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Sauvez Bébé Nicole  ! La double sacralisation du corps et de l’enfant

Dans la dystopie au grand succès de Margaret Atwood, La servante écarlate (1987), un pouvoir totalitaire d’inspiration religieuse exerce un contrôle sur le corps des femmes en vue de la perpétuation de l’espèce : contrôle disciplinaire qui oriente leurs mouvements, leurs activités et leurs capacités, contrôle biopolitique sur leur possibilité de donner la vie. Dans le second volet de ce roman, Les Testaments (2019), l’intrigue tourne autour d’une enfant, que se disputent le régime intégriste et les résistants en exil. Bébé Nicole incarne la communauté, ses ambitions, ses dispositifs de procréation et de filiation, elle atteste par son existence le bon fonctionnement du système et elle constitue enfin la source de sa possible continuation.

Nous n’en dirons pas plus, mais ce cri, «  n’oubliez pas Bébé Nicole  », nous conduit, dans ce numéro, à questionner la dimension politique que prend le corps de l’enfant dans les sociétés contemporaines, ses manifestations multiples et son influence dans les dispositifs de recherche et d’intervention où se croisent la sphère scientifique, les débats sociétaux, les contextes institutionnels et les politiques publiques[1].

Depuis plus de cinquante ans, le corps est au centre de nombreux débats sur les transformations de la société, il constitue une ressource intarissable d’action publique, ainsi que l’objet et l’instrument de revendications, d’affirmations, de luttes pour la reconnaissance. Ce «  virage corporel  » caractérise également les sciences sociales qui, à partir des années 1980, font face à de profondes transformations épistémologiques et sociales : le déclin du paradigme cartésien, la diffusion de la phénoménologie, le rayonnement de la pensée foucaldienne, les revendications de populations stigmatisées au nom d’une prétendue différence lisible dans le corps (femmes, noirs, homosexuels, queers, handicapés, enfants), la crise du modèle biomédical, l’impact des transformations sociales et économiques affectant à la fois des questions liées au développement, à l’environnement, aux processus de globalisation.

En 1987, Margaret Lock et Nancy Scheper-Hughes introduisent l’idée d’un «  corps politique  », produit de régulations et de surveillance dans des domaines aussi variés que la reproduction, la sexualité, le travail, les loisirs, la maladie ou dans la définition de la déviance. Cette vision n’est pas inédite dans le contexte intellectuel des années 1980, mais les deux anthropologues établissent un lien entre la forme du pouvoir politique et les usages et les représentations du corps. Ces réflexions mûrissent dans des domaines comme le syndrome du refus de l’école au Japon, la médicalisation de l’âge (Lock, 1980  ; 1986), la violence dans la vie quotidienne des enfants au Brésil ou la désagrégation familiale dans l’Irlande rurale en crise (Scheper-Hughes, 1979  ; 1987). En problématisant les liens entre vulnérabilité et ordre politique et social, ces anthropologues interrogent également comment sont négociées les relations de pouvoir et la manière dont les corps sont engagés dans ce qu’elles appellent «  des rituels de résistance  ». Car, en produisant les codes de la «  normalité  », savoirs et pouvoirs fournissent également un langage pour exprimer l’adhésion, le refus ou l’arrangement par ce qu’elles appellent un «  corps intelligent  », «  conscient  ».

Ce lien entre corps, pouvoir et sujet a été au cœur de nombreux travaux dans les sciences sociales des vingt dernières années (Bayart et Warnier, 2004 ; Warnier, 2009). La régulation de la sexualité, les politiques de prévention en matière de santé, l’accueil des réfugiés ou la relation entre demandeurs d’aide et État social s’organisent autour d’un traitement spécifique des corps et de la vie (Berlivet, 2004  ; Fassin et Memmi, 2004). Par la «  chair  », de nouvelles pratiques installent la personne dans un statut et dans un rôle : de père, de mère, d’adolescent ou de jeune (Memmi, 2014). Les innovations biomédicales ont reconfiguré des seuils du début et de la fin de vie, caractérisés au fil des siècles par une forte stabilité, en engageant des choix sociaux et politiques. Des formes de citoyenneté «  biologique  » apparaissent (Rabinow, 2010  ; Rose et Novas, 2004), fondées sur l’idée que des singularités génétiques ou pathologiques peuvent conférer un statut et favoriser un sentiment d’appartenance basé sur le partage d’une expérience corporelle commune. Les avancées biotechnologiques ont apporté une lecture moléculaire qui «  dissout  » la physicalité dans la vie et suscite une démarche d’optimisation de soi et de ses facultés biologiques de plus en plus poussée (Martin, 1992  ; Rose, 2007). La vie et le corps ne constituent pas alors des concepts scientifiques, mais politiques (Agamben, 1997) : par le travail de différenciation qu’ils engendrent, par exemple la distribution inégale et asymétrique de l’espérance de vie suivant la classe sociale ou le lieu de naissance (Canguilhem, 1943), ils segmentent la société. Le corps constitue aussi l’expression d’une singularité, en témoignant une vision de la personne «  individualisée », ainsi qu’un instrument de revendication. Il a le dernier mot là où les autres recours semblent impuissants : se donner la mort, occuper l’espace public, se coudre les lèvres pour demander un statut de réfugié…

Sur ce chemin alliant sanctuarisation et marchandisation, la valeur centrale donnée aujourd’hui au corps et à la vie rencontre un autre mouvement qui est celui de la sacralisation de l’enfant (Zelizer, 1985  ; Gavarini, 2001  ; Gauchet, 2004  ; Diasio, 2006  ; 2009  ; Déchaux, 2014), qui confère à ce dernier une valeur inédite : pivot de la parenté, objet de désir, expression extrême de la vulnérabilité à défendre, par exemple des risques de pédophilie ou encore de maltraitance dans la sphère privée (Javeau, 1998), destinataire d’une passion qui est à la fois «  amour de  » et «  souffrance pour  ». Les nombreux débats sociétaux contemporains autour des enfants touchent souvent leur corps, ainsi que la possibilité même de donner la vie : le traitement du trouble de l’hyperactivité (TDH/A), les controverses sur les vaccins, les appels à contrer le surpoids et l’obésité chez l’enfant et l’adolescent, les débats sur la puberté précoce et ceux sur l’hypersexualisation des filles, les appels au contrôle des hexis corporelles dans l’espace scolaire et public, les polémiques sur le genre et leur articulation à des programmes d’éducation à la sexualité ou à la santé. Ces inquiétudes semblent cristalliser une forme de panique morale qui, par le corps, interroge le statut de l’enfant dans la société contemporaine (Prout, 2000). S’occuper de la santé, du corps et de la «  vie  » constitue ainsi un des enjeux politiques du contemporain, une manière de produire et de former de futurs citoyens : le nouvel avatar d’une préoccupation bien plus ancienne.

Les enfants au cœur de la nation 

Un dessin de 1915 de l’illustrateur Tullio Silvestri, Ufficio requisizione materiale umano (Gibelli, 2005), montre un enfant nu, sur la toise, mesuré par deux autres, toujours aussi dévêtus, sous le regard d’un troisième portant les emblèmes de l’appartenance au monde militaire : une épée, un képi. Comme le dit son titre, on réquisitionne du matériel humain pour la guerre et l’enfant, en ce début du siècle, ce qui en constitue l’expression la plus exemplaire.

Cette représentation de «  l’enfant pour la Nation  » (Segalen, 2010 : 47) ne surgit pas subitement. Elle est préparée par l’avènement de politiques d’hygiène et de santé qui, à partir de la deuxième moitié du 18e siècle, font de l’enfant la cible des préconisations et des dispositifs de lutte contre la maladie et la mort. L’histoire des carnets de santé par Catherine Rollet (2008) ou encore son analyse de l’enquête promue par le ministre Chaptal sur la puberté des filles après la Révolution française (2015) montrent l’importance de surveiller la croissance des enfants, ainsi que la place de ces petits corps dans l’établissement de l’État-nation. Les actions publiques ne s’attaquent pas seulement à la surmortalité infantile, elles interviennent progressivement dans la surveillance des nourrices, elles s’insinuent dans les plis de la vie domestique, elles visent la réglementation du travail enfantin. Dans l’espace d’un siècle, le statut de l’enfant se modifie profondément. «  Les enfants de tous âges abondent sur la scène sociale au 19e siècle  » (Becchi, 1998 : 157) : ils sont au cœur de ses utopies sociales et philosophiques, ils sont convoqués pour questionner le passage de l’état de nature à l’état social, de la sauvagerie à la civilisation. «  Epoque fondatrice, fabuleuse et perdue de l’existence  » (Becchi, 1998 : 161), l’enfance témoigne à la fois du passé de l’homme, tout en annonçant son avenir.

La croissance des enfants, leur bien-être, leur réussite et leurs performances sont progressivement placés sous le contrôle de nombreuses institutions, de sorte qu’à partir de la seconde moitié du 19e siècle «  l’enfant doit être désormais fait et bien fait par et pour l’État  » (Segalen, 2010 : 47). Sa taille, son poids, sa propreté, sa santé deviennent l’étalon de mesure à partir duquel on jauge la validité des politiques de réduction des inégalités sociales ou des modèles éducatifs (Diasio, 2019). Comme le montre Catherine Bouve dans ce numéro, il s’agit d’un projet qui concerne non seulement plusieurs dimensions de la vie physique des enfants, dès leur plus jeune âge (de la table au vêtement, du sommeil à l’air), mais qui fait des plus petits des «  médiateurs éducatifs  » entre des mondes sociaux différents. D’abord destinataire d’une biopolitique qui vise à multiplier la force et la vitalité de la population, l’enfant devient progressivement un sujet précieux qu’il est opportun de soustraire des influences néfastes de la mauvaise éducation, des adultes irresponsables, des milieux moralement viciés, des environnements inadaptés. L’enfance commence à apparaître comme un moment de vérité sur ce que sera la personne adulte et tout un vocabulaire de la puérilité circule entre le médical, le judiciaire, la littérature, l’éducation (Foucault, 1999). D’où la polysémie des figures de l’enfant qui feront long feu dans la sociologie contemporaine : sujet périlleux et en péril, individu à corriger, être innocent martyrisé, victime des défaillances parentales dans ces nouvelles formes de pathologisation qui touchent les sentiments, les rapports familiaux et la vie domestique. L’enfance s’affirme comme un temps de l’ambiguïté et de l’instabilité, mais également de promesses aurorales. C’est à l’aune de son enfance ou de ses enfants qu’un individu ou un groupe seront évalués : à partir du 19e siècle, l’enfant constitue un «  piège-à-adulte  » (Foucault, 1999 : 287).

Au début du 20e siècle cette entreprise de nationalisation de l’enfance ne faiblit pas voire elle s’amplifie. Puériculture, diététique, hygiène, soin de la personne, activité physique (Vigarello, 1978  ; Delaisi de Parseval et Lallemand, 1980  ; Hamelin Brabant, 2006) vont au secours d’une préoccupation multiforme pour la force de la population et du futur citoyen. La révolution démographique produit de plus en plus de jeunes et occasionne des dispositifs d’accompagnement et de contrôle pour désamorcer la menace sociale qu’ils peuvent constituer (Perrot, 2007 [1979]  ; Le Breton, 2013). L’histoire de l’adolescence montre les enjeux liés à cette catégorie d’âge qui s’affirme dans l’entre-deux siècles, les savoirs qui se mettent en place pour la comprendre, les inquiétudes sociales et les séductions même qu’elle suscite (Thiercé, 1999  ; Di Spurio, 2016). Des mouvements d’encadrement de l’enfance et de la jeunesse vont intégrer ces jeunes individus dans des collectifs à visée éducative et politique.

La Grande Guerre marque une étape importante dans cette nationalisation de l’enfance. Elle remet à l’honneur l’image de l’enfant-soldat et renverse ainsi la tendance qui s’affirme au 19e siècle et qui consiste à retarder l’entrée des mineurs dans les pratiques militaires et guerrières. On estime à 250 000 les enfants en dessous de 16 ans impliqués dans l’armée britannique et des taux analogues sont présents dans d’autres pays européens (Audoin-Rouzeau, 1994). Après la guerre, les enfants sont appelés à être les gardiens de la mémoire et les opérateurs du deuil national grâce à leur présence assidue, encouragée et obligée par l’école, dans les commémorations vouées au soldat inconnu, aux morts dans les combats, ou dans les hommages aux invalides qui peuplent (et hantent) l’Europe en grand nombre (Labita, 1990). Dans cette même période, le mouvement des pédagogies nouvelles à travers l’Europe, dans un élan pacifiste, contre ces patriotismes guerriers, à l’inverse tente de construire des contre-modèles d’émancipation politique (Grudzinska, 2016) en prenant appui sur l’enfance.

Les plus jeunes deviennent aussi un segment du marché auquel destiner des messages et des produits spécifiques. L’image des enfants acquiert une puissance inédite autant dans le monde publicitaire que dans l’imagerie patriotique, en tant qu’incarnation de la nation, du futur, du peuple. Cette soudure du marchand, du culturel et du politique en fait une cible permettant de tester les nouveaux outils de manipulation des masses. À partir de l’analyse des politiques éducatives, sanitaires et militaires de la première moitié du 20e siècle, l’historien Antonio Gibelli montre comment nationalisation de l’enfance et nationalisation des masses vont de pair. «  L’enfant n’est pas seulement une partie, mais le prototype du peuple, dans le sens où le peuple est considéré et, par conséquent, traité, comme un mineur à éduquer, conquérir, séduire, abuser s’il le faut, pour le transformer d’élément de faiblesse en facteur de force des nations en compétition et en conflit  » (Gibelli, 2005 : 4).

Les idéologies totalitaires du 20e siècle mettent ainsi l’enfance au cœur de leur symbolisme politique, de la liturgie nationaliste, des ritualités publiques et de l’organisation des masses. Elles vont constituer une expérience spécifique d’encadrement de cet âge de la vie, qui fait recours à des modalités d’organisation de l’enfance et de la jeunesse qui étaient déjà présentes, mais avec d’autres objectifs, dans les sociétés européennes. Colonies de vacances ou centres de plein air pour régénérer les corps et les esprits (Depaepe et Thyssen, 2012  ; Thyssen, 2009), jeu et travail à l’extérieur, activité physique, contact avec la nature caractérisaient déjà la tradition des éclaireurs, de la pédagogie active, des initiatives dédiées à l’enfance au sein des différents partis politiques. Sous le nazisme et le fascisme, ces pratiques évoluent plutôt vers une double dimension disciplinaire et biopolitique visant la préparation à la guerre, l’intériorisation de conduites paramilitaires, la mise en œuvre de la pensée raciale et eugéniste. Les totalitarismes du 20e siècle vont également manipuler une jeunesse envisagée du point de vue du potentiel humain qu’elle constitue et des nouveaux pouvoirs qu’elle doit être préparée à acquérir (Kater, 2004  ; Kelly, 2005). L’affrontement entre générations avec l’éviction des «  vieux  » à l’avantage des «  jeunes  » va constituer une rhétorique habile et récurrente pour justifier le changement de régime politique.

De l’enfant pour la nation à l’enfant pour soi : les avatars de l’idéologie de l’individu

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’enfance et l’adolescence s’établissent durablement sur la scène sociale. Métaphores du changement social (Passerini, 1996), elles suscitent des interventions ciblées dans le domaine de la famille, de l’éducation ou de la santé (Bernini, 2007). Moins lié à l’établissement et au renforcement de la nation, le corps de l’enfant n’est pas pour autant moins « politique ». Louise Hamelin Brabant et André Turmel (2012) ont ainsi montré comment la problématique du risque s’est mise en place autour de l’enfance sur la longue période d’un siècle. Alors qu’au début du 20e, discours médicaux et dispositifs étaient orientés vers l’optimisation des conditions sociosanitaires, la seconde moitié du 20e siècle voit apparaître une autre catégorie de prévention axée sur le dépistage des problèmes liés à la grossesse et des problèmes psychosociaux. Ces nouvelles focales dans la régulation des corps, et leur psychologisation, ont des effets sur l’identité des enfants.

Ces orientations se développent dans le creuset d’un processus de médicalisation de la société qui procède par une individualisation de la responsabilité et par une intériorisation de la maîtrise de soi liée à un nouveau rapport au risque, et ceci même chez les enfants (Diasio, 2010). La relation entre les enfants et leurs corps est alors moins exprimée en termes d’un contrôle direct, d’une surveillance telle qu’on a pu la décrire pour les techniques hygiénistes ou de redressement du 19e et de la première moitié du 20e siècle. Elles prennent plus la forme de préconisations diffuses, qu’il revient aux enfants d’incorporer sous couvert d’adhésion volontaire. Il s’agit d’une observance d’une autre nature qui procède moins par injonction que par la composition de normes plurielles. Par l’enfant, il est possible de lire la trame complexe où sont pris les sujets dans les sociétés contemporaines. D’une part, la progressive reconnaissance des enfants comme acteurs sociaux à part entière leur confère des droits et des devoirs (par exemple dans la convention internationale des droits de l’enfant), ce qui ne va pas sans hésitations, heurts et résistances. Les modes de capture scientifique et de représentation artistique de l’enfant, les controverses sociétales à son égard, sa place dans l’univers marchand et dans la culture de masse, traduisent un intérêt renouvelé pour l’individu (Sirota, 1998). L’enfant semble devenir le dernier avatar d’un mouvement historique qui accorde au sujet la légitimité, voire l’impératif à une construction de soi qui passe par la composition de références multiples.

D’autre part, l’enfant continue d’être au cœur de dispositifs de surveillance agissant au niveau de l’espace, du temps, des conduites incorporées. Il est à la fois corps agi et corps agissant, pour reprendre l’expression utilisée dans sa contribution par Céline Jung au sujet de l’évolution de la figure de l’enfant dans 190 dossiers administratifs de l’Aide sociale à l’enfance depuis 1950 jusqu’à nos jours. Le cas de l’école est exemplaire de cette tension. Le temps de la scolarité a ainsi fait l’objet de nombre d’analyses mettant en évidence la discipline des corps exigée par la forme scolaire (Foucault, 1975  ; Vincent, 1980  ; Pujade-Renaud, 1983  ; Chobeaux, 1993), que ce soit dans l’architecture ou les dispositifs les plus quotidiens qui rythment et structurent le temps des apprentissages. Que l’on s’intéresse à la force des dispositifs ou aux formes de résistance, reste que le calendrier scolaire structure le temps de l’enfance, que ce soit de l’entrée en maternelle, au passage du primaire, puis au temps du collège (secondaire) ou du lycée (postsecondaire). Si l’on admet avec Jens Qvortrup (2001) que le métier d’élève est devenu une des formes principales du métier d’enfant, aller à l’école constitue ainsi le travail des enfants exigé pour se produire eux-mêmes, au travers de la forme scolaire, en tant que citoyen et individu.

D’autant que de nouvelles disciplines comme l’éducation à la santé ou des programmes spécifiques de lutte contre l’obésité infantile viennent renforcer et réactualiser les programmes hygiénistes (Lutz, 2018). Ces actions ont lieu soit directement dans le temps scolaire, soit dans les temps parascolaires comme le temps de la cantine. Ce moment que certains hommes politiques, comme le français Jean Pierre Chevènement, qualifient de «  Table de la République  » montre bien les enjeux de citoyenneté qui s’y jouent. Tant au travers des manières de table que des menus partagés, s’y jouent des disciplines du corps politique de l’enfance. Initialement destiné aux indigents, ce temps scolaire, avec l’extension du travail féminin, s’est trouvé largement partagé par l’ensemble de la population. Rassemblant autour d’une même nourriture, différentes trajectoires de classes sociales et différentes trajectoires migratoires, ce moment est devenu un sujet de débats politiques, d’instrumentalisations et de controverses chaudes incarnant les modes de constitution de la nation (Kepel, 2012  ; Birnbaum, 2013). Héritier de la discipline lassallienne, le réfectoire devient la cantine, puis le restaurant scolaire (Chachignon, 1993), ces dénominations illustrant l’évolution du statut des convives et de la prise en compte de l’enfance. L’enfant dans sa dimension collective et sa dimension la plus personnelle, s’il s’est vu initialement l’objet de politique de lutte contre la misère au 19e siècle ou contre la malnutrition dans l’après-Seconde Guerre mondiale, est devenu le sujet des programmes de lutte contre l’obésité ou encore plus récemment de respect de l’environnement et paradoxalement de lutte contre le gaspillage alimentaire.

Le corps de l’enfant devient ainsi la pierre de touche de nombreux changements : sa santé, ses performances, sa « bonne » sexualité, l’alimentation « correcte » témoignent de la validité des modèles éducatifs et parentaux. Et, par ricochet, ce sera à l’enfant de transmettre à ses parents ou à ses aînés les bonnes conduites. Pensons aux programmes d’éducation à l’alimentation qui, surtout en contexte français, ont l’ambition, par l’enfant, de reformer les familles, notamment celles issues de milieux plus populaires ou défavorisés (Maurice, 2013  ; Berthoud, 2017). Face à l’ampleur de la tâche, la tentation peut être grande de disparaître, de rendre invisible ce fragile «  corps-bateau  », comme le raconte ici Cristina Figeuiredo à propos des adolescents en retrait, nommés hikikomori au Japon et frappés par d’autres diagnostics en France. Leur corps peut être bavard, montrant à toutes et tous des blessures ou d’autres marques de la souffrance, d’autres fois cette présence physique parle dans son absence, une ultime manière de résister. Car l’enfant n’est pas uniquement un destinataire passif de ces dispositifs, mais il se les approprie, il négocie sa place et son espace d’action comme d’autres acteurs sociaux. Sujets au sens plein du terme, les enfants exercent en effet une influence sur leur entourage social. Leur socialisation ne peut pas être envisagée comme une internalisation linéaire, mais comme un processus complexe où ils sont acteurs et agents (Alanen, 1988). Ils « font avec » la société dans laquelle ils vivent, entre contraintes et opportunités, dans la tension entre structure et acteur mise en évidence par Giddens (1984) et que la sociologie et l’anthropologie de l’enfance ont développé.

Aussi, à l’aube du 21e siècle, le mouvement de fabrication de l’enfant pour la nation se complexifie. L’enfance continue à être au cœur de l’identification nationale, comme le montre Marianne Gullestad à propos de la Norvège (1997), mais la place du corps y évolue. D’une part, il excède les frontières étatiques et culturelles : des codes esthétiques, des pratiques sanitaires, des modèles alimentaires tendent à essaimer à une échelle qui dépasse le cadre national, tout en entrant en collision ou en s’adaptant à d’autres contextes et pratiques. Le souci du corps et de la vie essaime par exemple dans le domaine de l’environnement dans le cadre d’un risque conçu de plus en plus comme globalisé (sur ce point cf. le travail précurseur de Sharon Stephens (1994). D’autre part, la production des corps enfantins croise d’autres figures de l’enfance — l’enfant vulnérable, l’enfant garant de la réussite du projet familial, l’enfant acteur, l’enfant porteur de droits spécifiques — au point que le développement de l’enfant devient un enjeu politique et social comme jamais auparavant.

Qu’est-ce qui est propre à l’enfant dans cette politique de la vie  ?

Le rapport à l’enfance saisie dans sa dimension corporelle excède donc le simple domaine de la lutte contre la mortalité et la morbidité infantiles, il se métamorphose sans cesse et prend différents visages suivant les attentes d’une société. Mais quelles sont les formes spécifiques que prend ce corps politique quand il se réfère à l’enfance et aux enfants  ? Pouvons-nous identifier des éléments communs derrière ces manières diverses de rendre politique le corps de l’enfant dans des contextes sociohistoriques donnés  ?

En premier lieu, elles ne s’adressent pas à une catégorie sociale constituée une fois pour toutes, mais à un sujet pensé en formation, à qui l’instabilité physique et l’immaturité psychologique confèrent un caractère liminal. Si éviter les maladies et produire des corps robustes sont les deux facettes d’un projet de fabrication des citoyens, il s’agit de contrôler la bonne succession des étapes de la croissance, dans le souci d’anticiper les risques et prévenir les périls qui peuvent émerger dans la transition de l’un à l’autre stade du développement. Comme le montre Turmel (2014), statistiques, tableaux, chartes, courbes de poids et de croissance, tests ont permis dans le temps un dialogue entre parents, éducateurs, médecins et ont contribué à «  stabiliser  » le temps de l’enfance. Ces techniques contribuent également à dessiner des régularités, des prévisions, des moyennes qui circonscrivent des populations, les rendent objectives, donc «  réelles  », et permettent d’affiner des outils d’intervention à leur égard (Armstrong, 1986). Par ces mesures, toute une biopolitique à bas bruit enlace corps et temps : par l’un on jauge et on pense maîtriser l’autre (Diasio, 2019). Être «  adéquat à l’âge  » revient à assurer la bonne marche du futur, non seulement de l’organisme individuel, mais aussi des générations à venir. Savoir comment le temps travaille le corps permet de le matérialiser, d’en contrôler la durée et de la canaliser. Baliser le temps par le corps des enfants fait des seuils entre les âges un moment de mise à l’épreuve, de reformulation et de rappel de l’ordre du genre et des orientations sexuelles. Ces transitions constituent des moments denses (Vinel, 2012  ; Diasio et Vinel, 2017) au feuilletage complexe de dimensions subjectives, culturelles, sociales, politiques. Passages par excellence, la naissance et la mort induisent une interrogation sur le statut de l’enfant. Quand ils se conjuguent, comme dans le cas des néonaticides analysés ici par Natacha Vellut, un doute semble planer sur la place de ces corps — corps-objets, corps-sujets  ? – et sur l’autorité qui détient le pouvoir d’en décider. À partir de quand un corps est-il investi d’une subjectivité  ? Et comment pouvons-nous interroger cette «  mise en existence  » (Jaffré, 2019 ; Jaffré et Sirota 2013) par des passages extrêmes comme ceux des infanticides  ?

Le deuxième élément de ce «  corps politique  » relève par conséquent des pratiques de bornage qui définissent l’entrée en existence et les âges de la vie. Car «  l’âge passe pour le plus naturel et le plus précis des caractères sociaux. […] Peu de mesures physiques atteignent une telle précision. Elles demeurent cependant illusoires, car l’âge constitue d’abord un instrument politique. Les conceptions de l’âge et des classes d’âge dépendent du système politique en place  » (Le Bras, 2003 : 25). Au tournant du 19e et du 20e siècle, de nombreux débats portent sur la définition des seuils permettant d’une part de réguler et accompagner l’enfance (ex. les lois Ferry de 1882 sur la scolarisation obligatoire) et d’autre part d’accéder aux droits et devoirs propres à l’âge adulte, par exemple dans les champs du service militaire personnel (en France les lois de 1872, 1889, 1905), de la majorité pénale (1906) ou de celle matrimoniale (1907). Mais ces seuils sont constamment redéfinis en fonction de la situation sociale et politique. Les guerres et les totalitarismes fonctionnent comme des accélérateurs du passage à l’âge adulte et de l’identification à un corps viril et combattant, pour les garçons, et à celui reproducteur pour les filles. Au 20e siècle, d’autres controverses portent sur la fin de l’enfance ou sur l’entrée présumée tardive dans l’âge adulte. Ces débats récurrents expriment l’inquiétude de sociétés en transformation, s’interrogeant sur la formation des élites et le renouvellement de la classe dirigeante, comme dans la société états-unienne des années 1950 (Passerini, 1996) ou encore sur les modèles d’éducation et de transmission intergénérationnelle (Mead, 1970). Le corps et notamment la sexualité sont ainsi scrutés pour vérifier la maturité ou l’adéquation aux nouvelles tâches qui incombent aux plus jeunes.

Une troisième dimension porte sur l’autorité et la légitimité de décider du corps de l’enfant. La politisation du corps de l’enfant s’accompagne, en Europe et en Amérique du Nord, de la progressive extension, autant dans le champ, que dans la durée, de la prise en charge du mineur et de sa famille par l’État (Segalen, 2010). Les justifications de cette prise en charge, tout comme le retrait des enfants à leurs familles ou leur redressement, se sont appuyées et s’appuient encore sur des arguments sanitaires ou liés au corps (Meyer, 1977). Car si l’apparition d’une politique de santé en Europe se fonde sur «  le privilège de l’enfance et la médicalisation de la famille  » (Foucault, 1994 : 731), cette dernière est de plus en plus envisagée d’un regard ambivalent, qui en fait à la fois un agent de prévention et un possible milieu pathogène. La famille est scrutée, analysée, contrôlée, tantôt louée, tantôt discréditée (Donzelot, 1977  ; Tillard, 2007). Cette responsabilisation n’est pas séparable de l’ombre de soupçon, et souvent du discrédit affiché, à l’égard de parents envisagés comme incapables de s’adapter aux besoins de l’enfant et les nombreuses transformations des relations familiales, qui interviennent à partir de la fin des années 1970, ne tranchent pas cette ambivalence constitutive (Neyrand, 2015  ; Singh, 2004). D’autres collectifs — l’école, les médias, le monde médical, les pouvoirs publics — sont les contendants de cette légitimité à décider du corps de l’enfant qui devient un terrain de lutte et de confrontation entre une pluralité des acteurs, une pluralité de normes, de savoirs et de préconisations. Les recommandations de santé publique peuvent entrer en concurrence avec les modèles familiaux de corps, de bien-être ou d’alimentation, comme le montre l’article de Graessler, Knobé et Gasparini sur le contrôle du poids des enfants issus de classes populaires. L’itinéraire de recherche décrit par Gérard Neyrand dans ce numéro constitue une contribution centrale pour comprendre ces affrontements à partir des reconfigurations de la sphère privée qui ont lieu depuis 30 ans, ainsi que les changements de paradigmes ayant contribué à l’émergence de nouvelles normativités.

Enfin, un quatrième élément, qui n’est pas le propre de l’enfance, mais qui se révèle particulièrement porteur dans son étude, est l’idée d’un pouvoir qui répartit, qui crée des divisions et qui rattache à des identités prétendument fondées sur le corps. Les catégorisations de corps et d’âge en rencontrent d’autres — et en sont traversées — basées sur le genre, sur la classe sociale, sur des processus d’ethnicisation ou de racisation, sur la position générationnelle (Voléry, 2014). La séparation du corps des enfants des corps adultes et des enfants entre eux est le produit de cet entrecroisement de catégorisations et des hiérarchies qu’elles instituent. Ces relations asymétriques produisent différentes enfances. Les processus de globalisation induisent une circulation de biens, de techniques corporelles, d’images et de préconisations liées à la santé et au bien-être, qui rapprochent certaines typologies d’enfants, mais qui en éloignent d’autres en creusant des écarts basés sur l’accès à des ressources convoitées et rares. La sociologie et l’anthropologie de l’enfance explorent alors comment, dans les contraintes, les asymétries et les limites posées par la situation sociale, les enfants se servent de leur corps — et en l’occurrence de corps à valeur variable — pour se frayer des marges d’agissements et d’intervention active dans le monde qui est le leur. L’existence de ces vies enfantines inégales, les formes qu’elles prennent, les tensions qu’elles suscitent rendent visible l’écart « entre l’appréciation de la vie en général et la dépréciation de certaines vies en particulier » (Fassin, 2018 : 18). L’analyse que Julie Jarty et Tristan Fournier opèrent, dans ce numéro, des programmes de santé publique axés sur les mille premiers jours de vie, montre un projet intensif d’optimisation de la vie qui élargit les bornes d’âge jusqu’à inclure le futur enfant dans la régulation des corps déjà avant la conception. En même temps cet investissement sur le corps gestationnel, révèle et reproduit une morale inégalitaire, basée notamment sur des catégorisations de sexe et de classe.

De la recherche à l’intervention et retour

Les enjeux liés à la production des corps enfantins, aux soins qui leur sont portés, aux manières d’entretenir leur vie, leur santé et leur bien-être ont suscité une multiplication de recherches pouvant déboucher sur des programmes d’intervention ou des politiques publiques.

Savoirs et expertise scientifique sont petit à petit devenus un mode de légitimation de la mise en place des actions publiques à l’égard de l’enfance, même si, comme le montre Pierrine Robin dans sa contribution, leur circulation entre monde scientifique et arènes politiques peut être tronquée, ne pas répondre aux attentes ou provoquer des effets inattendus. Cette interaction finit par influencer la démarche des chercheurs, leur positionnement, ainsi que la place des enfants dans les pratiques de la recherche. L’évolution du statut de l’enfant, sa sacralisation conjuguée aux inquiétudes et incertitudes produites par l’évolution des normativités familiales, ont amené un certain nombre d’organismes à lancer des programmes de recherche étudiant la manière dont l’enfant est mis au cœur des politiques sociales. L’enfant change de statut aussi dans la sphère scientifique et administrative, il n’est plus simplement conçu comme un fardeau, une charge, mais comme un membre de la cellule familiale dans un premier temps, puis comme un objet ou un sujet d’investissement social. Il devient donc nécessaire de le faire apparaître en tant qu’acteur social en tant que tel, même si l’appareil statistique ne s’y prête pas si facilement, n’ayant pas initialement été conçu pour le mettre en visibilité directement. Le gouvernement par le nombre exige de nouvelles sources de données (Desrosières, 2013). Cette mise en chiffres soutient les argumentaires autour de l’intérêt de l’enfant, devenu un leitmotiv des politiques publiques à la fin des années 1990 et le début des années 2000 (Dauphin, 2010). Il s’agit d’assurer son « bien-être ». Concept, pouvant recouvrir des conceptions assez contradictoires, brandi dans le débat public, il permet d’espérer rassembler autour d’un consensus apparent et d’articuler programmes politiques et mesures sociales. Qu’elles soient chargées, plus ou moins explicitement de fournir des éléments d’aide à la décision ou de légitimer a posteriori, les recherches questionnent les inflexions des politiques publiques à l’égard de l’enfance. D’autant qu’un virage important est intervenu dans le cadre des politiques familiales (Damon, 2017). L’enfance et spécifiquement l’accueil de la petite enfance sont devenus l’objet d’un « investissement social » et deviennent par voie de conséquences une priorité.

De multiples disciplines issues, non plus simplement de différents champs de la psychologie, mais des sciences sociales en général, se penchent sur cet objet, soit indirectement soit directement. Histoire, sociologie, anthropologie, économie, géographie, science politique, démographie et épidémiologie se trouvent convoquées. Sur un plan international, dans des contextes nationaux, au niveau européen et au travers des Organismes internationaux tels qu’OMS, UNESCO, UNICEF, OCDE, Commission européenne, ONG, du Nord au Sud, (Bonnet et De Suremain, 2014) nombre de collèges invisibles se sont constitués véhiculant conceptualisations et diffusion de « bonnes pratiques » à l’égard de l’enfance (Sirota, 2012a), contribuant à cette biopolitique. L’enfant devient un homo-statisticus, (Octobre, 1999  ; 2010a) sa parole, ses expériences sociales deviennent objets d’intérêt et d’investigation. Le corps politique de l’enfance prend véritablement corps et forme. Si l’on prend l’exemple de la France, différents ministères ou services publics tels que la CNAF (Caisse nationale d’allocations familiales) au sein de leurs services d’études et de statistiques lancent des programmes de recherche, que ce soit par exemple le Ministère des Affaires sociales et de la Santé au sein de la DREES (Direction de la recherche de l’évaluation et des statistiques), le ministère de la Culture au sein du DEPS (Direction des études de la prospective et des statistiques), ou le ministère de l’Éducation nationale au sein de la DEPP (Direction de l’évaluation de la prospective et de la performance) au travers des suivis de panels ou même le Ministère de l’Agriculture autour du PNA (Programme national pour l’alimentation) sur l’alimentation enfantine. Les grandes agences de recherche nationales suscitent des appels de recherche spécifiques, tels au Royaume-Uni le programme Childhood from 5 to 16, growing into the 21 st century dirigé par Alan Prout, financé par l’Economic and Social Research Council au début des années 2000 ou celui « Enfants, enfances » de l’Agence Nationale pour la Recherche française en 2009. De la statistique publique aux approches ethnographiques se mettent en place de grandes enquêtes permettant d’étudier tant les politiques publiques que les arrangements quotidiens des familles (Le Pape et al., 2017) et font apparaître de plus en plus directement le vécu et l’expérience sociale de cet acteur social qui a enfin pris place sur la scène de la recherche (Octobre, 2010b  ; Sirota, 2010  ; Détrez, 2014). Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour faire face à la baisse de la natalité, la vulnérabilité et la pauvreté de l’enfance, se mettent en place des suivis de cohortes d’enfants dans un certain nombre de pays tant en Angleterre avec the National Birth Cohort qu’aux États-Unis avec the National Children Study ou au Canada (Pirrus et Lerridon, 2010). La France étant particulièrement en retard sur ce plan, il faudra attendre les années 2010 pour que la cohorte ELFE (Etude Longitudinale Française depuis l’Enfance) se mette en place sous l’égide d’une multitude d’organismes de recherche (INED, INSEE, Institut de veille sanitaire, Direction générale de la santé, CNAF, le programme d’investissement avenir) mobilisant près de 80 équipes de recherche dans une perspective pluridisciplinaire.

Cette longue énumération montre à la fois le nombre d’instances politiques intéressées et la difficulté de trouver et obtenir les financements nécessaires. C’est dire l’ambiguïté de l’intérêt politique porté à l’enfance et la difficulté à la constituer en objet de recherche spécifique. Ce sur quoi insistent des rapports récents soulignant toujours et encore le manque de données précises sur l’enfance au sein de la statistique publique française. Les premières publications basées sur ces suivis longitudinaux commencent à peine à sortir. De nouvelles disciplines se créent comme les Childhood Studies (Qvortrup et al., 2009  ; Bühler-Niederberger et Sirota, 2010), les sciences sociales y jouant un rôle vertébrant. La sociologie de l’enfance se construit et émerge comme champ spécifique de recherche multipliant regards et scènes pour tenter d’appréhender à la fois socialisation au quotidien, politiques sociales et discours experts (Sirota, 1998  ; 2006  ; 2017). L’ensemble des modalités de la socialisation se trouve interrogé. Parallèlement, les systèmes de référence scientifique évoluent, s’entrecroisent et s’affrontent. La contribution de Claude Martin, Zoé Perron et Julia Buzaud dans ce numéro montre pertinemment les difficultés d’identifier des indices et des mesures permettant de recomposer investissement social et vécu subjectif des adolescents, tout en rappelant à quel point même les émotions et le bien-être deviennent un objet de préoccupation des politiques publiques. Est-ce le même enfant qui est saisi au travers des paradigmes des économistes et des politistes à l’aide des indicateurs des politiques publiques, et celui des ethnographes qui analysent corps et catégorisations d’âge ? D’autant que le débat public fait passer de la sphère scientifique à la sphère politique en passant par la sphère médiatique, ces différentes figures de l’enfance (Sirota, 2012b). Polémiques et controverses autour de l’intérêt de l’enfant s’alimentant alors dans la diversité des normativités et enflammant cette passion contemporaine autour de l’enfance. La fragilité du lien social que l’enfance semble incarner contribuant à en faire une catégorie morale et compassionnelle quelque peu exacerbée (Bourdelais et Fassin, 2005). Ce qui aboutit, par exemple, à l’interpellation, en France, de la présidente du Conseil de l’enfance et de l’adolescence au sein du Haut comité de la famille, de l’enfance et de l’âge, Sylviane Giampino, (Giampino, 2017) rappelant que les sphères du développement de l’enfant qu’il soit physique, cognitif, affectif, social du petit enfant sont inséparables et que « pour l’enfant, tout est à la fois langage, corps, jeu, expérience ».

Le dossier

Les contributions de ce numéro restituent différents moments historiques, approches théoriques et terrains de recherche autour de ce que nous avons appelé « le corps politique de l’enfant ».

L’article de Gérard Neyrand, qui ouvre le numéro, au travers de l’itinéraire de recherche personnel d’un chercheur tisse différents fils, par la mise en place des politiques publiques familiales, l’évolution de la politique de la recherche autour du corps de l’enfant et l’évolution scientifique sur une trentaine d’années. Il met ainsi en évidence combien l’évolution des paradigmes de la gestion des politiques familiales prend en compte et met petit à petit en son centre l’évolution du statut de l’enfant en s’appuyant d’une part sur l’évolution des savoirs (en particulier autour de l’introduction des savoirs ancrés dans la clinique de l’enfant et la psychanalyse) et d’autre part l’évolution des formes familiales et tout spécifiquement la parentalité. Ce qui met particulièrement en relief l’évolution des normativités autour de la gestion politique du corps de l’enfant. Conjuguant perspective réflexive d’ensemble sur les dispositifs de recherche et point de vue critique personnel, l’article permet de saisir les enjeux politiques de ces mutations autour de la gestion de la petite enfance.

Toujours dans cette même perspective diachronique, les articles suivants permettent de saisir les scansions historiques de la prise en compte des enfants et de leur contrôle social. Car différentes figures de l’enfance sont mises en évidence au travers de la genèse et de l’évolution de deux institutions sociales de prise en charge de l’enfance : crèche (Centre de la petite enfance en contexte québécois) et Aide sociale à l’enfance (Direction de la protection de la jeunesse), l’une et l’autre destinées à suppléer les logiques de rationalisation et professionnelles à l’œuvre, l’une et l’autre donnant à voir comment les rapports entre famille et État recomposent les contours de l’intime et du collectif à travers le corps de l’enfant et aussi celui des femmes.

En prenant appui principalement sur un travail minutieux de dépouillement d’un périodique, le Bulletin des crèches, Catherine Bouve démontre comment évoluent, perdurent, se recomposent et se reformulent les systèmes de légitimation des dispositifs de prise en charge de la petite enfance. Ce travail de généalogie historique permet de comprendre combien les débats les plus actuels sur la gestion politique autour des institutions d’accueil des jeunes enfants et leurs soubresauts dans le débat public s’ancrent dans la sédimentation des tensions qui structurent leur mise en place et l’évolution de leurs programmes éducatifs depuis leur naissance au 19e siècle en France. De la fonction de moralisation, à l’introduction des théories psychanalytiques reconnaissant l’enfant comme une personne en passant par l’hygiénisme sont mises en évidence les « tentations » normalisatrices.

De son côté, Céline Jung propose de lire l’évolution des figures du corps de l’enfant au travers du prisme de l’enfance protégée en partant de l’examen de dossiers administratifs de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) en France. Ce texte met en lumière la manière dont les corps enfantins ont été l’objet d’attentions voire d’injonctions depuis les années 1950, mettant en évidence trois figures : l’enfant placé, l’enfant confié, l’enfant accueilli. Ces figures successives, en écho avec l’évolution des conceptions de la crèche mises en relief dans l’article précédent, permettent de comprendre comment se modifie globalement le regard sur l’enfant et sa gestion administrative, même si les temporalités des politiques publiques ne sont pas strictement identiques. À une échelle d’un temps plus long, on peut lire comment sphère politico-administrative et scientifique rentrent en dialogue, s’ignorant peut-être dans certaines périodes, mais puisant à d’autres moments aussi des systèmes de légitimation dans des registres différents de normativités. Ceux-ci façonnent alors les référentiels de la formation et de l’exercice des professionnalités à l’égard de l’enfance qu’il s’agisse des « berceuses », des assistantes sociales ou des éducateurs spécialisés particulièrement en jeu ici sans parler des acteurs juridiques et sanitaires. S’effectue alors un « recodage » des relations femmes-hommes, des relations entre générations et du rapport à l’autorité qui va structurer aussi les conceptions de la maltraitance puis de la bientraitance au travers des modalités de la prise en charge de la vulnérabilité du corps de l’enfant. Aujourd’hui, précise-t-elle, l’impératif de rendre l’enfant acteur du projet de sa protection conduit à porter un regard autre sur l’enfance : la sacralisation du corps de l’enfant petit accentue une vulnérabilité à protéger, tandis que le corps de l’adolescent, dans sa proximité à l’adulte, est empreint d’une dangerosité responsabilisatrice.

Ces tensions, si ce n’est oppositions entre corps-objet et corps-sujet de l’enfance peuvent se lire au travers de la vision paroxystique et saisissante d’une certaine manière que nous offre l’incursion directe dans l’univers judiciaire et médiatique proposée par l’article de Natacha Vellut au travers de l’analyse des procédures judiciaires d’infanticides. Car si les affaires d’infanticide permettent de questionner avec une certaine radicalité les « régimes de narration » mis en jeu dans les différents espaces qui structurent le débat public autour de l’enfance, les oscillations du traitement judiciaire mettent bien en évidence les conflits de propriété du corps de cet enfant en multipropriété que décrit Martine Segalen (2010). Du déni à la prise en considération, s’y trouvent convoqués et exposés les argumentaires des différentes autorités qui s’expriment autorité policière, autorité médicale, autorité judiciaire face au discours de la mère et surtout en regard de ce corps qui n’a guère eu le temps de parler.

Cet enfant de la nation se trouve ainsi au centre de multiples programmes de santé publique. Certains, prônés par des organismes internationaux, autour de la grossesse et des toutes premières années anticipant le bon développement de l’enfant ainsi que la performance des générations futures, ce dès l’engendrement. La prise en compte de cette période considérée comme particulièrement délicate se trouve au centre de l’analyse, que proposent Julie Jarty et Tristan Fournier, d’un programme international de santé publique des « mille premiers jours de vie » en direction des enfants et des femmes dont l’argumentation s’enracine dans l’épigénétique en vue de prévenir l’apparition de maladies chroniques à l’âge adulte, mais aussi la transmission de fragilités physiologiques supposées à leur descendance. Ayant mis en place une enquête associant monographie d’une organisation non gouvernementale et analyse de littérature scientifique, les auteurs montrent comment se conjuguent ainsi gouvernance du corps de la mère et gouvernance du corps de l’enfant au travers de l’argumentaire de la mise en place de ces programmes.

La panique morale autour de l’obésité et du surpoids a aussi fait l’objet de nombre d’actions de santé publique. L’article de Marine Grassler, Sandrine Knobé et William Gasparini s’intéresse à un programme construit autour de la prévention de l’obésité infantile en se concentrant sur sa réception du point de vue des parents. Il interroge l’effet d’un dispositif de prise en charge d’enfants en surpoids ou obèses, implanté de manière locale, à partir du décalage entre le modèle corporel dominant promu par les politiques de santé publique et la culture corporelle des parents de quartiers populaires de Strasbourg. Se révèlent ainsi les écarts et les contrastes dans l’appréhension des messages de prévention et se mettent en évidence les conflits de légitimité et de normativités que doivent affronter les enfants. Confrontés au modèle corporel présenté par le programme, certains parents vivent des tensions entre, d’une part, des schèmes familiaux d’exercice de leur rôle de « bons parents » et, d’autre part, les prescriptions de la santé publique valorisant l’activité physique pour lutter contre la sédentarité.

Autre politique de santé publique, destinée à ces âges de la vie, mais dans la sphère de la psychiatrie, la mise en place des maisons de l’adolescence. À partir d’une enquête ethnographique donnant cette fois-ci la parole à l’ensemble des acteurs concernés, dont les adolescents, l’étude de Cristina Figueiredo donne à voir et à entendre un double mouvement qui s’opère dans ce retrait des corps adolescents : celui, d’abord, d’une « mise en invisibilité », suivi, après un processus de liens féconds entre les professionnels, les adolescents et les familles, d’une reconversion permettant une « nouvelle visibilité de ces jeunes ». L’analyse des relations nouées au fil du temps porte au jour la manière dont les adolescents sont placés au centre de cette dynamique, les présentant comme des sujets pensants et agissants. Dans ce cadre dessiné et conçu pour cet âge spécifique de la vie — un âge marqué, dans les représentations sociales par le sceau de la crise et du conflit — l’enquête interroge la place du corps dans l’apprentissage de l’individualité et de la construction de la différence pour les adolescents hospitalisés. L’hypothèse étant que ce séjour à l’hôpital peut être perçu comme un rite de passage afin que les jeunes réintègrent le monde public avec une nouvelle image de soi. Le paradoxe rituel permettant d’ordonner un gouvernement des corps dans les règles de la société tout en préservant la singularité de chacun.

Puis changeant d’échelle d’analyse, l’article de Claude Martin, Zoé Perron, Julia Buzaud s’intéresse à la notion de bien-être devenue une sorte de mantra des politiques publiques internationales les plus récentes, tout en charriant dans ses multiples usages nombre d’ambiguïtés. La Convention internationale des Droits de l’Enfant (CIDE) de 1989 représentant une étape majeure pour la reconnaissance des enfants, elle a suscité de nombreuses initiatives dans les décennies qui ont suivi et notamment avec l’objectif de promouvoir leur bien-être. C’est pourquoi l’article analyse l’évolution des indicateurs pris en compte pour la mesure du bien-être de l’enfant, en synthétisant les travaux et orientations de différentes disciplines scientifiques et les savoirs professionnels tout en portant au jour les débats et controverses qu’il suscite. Montrant bien la difficulté et la nécessité de faire apparaître des indicateurs en tant qu’unité spécifique d’analyse, les « Childhood social indicators ». À la lumière de deux bases de données disponibles, l’enquête Health behaviour in school-aged children (HBSC) et celle menée par l’OCDE sur le bien-être des enfants, il met au jour la position assez critique et paradoxale de la France entre l’investissement social dans l’enfance et le niveau de bien-être subjectif exprimé par les adolescents enquêtés.

Enfin, l’article de Pierrine Robin clôt ce numéro. Il vise à interroger les influences réciproques entre les programmes de recherche et les programmes politiques dans le champ de la protection de l’enfance. Il est construit autour d’un retour réflexif à partir des différentes places occupées par la chercheuse et leur entrelacement amenant une reconfiguration des engagements intimes, institutionnels, politiques et militants des acteurs sociaux concernés qu’ils soient chercheurs, décideurs ou enfants et jeunes concernés. Point commun de ces dispositifs de recherche ou d’action : faire entendre la voix de l’enfant. Certes, cette ambition devenue souvent pierre angulaire de légitimation du travail social peut aussi en devenir une pierre d’achoppement. Est ainsi analysée autour d’exemples précis, tel la notion de parcours de vie des enfants dans le cadre de la protection de l’enfance, la manière dont circulent des conceptualisations de la gestion du corps des enfants mises en jeu au travers des catégorisations de l’enfance entre sphère politique, sphère scientifique et débat public.