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Christiane Nord, grande ambassadrice de la tradition fonctionnaliste allemande, propose la deuxième édition de son célèbre Translating as a Purposeful Activity, ouvrage originellement publié chez St. Jerome en 1997. Fait à noter, la réédition paraît chez Routledge, au sein de la collection « Translation Theories Explored » dirigée par Theo Hermans. Les réalités de la traduction comme celles de la traductologie ayant passablement évolué au cours des vingt dernières années, il nous tardait de voir quelles nouveautés nous réservait cette réédition du livre de Nord.

D’emblée, mentionnons les deux principaux ajouts à l’ouvrage : en ouverture, un avant-propos signé Georges L. Bastin et, en clôture, un nouveau chapitre offrant un état des lieux du fonctionnalisme au 21e siècle. Outre ces deux nouvelles parties, de nombreuses modifications ont été apportées tantôt globalement, tantôt ponctuellement.

Au chapitre des changements « mineurs », on retrouve notamment l’adoption de l’orthographe britannique (p. ex. : analysed, et non plus analyzed [p. 4]), l’amélioration de l’idiomaticité et du style (p. ex. : similarity to, au lieu de similarity with [p. 6]) et la correction de coquilles (p. ex. : Margret Ammann, plutôt que Margaret Ammann [p. 119]). En outre, au fil de l’ouvrage, Nord met à jour les références ou les remplace par de nouvelles lorsqu’opportun. Ces révisions sont toutes les bienvenues, mais mentionnons toutefois l’étonnant remplacement du terme languaculture par linguaculture, sachant que Nord fait uniquement appel à ce concept par le truchement des travaux de l’anthropologue Michael Agar qui affirme lui-même que, lorsqu’il a emprunté le terme au collègue Paul Friedrich, il l’a fait passer de linguaculture à languaculture, « to bring it in line with the more commonly used “language” » (Agar 1994 : 265).

En ce qui concerne les modifications « majeures », mentionnons d’abord la retraduction en anglais de quelques citations, une opération qui permet notamment de rectifier un glissement de sens présent dans l’ouvrage original. En effet, Nord y citait un extrait de Stylistique comparée du français et de l’anglais, à savoir « le plus petit segment de l’énoncé dont la cohésion des signes est telle qu’ils ne doivent pas être traduits séparément » (Vinay et Darbelnet 1958/1960 : 37 ; nous soulignons), et le traduisait par « the smallest utterance-segment in which the cohesion of the signs is such that they do not have to be translated separately » (Nord 1997 : 68 ; nous soulignons), erreur qu’elle corrige dans la présente édition en remplaçant « do not have to » par « must not » (p. 63). Nord actualise également sa terminologie en remplaçant par exemple « Model of Text Functions » (Nord 1997 : 40) par « model of communicative functions in texts » (p. 39). Cependant, toujours sur le plan du métalangage, nous nous interrogeons quant au maintien de translational action (p. 12) comme équivalent de translatorisches Handeln, terme que nous traduisons personnellement en français par action traductorielle (plutôt que par action traductionnelle), à l’instar d’auteurs comme Snell-Hornby (1988/1995), Pym (2010/2014) et Schäffner (2011) qui emploient le terme translatorial action en anglais. À ce propos, Nord (2013 : ii), dans la préface de sa traduction d’un ouvrage de Reiss et Vermeer (1984), admet elle-même que le terme translatorial action « makes sense if we understand translatorial as an adjective to describe objects or phenomena related to translators » et ajoute que « [i]n this book, I shall therefore use translatorial action to translate translatorisches Handeln […] » (italiques de l’auteure). Il est donc surprenant qu’elle n’ait pas suivi la même logique dans le présent ouvrage.

Étant donné que vingt années séparent les deux parutions, il nous faut absolument aborder la question temporelle, d’ailleurs la cible du seul grand reproche que nous adressons à la présente réédition. La tâche d’adaptation était pourtant relativement simple : au minimum, il s’agissait de modifier tous les embrayeurs temporels (p. ex. : recently) de telle sorte que le nouveau texte reflète le passage du temps. Malheureusement, force est de constater que cette mise à jour n’a pas été effectuée uniformément, ce qui donne, par exemple : « Although, as Toury recently pointed out with reference to both Skopostheorie and his own target-oriented approach, “target-orientedness as such no longer arouses the same antagonism it used to less than twenty years ago” (1995 :25) […] » (p. 100 ; nous soulignons). Cette citation de Toury datant de 1995 (25) était effectivement récente en 1997, mais elle ne l’est certainement plus aujourd’hui. Malheureusement, l’ouvrage renferme de nombreuses occurrences similaires, signe que le texte n’a pas été correctement mis à jour.

En fait, la question temporelle concerne particulièrement le neuvième chapitre ; originellement intitulé « Future Perspectives » (Nord 1997 : 129), ce dernier se voit rebaptisé « Future perspectives at the end of the 1990s » (p. 118) dans la présente édition. À l’origine, ce chapitre, malgré son titre, se voulait d’abord un état des lieux du fonctionnalisme et, en cela, s’avérait à la fois utile et intéressant. Cela dit, vingt années plus tard, l’intérêt de présenter le même texte (il n’a pratiquement pas été modifié) n’est évidemment pas le même. À vrai dire, nous en venons à nous demander si celui-ci n’a pas été conservé dans la réédition pour la seule raison qu’il faisait partie de l’édition originale. Il y a ici, nous semble-t-il, sinon une contradiction, du moins un parallèle intéressant entre, d’un côté, les enseignements du présent ouvrage (fondés sur la théorie du skopos) et, de l’autre, le choix de Nord de garder ce chapitre tel quel. C’est que, selon l’approche fonctionnaliste prônée par Nord, ce sont d’abord les besoins et attentes du public cible qui doivent guider les choix de traduction ; corollairement, le texte de départ ne constitue qu’une offre d’information à partir de laquelle il appartient à l’expert de sélectionner les éléments qui serviront la nouvelle situation de communication…

Quoi qu’il en soit, c’est surtout dans le contexte du dixième et nouveau chapitre intitulé « Skopos theory and functionalism in the new millennium » que cette question éminemment fonctionnaliste se pose, étant donné que Nord y propose plus ou moins le même type de contenu qu’au précédent, à la différence près qu’elle prend cette fois comme point de départ l’époque de la publication originale, soit la fin des années 1990. Autrement dit, sauf du point de vue de la période couverte, les chapitres 9 et 10 occupent le même terrain, comme en témoignent d’ailleurs certains titres de sections (p. ex. : « Functionalism in academia » [chap. 9] et « The academic world » [chap. 10], ou encore « Functionalism in the profession » [chap. 9] et « The translator’s workplace » [chap. 10]). Selon nous, plutôt que d’ajouter un nouveau chapitre remplissant à peu de chose près les mêmes fonctions que le précédent, il aurait été plus fructueux d’offrir une simple mise à jour du neuvième chapitre en y incorporant l’histoire du fonctionnalisme des vingt dernières années. Notons tout de même que ce nouveau chapitre s’ouvre de manière fort intéressante, c’est-à-dire sur les résultats d’une analyse bibliométrique sommaire qui démontre notamment que la décennie 2000 peut être considérée comme celle du « “boom” of functionalism » (p. 126).

De retour au début de l’ouvrage, dans son avant-propos, Bastin retrace succinctement l’histoire du courant fonctionnaliste depuis ses débuts en soulignant au passage l’importante contribution de Nord (p. ex. : le concept de loyauté, les concepts de traduction documentaire et de traduction instrumentale, etc.). Il rappelle également que l’ouvrage original a notamment connu une traduction française (Nord 1997/2008, traduction de Beverly Adab) et une traduction espagnole (Nord 1997/2017, traduction de Georges L. Bastin, Mayra S. Parra et Christiane Nord), puis affirme que ces projets de traduction ont permis d’améliorer la réédition anglaise, d’ailleurs fortement inspirée de la version espagnole. Après un témoignage relatant les hauts et les bas d’une expérience d’enseignement s’appuyant sur le fonctionnalisme, Bastin termine son texte par un appel à la recherche axée sur l’approche fonctionnaliste en pédagogie de la traduction.

En ce qui concerne le reste du livre, soit de l’introduction au chapitre 8 sans oublier le glossaire et les références bibliographiques, les lecteurs de l’édition originale se trouveront en terrain connu. Dans l’ordre, le premier chapitre offre un survol de la pensée fonctionnaliste en traduction à travers l’histoire et, plus particulièrement, depuis l’Allemagne des années 1970 ; le deuxième chapitre s’articule autour de la traduction prise comme action à la fois traductionnelle (ou traductorielle), intentionnelle, interpersonnelle, communicative, interculturelle et textuelle ; le troisième chapitre porte sur les concepts fondamentaux de la théorie du skopos (p. ex. : la cohérenceintra- et intertextuelle, l’adéquation et l’équivalence, etc.) ; les quatrième, cinquième et sixième chapitres traitent respectivement du rôle que peut jouer l’approche fonctionnaliste dans la formation des traducteurs, en traduction littéraire et en interprétation ; le septième chapitre se veut une réponse aux critiques les plus souvent adressées au fonctionnalisme ; et le huitième chapitre est consacré à l’une des plus grandes contributions de Nord au fonctionnalisme, à savoir son concept de loyauté ou, plus précisément, de Function plus loyalty. Ces chapitres s’avèrent tous pertinents, mais celui consacré à l’interprétation se révèle particulièrement court et aurait dû faire l’objet d’un étoffement à l’occasion de cette réédition. Au reste, nous aurions voulu en savoir davantage quant à l’apport des approches fonctionnalistes à la pratique professionnelle en cette ère où l’on traduit surtout par segments, souvent prétraduits et décontextualisés, et où l’on ne sait pas toujours par qui, pour qui, ni pour quoi une traduction a été commandée.

En résumé, sur le fond, hormis les deux nouvelles parties, le livre de Nord n’a pas connu de grands changements ; il s’agit donc, en somme, d’une mise à jour plus ou moins convaincante selon le niveau d’analyse. Insistons toutefois sur le fait que les quelques critiques que nous avons adressées à cette réédition, critiques qui portent d’ailleurs moins sur l’opportunité de cette dernière que sur sa matérialisation, ne constituent pas un désaveu de l’ouvrage dans son essence, tant s’en faut. En effet, nous sommes d’avis que ce livre demeure l’un des plus utiles pour les enseignants comme pour les étudiants de tous cycles, voire pour les professionnels de la traduction. Par ailleurs, si l’édition originale atteint toujours efficacement son skopos, cette réédition s’avère assurément meilleure à tous points de vue. En somme, quelle que soit l’édition, Translating as a Purposeful Activity de Christiane Nord constitue l’un des rares ouvrages traductologiques véritablement incontournables ; il a passé haut la main l’épreuve du temps, la preuve en étant, paradoxalement, le peu de révisions fondamentales qu’a nécessité cette deuxième édition, et ce, pas moins de vingt années plus tard. Voilà incontestablement un exploit à saluer et à célébrer.