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La professionnalisation et les multiples engagements de l’armée française depuis le début du XXIe siècle posent les questions fondamentales de la préservation de la mémoire opérationnelle et de celle de l’expérience combattante des individus dans leur diversité. Quelles traces exploitables par l’historien demeureront à l’ère du tout numérique pour décrire les campagnes contemporaines ou documenter le vécu des soldats ? Malgré un programme d’archivage opérationnel et d’histoire militaire mené par le Service historique de la Défense (SHD) en France, de nombreuses sources ne sont pas préservées : témoignages oraux de simples soldats, courriels avec la famille, journaux personnels, photos, vidéos, artéfacts, etc. D’autres, comme les journaux de marche et des opérations, ne sont pas disponibles compte tenu des délais de communicabilité. Le recours à l’histoire orale et à un vaste mouvement de collecte d’archives privées semble indispensable pour ne pas perdre le bénéfice de l’existence de nombreux témoins.

Cette préoccupation ne fut pourtant pas toujours absente des différents services historiques des armées en France, regroupés en 2005 pour créer le SHD. En 1974, lorsque le général Charles Christienne prend le commandement du Service historique de l’armée de l’air (SHAA), il crée une section « histoire orale ». Frappé après un passage aux États-Unis par les résultats obtenus par les Military History Operations, il souhaite recourir aux témoignages oraux pour combler le fossé entre la réalité et sa restitution par les archives écrites. Le SHAA est alors précurseur en France pour la constitution d’archives orales. Le Service historique de la Marine débute la constitution d’archives orales en 1979, suivi par celui de l’armée de Terre en 1996 et de la gendarmerie en 1997. Tous suivent des méthodologies de collecte et des objectifs propres. Après la création du SHD, les témoignages oraux sont regroupés au sein de la division des archives orales. Alors que l’armée française connaît un engagement opérationnel ininterrompu et de lourdes restructurations depuis la fin du XXe siècle, la division des archives orales concentre progressivement ses moyens sur la réalisation d’entretiens avec les hautes personnalités de la défense. Réfléchir aux modalités d’une collecte de l’expérience combattante, en commençant par le personnel combattant[1], semble pourtant être un préalable indispensable à l’écriture de l’histoire des opérations militaires contemporaines.

Étudier l’histoire des hommes en guerre au XXIe siècle nous plonge au coeur des problématiques épistémologiques et méthodologiques propres à l’histoire immédiate. L’historien doit pouvoir disposer de matériaux de recherches parfaitement constitués afin de pouvoir, entre autres, en produire une critique. Au coeur de cet appareil documentaire, les sources orales occupent une place particulière. Non pas qu’il faille les surévaluer par rapport aux autres (archives publiques ou privées, presse, témoignages littéraires, iconographiques, audiovisuels, Internet, etc.), mais plutôt parce qu’elles participent à la définition même de l’histoire immédiate : « une histoire vécue par l’historien ou ses principaux témoins »[2]. Le chercheur est amené à « construire » ses propres archives, nécessitant l’application de méthodes rigoureuses pour être collectées, utilisées dans les travaux en cours et versées afin de pouvoir être mises à disposition d’autres chercheurs ou lecteurs dans le respect des diverses législations[3]. Ces fonds sont appelés à être conservés dans les rayonnages des centres d’archives « physiques » ou sur les serveurs des sites « virtuels » (Internet)[4]. Cette approche pluridisciplinaire suppose d’acquérir de nombreuses connaissances et compétences techniques complémentaires à celles du métier d’historien ou d’archiviste. Elle esquisse la mise en oeuvre d’une méthode spécifique[5].

Il n’est pas novateur en tant que tel, qu’un historien puisse être amené à réaliser des campagnes de recueils de témoignages oraux pour constituer des corpus de sources. Son travail s’arrête souvent à la collecte en tant que telle, à son utilisation dans les travaux de recherche et à la préparation au dépôt dans un centre d’archives. Il se produit alors une rupture entre le recueil de données puis le traitement archivistique et la conservation, qui deviennent le travail d’un nouvel acteur (l’archiviste) dès lors que les sources de la recherche sont déposées pour conservation. Les manques relevés peuvent être très dommageables pour la pérennité du matériel de recherche et à sa réutilisation dans des études ultérieures. Et il n’y a souvent plus aucun recours. Les témoins possèdent de grandes quantités de données personnelles numériques (photos, vidéos, courriels, journaux personnels, documents non officiels de travail, etc.), qui sont susceptibles d’être récupérées à la faveur de la réalisation de l’entretien. Elles constituent des matériaux de recherche de tout premier ordre—encore faut-il les collecter d’une manière adéquate. De plus en plus de chercheurs s’interrogent sur les bonnes pratiques éthiques et juridiques autour de la collecte, du traitement et de l’exploitation de témoignages oraux, liées au développement et à la diffusion des données numériques[6]. Fruit des travaux de praticiens chevronnés, cette réflexion est fondamentale pour penser le métier d’historien et d’archiviste à l’heure de la révolution numérique. Notre travail s’inscrit dans cet effort, en portant une réflexion méthodologique sur la constitution, le traitement, la conservation et de la transmission de données numériques liés au monde combattant.

L’ambition de cette méthode est de porter une réflexion globale et pluridisciplinaire pour collecter, archiver et valoriser l’expérience combattante du XXIe siècle. L’archiviste prend en compte dès le départ de son projet, l’intégralité de la chaîne de conception, de traitement, de conservation et de valorisation des sources réunies pour ses travaux, qui sont par la suite réutilisables pour des recherches ultérieures. Il collecte et traite ses données lors de la réalisation d’enquêtes de terrain. Il s’engage aux côtés de son objet d’étude (en opération extérieure ou intérieure, au retour d’opération, etc.). L’archiviste est acteur de la constitution des fonds et s’engage physiquement sur le terrain. Préfigure-t-elle un bouleversement du métier d’archiviste du fait militaire tel qu’il est jusqu’à présent compris ? Pour étudier cette question, il est nécessaire d’inscrire cette méthode dans un cadre historiographique, disciplinaire et archivistique avant de définir les contours de cette méthode à partir de notre doctorat sur l’engagement de l’armée française en Afghanistan, et de notre collecte au sein de la 1re division de l’armée de Terre française.

La collecte de l’expérience combattante : au coeur d’un renouveau historiographique et disciplinaire

La collecte de l’expérience combattante du XXIe siècle puise ses méthodes au coeur de l’histoire immédiate et participe au renouveau de l’histoire militaire en France. Ces deux disciplines empruntent une trajectoire commune passant du dénigrement au renouveau. Cette méthode est indissociable de la révolution numérique en cours et de son impact sur les sciences humaines et sociales.

L’histoire immédiate en France

« Construire » des archives du temps présent nécessite de s’intéresser à des méthodes issues de l’histoire immédiate. Le chercheur vit l’histoire « en la réfléchissant »[7]. Cette discipline historique plonge ses racines dans l’Antiquité. Le Moyen Âge voit une sorte d’âge d’or des chroniqueurs et des historiographes. L’objectif de ces auteurs était de glorifier les puissants qui les employaient pour l’édification de la population. Voltaire, durant la période moderne, en voulant pourfendre les mythifications et déformations occasionnées par le temps et saisir les mutations à l’oeuvre, se lance dans une oeuvre d’historien. Dans le même temps, un culte quasi exclusif des documents écrits semble s’installer. À partir de la révolution de 1789, la centralisation des archives et leur conservation systématique deviennent un devoir, et une responsabilité à part entière de l’État. Il s’opère une sacralisation de l’écrit, contemporaine de la professionnalisation des historiens, qui se rangent derrière les écoles « méthodique » ou « positive ». L’histoire immédiate est rejetée par cette « histoire savante ». Sous la IIIe République, l’enseignement de l’histoire « récente » est soutenu par Ernest Lavisse[8]. À travers l’exaltation des valeurs patriotiques, ce dernier veut préparer la revanche contre l’Allemagne. « C’est donc à ce prix—[…] qui entacha sa réputation—que l’histoire immédiate entra précocement dans les écoles et les lycées »[9]. Son instrumentalisation par les totalitarismes du XXe siècle ne participe pas à améliorer son image. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, « l’histoire immédiate va […] rester une histoire honteuse, furtive, inavouée, regardée comme un simple appendice destiné à finaliser un ouvrage ou donner aux enseignants matière à former le civisme de leurs élèves »[10]. Malgré l’intérêt de Lucien Febvre et de Marc Bloch[11], qui plaident pour une unicité de l’histoire[12], les Annales contribuent à en renforcer le discrédit.

Dans les années soixante, la critique des archives et de leur exploitation est toujours à la base de la méthode positive, à laquelle la très grande majorité des chercheurs français se réfère. On ne peut pas, en pratique, « faire de l’histoire » au-delà d’une certaine barrière chronologique liée au délai de communication des archives. Grâce à la création d’un Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale (1951) et un plaidoyer de René Rémond[13], l’histoire immédiate émerge de nouveau. Cet intérêt renouvelé est contemporain du développement de l’histoire orale. Le contexte intellectuel est celui d’une opposition à une histoire qualifiée d’officielle, « fondée exclusivement sur les sources écrites et rangées du côté des catégories sociales dominantes »[14]. En France, la mise en place de comités au sein des ministères, témoigne de la sensibilisation des administrations au fait de sauvegarder leur propre histoire. Ils réalisent de vastes collectes de témoignages oraux, qui permettent le développement d’une méthodologie[15]. En 1978, le Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale donne naissance à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), reconnaissant formellement une place institutionnelle à cette discipline. Dans le même temps, l’histoire immédiate est introduite dans les lycées. L’historien Jean-François Soulet fonde en 1989 à Toulouse le Groupe de recherche en histoire immédiate (GRHI). Sous son impulsion, pendant plusieurs années, de nombreux travaux sont réalisés ainsi que des avancées méthodologiques. La collecte de l’expérience combattante se place dans ce champ historiographique. Elle lui emprunte de nombreux outils méthodologiques. Elle s’inscrit en outre, dans le champ disciplinaire de l’histoire militaire.

Le renouveau de l’histoire militaire en France

D’un point de vue historiographique, cette discipline n’est pas la plus prestigieuse ni la plus active au sein de la recherche universitaire depuis le début du XXe siècle. L’histoire militaire reste le parent pauvre de l’université. L’école historique française d’avant 1914 accuse un net retard par rapport à ses homologues d’outre-Rhin et d’outre-Manche. Entre 1920 et 1940, l’histoire militaire est formulée de manière limitée et conformiste. Son écriture ne suit pas les nouvelles préoccupations disciplinaires, suscitant un rejet fort. Elle s’attire les critiques acerbes de Marc Bloch et de Lucien Febvre dans la revue des Annales d’histoire économique et sociale en 1929, qui stigmatisent « l’histoire bataille ». Elle est souvent écrite par les militaires, pour lesquels « du passé des combats, il est des leçons à tirer pour le présent et les combats à venir »[16]. Cette instrumentalisation, constatée par Marc Bloch en France[17], est critiquée en Allemagne par Hans Delbrück[18]. Il regrette que la discipline centre son approche sur le combat, finalité des armées, en fermant le champ des possibles aux autres interrogations historiques. Aux États-Unis, dans les années trente, l’histoire militaire savante s’affirme progressivement. L’importance de cet enseignement dans les écoles d’officiers et sa proximité avec le monde universitaire constituent le terreau fécond de nombreuses recherches. À partir de la fin des années cinquante en France, malgré des travaux prometteurs (Ferdinand Lot[19], Marcel Launey[20], Raoul Girardet[21], Jean Vidalenc[22] et Henri Contamine[23]), l’histoire militaire est mise de côté et son enseignement commence à décliner. Elle souffre d’une marginalisation due à la persistance d’un antimilitarisme au coeur de l’université française. Né dans l’entre-deux-guerres, il s’est accentué après la Seconde Guerre mondiale, la guerre d’Algérie (1954–1962) et durant la guerre froide[24].

La renaissance de cette discipline « devenue perméable aux élargissements des méthodes et des objets de l’histoire en général »[25] s’opère au milieu des années soixante. Pour réapparaître, « l’histoire militaire dut devenir sociale et quantitative, c’était en quelque sorte la naissance d’une nouvelle histoire militaire »[26]. L’école des Annales s’ouvre à elle, avec la publication en 1963 d’un article de Piero Pieri sur les dimensions de l’histoire militaire[27] et les publications presque simultanées d’ouvrages sur la guerre dans le monde antique (Vernant[28] et Brisson[29]). André Martel, André Corvisier, Guy Pédroncini et Philippe Contamine contribuent activement à son renouveau et forment une génération tout à fait exceptionnelle[30]. Des institutions consacrent progressivement ce retour, comme la Commission française d’histoire militaire (CFHM), ou le développement de centres de recherches spécifiques à Montpellier, Paris puis Aix-en-Provence. Elles présentent l’avantage de créer des lieux de rencontres et de collaborations entre militaires et universitaires. Jusqu’aux années quatre-vingt-dix, l’histoire militaire universitaire appréhende principalement l’armée à travers « la société, la culture ou la politique »[31]. Les travaux consacrés à la pensée ou la stratégie restent souvent cantonnés aux publications institutionnelles. L’évolution des écoles historiques permet à de nouveaux travaux et controverses de voir le jour. Elle provoque une émancipation et un enrichissement de l’histoire militaire, par la prise en compte d’une dimension globale dans l’analyse (dimensions politiques, diplomatiques, économiques, culturelles, etc.). La publication en 1998 des quatre tomes de l’Histoire militaire de la France, sous la direction d’André Corvisier, consacre un demi-siècle de recherches partagées entre le monde militaire et universitaire, tout en permettant à d’autres chercheurs d’apporter leurs contributions (comme Jacques Frémeaux et Jean-Charles Jauffret)[32]. Le renouveau de l’histoire bataille (Jean-Paul Bertaud[33] ; Georges Duby[34] puis Hervé Drévillon[35] et Laurent Henninger[36]), des études portant sur les prisonniers de guerre ou les armements (réalisées par Yves Durand[37] puis François Cochet[38]), ou plus largement de l’intérêt de l’histoire culturelle pour le combat et les combattants, traduisent un dynamisme qui déborde de cette discipline[39]. La naissance du Centre d’études d’histoire de la défense (CEHD) puis son intégration au sein de l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (IRSEM) en 2009, permet de regrouper sous une même entité des chercheurs issus de divers horizons. Les mondes militaires et universitaires semblent se rapprocher et même parfois se confondre autour de l’intégration des études de la guerre[40]. Cela suscite de nombreux débats sur la question de l’autonomie de la recherche. Autre témoignage de la revitalisation de l’histoire militaire, le professeur François Cochet dirige un programme « Expérience combattante 19e–21e siècles » au sein de l’université de Metz entre les années 2010 et 2013. En 2014, les historiens quittent l’IRSEM pour se regrouper au sein du SHD. L’écriture de l’histoire militaire se pense de plus en plus d’une manière pluridisciplinaire et intègre des dimensions affirmées d’histoire globale, perceptibles dans les travaux de Masha Cerovic ou d’Élie Tenenbaum[41]. La parution de deux ouvrages sur l’histoire de la guerre consacre ce dynamisme. Il s’agit du travail collectif réalisé sous la direction de Bruno Cabanes de l’Ohio State University[42] et des deux tomes de l’histoire militaire de la France sous la direction d’Hervé Drévillon et Olivier Wieviorka[43]. La collecte de l’expérience combattante du XXIe siècle, compte tenu de son aspect transdisciplinaire, s’inscrit dans les méthodes liées au développement en France des études de la guerre. Penchons-nous sur son ancrage dans le champ de l’archivistique contemporaine.

Les archives « construites »

Les archives « construites » se situent au coeur de cette méthode[44]. Elles sont la production d’un acteur (chercheur et/ou archiviste), afin de constituer des sources permettant de réaliser un travail de recherche et/ou de répondre à une attente institutionnelle. Il définit le périmètre du terrain d’enquête, veille à son ouverture, élabore la méthodologie de collecte—qu’il consigne soigneusement—, procède au recueil de données, réalise leur traitement archivistique, les dépose dans un but de conservation et peut même être amené à en faire une valorisation rapide, le tout dans le respect des lois et des règlements relatifs aux archives. Collecter « l’expérience combattante », suppose d’abord d’essayer de saisir à postériori quelques bribes d’une réalité vécue par un témoin sur un théâtre de guerre, reconstruite dans le témoignage en vue d’alimenter les travaux scientifiques pluridisciplinaires et d’en conserver une trace pour les générations futures. Ces fonds composés de témoignages oraux, mais aussi d’archives privées doivent comprendre des informations utiles sur l’acteur qui a constitué le fonds, les conditions de réalisation de l’enquête de terrain (tableaux de collecte et de production, prises de notes, des renseignements de type sociologique sur les témoins interrogés, etc.). Cette méthode suppose de la rigueur dans son exercice, mais aussi beaucoup de modestie dans les résultats proclamés. La neutralité complète du chercheur par rapport à son « objet », y compris dans les données qu’il collecte, est un idéal bien difficile à atteindre. La critique des sources permet alors de tendre à l’objectivité de ses matériaux de recherche.

À ce premier constat de l’engagement de l’archiviste dans la production de fonds, s’ajoute le statut de précarité des documents numériques produits par les acteurs de l’histoire très contemporaine : documents iconographiques personnels, vidéos réalisées sur le champ de bataille, journaux personnels rédigés sur un traitement de texte grand public, documents de travail intermédiaires à la rédaction de documents officiels, courriels personnels (souvent non archivés), échanges en vidéoconférences. S’ils ne sont pas collectés à plus ou moins rapide échéance et documentés, ils seront amenés à disparaître de manière irrévocable privant les historiens de sources pour documenter la vie des combattants contemporains. L’Afghanistan, creuset au sein de l’armée française d’une quatrième génération du feu après celle de la guerre d’Algérie, place l’archiviste face à une rupture technologique, fruit de la révolution numérique et de l’avènement d’Internet. Les prémices de cette rupture étaient déjà présentes dans les questionnements et problèmes des conservateurs en charge des premiers fonds photographiques ou audiovisuels confrontés à la révolution numérique à la fin du siècle précédent. La pérennité des formats, la sauvegarde des données, la migration des données, les pertes occasionnées en conséquence, etc. donnaient finalement un avant-goût du défi posé à l’archiviste par une société entièrement tournée vers les outils numériques et la production quotidienne de données personnelles dans un espace virtuel. Quelles données doivent être collectées ? Sont-elles des archives publiques ou privées lorsqu’elles sont produites sur un théâtre d’opérations extérieures ? Quelle contractualisation privilégier le cas échant pour le dépôt et quelle protection des droits des divers acteurs de la chaine d’élaboration des fonds ? Dans le cas des archives touchant les armées, les questions de la confidentialité, de la protection des témoins (qui peuvent être toujours en activité), du secret-défense, du secret professionnel, de la communicabilité des fonds ainsi que leur valorisation se posent tout naturellement à l’archiviste.

Travailler sur la collecte des témoignages des combattants contemporains, pose la question de l’accès au terrain de collecte. L’archiviste doit pouvoir disposer des autorisations nécessaires pour rencontrer les témoins, mais aussi posséder un capital culturel—une connaissance de l’institution et de ses codes—lui permettant de mener des enquêtes en milieu « militaire ». La collecte directement sur le théâtre d’opération, auprès des unités de contact—ou Military History Operations[45] pratiquée par les États-Unis depuis 1942—ne peut être le fait que d’archivistes spécialement entraînés pour cela et intégrés à l’institution militaire. La collecte en métropole pour les missions intérieures et dans les unités peut, elle, s’ouvrir à des profils plus larges (réservistes, étudiants, stagiaires). Dans tous les cas, ce travail doit s’inscrire dans un processus de formation préalable de l’archiviste[46], mais aussi des chercheurs en histoire souhaitant travailler sur l’histoire militaire immédiate, dans un but d’archivage des données de la recherche.

Pour entrer plus concrètement dans l’élaboration de cette méthode, examinons notre recherche doctorale sur l’emploi du génie en Afghanistan réalisée entre septembre 2010 et janvier 2014[47]. Cette démarche permet de comprendre le glissement progressif qui s’opère dans notre cheminement, entre une logique de « constitution de sources »—souci premier de l’historien de l’immédiat—, et celle de « construction de fonds d’archives » susceptibles d’être mobilisés à nouveau pour des travaux futurs. Notre stage au SHD et notre collecte au sein de la 1re division de l’armée de Terre interviennent alors comme une expérimentation pour introduire intégralement le volet archivistique dans notre méthode afin d’apporter des réponses à un certain nombre d’interrogations sur la pérennité des fonds.

La collecte de l’expérience combattante du XXIe siècle : définir une méthode à partir d’une approche empirique

À partir de la réalisation de l’enquête de terrain de notre recherche doctorale s’inscrivant dans le champ de l’histoire militaire et immédiate, abordons les limites de l’approche liée à l’archivage de la recherche pour constituer des sources pérennes mobilisables pour d’autres travaux. Enfin, la première expérimentation de collecte de l’expérience combattante menée en 2018 à partir d’un stage au SHD permet de dresser un premier bilan.

Les limites par l’approche liée à l’archivage de la recherche

Notre recherche en histoire immédiate sur l’engagement de l’armée française en Afghanistan (2001–2012), publiée chez CRS éditions[48], suppose un investissement du chercheur afin de construire son propre corpus de sources sur le terrain. Il lui faut posséder une double « légitimité » : militaire et universitaire, à savoir une excellente connaissance du milieu qui va faire l’objet de l’enquête de terrain (capital culturel déjà acquis) et des bases scientifiques solides (méthodes d’enquête de terrain en sciences sociales). Un financement doit être assuré pendant trois ans. Ces points constituent les éléments clefs pour la réalisation du projet de recherche. Nous avons déjà développé notre méthodologie de recherche dans des publications ultérieures[49], nous allons nous intéresser ici plus particulièrement aux conditions de réalisation de notre campagne de collectes de témoignages oraux et d’archives privées.

Figure 1

Positionnement de la recherche doctorale

Positionnement de la recherche doctorale
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La commande de cette campagne de collecte est assurée par le chercheur dans le cadre de sa thèse, sous le contrôle scientifique du laboratoire de recherche de Sciences Po Aix et de son directeur Rémy Porte. La production est une action conjointe entre le laboratoire de recherche, le 19e régiment du génie qui nous accueille sous un statut de réserviste et de chercheur. Une lettre de cadrage entre le laboratoire et le régiment permet de définir les contours de cette collaboration (un appui du régiment pour l’ouverture des terrains pour la collecte de témoignage, un soutien financier du doctorant grâce à l’emploi de réserviste pendant deux ans, un encadrement scientifique de Sciences Po Aix). Le financement du projet de recherche est assuré par nos ressources propres, le 19e régiment du génie (contrat de réserviste pendant deux ans à 120 jours par an), par l’Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire (deux allocations de recherche de l’IRSEM en 2012 et 2013) ainsi que par le programme d’aide à la mobilité du laboratoire de recherche. La conception et le suivi de la collecte de témoignages oraux sont entièrement assurés par le chercheur puis validés par le directeur de thèse lors des bilans d’étape. Les militaires du génie ayant servi en Afghanistan entre 2001 et 2012 constituent notre « population cible », complétée par des « experts » pour bénéficier d’un regard extérieur (autres militaires, universitaires...). Une cohérence globale du corpus est recherchée par la multiplication des points de vue et des expériences. Un tableau de bord général, intégré aux annexes de la thèse, permet de suivre la cohérence des matériaux de recherche ainsi réunis[50]. La particularité de ces entretiens repose sur leur condition de réalisation. Nous assurons la conduite et l’enregistrement des interviews. Toujours capté moins de trois mois après le retour des soldats, lorsque la mémoire est encore vive, chacun d’entre eux est réalisé sous une forme semi-directive, sur la base d’un questionnaire unique qui n’évolue qu’en fonction des spécificités d’emploi des interviewés, de leur grade et de leur régiment. Avant de lancer l’enregistrement, le consentement éclairé du témoin est obtenu par l’explication de la démarche de recherche, des éléments liés à la contractualisation permettant la conservation du témoignage (ses droits, les obligations du chercheur et de l’institution patrimoniale). Les noms des militaires cités dans le travail sont codés afin de préserver leur anonymat. Notre positionnement de chercheur consiste à nous présenter comme historien et réserviste de l’armée de Terre. Cette double appartenance rend cohérentes les deux facettes observées par le témoin (enquêteur et militaire) et nous intègre dans deux réalités admises, sinon connues. L’image renvoyée est celle d’un civil, chercheur à l’université, qui n’est pas complètement étranger au monde militaire. Une sorte d’hybride : notre statut d’officier permet aux différents interlocuteurs de me situer dans l’institution, celui de chercheur civil de dépasser la simple relation hiérarchique. Le contexte militaire s’efface après quelques minutes de conversation, pour laisser la place au récit individuel. La majorité de ces entretiens est enregistrée sur un format numérique de qualité, afin de pouvoir constituer un fonds d’archives orales pour le SHD. Dès l’origine de cette recherche doctorale, un accord est passé avec la division des archives orales pour déposer l’intégralité du corpus de témoignages oraux. Les archives sont considérées comme « privées » et un contrat est signé avec chaque témoin.

Notre enquête de terrain est constituée de 21 campagnes de collecte de témoignages réparties entre octobre 2010 et juin 2013. Après une prise de contact préalable, nous nous rendions dans les régiments du génie ayant déployé des hommes et des femmes en Afghanistan. Chaque phase de collecte durait en moyenne de trois jours à une semaine. Nous nous sommes rendus plusieurs fois dans les régiments en auto-relève en Afghanistan. Nous avons recueilli des témoignages dans des unités avec diverses « cultures d’armes » : troupes de Marine, génie d’Afrique, parachutiste et Légion étrangère. Les questions de la maitrise de la langue et de la compréhension de notre démarche se posaient alors avec les jeunes légionnaires étrangers. Après l’accueil au sein de la compagnie du génie, le premier travail était d’expliquer le sens de notre travail au commandant d’unité. Avec son aval, tout devenait plus simple pour recueillir l’expérience des subordonnés. « La popote », le bar de la compagnie, devenait le lieu de la sociabilisation avec le reste de l’unité. Autour d’un café, il était plus simple de parler de son travail et de recueillir un ensemble de renseignements précieux pour la conduite des entretiens. C’est pour cela que nous tenions un cahier de recherche journalier pour consigner ces échanges informels si riches en indices pour guider notre réflexion. Puis, le moment était venu de construire un ordre de passage pour les témoins. Généralement, le commandant d’unité avait déjà choisi en amont ses personnels. Il fallait alors entreprendre un travail de reconstruction afin d’introduire aussi nos besoins et bouleverser un ordre déjà établi sur des critères autres que ceux que nous recherchions. Les femmes, lorsqu’elles étaient présentes au sein de la compagnie de combat, étaient rarement mises en avant. Il fallait s’enquérir de leur présence et les inscrire au planning. L’équilibre entre les grades était aussi un point à surveiller pour être certain de collecter un panel réaliste des différentes visions du champ de bataille. Les entretiens se déroulaient en tête à tête dans la salle d’honneur de l’unité. Leur durée était comprise entre une demi-heure (pour les moins bavards) et deux heures. La proximité des hommes, le fait de partager leur vie au sein de l’unité ainsi que les moments de détente à « la popote » étaient propices à l’instauration d’un climat de confiance et de partage. Il devenait plus simple d’aborder la question du versement des archives privées. Souvent, le témoin proposait lui-même le versement de ses documents pour compléter son récit. Chaque recueil de témoignages est avant tout une rencontre humaine entre un historien-interviewer et un témoin. Il y eut des moments intéressants, bouleversants, émotionnellement difficiles et des incompréhensions. Comme ce jeune légionnaire russophone qui me demanda après plus d’une heure d’entretiens : « Ça va ? J’ai répondu correctement à vos questions, mon lieutenant ? ». Nous ne pouvons pas parler d’entretiens « ratés », car de toute séquence peut surgir un enseignement. Il est plus difficile pour un étranger ne possédant pas toutes les clefs de compréhension de la vie en France, de faire la distinction entre « un réserviste », un « universitaire » et un « militaire ». Ce légionnaire s’est raccroché à la lecture essentiellement « militaire » de cette rencontre et a fait prévaloir le lien hiérarchique. La critique des sources, au coeur de la démarche historique, permet de pondérer et de discuter le résultat des campagnes de collectes d’entretiens. Il est d’ailleurs indispensable de les croiser avec d’autres sources. Entre quatre à six entretiens en moyenne pouvaient être collectés quotidiennement lors des phases d’enquête de terrain. Cet exercice était très éprouvant pour l’historien, qui recueille souvent une expérience difficile où la mort, la violence et les blessures sont présentes. L’immersion dans son terrain d’enquête confronte aussi le chercheur à la mort de certains témoins rencontrés avant leurs départs vers l’Afghanistan. Ces enquêtes de terrain sont éprouvantes à la fois pour les témoins et le chercheur. Un corpus de quatre-vingt-sept témoignages fut réuni au total. Après une phase de retranscription, les témoignages oraux furent déposés à Vincennes. Notre travail de chercheur et notre influence sur le devenir du fonds s’arrêtaient ici.

Cette première expérience s’avère intéressante, mais frustrante. De nombreux témoins nous ont versé des archives privées en complément des témoignages oraux[51], qu’il s’avère impossible de déposer dans le cadre patrimonial défini précédemment. Dans le même temps, de l’aveu même de certains officiers chargés de leur rédaction, les archives officielles, comme les journaux de marche et des opérations, ont tendance à décliner en qualité[52]. Il existe dès lors un vrai risque à ne plus pouvoir documenter le vécu des combattants. En ne maîtrisant pas l’intégralité de la chaine de traitement archivistique, nous avons parfois omis de collecter certaines informations utiles pour « patrimonialiser » les matériaux de recherche. Certains entretiens sont ainsi écartés du dépôt. Il nous apparaît, en outre, que le statut des témoignages oraux se discute et que le caractère d’archive privé n’est pas évident[53]. Nous avons alors entrepris une année de formation en archivistique pour approfondir cette méthode.

Une première expérimentation de la collecte de l’expérience combattante du XXIe siècle

Après un semestre de formation théorique pour acquérir les savoir-faire archivistiques indispensables, nous avons entrepris notre stage professionnel au sein du département des archives orales du SHD. Le thème de la collecte retenu pour cette expérimentation est « l’expérience combattante de la 1re division de l’armée de Terre et du 19e régiment du génie en bande sahélo-saharienne (2015–2017) »[54]. Nous avons souhaité inclure dans l’action de collecte, le traitement archivistique, la conservation et la valorisation des données. Pour le département des archives orales du SHD, ce type de collecte de données sur le terrain, au sein des unités, par des archivistes de terrain, n’est pas une pratique habituelle. Ses activités de cantonnent principalement à la réalisation d’entretiens de personnalités à la retraite (militaires, haute administration). Son organisation administrative et son classement des fonds ne sont pas adaptés à ce type de travail. Le cadre contractuel proposé par le SHD est celui du don d’archives privées. Compte tenu de notre première expérience de recherche doctorale et des savoir-faire complémentaires acquis pendant un semestre de formation en archivistique, nous avons pu rédiger un tableau de synthèse des différentes phases de la collecte de l’expérience combattante, de la préparation de l’enquête de terrain jusqu’à sa valorisation. C’est ce cadre que nous souhaitions valider par une nouvelle campagne de collecte.

Figure 2

Conduite de projet d’une collecte de l’expérience combattante

Conduite de projet d’une collecte de l’expérience combattante

Figure 2 (suite)

Conduite de projet d’une collecte de l’expérience combattante
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La commande de cette collecte relève de l’implication de trois partenaires. L’université de Bourgogne pour l’encadrement scientifique, le SHD pour l’accueil de l’expérimentation et son intégration dans ses fonds, la délégation du patrimoine de l’armée de Terre pour l’ouverture des terrains de collecte et son intérêt pour développer cette méthode dans le cadre de son programme d’écriture des opérations extérieures récentes. La production est organisée par la convention de stage entre le SHD et l’université. Une période de quatre mois de stage est prévue avec un temps de présence à Vincennes et sur le terrain de collecte. Le financement de cette expérimentation est assuré par le versement d’une gratification de stage qui s’avère vite insuffisante[55]. La conception scientifique et la conduite des entretiens sont entièrement de notre ressort. La collecte de l’expérience combattante de la 1re division de l’armée de Terre est divisée en quatre phases : une préparation de la collecte, suivie de la réalisation de celle-ci, du traitement et de l’archivage puis de la valorisation des données recueillies. Les différentes étapes intermédiaires sont détaillées dans le tableau de synthèse de conduite de projet de collecte de l’expérience combattante. Le classement du fonds laisse apparaître trois sous-fonds : archives orales, collecte et production de données, archives complémentaires et valorisation de la collecte. Afin de pouvoir recueillir des données sensibles et consulter les documents nécessaires à la préparation de la collecte, nous avons bénéficié d’une habilitation de niveau « secret-défense ».

Figure 3

Constitution du fonds sur la collecte de l’expérience combattante de la 1re division

Constitution du fonds sur la collecte de l’expérience combattante de la 1re division
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Ce fonds d’archives est constitué à partir de 10 campagnes de collecte de témoignages réparties entre mars et juin 2018. Les témoignages du 19e régiment du génie étaient recueillis dans les unités. Le commandant de compagnie nous recevait puis nous dirigeait vers une salle dédiée aux entretiens. À la 1re division, le bureau du témoin servait de lieu d’enregistrement. Contrairement à la première expérience de collecte, l’organisation du stage ne permettait pas de prendre un temps important pour sociabiliser avec les témoins dans leur cadre professionnel. Chaque entretien était précédé par la rédaction d’une fiche de renseignements de type sociologique pour situer les témoins dans leur filiation, leur environnement familial et professionnel. L’ensemble des notes manuscrites rédigées lors des entretiens étaient numérisées et versées au fonds. Les échanges avec les témoins furent dans certains cas, plus superficiels. Le résultat est satisfaisant même si le volume d’archives privées versées par les témoins est en nette diminution par rapport à celles collectées durant notre doctorat. La faible durée de la collecte (quelques semaines) est un frein à l’établissement de la confiance nécessaire pour franchir ce pas. La hiérarchie ayant soutenu ce travail de collecte en autorisant pleinement et sans réserve les militaires à y contribuer, nous avons pu recueillir des témoignages intéressants. Durant cette campagne, vingt-six entretiens représentant vingt heures d’enregistrement sont collectés ainsi qu’une vingtaine de gigas de données[56]. Le principe de l’anonymisation, l’explication des droits et des obligations des différentes parties lors de la phase d’obtention du consentement éclairé, a levé les quelques réticences encore présentes. Les données sont valorisées en fin de stage, par la rédaction d’un article de synthèse pour un magazine d’étude stratégique[57].

Bilan de cette expérimentation

D’un point de vue archivistique, le cadre contractuel du don d’archives privées s’avère totalement inadapté à la réalité du fonds. La partie concernant les témoignages oraux est plutôt du ressort des archives publiques, compte tenu de notre positionnement de stagiaire du SHD et des conditions de recueil de la parole. Par contre, les documents personnels déposés sont du ressort des archives privées. La pérennisation de cette méthode de collecte au sein du SHD supposerait une refonte totale du contrat unissant les témoins à l’institution. Les armées auraient d’ailleurs intérêt à réfléchir à la définition d’un statut pour les documents numériques produits personnellement par les militaires sur les théâtres d’opérations. Le principe de la méthode de la collecte de l’expérience combattante est de conserver dans un même fonds, des archives publiques ou privées de différentes natures ainsi que les outils de réalisation, de traitement et de valorisation de la collecte. Les principes d’unicité des fonds et de réutilisation des données de la recherche imposent ce classement qui n’est pas prévu à l’heure actuelle dans les cotations du SHD. L’importance des données numériques, ainsi que leur indexation, supposent qu’il puisse être possible de valoriser ce travail sur Internet. Pour le moment, le SHD ne propose pas ses archives en ligne. Ce constat est dommageable pour la recherche et complexifie le recollement des fonds avec ceux des autres centres d’archives nationales et internationales.

D’un point de vue méthodologique, l’immersion du collecteur dans son terrain d’étude pendant une longue durée est fondamentale pour mettre en place les liens de confiance indispensable pour le versement des archives privées. Ce constat plaide pour la constitution d’équipes d’historiens militaires opérationnels déployés dans la durée, en vue de collecter l’expérience combattante au sein des unités en métropole ou sur les théâtres d’opérations. Ce travail doit faire l’objet d’un développement au sein des archives de la défense, afin que de précieuses données ne soient pas perdues. Cela passe par la mise en oeuvre d’un ambitieux programme interarmées, la constitution, la formation et l’équipement d’équipes de collecte et une réflexion approfondie sur un cadre légal réglementant la production de données numériques par les individus sur les théâtres d’opérations[58]. L’ouverture de nouveaux espaces de collectes lors des opérations extérieures (sur le champ de bataille) est le prochain chantier à entreprendre.

Les leçons pour l’historien

La méthode de collecte de l’expérience combattante permet à l’historien de disposer de matériaux de recherche originaux, totalement mobilisables pour ses études des conflits du XXIe siècle et permettant de retracer le vécu des combattants. La révolution numérique influence la manière de constituer les sources, mais aussi de penser les métiers d’historien et d’archiviste. Au sein de l’université en France, ce constat impose de réfléchir à une meilleure transversalité des enseignements et des compétences à acquérir pour oeuvrer dans le champ de l’histoire immédiate. La maitrise d’un certain nombre d’outils informatiques est aussi indispensable. Même si, sous l’influence des humanités numériques, les disciplines tendent à se décloisonner, nous défendons ici une méthode transdisciplinaire, qui peut être parfaitement rattachée au domaine des études de la guerre. La réflexion méthodologique sur l’écriture de l’histoire militaire très contemporaine n’est pas une spécificité française. Actuellement, le centre d’histoire militaire et en sciences sociales de l’armée de Terre allemande (Potsdam)[59] pilote un projet d’atelier international sur « la guerre en Afghanistan comme un défi historiographique : une enquête internationale »[60]. Ce groupe de travail réunit plus de trente universitaires de douze pays différents. À n’en pas douter, la question de la conservation de la mémoire combattante à l’heure du tout numérique sera au coeur de ses préoccupations. Elle touche tous les pays engagés dans des opérations de guerre ou de maintien de la paix au XXIe siècle.