Corps de l’article

C’est d’abord comme héritiers que les historiens se placent à l’égard du passé avant de se poser en maîtres-artisans des récits qu’ils font du passé. Cette notion d’héritage présuppose que, d’une certaine façon, le passé se perpétue dans le présent et ainsi l’affecte. Avant la représentation vient l’être affecté par le passé (Ricoeur, 1994, p. 24-25).

En fin de compte, l’histoire n’est autre chose qu’une analyse du présent, puisque c’est dans le passé que l’on trouve les éléments qui le constituent (Prades, 1990, p. 62).

Introduction

Les propos historiques trouvés dans les travaux sociologiques sur la crèche collective (Baudelot et Breauté, 1979 ; Baudelot, 1984 ; Mozère, 1992 ; Bouve, 2001) mettent au jour une forme de périodicité des fonctions sociales de la crèche. Schématiquement, une fonction de moralisation des classes indigentes domine depuis la naissance des crèches en 1844 jusqu’avant la fin du XIXe siècle et correspond à un curriculum basé sur la religion. À partir des années 1870, la lutte des républicains pour la laïcisation des institutions éducatives et charitables marque l’avènement de l’hygiène et des médecins jusqu’au milieu du XXe siècle, moment où ces fonctions sanitaire et médicale (qui conservent une application morale) sont à leur apogée. À cette période entrent en scène la psychologie puis la psychanalyse, lesquelles prennent progressivement l’ascendant sur les pratiques médicales et influencent le renouvèlement de la prise en charge éducative des jeunes enfants par les professionnels. La fonction pédagogique, d’éveil et d’épanouissement, s’affirme ainsi lors de la seconde partie du XXe siècle. On y ajoutera la culture et l’éveil culturel. Plus ou moins appuyée, plus ou moins explicite, la disqualification des pratiques éducatives parentales – maternelles – traverse le temps. À cet égard, les événements politiques et sociaux de mai 1968 sont communément présentés comme une clé de lecture essentielle de l’évolution des pratiques professionnelles et des relations aux familles. Celles-ci, mises hors les murs de l’institution au cours de la période de l’hygiénisme selon les analyses précitées, suspectes de différents maux, et notamment de pratiques de puériculture défaillantes, voire de mœurs suspectes, refont leur apparition dans les locaux. Les guichets mis à bas, parents et professionnels apprennent à se parler... Mais ne s’agit-il pas là d’une vision idéalisée, sur des liens sociaux renoués ? Parallèlement, la structure sociale de la population des crèches a évolué, passant de la catégorie des indigents au XIXe siècle à celle des ouvriers depuis la fin du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe, pour ensuite être dominée par les classes moyennes et supérieures. Ce début de XXIe semble, lui, marqué par une plus forte fréquentation des classes moyennes[1].

Toute institution est le produit d’un long processus de construction (Berger et Luckmann, 1989). C’est le 14 novembre 1844 qu’est ouverte la première crèche à Paris (crèche de Chaillot) nommée ainsi par son fondateur, Firmin Marbeau[2] (1798-1875), homme politique et philanthrope appartenant au milieu du catholicisme social. Ce sont des hommes qui entrevoient la nécessité de la crèche à travers le problème de la garde et de l’éducation du jeune enfant des classes pauvres, et qui s’engagent sur le terrain de l’action. Comprendre l’histoire sociale de la crèche collective exige de retracer l’émergence de ce problème et de ses nécessités, « de leur constitution progressive, c’est-à-dire du travail collectif – souvent accompli dans la concurrence et la lutte – qui a été nécessaire pour faire connaître et reconnaître ces problèmes comme problèmes légitimes (...) » (Bourdieu et Wacquant, 1992 : 210). La reconnaissance des crèches comme un enjeu social a effectivement été l’objet de luttes, ce projet n’ayant jamais fait l’unanimité et ayant parfois déchaîné des passions (Bouve, 2010). Les problèmes de mortalité infantile, d’industrie nourricière, de santé soulevés, notamment, avaient d’autres enjeux implicites ou explicites, comme celui de la place des femmes au sein de la famille et de la société – et la question de la légitimité du travail féminin y sera centrale – ou celui de la pacification d’une société qui vit au fil des soubresauts de l’instabilité politique et des émeutes. Aujourd’hui, les débats contemporains autour de la qualité éducative de la crèche et de son curriculum renouvèlent ces controverses. Leur explication réside dans le fait qu’à travers la crèche, il est question du corps social, politique et pédagogique des jeunes enfants et, par extension, de la famille et de la société. C’est cette tension dans l’histoire des crèches, entre des progrès, qu’ils soient sanitaires ou éducatifs, et la tentation normalisatrice des politiques – ce que des auteurs ont nommé le contrôle social (Boltanski, 1969) – que nous développons dans cet article. Nous proposons une analyse sociologique de la genèse des crèches, comme une invite à prolonger les travaux antérieurs sur cette institution, au regard des évolutions et débats en vigueur depuis la fin du XXe siècle, et à s’interroger sur les finalités éducatives dévolues aux institutions d’accueil des jeunes enfants jusque dans les temps présents.

La naissance des crèches, un projet de renouveau pour la société du XIXe siècle[3]

« L’éducation doit être surtout une lutte, une lutte contre les parents, contre les enfants, contre le siècle » : cette vision pessimiste de l’éducation par Mgr Dupanloup dans De l’éducation (1851) aurait pu servir de point d’exergue au projet des crèches. Cette vision, qui paraît se heurter à un obscurantisme général, se transforme en utopie éducative dans le projet de Firmin Marbeau[4], fondateur et promoteur de la crèche dès 1844. La crèche est pensée par Marbeau comme l’espace-temps idéal d’un renouveau éducatif (Bouve, 2010). À travers le temps de l’enfance, plus précisément de la petite enfance, et de l’espace institutionnel de la crèche, une action éducative peut être menée en direction du corps et de l’âme de l’enfant et, à travers lui, atteindre la famille (indigente) et la société. Ce renouveau éducatif s’inscrit comme une promesse d’un renouveau politique et social.

C’est bien une certaine représentation de l’enfance, corrompue et pécheresse, héritée des siècles passés, qui entre en évolution, voire en révolution. Cette représentation se superpose et se brouille avec l’idée d’une enfance tabula rasa, vierge, terre de promesse. Avec une finalité tout à fait différente, Marbeau emprunte aux réformateurs socialistes et libertaires une conception de l’enfant comme possibilité de changer la face du monde. Cette utopie s’inscrit d’abord dans le corps de l’enfant et les pratiques de soins, pour s’étendre plus largement aux pratiques éducatives des familles et à leur mode de vie.

Le projet des crèches se construit et se justifie en partie contre les nourrices, impropres à assurer la santé physique et psychique des enfants. Mais, ce projet se construit aussi contre les familles – comprendre ici les familles pauvres – décrites sur le même registre, désastreux, quant à l’éducation (hygiène, alimentation) offerte aux enfants. Dans ces constats et représentations, nourrices comme familles contribuent à la mortalité des enfants. Pourtant, tout au long du XIXe, les détracteurs de la crèche lui reprocheront, outre d’affaiblir les liens mère-enfant et d’attaquer les fondements de la société, de contribuer à la mortalité infantile.

L’air, l’eau, la propreté : réformer les pratiques populaires de soins à l’enfant

Le projet des crèches n’a pas attendu la fin du XIXe ou le milieu du XXe siècle, moment de l’apogée de l’hygiénisme, pour s’appuyer sur le discours et le dispositif médical. Des médecins sont, dès le départ, associés à cette entreprise, dont ils cautionnent la légitimité (amélioration de la santé, lutte contre la mortalité). Et la crèche n’échappe pas à l’évolution, plus large, du rapport intime et social au propre et au sale (Vigarello, 1987), des pratiques d’hygiène et de santé, des technologies. Et du corps de l’enfant, au corps social, de la santé du corps à celle de l’âme, toutes les associations seront permises où la crèche apparaît investie d’un projet d’éducation holistique, des corps et des âmes. Ce projet passe par une réforme des pratiques de soins du corps et des mœurs. Une transmission orale, mais aussi écrite, des nouvelles techniques de soin à l’enfant s’opère. Au siècle suivant, Marcel Mauss affirmera : « Il y a lieu d’étudier tous les modes de dressage, d’imitation et tout particulièrement ces façons fondamentales que l’on peut appeler le mode de vie, le modus, le tonus, la “matière”, les “manières”, la “façon” » (Mauss, 1999 : 375), les procédures ou dispositifs, pourrait-on ajouter. C’est bien de cela qu’il est question dans la formalisation progressive des pratiques éducatives de la crèche qui amènera la professionnalisation et la segmentation des professionnelles de la crèche. La tradition familiale est rejetée au profit de la rationalisation scientifique. L’air, l’eau, la propreté du corps et des lieux d’une part (chasser les odeurs répulsives du corps du peuple, éloigner « la menace putride », les épidémies…), l’alimentation (santé du corps/« régénérescence de la race »…) d’autre part, le jeu et l’éveil (laisser le corps se mouvoir, lutte contre le bercement et l’emmaillotement) enfin, apparaissent comme trois temps de cette rationalisation.

La première crèche Saint-Pierre de Chaillot, à Paris, a été ouverte dans une maison possédant un « jardin vaste ouvert dans le voisinage de la campagne » (Bulletin des Crèches[5], no 4, 1846 : 73). L’influence du bon air sur les enfants est une rhétorique du discours des promoteurs de la crèche. Le bon air du jardin est réputé avoir des effets bénéfiques sur le développement des enfants. La question n’est pas seulement physiologique. C’est aussi une continuité avec les pratiques et les conditions de vie des enfants dans leur famille qui est énoncée :

« Né de parents vivant la plupart en plein air, cet enfant ne possède-t-il pas des conditions organiques qui exigent souvent, très souvent, l’air du dehors ? [...]. Sa misère originelle ne l’a-t-elle pas point soumis aux effets d’une température habituellement fraîche, soit qu’il habite la mansarde ouverte à tous les vents, ou la salle basse et humide du rez-de-chaussée ? » (BC, no 4, 1846 : 75).

Si ces propos laissent entrevoir la recherche d’une forme de continuité avec les pratiques des familles populaires, le bon et grand air renvoie à une forme de naturalisation des conditions sociales d’existence. Le grand air invoqué s’associe à une perpétuation de ces conditions, au maintien d’une société de classes établie où la perspective d’évolution sociale, dans la société française post et pré révolutionnaire, n’est pas de mise :

« D’ailleurs, destiné par sa position sociale aux travaux les plus rudes, les plus grossiers, et à braver par conséquent toutes les intempéries, il ne doit pas se trouver dès ses premières années, comme l’enfant du riche, enfermé dans des serres chaudes » (BC, no 4, 1846 : 75).

Dès lors, « le but principal de la Crèche est de procurer à l’enfant un air pur, des aliments sains, suffisants, appropriés à son âge, une température convenable, et des soins non interrompus », indiquent de nombreux comités d’organisation dans le règlement de leur crèche (art. 10 du règlement de la crèche de la paroisse de Saint-Aubin de Rennes, juin 1846. BC, no 4-6 : 1847). Cette obsession de l’air participe d’un projet politique qui vise le corps, corps physique autant que corps social.

Le bon air de la campagne ou du jardin de la crèche s’oppose à l’air putride de la ville. L’aération de la ville (alignement des maisons, habitations sur les ponts supprimées, déménagements de cimetières, trajet des ordures et des excréments...) et des quartiers se propage aux institutions, puis aux maisons. Les eudiomètres, anémomètres et ventilateurs mécaniques se développent. Les systèmes d’aération sont l’objet de descriptions insérées dans le BC. Pour chaque crèche, un comité médical doit définir et veiller à la qualité de l’air. Corbin souligne ce souci, en lien aux épidémies :

« Au lendemain de l’épidémie de choléra-morbus de 1832, la marée discursive qui prend pour thème l’habitat populaire et son atmosphère suffocante révèle l’obsession nouvelle. Dans la hiérarchie des anxiétés olfactives, “le marais aérien de la maison” s’est substitué aux cloaques de l’espace public » (Corbin, 1982 : 178).

Les odeurs répulsives du peuple, de la pauvreté, émergent. Le manque d’air, le confinement, les exhalaisons malsaines et malodorantes entrainent les maladies et la mort. Les médecins et les enquêtes témoignent de la fétidité des corps et des maisons (Vigarello, 1987).

La crèche, pour un temps de la journée, arrache l’enfant pauvre des « puanteurs stagnantes » de son milieu familial et social. Elle donne à sa famille une autre représentation de ce que doivent être l’aération et le parfum d’une maison. Dans son rapport sur les crèches du 8e arrondissement pour l’année 1855, le docteur Brierre de Boismont déclare :

« À des logis mal aérés, mal éclairés, froids, humides, encombrés d’habitants dont l’haleine vicie l’air, exposés à des émanations fétides, les Crèches ont substitué des salles largement ventilées, pourvues d’une lumière suffisante, bien tenues, chauffées, avec dodine, pouponnières, cour sablée, sous la surveillance de respectables sœurs pour lesquelles la charité est un doux devoir, et qui prodiguent à chaque instant les soins qu’exige impérieusement l’enfance » (BC, no 7-9, 1856 : 131).

La grande entreprise de réforme des pratiques de soins hygiéniques à l’égard des jeunes enfants est en route. À l’intérieur de la crèche, le trajet de l’air est pensé. Un poêle près de la porte d’entrée permet à l’air froid extérieur de se réchauffer avant de se répandre dans la salle. Le règlement des berceuses indique la procédure à suivre quant à l’aération des salles : un ventilateur doit être en action permanente, l’ensemble du berceau doit être exposé à l’air durant la nuit et les locaux aérés tous les matins ou toute la nuit, selon les directives. À des locaux longuement aérés, devaient correspondre des enfants propres. La systématisation des principes généraux d’hygiène est engagée, ceux-ci sont affichés dans l’ensemble des crèches et doivent être appris par cœur par les berceuses. Ainsi, le règlement des berceuses stipule qu’elles « laveront la figure et les mains des enfants à grande eau une fois par jour, sans se dispenser de les nettoyer aussi souvent qu’ils en auront besoin. Chaque enfant sera également peigné et brossé une fois » (BC, no 5, 1846 : 106).

Pourtant, ces nouvelles modalités de l’hygiène des tout-petits ne font pas l’unanimité. Certes, dans un premier temps, les consignes sont prescrites avec une certaine latitude : « Les berceuses doivent encore laver, peigner les enfants qui ne l’ont point été, tout en exhortant doucement les mères à prendre ce soin » précise le baron De Watteville[6] (BC, no 10-12, 1846 : 234). À quelque temps d’intervalle, le même type de consignes est rappelé, auquel s’ajoute la menace d’exclusion : « les gardiennes laveront et peigneront les enfants qui n’auraient pas reçu ces soins, en exhortant doucement les mères à les leur donner elles-mêmes à l’avenir. L’enfant tenu malproprement cessera d’être reçu à la Crèche » (BC, no 4-6, 1847 : 109)[7]. En 1849, le docteur Izarié recommande à nouveau le lavage quotidien des enfants. Cette répétition des consignes peut signifier à quel point elles introduisent un changement dans les pratiques et se heurtent à la résistance des berceuses comme des familles :

« Le peignage est généralement opéré avec soin dans nos Crèches. Dans quelques-unes, cependant, il est complètement négligé, pour ne pas contrarier, me disaient les berceuses, les opinions de certaines mères, qui croient encore qu’il faut respecter les saletés de la tête de leurs enfants pour conserver leur santé. Nous ne saurions trop nous élever contre une pareille faiblesse, qui ne fait que favoriser l’ignorance des mères en nuisant à leurs enfants. Il faut être sans pitié à l’endroit de cette mesure de propreté, et en faire, comme pour la vaccine, une obligation dans toutes les Crèches » (BC, no 1-3, 1849 : 31).

Ces mesures s’imposent donc au fil du temps, avec plus de force et de détermination, et sont réitérées : « si l’enfant a sur la tête l’espèce de grasse appelée vulgairement le chapeau, il ne faut pas l’admettre, à moins que la mère ne consente à ce que le médecin prescrira pour l’en délivrer » (BC, no 7-9, 1854 : 108). Même si les vertus assainissantes de l’eau sont dorénavant reconnues, tout corps plongé dans un liquide suscite encore des méfiances : « Dans la tradition populaire, l’eau du bain est susceptible de dissoudre le corps »[8]. Les travaux de Corbin confirment cette observation du docteur Izarié : « On sait en outre les réticences manifestées par les hygiénistes à l’égard du bain ; que la majorité de la population reste longtemps persuadée des vertus de la crasse, fût-elle malodorante, ne saurait dès lors étonner ». En effet, « La crasse peut répondre aux blancs canons de la beauté. Elle seule peut préserver du hâle la paysanne soumise aux ardeurs du soleil. ”Sous la crasse se forme le beau teint” (proverbe limousin) et ”Plus les enfants sont sales mieux ils se portent ” », rappelle encore (Corbin, 1982 : 254). Cette sagesse populaire investit la saleté de vertus médicinales et préventives. Françoise Loux (1978) montre ce souci de protéger le corps et la vie de l’enfant : le refus d’ôter la crasse de la tête des enfants renvoie à la volonté d’en protéger la fontanelle.

La propreté revêt un double aspect, elle concerne la santé mais aussi l’apparence vestimentaire et la propreté du linge. La crèche donne une vêture aux enfants, et le vêtement participe de ce travail sur les corps. Il s’agit souvent de vêtements uniformes, comme à la crèche Saint-Gervais (Paris, 9e) où tous les enfants sont munis d’un bonnet de toile blanche et d’une blouse bleue : « le costume a pour but l’uniformité, l’ordre et surtout la propreté » (BC, no 5-6, 1850 : 134). Le BC de mai-juin 1850 évoque la critique de journaux quant au fait que la crèche retire le « costume » aux enfants le soir. Certaines crèches remédient à la situation, et évite ainsi la critique. À la crèche Sainte-Geneviève, les enfants des « plus nécessiteuses », « apportés dans de mauvais haillons », sont habillés par la crèche. Les médecins, affirme Marbeau lors du compte-rendu de la sixième séance publique annuelle de la Société des Crèches, parviendront à « extirper les mauvaises habitudes et les préjugés qui aggravent les maux causés par la misère. Ainsi le maillot a disparu dans quelques Crèches, et les mères commencent à comprendre que la malpropreté ne peut jamais être utile à aucun âge, ni dans aucune position de la vie » (BC, no 4-6, 1852 : 71).

La question de l’hygiène amène à se pencher sur ses aspects matériels mais aussi, par la suite, à innover. Les crèches sont le lieu d’expérimentations de nouvelles pratiques de soins et de matériel. L’enfant, en milieu urbain, ne dispose pas de son propre espace à la maison. La rue, le lieu de travail, voire l’école, sont ses lieux d’initiation, rappelle Becchi (1998). Grand plus tôt, son enfance est plus courte : « L’apprentissage des coutumes du monde adulte est plus rapide (...). Et surtout, l’usage du corps est différent : la promiscuité enseigne des expériences pratiques, affectives et sexuelles, cachées à l’enfant des classes supérieures » (Becchi, 1998 : 158). L’importance de ce rapport à l’espace ne peut être évacuée lorsque l’on considère le jugement des classes « supérieures » sur l’immoralité des classes « inférieures ». En ce sens, la crèche crée un autre espace, propre à l’enfant, qui le protège de cette promiscuité. L’histoire du lit au XVIIIe siècle (Perrot, 1981) se poursuit. La promiscuité du lit collectif devient insupportable à la société bourgeoise et le berceau individuel participe tant d’une nouvelle représentation des besoins de l’enfant que d’une énième dénonciation de l’insupportable mélange des odeurs qui s’opère dans le lit collectif. Le rapport médical sur la Crèche Saint-Pierre de Chaillot par le docteur Canuet exprime ce lien entre les modalités du coucher, le rapport à l’espace, au propre et au sale :

« La mère, exténuée par le travail, reprend son enfant, auquel elle présente un sein flétri (...), l’emporte dans un grenier souvent sans feu ou d’autres fois chauffé outre mesure par un poêle en fonte rougi par du coke. Dans ce grenier où règne la malpropreté la plus dégoûtante, la famille entière, depuis l’aïeul jusqu’au plus jeune, et sans distinction d’âge ni de sexe, repose sur un même grabat composé de quelques planches recouvertes de paille et de couvertures en lambeaux ; et tandis que l’air le plus impur exerce une funeste influence sur les poumons délicats de l’enfant, le petit malheureux est tourmenté, dévoré par des insectes de toute nature ennemis de son sommeil » (BC, no 5, 1846 : 147-148).

L’histoire sociale de la crèche fait écho à l’histoire du lit collectif au XVIIIe siècle et nourrit le processus de civilisation (Elias, 1973) qui le concerne. Celui-ci se traduit par une mise à distance des corps, mise en œuvre dans les crèches par une disposition des berceaux, à distance de 50 cm l’un de l’autre. La promiscuité du lit collectif devient en effet insupportable...

Alimentation et santé, une « régénérescence de la race »

Marbeau préconise la suppression du bercement dans les crèches. Ce mouvement serait « nuisible au cerveau, à la digestion, excite les vomissements et détermine les coliques » et augmenterait la mortalité infantile (BC, no 7-9, 1850). L’enjeu de ces bercements, et de leurs conséquences sur le développement et la santé de l’enfant, renvoie à une grande discussion de l’époque autour de la dégénérescence de la race. Le regard sociopolitique s’exerce par va-et-vient sur la santé, les épidémies et la dégénérescence de la population. Ce dernier aspect est au cœur des préoccupations :

« Un débat s’est noué au point d’en être dramatisé, avant même la découverte pastorienne : la dégénérescence, l’abâtardissement progressif de l’espèce, sont brusquement perçus comme autant de menaces. Ravages physiques de la première industrialisation, sans doute, avec sa masse croissante d’ouvriers étiolés, mais aussi protection de maux plus secrets, abaissement des naissances, consommation d’alcool, crainte de désordre, de délabrements intimes, et surtout appel quasi moral à l’engagement de tous. L’insistance sur une dégénérescence possible est une façon d’agiter un danger massif, de mobiliser les consciences, d’inventer des solidarités : accroître la force des grands messages collectifs dans une société où s’efface toujours plus l’argument religieux » (Vigarello, 1999 : 217).

Le BC de janvier-mars 1855 rapporte un article du Courrier de Lyon où est exprimée la dégénérescence des paysans (en lien avec le nombre croissant des réformés). La création d’un prix « pour les petits propriétaires, fermiers, valets de ferme ou manouvriers qui présenteraient à l’examen d’un jury spécial les enfants les mieux constitués et les plus beaux de l’âge d’un à deux ans » est ainsi mentionnée. La même année, c’est le prix des plus beaux et plus costauds enfants en Angleterre qui est annoncé.

Le thème de la dégénérescence, conceptualisé entre autres par Morel (1857) comme catégorie psychiatrique initiale, fait rapidement collusion avec les thèmes de l’hérédité et de l’espèce, et s’applique alors au corps social. Autrement dit, et en schématisant quelque peu le propos, on passe du crétin, de l’arriéré, à l’alcoolique, au syphilitique... au pauvre. La mise en correspondance des caractères physiques et sociaux avec les traits moraux conduit à porter un regard culpabilisant et moralisateur sur une partie de la population, allant parfois jusqu’à la criminaliser. Tout un travail sur les corps et les mœurs est réalisé, et auquel la crèche entend apporter sa pierre. Les crèches se font l’écho de ces représentations : « ils [les enfants pauvres] deviennent de francs vauriens, dont les traits décèlent la flétrissure physique et la dégradation morale ; dont la langue se fait l’écho de tous les blasphèmes, de tous les langages cyniques, de toutes les basses passions [...] » (Escodeca, 1848) ; et le thème de la « dégénérescence de la race » est largement repris dans les propos des promoteurs de la crèche : « On entend répéter tous les jours que la race s’affaiblit ; on se plaint du manque de bras dans les campagnes [...] on persiste dans de funestes habitudes d’élevage des enfants ; on continue à commettre sur une vaste échelle l’infanticide par ignorance et par négligence » (Desplace, 1865 : 5-6). La crèche est inscrite dans cette mission de contribuer à construire de « bonnes » générations, à « régénérer la race » française.

À cet égard, « manger sain, nourrir au sein » participe de cette régénération. Dès avant la seconde moitié du siècle, l’alimentation enfantine devient un sujet de préoccupation, et l’émergence de débats autour du lait maternel, du lait artificiel, des différents ustensiles à préconiser ou de régime spécifique à suivre, en sont autant d’indices. La pédiatrie et la puériculture naissantes se diffusent au sein des crèches par l’intermédiaire des médecins. L’allaitement fait aussi l’objet d’une importante littérature. Le BC présente régulièrement des ouvrages sur cette question.

Le mode d’alimentation apparaît capital dans les premiers mois de la vie de l’enfant et la nourriture donnée par les mères est dénoncée comme inadéquate :

« L’hygiène, le point capital de la Crèche, est satisfaisante ; mais que de difficultés à vaincre pour obtenir de bons résultats ! Les médecins, qui prodiguent des soins généreux et éclairés, qui président à leur admission en vue du bien-être de tous, qui règlent l’alimentation en raison de la force et du tempérament des individus, sont entravés trop souvent dans leur action, et par qui ? Par les mères qui ne comprennent pas un règlement d’alimentation, et donnent non pas à manger, mais à étouffer, à leurs enfants ; qui ne comprennent pas les dangers de la négligence et du manque d’assiduité à la Crèche (...) » (BC, no 1-3, 1848 : 22-23).

Les enfants de la crèche, les « vrais », sont ceux qui la fréquentent depuis plusieurs mois, « de beaux petits anges bien potelés, bien roses (...) » (BC, no 1-3, 1848 : 26). L’aspect « bien potelé » renvoie à la pertinence d’un régime alimentaire qui porte ses fruits et que révèle le corps de l’enfant. Les reproches à l’encontre des parents persistent, et chaque médecin préconise son régime alimentaire, prodigue ses conseils. Dans son discours, Izarié note que les parents nourrissent mal leur enfant : nourriture grossière, trop abondante ou aliments de mauvaise qualité. Il précise :

« Mon observation sur la mauvaise entente des parents relativement à la nourriture de leurs enfants est si vraie, que dans tous nos asiles il a été remarqué, et consigné sur les registres des médecins, que bon nombre d’enfants sortent le samedi en bon état de santé, et reviennent malades le lundi parce qu’ils ont fait le dimanche avec leur famille » (BC, no 1-3, 1849 : 25).

Le discours que les philanthropes mettent dans la bouche des mères à travers la publication du BC, ne laisse pas de doute sur leur assentiment des pratiques d’hygiène et d’éducation en cours dans les crèches. C’est pourtant un rapport de force qui semble se dérouler là. Les « impérialismes alimentaires » (Delaisi de Parseval et Lallemand, 1998 [1980]) ne datent pas du XXe siècle. Dans leur quête d’une connaissance objective, les médecins se sont faits les fermes prescripteurs de nouvelles pratiques nutritionnelles.

Escodeca met en doute la qualité du lait de la mère pauvre : « son lait est dans un état permanent d’échauffement et d’aigreur » (1848 :127). Selon lui, il conviendrait d’examiner la santé de la mère lors de l’admission de l’enfant en crèche : son lait peut être dangereux pour l’enfant et le biberon serait alors à privilégier. Les croyances sont variées par rapport au lait et à ses propriétés, par exemple « les médecins dénoncent à l’envi les vices que les enfants ont sucés avec le lait de leurs nourrices » (Crubellier, 1979 : 42). Et Marbeau n’affirme-t-il pas qu’« il faut prendre l’enfant au berceau, lui faire sucer un lait pur, physiquement et moralement » (BC, no 1-3, 1849 : 69). Le docteur Fraigniaud, médecin du bureau de bienfaisance et des écoles du 7e arrondissement, développe tout un argumentaire en faveur de l’allaitement maternel. Le BC se fait l’écho de ses propos. Il suit en fait un mouvement général d’opinion contre l’allaitement artificiel, largement appuyé par les médecins. Les connaissances sont partielles sur cette question, notamment sur la composition du lait, et les avis bien contradictoires (Rollet, 1990). Cette résistance est renforcée par le manque d’innovation technologique : les biberons ne sont pas au point. La confusion entretenue entre physiologie et morale se poursuivra au XXe siècle (Delaisi de Parseval et Lallemand, 1998 [1980]). Ces auteurs montrent l’artifice des oppositions naturel/artificiel concernant l’allaitement, les modalités d’alimentation du nouveau-né renvoyant avant tout à des positions idéologiques et à des attitudes culturelles.

C’est cette confusion que l’on distingue dans la mise en cause de la volonté des mères à s’acquitter de ce « devoir », que représente l’allaitement maternel. Baligot de Beyne[9] observe ainsi que les mères ne sont pas régulières dans leurs « visites » (moments où elles viennent allaiter leur enfant) : « leurs nourrissons sont quelques fois contraints de les attendre avec une dose de patience qui n’est pas de leur âge » (BC, no 7-9, 1847 : 180). L’article 13 du règlement des crèches en date du 30 juin 1862 (conformément au décret impérial du 26 février 1862) renforce la prise de position en faveur de l’allaitement maternel : « Les mères qui s’engagent à venir allaiter leurs nourrissons sont seules admises à profiter de l’institution des crèches. L’usage pourra en être refusé aux mères dont la conduite habituelle donnerait lieu à de graves reproches (...) »[10]. De nombreux avis restent en faveur de l’allaitement maternel, malgré les résistances mêmes des mères, ou leurs difficultés, à venir allaiter, ce dont témoigne le constat suivant : « des mères se dispensent quelquefois de venir dans la journée allaiter leur enfant, et chargent d’autres mères de ce soin » (BC, no 5, 1846 : 152). Ces pratiques sont fermement condamnées.

Le lieu de l’allaitement maternel au sein de la crèche devient aussi l’objet de discussions. Les positions institutionnelles divergent, ce qui montre l’enjeu paradoxal du rapport aux familles. Dans les crèches du 8e arrondissement, les mères allaitent dans un espace dévolu à cet effet, une « antichambre », et non dans la crèche même.

Dans ces discussions résonne l’analyse que fait Boltanski (1969) du XXe siècle et de la prise de pouvoir de l’institution médicale sur les pratiques familiales d’éducation et de soins. Cette présence médicale se retrouve dès la création des crèches, avant la naissance de la puériculture. Lors de l’inauguration de la Crèche-Modèle en novembre 1847 (BC, no 10-12, 1847 : 262), le docteur Deschamps affirme :

« L’air, la chaleur, la lumière, les odeurs, les sons, les objets en rapport direct avec l’organe du tact, la nourriture, le repos et l’exercice, sont les agents et les ressources qui doivent être prévus, bien calculés, et gradués avec art. L’éducation des enfants au berceau est véritablement un art dont les médecins sont les précepteurs donnés par la science, et les mères les gouvernantes choisies par la nature »[11].

La crèche incarne ces ambitions d’élever l’éducation à un art et de transmettre les règles de cet art aux parents.

Quelle place pour le jeu et l’éveil ?

Dans ce contexte, quelle place est faite au jeu et à l’éveil ? C’est au XVIIIe siècle que le philosophe Von Schiller permet le retournement des valeurs conceptuelles sur le jeu grâce à son texte intitulé « L’homme n’est tout à fait homme que là où il joue » (1992). Von Schiller justifie en effet la mise à distance des réflexions morales sur le jeu, en faveur d’une réflexion épistémologique qui rend possible et légitime le jeu. L’engouement pour les jeux se développe. Dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle, le jeu prend une valeur éducative, exploitable par les adultes qui éduquent les enfants. En effet, les éducateurs lui attribuent une visée didactique : en jouant, l’enfant apprend ses futurs rôles sociaux. Il développe des compétences sociales et cognitives[12]. Au XIXe siècle, l’idée de la dimension éducative du jeu de l’enfant se renforce. Et le jeu prend une place accrue dans la vie matérielle de l’enfant, affirme Becchi (1998). Cependant, ce phénomène concerne moins les enfants qui fréquentaient la crèche : ils ne possédaient pas d’objets de jeu manufacturés mais plutôt des jouets artisanaux, qui laissent peu de traces, contrairement aux jouets manufacturés que pouvaient s’offrir les familles aisées. Mais qu’en était-il de la présence de jeux et de jouets au sein des crèches ?

Le discours du BC accorde peu de place à cette interrogation, tant il est concentré sur les questions sociales et politiques, autour des aspects sanitaires et moraux de la prise en charge collective du jeune enfant. Pourtant, des bribes d’indices émergent sur le fait que les journées en crèche ne reposaient pas uniquement sur la routine des repas et des soins hygiéniques. Du moins, il semble que certains responsables s’intéressaient à la question pédagogique, reconnaissant sa valeur dans le développement de l’enfant, dès la création des premières crèches. On trouve alors parfois un plaidoyer en faveur de l’attention à donner à l’éveil du nourrisson : « Ne vous contentez pas d’examiner si l’éponge a rendu à sa peau fine et satinée son lustre naturel ; pénétrez plus avant, l’enfant de la Crèche vous demande autre chose [...]. Oh ! Ne laissez point l’enfant de la Crèche indolent et morne ! Ne le laissez point languir comme une plante ignorée du soleil et de la brise ! », clament les trésorières de la crèche Saint-Pierre de Chaillot dans leur rapport (BC, no 3, 1846 : 94).

Le Comité médical de la crèche Saint-Louis d’Antin semble ainsi sensible aux modalités éducatives du jeune enfant. Des instructions sur l’hygiène des crèches qui s’adressent sans doute initialement aux berceuses – elles sont formulées sur le mode impératif – précisent les « soins maternels » : « bercer peu, promener beaucoup, faire marcher ceux qui le peuvent. Gronder rarement, ne battre jamais. Douceur en tout ». Des conseils sont également formulés pour coucher l’enfant, ou concernant la propreté : « ne pas le laisser assis longtemps sur le pot ni ailleurs ». Si pour des raisons de sécurité les jouets peints sont déconseillés, la valeur du jeu et celle des affinités sont reconnues : « laisser jouer les enfants ; les placer à côté de ceux qu’ils aiment » (BC, no 7-9, 1847 : 170). L’intégrité physique et le respect de l’enfant, de son affectivité, pointent derrière ces conseils.

Un siècle avant Emmi Pikler et l’expérience de la pouponnière de Lóczy en 1946 à Budapest, le docteur Siry, dans son rapport sur les Crèches des 7e et 8e arrondissements, s’intéresse à la possibilité pour le jeune enfant de se mouvoir en liberté, reconnaissant ainsi la valeur de cette activité. On retrouve là les principes rousseauistes à propos de la liberté des mouvements pour les enfants en âge de ramper. Siry critique ce qu’il observe trop souvent : des enfants mis en position assise au lieu d’être mis à même le sol, sur des tapis ou des couvertures, en position de pouvoir ramper (BC, no 10-12, 1849). Dès le BC d’avril 1846, les grands paillassons sont mentionnés, sur lesquels les enfants peuvent s’ébattre et se développer physiquement. Izarié, lui aussi, préconise de disposer les salles de façon à permettre aux enfants de se mouvoir, de mettre des tapis de laine ou des couvertures sur les tapis de jonc. Ce qu’il observe dans la crèche Saint-Louis d’Antin l’affecte : « ces vives créatures qui ne demandent que de la place et du mouvement, empaquetées, tristes, immobiles, se momifient dans ces fauteuils où elles semblent incrustées » (BC, no 5, 1846 : 165). L’article 46 du règlement de la crèche de la paroisse de Saint-Aubin de Rennes conseille de disposer des tapis pour y placer les enfants « sortis du maillot », de promouvoir ainsi la possibilité de se mouvoir en liberté (BC, no 4-6, 1847). Baligot de Beyne fait le même type de constat concernant le manque d’espace pour le mouvement des enfants et l’exiguïté du local. Il constate aussi l’ennui des enfants et le manque de jouets (BC, no 7-9, 1847). En 1854, le BC réitère le conseil de disposer de deux salles : l’une pour le sommeil et l’autre pour le jeu. Il proscrit l’usage des petits chariots et des autres instruments « qui pourraient nuire au développement régulier du corps ou des membres de l’enfant » (BC, no 7-9, 1854 : 107). Au mouvement valorisé, s’opposent donc le bercement et l’emmaillotement qui compriment les membres, dévoient le développement normal de l’enfant. Du souci de la santé au soin du corps et au jeu, découle aussi le souci des mœurs et des « soins » à y apporter…

Du corps de l’enfant à la famille. Réformer les « mœurs ».

Cette association entre l’hygiène du corps et celle de l’âme se retrouve dans les analyses des historiens de la santé. Le propos suivant de Vigarello, par exemple, rejoint parfaitement le projet des crèches : « La propreté appelant la propreté, celle de l’habitat demanderait celle du vêtement, celle du corps et par suite celles des mœurs » (1987 : 208). Corbin, lui, rapporte des propos qui manifestent clairement cette association : « L’hygiène est souveraine contre les vices de l’âme [...] un peuple ami de la propreté l’est bientôt de l’ordre et de la discipline » écrit Moléon, rapporteur du Conseil de Salubrité, dès 1821 (1982 : 185). Pour les promoteurs de la crèche, le gouvernement et les classes dominantes doivent s’associer à l’éducation des jeunes enfants. Celle-ci ne se limite pas à leur santé physique, Marbeau l’expose clairement dans son premier ouvrage sur les crèches (1845). À cet égard, le projet de la Société des Crèches correspond à l’analyse de la salle d’asile, effectuée par Dajez (1994) mais aussi par Luc (1997), en tant que projet de reconquête religieuse et de régénération de la classe ouvrière, dans laquelle la peur sociale se transforme en « rapt de la progéniture populaire » avec la volonté de « former des travailleurs consciencieux et dociles » (1997 : 67). En effet, il s’agit également de construire une paix sociale durable, d’en finir avec les émeutes et les révolutions. Les dames inspectrices ne s’y trompent pas lorsqu’elles observent : « Si l’enfant de la Crèche, a les défauts inhérents à sa faiblesse, il les a moins saillants [...]. Il est obéissant par imitation. La Crèche est pour lui un établissement mutuel de sociabilité, une école préparatoire de mœurs douces et pacifiques » (BC, no 4-6, 1847 : 83). À travers l’enfant, c’est la femme – mères et berceuses – et conséquemment la famille que l’on sensibilise à de nouvelles valeurs.

Dans le projet des crèches, la berceuse est une interface précieuse entre les promoteurs de la crèche et les familles. Courroie de transmission, ce sont elles qui véhiculent les changements de pratiques concernant les soins et l’éducation du jeune enfant. L’efficience pratique des berceuses n’est pas la seule visée, son action sur le plan moral est également attendue. C’est par elles que transitent les conseils des « bonnes dames ». Un autre rapport au langage est aussi attendu de ces femmes, à la fois dans le sens d’un langage adapté aux facultés de compréhension des enfants et, d’autre part, dans celui d’un langage épuré de toute grossièreté. Thème récurrent, le langage est associé aux mauvais exemples parentaux chez le pauvre, évoquant les « querelles, injures, propos grivois, scènes de famille de toute nature [...] », argumente Escodeca dans son appel à une éducation morale (1848 : 140). En fait, ce sont de nombreuses libertés et pratiques que les philanthropes contrôlent au fur et à mesure de l’expérience des crèches.

Le travail de la berceuse ne connaît guère de répit. Elle arrive à la crèche le matin à cinq heures pour accueillir les enfants, les laver, les peigner, faire le ménage, laver le linge, préparer les repas, appliquer les prescriptions médicales, les transmettre à la mère, recevoir les visiteurs étrangers et elle arrive encore « à [ses] moments perdus, à confectionner quelques vêtements pour les enfants, mais seulement pour les jours où il y a un peu de loisir, et ces jours-là sont rares » (BC, no 10-12, 1846 : 233). L’article 13 de la crèche Notre-Dame de Lorette interdit d’ailleurs aux berceuses toute occupation étrangère aux soins aux enfants (BC, no 1-3, 1848).

Devant cet ensemble émergent différentes pistes d’analyse et de compréhension de ce qui fait système. On peut y voir une première étape vers une professionnalisation de la prise en charge du jeune enfant. Travailler sur l’uniformité des pratiques de soins des berceuses est, somme toute, légitime pour les promoteurs de la crèche. Il s’agit là de faire émerger une cohérence dans les pratiques de soins et d’éducation qui permet aux crèches de se développer sur le même modèle : quel que soit le lieu, la conception de l’éducation et les pratiques effectives d’éducation collective seront homogènes. La tentative d’uniformité traduit une volonté d’améliorer les pratiques pour tendre vers une meilleure compréhension et, consécutivement, une meilleure prise en charge du nourrisson et du jeune enfant. Celle-ci représente la seule condition, sans doute, pour permettre l’institutionnalisation de l’expérience et la reconnaissance d’une légitimité dans ce champ philanthropique où la concurrence est rude et l’existence des crèches contestée.

Il n’en demeure pas moins qu’un décalage culturel est évident entre les berceuses, les familles, leurs savoirs propres, et les pratiques exigées des fondateurs. Se joue là une énième confrontation entre une culture populaire et une culture savante (Grignon et Passeron, 1989), un ixième processus d’acculturation. Le constat s’impose : pour devenir naturelles, certaines qualités définies comme féminines ont nécessité un apprentissage qui peut à certains égards s’assimiler à de la violence symbolique. En suivant les analyses de Foucault, la crèche, comme l’armée et le couvent, participe des institutions disciplinaires par, d’une part, la clôture, « spécification d’un lieu hétérogène à tous les autres et fermé sur lui-même » (Foucault, 1975 : 143) et, d’autre part, le contrôle de l’espace, de la circulation dans l’espace (à chacun sa place). Également, le « détail » tient une place dans l’organisation des crèches. Le détail, selon Foucault, est une « catégorie de la théologie et de l’ascétisme : tout détail est important puisque au regard de Dieu, nulle immensité n’est plus grande qu’un détail, mais qu’il n’est rien d’assez petit pour n’avoir pas été voulu par une de ses volontés singulières » (p. 141). D’où le fait que chaque geste, chaque intention, chaque parole doivent y être mesurés (le langage, les vêtements des berceuses, la façon de porter les enfants, etc. Les disciplines, affirme Foucault, sont « les méthodes qui permettent le contrôle minutieux des opérations du corps » (Ibid. : 139). Le pouvoir n’est plus individualisé, n’est plus incarné dans une personne, mais dans un dispositif. Celui-ci est renforcé dans un système d’inspections aléatoires et incessantes par les dames inspectrices, des inspecteurs désignés, mais aussi le public, qui, d’une certaine manière, porte un regard sur les activités de la crèche, y compris les inspections. Le dispositif mis en place suppose la possibilité d’un regard inopiné, et ce de façon permanente, sur le travail des berceuses. Comme le détenu dans les analyses de Foucault, la berceuse a la certitude qu’elle peut être vue à tout moment. C’est le propre de ce dispositif de surveillance, celle-ci doit être ressentie comme permanente par les berceuses. À l’instar du schéma panoptique analysé par Foucault, la crèche peut être comparée à cet « édifice transparent où l’exercice du pouvoir est contrôlable par la société entière » (Ibid. : 140). Là où la crèche fait système, c’est bien dans la « multiplicité de processus souvent mineurs, d’origine différente, de localisation éparse, qui se recoupent, se répètent, ou s’imitent, prennent appui les uns sur les autres [...] » (Ibid. : 140). L’architecture contribue à cette gestion et à ce contrôle de l’espace intérieur. Il s’agit de rendre visibles ceux qui se trouvent à l’intérieur de l’espace-crèche, de créer de la transparence.

À une institution conçue sur des bases religieuses, pour contribuer à la mise sur le marché d’une main-d’œuvre industrielle, fait écho le propos de Foucault, « La vigueur du temps industriel a gardé longtemps une allure religieuse » (Foucault, 1975 : 151). En effet, tout comme dans les manufactures, l’emploi du temps, hérité des communautés monastiques, se déploie à la crèche. Là encore, les analyses de Foucault correspondent à la régulation du travail instauré à la crèche : « Trois grands procédés – établir des scansions, contraindre à des occupations déterminées, régler les cycles de répétitions – se sont retrouvés très tôt dans les collèges, les ateliers, les hôpitaux », auxquels on pourrait ajouter l’armée, et « pendant des siècles, les ordres religieux ont été des maitres de discipline : ils étaient les spécialistes du temps, grands techniciens du rythme et des activités régulières » (Ibid. : 151-152).

L’emploi du temps est détaillé, jusque dans les gestes, les paroles. Les corps des berceuses sont disciplinés, dociles, voués à l’obéissance et à l’utilité. Du bon emploi du temps, on institue le bon emploi du corps. Les berceuses ne doivent pas être oisives ou avoir des gestes inutiles. Ces éléments font ici écho aux analyses de Goffman (1990) lorsqu’il décrit l’ensemble fini de situations répétitives inscrites dans les mœurs asilaires. Une infra-pénalité du temps (retards, absence), de l’activité (négligence), de la manière d’être (politesse), des discours (bavardages), du corps (malpropreté...) s’instaure. La méthode de gestion de l’espace, préconisée par l’architecte de Metz, maire de l’Étang-la-Ville, renforce la répétitivité des tâches et l’assignation à des fonctions. En même temps, elle permet une réduction des effectifs : six berceuses pour 80 enfants au lieu des huit ou dix pour les pièces à fonctions multiples. La rationalisation du travail s’accompagne d’une gestion de l’espace. Le personnel est réparti par pièce/tâches : une berceuse pour la salle de sommeil, deux pour la salle de jeu, une pour les toilettes, une pour les repas et une pour la lingerie.

Les relations des berceuses aux parents – les mères – sont aussi codifiées. Cette relation apparaît comme une relation de proximité. La trésorière de la crèche Saint-Louis d’Antin décrit dans son rapport la solidarité des berceuses envers les mères les plus misérables : elles partagent leur pain et parfois leur gain avec les mères. La trésorière évoque « l’harmonie » qui règne entre elles. Le BC du troisième trimestre 1854 rappelle que la berceuse « doit avoir beaucoup d’égards pour les mères, et faire en sorte d’adoucir leur sort ». En outre, elle ne doit rien accepter ou demander d’elles, autre que la rétribution journalière. Elle doit encore éviter les commérages, les disputes, les paroles grossières.

Ailleurs, le contenu du discours montre tout ce travail des disciplines à l’œuvre pour établir une distanciation dans la relation berceuse-mère :

« Depuis l’installation de la première berceuse actuelle, il ne s’élève plus de discussions fâcheuses entre elle et les mères des enfants. On ne voit plus ces dernières s’installer dans la Crèche et y rester des heures entières, ainsi que cela se pratiquait il y a un an. Les mères n’entrent plus dans la salle des berceaux : on leur apporte leur enfant dans la pièce voisine ; et là, près du poêle, elles se chauffent, donnent à téter, et ne tardent pas à partir, car se trouvant isolées, ou à peu près, elles sont moins exposées à oublier l’heure du retour au travail. Cette sage mesure a détruit dans sa racine une grande cause de désordre, et permet de maintenir la plus grande propreté dans la salle où sont placés les berceaux, affirme la dame inspectrice de la crèche Saint-Philippe du Roule » (BC, no 1-3, 1847 : 63).

Les berceuses doivent informer la directrice en cas de doute sur la conduite d’une mère. Car c’est à travers l’enfant que se travaillent la capacité éducative de la mère, les rôles parentaux et le rapport à la conjugalité : « Au moyen de l’enfant, nous pouvons améliorer moralement la mère, nous pouvons agir indirectement sur le père lui-même (...) mettre au foyer du pauvre un petit ange qui retient le père et protège la mère, est-ce trop cher ? Non, non, il ne faut marchander jamais ni avec l’humanité ni avec la moralisation » professe Marbeau (BC, no 1-2, 1850 : 17-18).

Ce projet de l’enfant médiateur éducatif entre deux mondes sociaux foncièrement différents, entre la société civile et le domaine privé, est inscrit dès l’origine des crèches. Le travail des disciplines se transmet des berceuses aux enfants, des enfants aux parents. La propreté, l’ordre, l’obéissance régissent le fonctionnement et les relations. Siry, dans une communication au BC, laisse voir le tableau idyllique d’une éducation a-conflictuelle en même temps qu’une représentation idéalisée de l’enfant :

« Entrons, voici l’heure du déjeuner. À leur arrivée, nos pensionnaires ont été dépouillés des vêtements dont les couvrent leurs parents ; bien brossés, soigneusement lavés, revêtus du frais costume de la Crèche, ils viennent avec empressement, mais sans désordre, se ranger autour de la table (...). Le repas fini, la petite troupe se présente à l’éponge, se laisse stoïquement débarbouiller, et joue après, gaiement, vivement, mais avec cette nuance de bonne tenue qui est le propre de l’enfant bien élevé. Cependant l’heure du repos a sonné ; soudain les jeux s’arrêtent, chacun accourt, tend les bras et se laisse emporter dans son berceau. En quelques instants toutes ces têtes s’inclinent sur de doux oreillers ; nul bruit, nul cri ne vient interrompre le silence de la salle ; toutes ces paupières se ferment à la fois, comme touchées par un magique rameau, et bientôt, oubliant leurs fugitives impressions, ces petits anges s’endorment doucement, profondément, protégés par la charité qui, seule, veille en silence, le regard fixé sur leurs berceaux » (BC, no 4-6, 1853 : 88).

C’est à la restauration d’un ordre social basé sur la famille et à l’instauration de la valeur du travail que s’attache le projet des crèches. De la propreté physique advient un adoucissement des mœurs et des comportements : « époux et père honoré, ce n’est que dans son âme qu’il puisera désormais les vives impressions qui ne retentissaient autrefois que dans ses sens grossiers. Plus d’orgies querelleuses, commencées dans le vin, finies dans le sang » (BC, no 1-3, 1847 : 30). De ce tableau, la famille sort métamorphosée : « la famille s’est reconstituée basée sur l’affection, développée, cimentée par le bonheur, par l’intérêt, par l’intelligence ; elle devient un lien indissoluble, une garantie de bonnes mœurs, d’ordre, de travail, le premier, le plus pur, le plus solide anneau de la chaîne sociale » (Ibid. : 31). Entre idéologie et utopie sociale, non sans une certaine naïveté, le propos laisse voir une évolution radicale de la représentation de la famille, source d’un bien-être individuel et collectif. Le modèle de la famille bourgeoise, avec ses relations, ses rôles, ses espaces, s’impose tout au long de ce XIXe siècle. Avec l’installation de la IIIe République et la laïcisation des institutions, les crèches s’ouvriront aux classes ouvrières depuis la fin de ce XIXe, jusqu’au milieu du XXe.

Préserver la santé psychique de l’enfant et promouvoir son éveil culturel

Après la Seconde Guerre mondiale, les études sur l’hospitalisme, notamment à partir des travaux de René A. Spitz (1968) et de John Bowlby (1951), mettent en évidence le rôle essentiel de la qualité des soins maternels aux nourrissons, et pendant la première enfance, dans le bon développement de la santé mentale. Bowlby, se distinguant de la psychanalyse freudienne, construit une théorie de l’attachement maternel et arrive à la certitude qu’une mauvaise mère est toujours préférable pour son enfant qu’une bonne institution. Alors même que l’ensemble de ces travaux a porté sur des enfants privés de milieu familial, lourdement carencés, ou orphelins, leurs conclusions s’étendront à l’ensemble des institutions, y compris d’accueil des jeunes enfants. Ces propos, qui s’apparentent à une formulation abusive et reposent sur une confusion évidente, permettent au modèle idéologique de la femme au foyer qui élève ses enfants de s’affirmer à nouveau, tout en renouvelant le système d’opposition aux crèches. Le discours détracteur selon lequel la crèche contribuerait ainsi à la mortalité infantile s’appuie sur un nouveau registre : si la crèche fait défaut, ce n’est plus par son incompétence hygiénique et médicale, c’est alors par son insuffisance affective. La mère se trouve pénalisée, culpabilisée, de confier son enfant à de telles institutions.

À partir de ces travaux sur la carence de soins maternels, d’autres recherches sur le développement psychomoteur et affectif des jeunes enfants se développent. L’attention se porte alors sur l’éducation des enfants en crèche, institution différente de celle des pouponnières, terrain privilégié des études sur l’hospitalisme. Elle permet à des chercheurs, comme I. Lézine (1964), M. Stambak (1963), J. De Ajuriaguerra (1970), de marquer une rupture avec les recherches antérieures basées sur les troubles consécutifs aux carences maternelles et de dénoncer « [...] la simplification dangereuse d’attribuer à la seule carence maternelle l’origine du médiocre développement psychosomatique des enfants élevés en institution [...] » (Lézine et Spionek : 1968 : 245). De là émerge la suspicion à l’égard des crèches « souvent mieux conçues que beaucoup de familles sur le plan sanitaire [...] » (Ibid.). Proches des travaux d’H. Wallon, ces chercheurs démontrent l’importance du milieu dans le développement de l’intelligence du jeune enfant, mais aussi dans son développement affectif, et dans le processus de socialisation. Ainsi, les relations entre pairs sont mises au jour et permettent de décentrer l’attention de la seule relation adulte-enfant (reproduction de celle mère-enfant) alors envisagée. Les psychologues font progressivement leur apparition au sein des crèches et diffusent les travaux issus de la recherche. Leur travail trouve sa justification et sa légitimation dans une forme de supervision des situations pédagogiques :

« Une psychologue à la crèche, en attirant l’attention sur les enfants aux quotients de développement les plus bas, inciterait les personnes responsables des activités éducatives à se pencher spécialement sur eux et veillerait à ce que les enfants les plus vivants ne soient pas l’objet le plus fréquent des marques d’intérêt » (Brunet, 1967 : 413).

En 1964, I. Lézine publie un ouvrage dans l’objectif de définir le but et les principes de l’éducation des jeunes enfants. La crèche est présentée comme un milieu rassurant. La prévention des troubles dont peut être atteint l’enfant devient possible par l’éducation des mères et du personnel. La directrice de la crèche, le médecin et la psychologue sont les piliers de cette éducation. Les principes éducatifs sont définis non seulement à l’attention des crèches mais aussi à celle des familles : il est question d’« [...] atteindre à travers les conduites de ces enfants les principes éducatifs des familles, redressant et modifiant ainsi, s’il y a lieu, certaines des conceptions éducatives répandues dans les milieux environnant la crèche » (Lézine, 1964 : 9).

Reste que la crèche est perçue comme un pis-aller qui pose problème pour la santé mentale de l’enfant :

« La définition même de la crèche, externat pour nourrissons de moins de trois ans suffit pour faire entrevoir la source des difficultés d’ordre psychologique qui peuvent s’y rencontrer. L’absence prolongée de la mère, la difficulté de compensation par une autre personne qui doit en tenir lieu (...), autant de causes de souffrance pour le nourrisson [...] » (Davidson, 1964 : 509)[13].

Dans une autre intervention, l’auteure dira : « Le motif de placement de l’enfant est donc quasi-uniquement et c’est évidemment le travail de la mère »[14], même si elle nuance son propos en refusant la polémique sur la légitimité du travail féminin.

Conjointement, le contrôle de l’institution sur les mères perdure : la « circulaire Veil » du 16 décembre 1975 précise la surveillance que doit exercer la directrice d’établissement sur la propreté du linge porté par les enfants, et la nécessité, le cas échéant, de s’en entretenir avec la mère. Ce texte développe ainsi « l’importance des échanges au cours desquels une éducation sanitaire peut être faite ». L’institution prépare les biberons donnés au domicile, « pour aider la mère et éviter une préparation dans de mauvaises conditions » (Davidson, 1964 : 500) et le week-end passé chez les parents demeure une source d’inconvénients : « L’enfant qui a quitté la crèche le vendredi soir adapté à l’alimentation, réapparaît donc le lundi conditionné au biberon [...]. Le personnel résigné reprend [...] la bataille qui avait paru gagnée deux jours avant » (Davidson, 1964 : 501).

Dans les années 1960-80, la crèche est encore décrite comme un univers aseptisé et impersonnel. Le décret de 1974 stipule que les enfants doivent être bien portants[15], mais paradoxalement le personnel y est essentiellement médical et paramédical et non éducatif. En 1978, H. Larrive, sociologue et usagère d’une crèche, témoigne de cet état de fait et dénonce le pouvoir médical abusif : interdiction aux parents d’entrer dans les locaux, enfants déshabillés et revêtus des habits de la crèche, vaccination intempestive sans consultation des parents, incursion de la crèche dans l’hygiène familiale, sentiment d’infantilisation par le savoir spécialiste... À travers les témoignages qu’elle recueille apparaissent les thèmes de la culpabilité féminine face à l’idéologie maternaliste, la rigidité du fonctionnement (horaires stricts, contrôle régulier du travail de la mère à l’extérieur), ainsi que le sentiment de dépossession de son enfant et même de son enfermement (contre la liberté maternelle). Ces observations conduisent H. Larrive à comparer la crèche à un « microcosme féodal ».

Progressivement, la lutte contre la mortalité infantile étant gagnée et la légitimité exclusive de la relation mère-enfant s’estompant, le curriculum des crèches s’oriente vers l’expression des compétences enfantines, même si, en fonction des lieux, les préoccupations hygiéniques demeurent premières. La population des crèches évolue, s’ouvrant aux classes moyennes, puis supérieures.

En 1982, le rapport à la secrétaire d’État à la Famille propose de favoriser le développement culturel dès le plus jeune âge, en développant cette dimension dans la formation des professionnels et au sein des projets éducatifs des institutions (Bouyala et Roussille, 1982). Le sens de ce développement est précisé : il s’agit bien de sensibilisation et non d’apprentissage. Un protocole est signé en ce sens en 1989[16]. Mais, dans un contexte social davantage marqué par la montée du chômage, la mondialisation des échanges économiques, l’augmentation du sentiment d’incertitude, le comportement des familles, comme celui des institutions, est aussi imprégné de l’instrumentalité des pratiques éducatives basées sur l’expressivité.

Les expériences d’ouverture à la culture se multiplient et se montrent en exemple d’expériences novatrices et de lieux pédagogiquement performants. C’est ainsi que les enfants accèdent aux bibliothèques, mais aussi à des activités de marionnettes, de musique, de fréquentation des musées, de créations artistiques les plus diverses[17]. Ces pratiques s’appuient sur les recherches concernant les compétences reconnues des jeunes enfants, mais aussi des nourrissons, tant sur le plan de la communication, que sur celui du développement de l’intelligence comme « mode de relation à l’environnement » (Lécuyer, 1990), ou encore du développement psychomoteur... Comme les connaissances nouvelles sur les compétences précoces du jeune enfant ont conduit à développer les apprentissages précoces, elles conduisent à développer des pratiques culturelles précoces. Certains lieux pratiquent, sans distance sur cette question, l’inflation d’activités.

Les enjeux autour de l’éveil culturel, permis par la massification et la banalisation de la culture psychologique au sein de la société, ont créé un marché de la culture pour tout-petits. Une pression inspirée par les spécialistes, et relayée par les médias, invite à mettre toutes les chances du côté de l’enfant, dès les premiers mois. L’expression de soi, la créativité, l’autonomie peuvent ainsi être des valeurs instrumentalisées, dans l’objectif d’une meilleure insertion et d’une meilleure réussite scolaire.

À l’aube du et au XXIe siècle : lutter contre l’échec scolaire et favoriser l’adaptabilité sociale.

Plus récemment, la notion de soutien à la parentalité, qui s’est imposée dans le champ professionnel de la petite enfance depuis la conférence de la famille du 12 juin 1998, comporte des indices des anciennes visées de normalisation des familles. À l’issue de cette conférence, les réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents (REAAP) sont mis en place dès 1999. La circulaire du 9 mars 1999 relative aux REAAP est ambiguë : elle fait explicitement référence à la circulaire interministérielle du 6 novembre 1998 qui met en œuvre des décisions adoptées par le Conseil de sécurité intérieur du 8 juin 1998 « relative à la délinquance des mineurs ».

Les pouvoirs publics, en adressant les REAAP à tous les parents, ont contribué à (re)construire et à (re)produire une représentation de la parentalité comme risque social. Même si, bien évidemment, le postulat de base contenu dans la circulaire du 9 mars est juste : « tous les parents sont susceptibles de rencontrer des difficultés ». Le parent, protecteur de l’enfant, est repositionné comme facteur de risque supposé.

En 2010, un comité national de soutien à la parentalité est créé. Sa première mission est de « contribuer à la conception, à la mise en œuvre et au suivi de la politique et des mesures de soutien à la parentalité définies par l’État et les organismes de la branche famille de la sécurité sociale »[18]. Il reprend les recommandations du Conseil de l’Europe, adoptées le 13 décembre 2006, relatives aux politiques visant à soutenir la « parentalité positive », renforçant cette idée de risque porté par la seule parentalité, la parentalité positive sous-tendant qu’il y a bien une parentalité négative. Des stages, des conférences, des ateliers sont mis en place pour former des « parents positifs ». Un filon pour les maisons d’édition qui publient des guides[19] et les coachs qui prodiguent des conseils. La parentalité est considérée comme « un art » qui s’apprend, qui se performe, avec des méthodes ou recettes clés en main. Derrière cette notion faible de « parentalité positive », se cache le fantasme de pouvoir vivre sans erreur et sans colère, de maîtriser le destin de son enfant en ayant les bonnes attitudes. Il ne suffit pourtant pas d’être un parent informé, détenteur du « bon savoir », pour être un parent « performant ». Ces politiques fabriquent la croyance que le « bon parent », la « bonne parentalité », fabriquerait l’enfant idéal : épanouit, bien dans sa peau, intelligent, sociable, en réussite scolaire, pratiquant le sport et les arts, autonome et obéissant, etc., renvoyant le parent à lui-même et sa propre culpabilité en cas de difficultés ou d’échec. Le mythe de Frankenstein nous rappelle que la créature échappe toujours à son créateur et que ce désir de toute-puissance est vain ! Ce faisant, on oublie que l’exercice de la parentalité est aussi affaire de contexte et de société, que les parents sont soumis différemment à des pressions économiques, sociales, psychologiques, etc. qui ont des effets sur leurs conditions d’existence et sur leur façon d’être parents. Plus récemment, une « nouvelle politique de soutien à la parentalité » est invoquée par l’État, avec la création de « Maisons des familles » (Ministère des Solidarités et de la Santé, 2018 : 47).

De tout temps, les lieux d’accueil de la petite enfance se sont fait l’écho de ces orientations et politiques.

À travers celles-ci, ressurgissent autrement formulées, ces velléités de prévention et de dépistage de la délinquance dès la petite enfance. Ce modèle éducatif d’une prévention économique, dans toute sa logique néolibérale, s’oppose avec persistance à un modèle de prévention soignante, issu de la psychopédagogie et des pédagogies dites interactives (Cadart, 2016), issues du XXe siècle.

Par exemple, dans la revue professionnelle EJE Journal, P. Duval et L. Rameau, présentent et promeuvent l’Institut Petite Enfance Boris Cyrulnik, qui se positionne pour la création d’une filière petite enfance, avec en sous-titre « attachements, cognition et éducation ». L’intérêt de cette initiative est argumenté en ces termes :

« Il semble évident aujourd’hui que le développement personnel de chaque enfant débute avec les nombreuses expériences relationnelles qu’il mène dans les premières années de sa vie et que ces dernières sont essentielles à ses apprentissages ultérieurs et donc à son employabilité future. Si l’enfant peut acquérir de solides bases affectives et cognitives dès la petite enfance alors il a de grandes chances de mener ses apprentissages avec facilité et efficacité, ce qui réduit d’autant son risque de décrochage scolaire. C’est ainsi que nous pouvons espérer diminuer la charge sociétale liée aux dépenses des services sociaux, des services de santé et des services judiciaires qui doivent prendre en charge des enfants et des jeunes adultes déviants » (no 43, oct. nov. 2013 et no 44, déc. 2013-janv 2014 : 54-55).

Est-ce là un renouvèlement paradigmatique de la philanthropie sociale du XIXe siècle ? Une instrumentalisation des finalités éducatives au nom d’une réussite scolaire à venir, au nom d’une société normée, policée ? Au risque d’accentuer la pression sur les attendus parentaux vis-à-vis des enfants et de développer d’autres effets pathogènes. Ce projet rejoint les ambitions de prévention et de dépistage de la délinquance dès la petite enfance issues du rapport Bénisti (Assemblée Nationale, 2005), contre lesquelles s’était constitué le collectif Pas de 0 de conduite (2006 ; 2011) et qu’analyse, à l’échelle internationale, le documentaire de Marie-Pierre Jaury[20]. Ces ambitions ressurgissent au travers des rapports du think tank Terra Nova (2014, 2017), avec le même type de propositions que celles compilées dans le rapport Bénisti, soit par exemple la mise en œuvre du programme de stimulation linguistique de Michel Zorman, intitulé « Parler bambin » (à côté de stages de responsabilité parentale). Ce programme se développe dans les crèches municipales de plusieurs villes de France, à partir de 2005. Son efficacité scientifique (Nocus et al, 2018) n’est guère discutée dans ces rapports – oubliant que le langage n’est pas un simple outil technique de communication, réduit à sa dimension opérationnelle, mais avant tout support, et nourris, de relations significatives[21]. Ces orientations sont reprises en 2018, dans le rapport de lutte contre la pauvreté émanant du Ministère des Solidarités et de la Santé qui promeut « Parler Bambin » afin de « stimuler le développement langagier des enfants de 3 à 36 mois » comme « levier d’égalité des chances en matière de réussite scolaire, lorsque l’on sait qu’à l’entrée en CP il y a un écart de 1 000 mots maitrisés entre les enfants selon leur origine sociale » (2018 : 65). Ce rapport stipule encore que « le contenu de la formation des 600 000 professionnels de la petite enfance est en cours de refonte pour renforcer la qualité de l’accueil en mettant l’accent, dès le plus jeune âge, sur l’apprentissage de la langue française ». Il s’agit de mettre en œuvre des « interactions “éducatives” spécifiques permettant de mettre en fonctionnement et de stimuler efficacement le langage des très jeunes enfants et d’améliorer significativement leurs compétences langagières ». Il s’agit encore « de sensibiliser les familles à la nécessité de parler le plus possible avec leur enfant et de parler avec un langage précis et de plus en plus diversifié pour permettre à l’enfant de comprendre, de conceptualiser puis de verbaliser le monde qui l’entoure ». « Parler Bambin est une expérimentation innovante qui vise à stimuler le langage des enfants dès le plus jeune âge en crèche, lutter contre les inégalités sociales et l’échec scolaire », affirme encore ce rapport.

Pourtant, la question de l’échec scolaire est plus complexe que le seul rapport au langage, même si celui-ci est important concernant cette problématique. Mais le développement du langage ne s’enseigne pas par des exercices répétitifs de désignation d’objets ou d’actions : il se construit à un rythme singulier, dans une relation et une interaction significatives pour l’enfant, par où transitent émotions, symbolisation et subjectivité.

Terra Nova prône un modèle de « crèches à haute qualité éducative », sous la consensuelle rhétorique de lutte contre les inégalités sociales[22], en s’appuyant sur les programmes d’éducation compensatoire (des handicaps socioculturels) des années 1970 aux États-Unis, comme outils de prévention précoce et de lutte contre les inégalités et l’échec scolaire. Bien des auteurs critiquent pourtant ce que l’on peut résumer à un ethnocentrisme de classe, à une vision erronée et à une pédagogie simpliste de l’apprentissage du langage, parées de jargon scientifique. Les critiques portent également sur ses effets délétères : pressions liées à l’évaluation des enfants, stigmatisation des enfants (les « petits parleurs ») et des familles, perpétuant les inégalités du lien entre rapport au savoir et rapport au pouvoir, disqualification des savoirs professionnels et des compétences parentales dans ce domaine (Ben Soussan et Rayna, 2018). Ce programme fait partie des dispositifs[23] au sens de Foucault (Garnier, 2018). Sa « logique d’investissement social basée sur la recherche scientifique » (Terra Nova, 2017), soit les sciences cognitives et les neurosciences, ignore l’histoire de cette institution, ses conditions d’exercice professionnel, ses pédagogies mises en œuvre – ouvertes sur les pratiques culturelles et artistiques – les développements issus de la psychologie clinique, depuis le XXe siècle, et jusqu’au rapport Giampino (Ministère des Familles, de l’Enfance et des Droits des Femmes, 2016, 2017)[24], semblant « réinventer la poudre »[25].

Ce faisant, ces dispositifs ignorent les inégalités fondamentales qui structurent nos sociétés, et prétendent, comme les philanthropes à l’âge de la fondation des crèches, agir sur leurs effets, mais non sur leurs causes. Lutter contre la pauvreté et les inégalités nécessite de décomposer les mécanismes inégalitaires : accès à l’éducation, marché du travail et du logement, redistributions qui resserrent les inégalités de revenus et de patrimoine, taxation des salaires et des marchés financiers, etc. Par la mise en place de ces dispositifs s’opère le mythe – ou la chimère – de l’égalité des chances, quand il ne se fonde que sur le projet de réformer l’enfant – et sa famille – sans vouloir modifier les fondements capitalistes de la société, à l’origine de ses inégalités structurelles. Les technocraties éducatives sont toujours en marche, à l’opposé d’une démarche de clinique éducative, à l’opposé d’une pédagogie sociale. L’enfant n’est plus ici un sujet, mais est objet d’une rééducation, tout comme ses parents. Et les lieux d’accueil de la petite enfance sont positionnés comme antichambre de l’école maternelle[26] – qui elle-même devient obligatoire (Garnier, 2019) – où les jeunes enfants deviennent des apprentis-élèves.

Depuis la création des crèches, au nom du bien de l’enfant, au nom du bien de la société, se produit une instrumentalisation des visées éducatives de ces institutions de l’enfance et se lisent les tensions et les ambiguïtés sociétales et politiques à l’œuvre. Pour autant, familles et professionnels y agissent et réagissent différemment et toutes les institutions ne sont pas assignées à se conformer à la lettre de cette instrumentalisation. « Quelle image avons-nous de l’enfant ? », invite à se questionner le réseau Enfants d’Europe dans sa Déclaration « Vers une approche européenne de la petite enfance » (2008). Au travers des politiques et des curricula de la petite enfance, de façon sous-jacente ou explicite, se lisent les représentations de l’enfant et de la famille, mais aussi de la société et de la place de l’individu dans la société.

L’évolution du curriculum des crèches depuis les années 1970, évoqué rapidement dans cette seconde partie, invite à la poursuite de l’analyse socio-historique de cette institution créée au milieu du XIXe siècle.