision (MMF Chili 2012, aussi MMF Bolivie, entretien). Pour ces raisons, la SA est vue comme une question politique qui concerne directement les femmes et le féminisme (MMF Paraguay, entretien). Pour sa part, la MMF Brésil (2014) revendique une SA « guidée par le féminisme » « pour promouvoir le soin de la terre, l’alimentation saine et pour transformer notre avenir à toutes et à tous, dans l’égalité et l’autonomie pour les femmes et les hommes ». Ce type de propos est aisément repérable dans nos entretiens, tout comme dans d’autres documents publics des MMF d’Amérique latine.

Le projet politique de la SA est donc largement partagé au sein des CN de la MMF en Amérique latine et il fait l’objet d’un investissement soutenu. Sur le terrain, celui-ci prend la forme d’élaboration de discours féministes et de mobilisations sur des thèmes variés puisés directement dans le répertoire de LVC – pour l’agroécologie et contre l’agrobusiness, les monocultures, les organismes génétiquement modifiés (OGM); pour la protection des semences et des savoirs paysans et autochtones; contre l’extractivisme; et pour la défense de l’eau et de l’environnement.

L’Afrique

Nous nous sommes entretenues avec les coordonnatrices nationales de onze pays d’Afrique subsaharienne : l’Afrique du Sud, le Bénin, le Burkina Faso, le Burundi, le Ghana, le Kenya, le Mali, le Mozambique, la République démocratique du Congo (RDC), le Sénégal et le Zimbabwe.

Au moment des entretiens, seulement quatre CN avaient accompli un certain travail au nom de la SA, soit au Burkina Faso, au Mali, au Mozambique et en RDC. Nous avons également constaté que les termes « souveraineté » et « sécurité » alimentaire étaient parfois employés de manière interchangeable, alors que le premier constitue la critique du second. Ainsi, au Zimbabwe, les deux vocables ont été employés concurremment pour décrire le travail de l’organisation de femmes paysannes Women and Land, qui agit pour l’accès des femmes à la terre et à l’eau. De manière similaire, dans nos entretiens avec les MMF Bénin et Burundi, le vocabulaire employé a été celui de l’« autosuffisance » alimentaire et de la « sécurité » alimentaire, avec comme préoccupations associées l’autonomie économique des femmes rurales et l’accès des femmes à la terre. Autrement dit, ce qui semble capter l’intérêt de la plupart des MMF africaines, ce n’est pas tant le projet politique de la SA, mais plutôt les activités économiques concrètes des femmes autour de la nourriture et de la propriété de la terre.

L’adoption de la SA dans la MMF en Afrique semble donc très partielle : elle n’est pas prioritaire comme enjeu; elle n’est présente que dans certaines CN; le discours militant tenu à son propos est peu partagé et sa capacité à lier des luttes connexes sur le terrain est rarement investie par les CN.

L’Europe

En Europe, nous avons réalisé neuf entretiens auprès des coordonnatrices nationales de la MMF de Bulgarie, Chypre, France, Grèce, Macédoine, Portugal et Suisse, ainsi que Galice et Pays basque, territoires contestés qui ont leurs propres CN. Si la SA fait partie des priorités en Galice, au Pays basque et en Macédoine depuis la seconde moitié des années 2000, il a fallu attendre la quatrième action mondiale, en 2015, pour que la France et la Suisse réalisent un certain travail sur ce thème. Néanmoins, dans le contexte de l’action mondiale de 2015 de la MMF, des militantes européennes ont lancé une initiative – la Caravane féministe – qui a traversé l’Europe du 8 mars au 17 octobre pour rassembler les femmes autour d’actions et de revendications élaborées en fonction de six grands thèmes, dont la SA[4]. La Caravane a permis une sensibilisation aux enjeux de SA, tout en révélant l’existence de tensions entre une mouvance plus autonomiste et plus en rapport avec des thématiques environnementales (comme la justice climatique) et une mouvance qui est davantage adepte d’un fonctionnement plus hiérarchisé, et pour qui l’environnement n’est pas au coeur des revendications.

Lorsque la SA est appréhendée comme projet politique, elle est perçue comme un outil de démocratisation de la MMF et du féminisme, en mesure de rejoindre des femmes hors des milieux éduqués et urbains pour nourrir un « féminisme de la base », ou « populaire ». Par ailleurs, la SA permet d’intégrer des revendications concernant les menaces contre les ressources naturelles (contamination de l’eau, privatisation des terres rurales). En Galice et au Pays basque, la SA est directement associée aux aspirations de souveraineté politique de territoires définis comme occupés, de nations sans État.

Au final, l’appropriation de la SA en Europe et sa mise en oeuvre sont relativement récentes, encore fragiles et très partielles. Autant dans le discours que sous forme d’actions, son implantation est plutôt ponctuelle et rarement structurante, sauf en Galice.

Comprendre la régionalisation de la SA dans la MMF

Comme on le voit, les trois régions considérées présentent des portraits distincts d’organisation autour de la SA et d’appropriation de ce thème. Dans cette section, nous proposons de revenir au processus plus général de formation et de dynamiques de la MMF à l’échelle régionale afin de comprendre les « saveurs régionales » de la SA. Suggérés à la fois par la littérature et l’analyse de nos données, trois facteurs apparaissent centraux pour expliquer les différences observées : 1) la structuration interne de la MMF et les occasions de contact entre les militantes des différentes CN à l’échelle régionale; 2) la pertinence de la SA par rapport au quotidien, telle qu’elle est perçue par les militantes et les groupes membres; 3) les contacts (ou leur absence) avec les organisations alliées de la SA, à l’extérieur de la MMF. C’est bien la combinaison de ces trois facteurs qui explique les variations régionales de la SA au sein de la MMF.

La structuration interne de la MMF et les occasions de contact à l’échelle régionale

La MMF organise, depuis sa fondation, des rencontres internationales entre les déléguées de chaque région. Ces moments internationaux sont une occasion unique pour les déléguées de se sensibiliser aux enjeux et aux revendications portés au niveau international, tout en faisant « remonter » les préoccupations locales. Outre ces occasions de rencontre, qui constituent un facteur interne facilitant la circulation des thèmes au sein de la MMF, les disparités régionales sont également liées à la manière dont la MMF est ancrée sur le plan régional.

L’Amérique latine

C’est en Amérique latine que la dimension régionale de la MMF est la plus aboutie. Les CN ont eu en effet beaucoup d’occasions de travailler ensemble. Quatre rencontres régionales ont eu lieu depuis 2004 – à La Havane (Cuba) en 2004, à Cochabamba (Bolivie) en 2008, à Guatemala (Guatemala) en 2012 et à Cajamarca (Pérou) en 2015 – ce qui a fait de la région une locomotive dans la construction de la MMF. De plus, selon nos entretiens, un important travail régional sur la SA a également eu lieu en préparation du Forum international de Nyéléni sur le sujet (2007). Par ailleurs, lors de la quatrième rencontre régionale des Amériques à Cajamarca en 2015, la SA a été proposée comme solution de rechange clé par les déléguées du Brésil, du Chili, du Pérou et des États-Unis. Finalement, deux rencontres internationales de la MMF se sont tenues dans la région – à Lima (Pérou) en 2006 et à Sao Paulo (Brésil) en 2013. Celle de Lima a notamment permis un approfondissement de la thématique de la SA et les participantes ont eu l’occasion de s’approprier le sujet (Conway 2018 : 197). Ces nombreux moments clés ont facilité la diffusion et l’appropriation commune de l’enjeu de la SA, ce qui n’est pas le cas dans les autres régions à l’étude.

L’Afrique

En Afrique, la MMF est bien implantée au Burkina Faso, en RDC, au Mali et au Mozambique. Ces pays ont participé de manière constante aux échelles internationales et régionales de la MMF en assurant une présence aux rencontres et aux événements au fil des années. Le Burkina Faso et la RDC ont également été les hôtes d’événements internationaux d’envergure de la MMF (les actions de clôture de la campagne mondiale de 2005 pour le Burkina Faso et celles de la campagne mondiale de 2010 pour la RDC).

Néanmoins, dans plusieurs CN africaines, la MMF est surtout perçue comme un moment de mobilisation ponctuelle (tous les cinq ans, lors des actions mondiales), plutôt que comme un processus permanent dans lequel les solidarités, les luttes et les analyses politiques sont construites collectivement. C’est notamment la raison pour laquelle peu d’actions sont organisées au nom de la MMF entre deux mobilisations mondiales. Par exemple, en novembre 2014, lors de la deuxième rencontre régionale de la MMF à laquelle nous avons assisté, l’idée que cette dernière était un mouvement de femmes permanent est apparue telle une idée nouvelle pour la majorité des participantes, comme si la MMF était en train de s’implanter en Afrique (même si elle est présente depuis 2000 par endroits). Plusieurs tentatives de faire vivre une coordination régionale ont existé et deux rencontres régionales ont été organisées – l’une à Bamako (Mali) en 2009 et l’autre à Johannesburg (Afrique du Sud) en 2014 –, notamment par les représentantes de l’Afrique au comité international (CI), mais on ne peut parler de coordination régionale véritablement fonctionnelle. Évidemment, plusieurs contraintes matérielles constituent des barrières à une telle construction, particulièrement la question des déplacements, le manque de ressources financières et la question de la langue. Au final, les CN africaines apparaissent relativement isolées les unes des autres, sans intégration soutenue sur le plan régional ni identité régionale particulière. Dans ce contexte, il est plus difficile de s’approprier le discours de la MMF entourant la SA comme projet politique global et alternatif.

L’Europe

La Coordination européenne de la Marche existe depuis les actions mondiales de 2000. Le développement de la plateforme européenne de la MMF qui présente les revendications européennes des femmes se poursuit également depuis cette date (Giraud 2006). De 2000 à 2005, les rencontres européennes ont notamment eu lieu au moment des rencontres préparatoires du Forum social européen (FSE). Pour Giraud (2006), malgré cette régularité de rencontres, la portée du travail de convergence se révèle limitée. Les défis sont organisationnels, et notamment financiers : il n’y a pas de financement récurrent de la Marche Europe et il semble difficile de cibler l’Union européenne dans les revendications. D’autres défis sont idéologiques, les féministes européennes se divisant sur les questions du statut des femmes versus la question du genre, des alliances avec les mouvements syndicaux et l’extrême-gauche, ainsi que sur la possibilité d’élargir les contenus des revendications à des éléments non traditionnellement traités par les féministes européennes, comme l’environnement, la spiritualité ou la diversité des féminismes. De 2005 à 2017, la Coordination européenne de la Marche a poursuivi ses rencontres sur une base régulière, mais elle a pâti de la disparition progressive du FSE (le dernier a eu lieu en 2010 à Istanbul (Turquie)). La plus récente rencontre régionale de la MMF a eu lieu en 2016. La coordination européenne est donc toujours active, mais elle ne se traduit pas par une coordination des actions ou des contenus en tant que telle.

Ainsi, on ne doit pas se surprendre de l’aspect plutôt fragmentaire de l’appropriation de la SA en Europe, et ce, malgré le fait que la Coordination européenne de la Marche a ajouté la SA à son programme de luttes lors de la rencontre internationale de la MMF à Vigo (Galice) en 2008.

L’éloignement ou la proximité de la SA par rapport au quotidien des militantes ou des groupes membres

La SA est une thématique dont la résonance avec le quotidien des luttes féministes des groupes membres et de leurs militantes varie suivant les régions. En particulier, la présence et la place des femmes rurales et des agricultrices dans les CN expliquent en grande partie la facilité ou les difficultés de diffusion et de pénétration de la SA sur le plan local et national. Cependant, il faut également considérer l’apport de certaines personnes, qui ont joué le rôle de « passeuses » de la thématique sur le plan régional (Shawki 2015) ainsi que la présence d’éléments fortement contingents, qui ont agi comme des occasions politiques permettant à la SA de faire une percée dans des milieux militants plutôt éloignés de la thématique au départ.

L’Amérique latine

Rappelons que le concept de SA a d’abord pris naissance en Amérique latine et a été élaboré au sein des organisations affiliées à LVC. Dans la plupart des CN d’Amérique latine, le rôle d’organisations de femmes paysannes, autochtones et rurales ayant un lien direct avec les enjeux de la SA et souvent aussi membres de LVC a été central quant à l’émergence et au déploiement de la SA dans la MMF. Et cela, d’autant plus lorsque ces organisations occupaient une place prépondérante dans les CN. Par exemple, au Paraguay, ce sont deux organisations, la Coordinadora Nacional de Mujeres Trabajadoras Rurales e Indígenas (CONAMURI) et le Servicio Paz y Justicia (SERPAJ), membres influents de la CN, qui ont porté la SA et ont soutenu un haut niveau de mobilisation autour de ces enjeux. Au Brésil, les femmes rurales ont été très présentes dès l’émergence de la MMF avec, en 2000, l’action Marcha das Margaridas, une mobilisation massive de femmes rurales. Par la suite, la SA a été portée par la section femmes de la Confederação Nacional dos Trabalhadores na Agricultura (CONTAG), le syndicat national le plus important des travailleuses et travailleurs ruraux, qui a joué un rôle de premier plan au comité exécutif de la CN Brésil. Des luttes concrètes, comme celles qui ont été menées dans la région du Rio Grande do Norte, combinent l’engagement des femmes paysannes dans des activités coopératives de production, de transformation et de commercialisation de nourriture, les luttes contre la violence faite aux femmes et la contestation des rapports patriarcaux.

En plus de ce contexte facilitant, certaines personnalités ont joué un rôle structurant dans le succès de la SA comme enjeu prioritaire en Amérique latine. Ainsi, c’est Miriam Nobre, coordonnatrice internationale de la MMF et militante clé de la CN Brésil, qui a développé la SA comme une stratégie pour atteindre la sostenibilidad de la vida (SOF 2013). Son rôle de « passeuse » ou de « pivot » a permis aux autres CN de s’approprier la SA comme projet politique. Des rôles similaires ont été joués par les Chiliennes Franscisca Rodriguez et Mafalda Galdamez de l’Asociación Nacional de Mujeres Rurales e Indígenas (ANAMURI), membres de la Marche Chili et de LVC. Ces leaders ont utilisé la SA pour articuler des luttes plus sectorielles et élargir les domaines d’intervention de la MMF, par exemple à la défense de l’eau et à la lutte contre l’extractivisme. Également, c’est la capacité des leaders des CN de rendre la SA proche des enjeux des militantes sur le plan des idées et du discours qui permet de comprendre pourquoi celle-ci a « pris » en Amérique latine.

L’Afrique

La plupart des CN africaines comprennent un fort contingent d’organisations de femmes rurales. En outre, dans plusieurs CN, ces femmes représentent une majorité de la population féminine du pays. Là aussi, sans jeu de mots, le terreau est a priori fertile pour faire de la SA un enjeu prioritaire. Néanmoins, comme nous l’avons vu, les enjeux de SA sont traités essentiellement par l’entremise des questions de l’accès à la terre et de la souveraineté des femmes à l’égard du processus alimentaire. Rares sont les CN où la SA est comprise comme un projet politique alternatif.

Une partie de l’explication réside dans le fait que plusieurs organisations qui assument en même temps le travail de coordination nationale de la MMF sont des ONG de développement. Au Bénin et au Mozambique, par exemple, ce sont des associations relativement proches des institutions et souvent situées en milieu urbain qui tiennent les rênes de la MMF, ce qui rend plus difficile l’identification au projet de la SA pour des femmes relativement éloignées de ces milieux.

Nous émettons également l’hypothèse que cette spécificité africaine, où la forme organisationnelle du mouvement MMF à l’échelle régionale est plus proche des ONG que des milieux populaires, produit d’autres facteurs limitants, notamment parce que le discours sur la « sécurité alimentaire », porté par les institutions internationales et largement repris par le milieu des ONG, sert d’écran ou de filtre au contre-discours de la SA. Autrement dit, les organisations à la tête des CN en Afrique, bien qu’elles soient proches des femmes rurales et paysannes, seraient trop près des discours institutionnels sur la « sécurité alimentaire » et moins outillées pour s’approprier et diffuser un discours alternatif sur la SA.

L’Europe

La Galice est la CN européenne où le thème de la SA est le plus populaire et le plus implanté. Un peu pour les mêmes raisons qu’en Amérique latine, ce sont les alliances préalables avec les femmes rurales et leur présence au sein de la CN qui permettent de comprendre la raison pour laquelle la SA y est devenue rapidement une priorité. Ainsi, « in Galicia, local rural women, related to Via Campesina participate also in the World March of Women and so bring these ideas and this concept to our analysis » (Miriam Nobre, ex-coordonnatrice internationale, entretien, 2014). C’est également la présence de femmes rurales dans la CN qui porte l’enjeu de la SA au Pays basque, bien que ce dernier n’y ait pas accordé la même importance.

Dans la majorité des CN européennes toutefois, la SA n’est pas une thématique proche du quotidien des militantes, généralement urbaines et moins portées vers des enjeux environnementaux. Dans la MMF en Europe, le défi consiste à montrer que la SA n’est pas uniquement pertinente pour les femmes rurales, mais qu’elle constitue une question valide pour les femmes en milieu urbain qui composent l’essentiel de la base du mouvement. Ainsi, en Suisse, les militantes que nous avons rencontrées partent de l’attribution traditionnelle aux femmes des responsabilités et des tâches concernant la préparation de la nourriture afin de poser l’urgence d’un questionnement féministe dépassant celui de la division sexuelle du travail pour se porter sur les modes de production de la nourriture ainsi que sur la qualité de ce qui se trouve dans les assiettes (Comment la nourriture est-elle produite? Dans quelles conditions?). Vue sous cet angle, la SA touche toutes les femmes. Cependant, ce discours n’est pas vraiment repris par les CN européennes.

L’intérêt de la Suisse et de la France pour la SA est récent et date de l’organisation des dernières actions mondiales de la MMF en 2015. Dans les deux cas, le rôle de « passeuses » a été central. En France, l’initiative et l’expertise sur la SA sont venues d’une jeune militante féministe de la MMF Brésil, installée à Paris pour ses études. Ayant rejoint la MMF France, elle a été une actrice clé dans l’animation de ce thème, réussissant à rallier le comité organisateur autour d’une analyse antipatriarcale, anticapitaliste et écoféministe du modèle industriel mondialisé de production de nourriture. En France, les actions de 2015 ont porté principalement sur les semences et sur la justice climatique, dans le contexte préparatoire à la tenue à Paris de la rencontre internationale sur le climat soit la 21e Conférence des parties de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (Conference of the Parties ou COP21). Dans le cas de la Suisse, une ancienne militante du Secrétariat international de la MMF, Alessandra Ceregatti, a participé à un débat sur la SA à la demande de la CN en 2014 : elle y a apporté des éléments de réflexion et de discours articulés par la MMF au Brésil et à l’échelle internationale, ce qui a permis par la suite à la CN Suisse de concevoir sa propre interprétation du thème. L’initiative référendaire constitutionnelle sur la SA lancée en 2014 par Uniterrre en Suisse a fourni à la CN une conjoncture spécifique lui permettant d’actualiser le thème dans son action. En travaillant conjointement avec Uniterre, la MMF Suisse a en effet été en mesure d’inscrire ses préoccupations féministes dans le débat plus large concernant la SA (Marianne Ebel, coordinatrice de la MMF Suisse, entretien, 2016).

Les alliances et les contacts avec les mouvements sociaux dans la région et la place de la SA dans les luttes

On ne peut comprendre les variations régionales de la SA au sein de la MMF sans prendre en considération la question de la régionalisation plus large de l’action collective, la position de la MMF à l’égard des autres mouvements ou réseaux régionaux et les occasions de contact (ou leur absence) avec les organisations alliées de la SA à l’échelle des différentes régions de la MMF.

L’Amérique latine

L’Amérique latine apparaît comme la région étudiée où les liens entre les organisations et les réseaux de mouvements sociaux sont les plus forts et où le projet politique de la SA s’inscrit dans un projet politique alternatif et anticapitaliste plus large. Dans ce contexte, il est plus aisé d’y faire vivre la SA à long terme et de manière convergente avec les autres luttes sociales du continent. Deux dimensions nous paraissent particulièrement significatives dans le cas de l’Amérique latine.

Premièrement, la saveur régionale de la SA en Amérique latine est liée à une histoire particulière de travail de convergence des mouvements sociaux au niveau régional. Dès son émergence, la MMF s’inscrivait dans un réseau de relations régionales, qui lui préexistait et qui s’était notamment construit autour des questions de lutte contre les traités du libre-échange. En particulier, le Réseau des femmes d’Amérique latine pour la transformation de l’économie (REMTE) (1997)[5], la Coordination d’Amérique latine des organisations paysannes (Confederación Lationamericana de Organizaciones del Campo ou CLOC, affiliée à LVC (1994)) et l’Alliance sociale continentale (ASC) contre la zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) (1998) ont développé ensemble des liens qui sont devenus étroits. La création presque concomitante du REMTE, de la MMF et de la CLOC/LVC, à la fin des années 90, ainsi que les alliances entre ces partenaires représentent un moment clé de transformation du programme féministe en Amérique latine. En effet, la lutte contre le libre-échange (et la ZLEA) a fait converger les mouvements sociaux en Amérique latine sur le plan du positionnement politique, ce qui a permis une réarticulation des luttes anticapitalistes à laquelle participe le « féminisme populaire » de la MMF (Lebon 2016). À travers une analyse critique plus structurelle du système économique capitaliste, des réseaux tels que le REMTE et la MMF ont popularisé l’idée d’une approche économique féministe qui serait capable d’articuler une critique de la ZLEA portant sur la marchandisation de la vie dans toutes les sphères (Diaz Alba 2007). Ultérieurement, la SA trouvera un ancrage possible dans ce dispositif théorique. Un espace régional des mouvements sociaux et des éléments d’un programme économique régional féministe se sont donc progressivement consolidés et ont facilité la diffusion de la SA comme projet politique au sein des CN d’Amérique latine.

Deuxièmement, le travail plus récent de régionalisation des luttes dans le milieu des mouvements sociaux sur des thématiques liées à l’environnement a facilité la poursuite des réflexions et des appropriations communes de la SA dans la MMF. Les entrevues avec les représentantes des CN en Argentine, au Chili, au Brésil et au Pérou confirment notamment l’importance du processus de Rio + 20 sur le développement durable. Au Brésil, en Argentine et au Chili par exemple, cet événement a renforcé les alliances de la MMF avec des acteurs régionaux clés promouvant la SA, comme la CLOC, LVC et Les Amis de la Terre. La déclaration finale de Rio + 20 fournit également un projet politique élaboré et détaillé de la SA qui inclut une dimension proprement féministe. C’est là un aboutissement central pour la MMF en Amérique latine.

Également, trois rencontres internationales ont eu lieu sous forme de sommets des peuples (Cumbres de los Pueblos) sur le continent : au Brésil (Rio de Janeiro), du 15 au 22 juillet 2012; au Chili (Santiago), du 25 au 27 juillet 2013; et au Pérou (Lima), du 8 au 11 décembre 2014. La MMF s’est fortement engagée dans l’organisation de ces trois événements et y a participé de près. Ces sommets représentent des espaces où les enjeux liés à la SA ont été discutés et où de nouvelles alliances se sont construites ou ont été consolidées (entretiens avec Maité Llanos (Argentine) et Albina Mendoza (Bolivie)). Au Chili, les alliances ont été consolidées avec Les Amis de la Terre International, le groupe Ecologistas en Acción et la CLOC-LVC. De plus, les actions concrètes liées à la SA ont augmenté à l’approche de ces événements, ce qui l’a propulsée comme enjeu prioritaire pour les militantes. Le travail d’alliances et la multiplication des lieux régionaux de rencontres entre différents mouvements participent donc clairement à la régionalisation de la SA dans la MMF en Amérique latine.

L’Afrique

Sur le continent africain, la situation apparaît extrêmement différente. Comme nous l’avons souligné précédemment, les occasions de rencontre y sont rares entre les CN. Il en est de même pour les alliances avec d’autres réseaux transnationaux. Ainsi, des onze CN que nous avons rencontrées, seulement deux nous ont rapporté avoir des alliances avec LVC ou Friends of the Earth (FOE) : le Mozambique et le Zimbabwe. Depuis 2013, une campagne contre le projet ProSavana – un projet d’accaparement des terres à grande échelle en vue de produire des monocultures de soja pour l’exportation vers le Japon et la Chine – a été lancée entre la MMF Mozambique et l’União Nacional de Camponeses (UNAC), syndicat paysan affilié à LVC. Une nouvelle collaboration s’est aussi établie avec FOE au Mozambique. C’est principalement à travers cette campagne que le thème de la SA a été introduit sur le plan national; c’est aussi là que réside son potentiel de développement, y compris comme projet politique. Pour la MMF Zimbabwe, malgré des alliances avec LVC, le thème de la SA n’est pas central et le vocabulaire employé demeure proche de celui de la sécurité alimentaire. Au final, l’absence de large mobilisations sociales ayant à coeur les enjeux de la SA constituerait une contrainte forte qui en limite la diffusion régionale et son appropriation politique dans la MMF en Afrique.

L’Europe

Bien que des liens soient établis dans la plupart des CN européennes avec LVC et FOE, nous avons vu que la SA n’était présente que dans certaines d’entre elles. Nous avons également mentionné la difficulté de faire vivre une échelle européenne d’action au sein de la MMF. Cette situation n’est pas propre à la MMF; elle est le fait plus généralement des mouvements sociaux en Europe et se trouve liée à la faiblesse des processus d’européanisation des luttes dans la région (Monforte 2014). Historiquement, les luttes contre la mondialisation et les expériences des FSE ont amené certains secteurs (comme les sans-emploi ou les syndicats : Gobin (2002) ainsi que Chabanet et Faniel (2012)) à resserrer leurs liens à l’échelle régionale, mais les déboires récents de la construction européenne ont limité la création de solidarités paneuropéennes. Les tentatives de faire vivre une coordination européenne dynamique de la MMF s’inscrivent dans cette histoire commune des luttes, qui demeurent encore très fragmentées et où des divisions importantes subsistent entre les groupes, ainsi qu’entre les féministes et les autres mouvements sociaux (Dufour 2013). Par ailleurs, depuis la crise économique et financière de 2008, les luttes sociales se sont repliées sur les enjeux nationaux où les priorités sociales étaient les plus criantes (logement, chômage, pauvreté, éducation). Un tel détournement des militantes et militants des enjeux transnationaux est perceptible au sein de la MMF et dans d’autres mouvements (Dufour, Nez et Ancelovici 2016).

Conclusion

Qui aurait cru, il y a vingt ans, que la SA deviendrait une des thématiques marquantes des revendications féministes de la MMF? Construite au début des années 2000 sur des revendications qui portaient sur les violences faites aux femmes et la pauvreté, la MMF a ajouté et intégré la thématique du « bien commun » et, à l’intérieur de celle-ci, la SA, à son arsenal de mobilisations. Pourtant, comme nous l’avons vu, la SA dans la MMF n’est pas uniforme. Très implantée et dynamique en Amérique latine, elle est plus diffuse en Afrique et occupe une position relativement marginale en Europe. Afin de mieux comprendre ces variations régionales, nous avons proposé de considérer comme facteurs explicatifs des dimensions internes et externes à la MMF qui facilitent ou limitent l’appropriation de la SA.

Premièrement, plus la forme régionale de la MMF est organisée et structurée, notamment sur le plan des rencontres possibles entre les militantes des CN et sur le potentiel de constituer un espace de convergence, plus la SA apparaît communément partagée à titre de projet politique et présente dans la région sur le plan des mobilisations et des actions. Il semble donc que le travail à l’échelle internationale de la MMF autour de la SA pénètre mieux les régions qui ont une vie régionale intense et de multiples moments de rencontre et de partage. Deuxièmement, la proximité de la thématique avec les réalités des militantes à l’échelle locale (notamment la présence ou l’absence d’organisations de femmes des milieux ruraux ou autochtones parmi les membres), couplée au développement d’une expertise interne à propos de la SA, s’articulant autour de « passeuses » capables d’aider au développement du dossier de la SA, apparaît fondamentale. Troisièmement, les militantes de la MMF en Amérique latine ont eu l’occasion de construire des alliances avec les autres mouvements sociaux à plusieurs reprises, y compris autour de la SA, et de faire vivre régionalement et en dehors de la MMF, le projet de SA comme projet alternatif au capitalisme néolibéral (Conway et Paulos 2017). Ce scénario n’existe pas en Afrique ni en Europe.

Notre recherche montre que l’analyse de la construction de solidarités à l’échelle régionale se révèle pertinente et devrait être davantage investie par la littérature sur l’action collective féministe transnationale. Elle permet de mettre à jour des caractéristiques spécifiques par région, qui font notamment de la place aux espaces de rencontre et de partage créés par les actrices et les acteurs des mouvements, et qui se déclinent comme autant de lieux où le travail de convergence s’avère possible, tout comme celui de l’approfondissement des enjeux. Dans cette perspective, la régionalisation est bien un processus dynamique, dont l’étendue et le territoire varient en fonction de l’action collective qui s’y déploie et des dynamiques d’alliances/conflits entre actrices et acteurs.