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L’histoire de Pierre Antoine Antonelle commence par « une rafle policière », comme en témoigne l’auteur de ce livre. C’est suite à la chasse aux sorcières des complices de Gracchus Babeuf que la police parisienne saisit le 12 mai 1796 l’entièreté des papiers écrits par Antonelle, jugé alors comme une « tête pensante de la gauche radicale »[1]. Une centaine de pages est envoyée à Vendôme pour la préparation du procès contre ceux qui sont accusés de conspiration contre le gouvernement du Directoire. Classé ensuite aux archives nationales de France sous la Restauration, il aura fallu attendre presque deux cents ans pour que Pierre Serna, professeur d’histoire à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, redécouvre les traces de ce que l’historien qualifie comme « des perles, des merveilles et des trésors »[2] sur un aristocrate révolutionnaire qui fut à peine considéré et étudié, si ce n’est pour son extravagance. Parmi ces sources, on retrouve notamment des discours politiques, des procès-verbaux, des notes d’observations sur les penseurs « subversifs » des Lumières, des confidences d’Antonelle lorsqu’il était juré au tribunal révolutionnaire, les traces d’un quotidien à Arles au XVIIIe siècle et la volumineuse correspondance amoureuse entre Antonelle et la comtesse de Chapelle de 1786 à 1790.

Aristocrate et révolutionnaire, paradoxe vivant, on s’aperçoit vite que la biographie de l’Arlésien Pierre Antoine Antonelle déroge des conventions habituelles. En effet, il faut patienter jusqu’au chapitre six pour se plonger dans la jeunesse du protagoniste. Contraint d’abord au service militaire alors qu’il préfère lire des ouvrages de mathématique et de biologie[3], il bifurque à l’âge de trente-cinq ans vers une activité intellectuelle dédiée à la lecture. Antonelle rompt silencieusement, mais avec fracas, avec le monde aristocratique[4], se forgeant une culture philosophique basée principalement sur les ouvrages des penseurs radicaux des Lumières. Impressionné par les idées réformatrices du juriste Cesare Beccaria, Antonelle « appelle à une justice humaine qui sache s’adapter au cas de chacun, [où il convient de] réparer plutôt que punir […] châtier la faute plutôt que la personne »[5]. Suite à ses lectures, il élabore un matérialisme athée et radical qui devient dès lors « une arme de destruction massive » qu’il utilise pour vilipender le clergé, ainsi que « la structure mentale, psychologique et spirituelle de la monarchie française »[6].

Si le premier chapitre installe le cadre du personnage, les chapitres deux à quatre retracent avec brio le parcours politique d’Antonelle sous la Révolution (1790–1799). Le chapitre quatre, intitulé « L’inventeur de la démocratie représentative », narre la période où Antonelle affronte coude à coude les « girouettes » du Directoire. Si entre 1797 et 1799, sa vie est constamment menacée par complots d’assassinat, c’est également durant cette période qu’il s’illustre le plus sur la scène politique avec des écrits et des idées brillantes. Osant jumeler la notion de démocratie avec celle de la représentation, l’expression doit pour Antonelle garantir un assemblage homogène constitué de trois droits fondamentaux : « le droit de suffrage universel, le droit de s’assembler paisiblement et le droit de résistance à l’oppression »[7].

Les autres chapitres (cinq, sept et huit) s’engagent à rapporter la vie de l’Arlésien dans sa ville natale. Le cinquième chapitre suit son retour après la prise de pouvoir de Napoléon, le forçant à retourner à Arles en 1800, tandis que le septième chapitre met en scène une histoire d’amour enflammée, mais où le protagoniste en sort « giflé » et mélancolique. Le huitième et dernier chapitre se conclut avec une histoire d’Arles sous la Révolution française et analyse le parcours politique d’Antonelle comme maire de la municipalité.

En terminant, l’ouvrage de Pierre Serna ne se distingue pas seulement par la découverte du père fondateur du concept de démocratie représentative ni par la mise en récit de l’existence d’un personnage politique oublié. À travers le microcosme d’Antonelle, l’historien y mêle une étude minutieuse des pratiques et des idées politiques républicaines. À ce titre, le champ d’exploration de la violence révolutionnaire, un sujet familier pour Pierre Serna, est abordé d’une manière originale. En revanche, la structure atypique pour le genre biographique peut paraître un peu rude pour les néophytes de la Révolution française. Après un premier ouvrage consacré à Antonelle en 1997[8], émanant directement de la thèse de doctorat de l’auteur (dirigée sous Michel Vovelle), avec ce deuxième opus, Pierre Serna allège et vulgarise non seulement son contenu, mais encore une fois, expose l’importance de tisser des liens entre le passé et le présent. Jeter un coup d’oeil sur les institutions politiques d’hier, c’est s’interroger sur les fondements et les idées de celles qui nous gouvernent aujourd’hui.