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Nous proposons d’aborder, dans cette contribution, le traitement dramaturgique de gestes ordinaires dans une création emblématique du Théâtre du Mouvement : Encore une heure si courte. Cette compagnie, fondée par Claire Heggen et Yves Marc en 1975, propose un art du mime et du geste qui s’appuie sur les principes du mime corporel élaboré par Étienne Decroux et développe des thématiques de recherche portant sur la musicalité du mouvement, les états de pensée et l’objet ou la marionnette. Partant du corps sensible comme matériau premier, Claire Heggen et Yves Marc travaillent ainsi aux « conditions organiques de l’émergence poétique », pour reprendre une expression de Laurence Louppe (2004 : 61), et ce, à travers une attention particulière à la dramaturgie gestuelle.

Notre posture est celle d’une chercheuse et artiste. Nous avons mené nos recherches doctorales auprès du Théâtre du Mouvement de 2010 à 2015, selon une méthodologie ethnographique mobilisant des observations, des descriptions, des entretiens et notre propre participation en tant que comédienne lors de formations et de laboratoires de recherche pratique ainsi qu’au cours d’une création. Cette immersion in vivo sur le terrain fut source de liens de confiance avec la compagnie et d’une meilleure compréhension de ses discours et praxis. En ce sens, nous accordons une place, dans cet article, à la parole directe des artistes de la compagnie, par le biais de longues citations ou d’extraits d’entretiens que nous avons menés. Ce mode de recherche ethnographique par engagement pratique présente des similitudes avec les démarches de Practice as Research (Nelson, 2013) et celles de recherche-création menées au Québec et, plus récemment, en France.

Nous nous appuierons sur deux versions du spectacle Encore une heure si courte, mis en scène par Claire Heggen : la première, créée initialement en 1989[1], avec Claude Bokhobza, Yves Marc et Lucas Thiery, et présentée au festival Mimos en 1992; la seconde, reprise en 2014 avec trois acteurs catalans, Pau Bachero, Albert Mèlich et Alejandro Navarro, et présentée de nouveau au festival Mimos en 2015[2], dans le cadre de l’anniversaire des 40 ans de la compagnie[3]. La pièce, à partir de partitions et de textes musicaux du compositeur de musique contemporaine Georges Aperghis[4] – « Conversations » (1985) et « Énumérations » (1988) –, révèle la précision corporelle de trois interprètes pris dans des enchaînements d’actions ordinaires (marcher, grimper, sauter, pianoter, etc.). Elle donne en effet à suivre le parcours de trois hommes mi-aventuriers mi-égarés, se frayant un chemin à l’aide de caisses, de cubes et de planches de bois ou de feuilles de papier.

Nous nous intéresserons plus particulièrement à une séquence de marche qui se transforme en course, puis en sauts, et qui intègre d’autres micro-gestes ordinaires[5]. Ce choix de nous concentrer sur l’activité de la marche s’est affirmé pour deux raisons : d’une part, celle-ci est un élément de base dans la technique du mime corporel, en référence aux marches stylisées de Decroux ou à sa marche sur place, mentionnée par Ariane Martinez dans l’introduction du présent dossier; d’autre part, elle constitue une des thématiques de recherche privilégiées dans la démarche artistique du Théâtre du Mouvement. Les praticiens de la compagnie ont en effet travaillé sur cette thématique dès le début des années 1980, période lors de laquelle Claire Heggen rencontre la kinésithérapeute Blandine Calais-Germain, spécialiste de l’anatomie du mouvement. Comme elle nous l’explique en entretien, elle entreprend une observation et une étude approfondie sur la marche :

Nous avons fait un premier stage sur la marche en commun avec Blandine Calais-Germain en 1982. Elle apportait le point de vue anatomique d’une kinésithérapeute et moi celui de la décomposition du mouvement issue du mime corporel. Pour moi, c’était l’occasion de comprendre comment faire le lien entre les marches sublimes de Decroux et l’observation de démarches quotidiennes. J’ai travaillé ensuite pendant quatre ans sur l’observation de la marche. J’ai eu l’occasion d’élaborer avec Christian Rosset, producteur à France Culture, cinq émissions sur la marche pour les « Nuits magnétiques ». J’ai observé et fait des interviews avec des entraîneurs de marche féminine sportive, des mannequins, le philosophe Michel Bernard, des gens dans les halls de gare… C’était dans les années 1984-1985. Christian Rosset a même composé une pièce électroacoustique, « La marche claire », à partir d’enregistrements de mes pas dans les couloirs. Je l’ai réutilisée d’ailleurs après, dans Le chemin se fait en marchant [2005]. Durant ces années, j’ai progressivement élaboré une grille d’analyse de la marche permettant une étude détaillée à tous les niveaux du corps : en partant des allures générales, puis en partant des orteils, des pieds, de la relation au genou et à la cuisse, pour analyser et repérer les choses. Parce que j’ai senti la nécessité de donner des repères aux acteurs de la compagnie. Ce travail d’analyse de la marche a servi de base à une grande partie de la pédagogie des acteurs de la compagnie, et a permis d’élaborer plusieurs spectacles : Attention à la marche, que j’ai mis en scène en 1986, Krops et le magiciel en 1987, un spectacle jeune public qu’Yves Marc a développé à partir du matériau de la marche, Si la Joconde avait des jambes en 1996 [mise en scène de Claire Heggen et Yves Marc sous la forme d’une conférence-démonstration], et son adaptation pour jeune public en 1997, Alors ça marche [mise en scène d’Yves Marc]. La marche est vraiment une préoccupation forte, j’ai été obsédée par la marche pendant des années… Après je l’ai élargie à la thématique du portrait corporel de l’acteur

(Heggen, citée dans Muscianisi, 2015 : 203-204).

Le travail de la marche ainsi déployé au sein de la compagnie, à la fois au niveau de la formation des acteurs et des réalisations artistiques[6], passe par une conscience de la pose du pied et de son contact au sol, jusqu’à l’orientation des yeux et de la respiration, en passant par l’ensemble des articulations, la mobilité de la colonne vertébrale et la tonicité du corps. L’anthropologue Marcel Mauss énonce précisément ces éléments pour développer sa notion de « techniques du corps » (1999). Il présente les « techniques de l’activité et du mouvement » (ibid.: 380), comprenant, entre autres, la marche, la course et le saut :

La marche : habitus du corps debout en marchant, respiration, rythme de la marche, balancement des poings, des coudes, progression le tronc en avant du corps ou par avancement des deux côtés du corps alternativement (nous avons été habitués à avancer tout le corps d’un coup). Pieds en dehors, pieds en dedans. Extension de la jambe. […] Course. – Position du pied, position des bras, respiration, magie de la course, endurance. […] Saut. – Saut en longueur, largeur, profondeur. Saut de position, saut à la perche

(ibid. : 380-381; souligné dans le texte).

Dans Encore une heure si courte, l’activité de la marche est déclinée de différentes manières, avec humour, comme un regard anthropologique porté sur diverses possibilités de se déplacer sur nos deux jambes : on peut noter, en effet, la marche sur la pointe des pieds; le sautillement; la course; l’avancée en bond; la marche sur des cubes de plus en plus petits, comme un funambule sur une corde; la marche à quatre pattes ou en déséquilibre à travers un chemin de planches et de caisses, voire la marche le visage caché à l’intérieur d’une caisse. Les acteurs se livrent, en ce sens, à un véritable parcours physique, à travers des modes de déplacements qui ne sont pas sans faire penser à l’entraînement physique développé au début du XXe siècle par Georges Hébert, qui préconisait des exercices de locomotion naturelle tels que la marche sous toutes ses formes (course, saut, marche en équilibre…), mais aussi des actions comme grimper, lever, lancer[7].

Nous chercherons donc à comprendre comment l’ordinaire se déploie dans la dramaturgie de la pièce choisie, en focalisant sur une séquence d’écriture gestuelle précise. En comparant deux versions de la pièce, respectivement proposées en 1989 et en 2014[8], nous observerons également comment cette séquence, constituant un répertoire de gestes pour la compagnie, est interprétée par des acteurs de générations différentes.

Analyse d’une sÉquence de marche

Encore une heure si courte s’ouvre sur l’errance de trois silhouettes masculines apparemment échouées dans un lieu qui leur est inconnu. Les protagonistes commencent alors un voyage entre, avec, sur et dans les objets présents sur scène, en particulier des caisses (figure 1). Seule une feuille de papier, trouvée, semble – ou fait semblant de – leur servir de repère.

Nous retrouvons, dans ce spectacle, un certain nombre de marches énoncées précédemment, telles que la marche sur la pointe des pieds, la course, la marche ponctuée de sauts, mais également le recul, des déplacements avec ondulation de la colonne vertébrale, ou immobilisation d’une partie du corps qui sera transportée dans le mouvement, ou encore avec flexion des genoux jusqu’à la posture accroupie. De même, la déambulation se détaille, pour chaque cas, en une marche à deux, en synchronie ou de manière alternée; en une avancée en saut, les deux jambes levées simultanément ou écartées.

La situation qui nous intéresse arrive au milieu de la pièce : l’un des trois personnages vient de disparaître, happé à l’intérieur d’un amas de cubes, dans un vacarme étrange. La séquence présente ainsi les deux autres protagonistes poursuivant une marche hésitante face à un danger perceptible. Deux intentions générales des acteurs se devinent : ils tentent de faire face au danger et de se rapprocher du lieu de disparition de leur partenaire, ou de fuir à grandes enjambées.

Cette séquence de marche se déploie également à travers différents paramètres rythmiques, jusqu’à prendre la forme d’une écriture musicale, propre à la dimension de musicalité du mouvement travaillée par la compagnie. Heggen et Marc précisent à ce sujet que les variables rythmiques utilisées dans la marche révèlent les intentions des marcheurs :

Lenteur, accélération, décélération, immobilisation brusque ou progressive, vibrato, rapidité, arrêt suspendu : les variations possibles confèrent à la marche des sens multiples et diversifiés. Une marche lente, « en pression », pourrait traduire une résistance, une peur une marche légère une joie de vivre[,] etc. […] Les changements d’allure témoignent de la pensée intime du marcheur et des tensions sinon des drames qui l’habitent tandis qu’il marche; la rupture de rythme dira l’apparition des pensées

(2003 : 365).

Des sens multiples de la marche apparaissent selon la dynamique exercée, la répétition, les manières de s’arrêter (brusquement, en inclinaison arrière, en chute au sol…), et expriment la relation entretenue entre les partenaires. Différents couples de sens émergent de leurs comportements contradictoires : il y a une tension entre un « j’y vais » et un « je n’y vais pas », entre le courage (aller secourir ou retrouver le partenaire disparu) et la lâcheté (craindre d’être engouffré à son tour), entre la complicité (marcher ensemble, sauter en même temps pour se soutenir, dans un même élan solidaire) et la compétitivité, voire la rivalité (chercher à savoir qui arrive à sauter plus haut, plus loin, que l’autre)… Les personnages peuvent se servir du corps de l’autre pour se projeter vers l’avant ou, en se réfugiant derrière, pour se protéger dans cette avancée, tout comme ils peuvent l’utiliser comme projectile à envoyer vers un ennemi.

Nous observons, dans l’écriture de la scène, des repères proxémiques qui donnent à lire la dynamique établie entre les deux protagonistes. La proxémie, notion forgée par l’anthropologue Edward T. Hall (1971), souligne les rapports de distance et de contact entre les corps. La manière dont les acteurs se rapprochent l’un de l’autre, se touchent, s’attrapent et s’agrippent témoigne de leur relation, révélant son caractère ambivalent (entraide pour faire face ensemble au danger ou, a contrario, concurrence et opposition).

Gestes amplifiÉs, gestes tÉnus, gestes respiratoires

Nous pouvons de fait dégager trois principaux types de gestes ordinaires dans cette séquence de déplacement par la marche pour mieux appréhender son écriture dramatique. Il existe d’abord des gestes de marche, course ou saut, que nous nommerons gestesamplifiés, qui apportent un effet de réel décalé, absurde. Ils opèrent un déplacement, une étrangeté, voire une extravagance, dans le comportement sensori-moteur des individus en mouvement (ils marchent, par exemple, en faisant onduler la colonne vertébrale, en sautant à répétition, en écartant les jambes, etc.). Ensuite, il y a des gestes ténus, des gestes ordinaires plus anodins et discrets, que le spectateur reconnaît et est capable de faire, comme un réajustement de veste ou de lunettes, une main glissée dans une poche de pantalon. Ces petits gestes concrets et presque inaperçus donnent une coloration de l’état des protagonistes et servent de contrepoint aux précédents (figure 2). Enfin, de manière plus subtile encore, mais toujours perceptible, nous comptons des gestes respiratoires, pour reprendre une formule de Calais-Germain (2009 : 13)[9]. La respiration des acteurs est volontairement sonore, pour marquer à la fois le rythme des sauts sur place – qui reprennent le mouvement du piston, avec une expiration de type « hop hop! » – et l’état émotionnel des personnages – à la fin de la séquence, leur respiration haletante signale leur fatigue et l’abandon des tentatives de retrouver leur partenaire disparu (figure 3). Il est difficile d’isoler un geste pour le comprendre, mieux vaut le saisir dans son entrelacement à d’autres  : un enchaînement de gestes amplifiés, sans gestes anodins ni respiratoires, produirait une impression totalement différente, et réciproquement. En ce sens, l’articulation de ces trois types de gestes apporte de l’humour à la séquence et rend, pour le public, ces excentricités bien humaines.

Cette écriture de la marche qui se déplie et se transforme tout au long d’Encore une heure si courte donne à saisir les acteurs en scène tels des personnages de Beckett qui tournent en rond sans savoir quoi faire ni où aller. La séquence pourrait alors se reproduire en boucle. Comme le souligne Claudine Vassas en utilisant une formule qui rend compte de Café Müller de Pina Bausch et qui, pourvu que l’on remplace « danseurs » par « acteurs », pourrait aussi bien s’appliquer à cette série de gestes à l’oeuvre dans la pièce : « [l]es danseurs, lorsqu’ils se déplacent, ne suivent jamais une trajectoire jusqu’au bout. Leurs chemins sont tantôt résolus, tantôt hésitants, ils s’interrompent brusquement, ponctués de retours, d’arrêts, de chutes, de lignes brisées, suspendus aussi comme une respiration » (2007 : 65).

Figure 1

Encore une heure si courte, avec Alejandro Navarro, Pau Bachero (au centre) et Albert Mèlich cherchant leur chemin. Le Palace, Périgueux (France), 2015.

Photographie de Sandrine Penda pour le Théâtre du Mouvement

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Figure 2

Encore une heure si courte, avec Lucas Thiery et Yves Marc reboutonnant sa chemise. 1989.

Extrait de la captation vidéo du Théâtre du Mouvement

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Figure 3

Encore une heure si courte, avec Yves Marc et Lucas Thiery. Situation finale de la séquence étudiée : les deux acteurs expirent. 1989.

Extrait de la captation vidéo du Théâtre du Mouvement

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Figure 4

Encore une heure si courte, avec Albert Mèlich et Pau Bachero en plein saut. Le Palace, Périgueux (France), 2015.

Extrait de la captation vidéo de SO MIM (Centre ressource des Arts du Mime et du Geste)

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Figure 5

Encore une heure si courte, avec Lucas Thiery (devant) et Yves Marc (derrière, le menton posé sur l’épaule de son partenaire) avançant lentement ensemble. 1989.

Extrait de la captation vidéo du Théâtre du Mouvement

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Figures 6 et 7

Extrait de la captation vidéo de SO MIM (Centre ressource des Arts du Mime et du Geste)
Extrait de la captation vidéo de SO MIM (Centre ressource des Arts du Mime et du Geste)

Encore une heure si courte, avec Albert Mèlich (devant) et Pau Bachero (derrière). Le Palace, Périgueux (France), 2015.

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Appropriation et interprÉtation d’une mÊme partition gestuelle

L’enchaînement de mouvements étudié relève ainsi de l’élaboration d’une partition gestuelle et musicale précise pour les acteurs. La notion de partition est très usitée au sein de la compagnie du Théâtre du Mouvement et renvoie plus à la performativité (la mise en action) qu’à l’idée de notation des mouvements et des sons à produire (pieds au sol, frottement de vestes, respiration pendant les marches). Autrement dit, dans son paradigme graphique, « partition » correspond ici à une graphie des corps et de ses sonorités dans l’espace, plutôt qu’à une graphie sur papier. Elle appartient à la catégorie de « partition de l’interprète » détaillée par Julie Sermon (2016 : 42), partition « immatérielle » (idem) désignant « [le] parcours physique et psychique accompli par un interprète […] (prises de parole, actions, mouvements, mimiques, déplacements, énergies et intentions) » (ibid. : 42-43). Il s’avère que les artistes optant pour cette terminologie y trouvent bien souvent un lien avec les caractéristiques propres à la partition musicale : « composition rigoureuse, exécution précise » (ibid. : 43).

Nous allons nous intéresser à présent à l’appropriation de cette partition physique par les acteurs lors de la reprise de la pièce. Nous retrouvons en effet cette même séquence de marche dans la version d’Encore une heure si courte de 2014. Heggen explique ainsi son intention de reprendre la pièce :

Entre recréation et reprise, c’est dans une perspective de recherche renouvelée et d’interrogation sur l’écriture que se situe Encore une heure si courte en 2014. C’est l’occasion de répondre à une préoccupation constante dans la compagnie, celle de la transmission [:] [t]ransmission des savoirs, des savoir-faire spécifiques de la compagnie, mais aussi d’une certaine vision d’un Art du mime et du geste contemporain, dans ses dimensions à la fois technique, dramatique, dramaturgique, ainsi que de ses modes d’énonciation et d’interprétation pour l’acteur

(2014 : 3).

Ce travail de transmission des partitions gestuelles et musicales d’une des pièces majeures du répertoire de la compagnie s’est fait principalement à travers le visionnage des archives audiovisuelles de la version de 1989, l’apprentissage des textes musicaux d’Aperghis, et la mémoire de Heggen[10], « sans le crayon dans la main[11] ». Les acteurs ont appris les partitions au plus près de la version initiale tout en les adaptant ici et là, selon leur propre personnalité et leur physique[12].

En effet, si l’écriture de la séquence de marche qui nous occupe a été transmise de manière identique aux acteurs catalans, des transformations sont néanmoins bien visibles dans leur réappropriation. Nous percevons, par exemple, plus de dynamisme dans le début du passage : alors que l’avancée se fait relativement lente dans la première version du spectacle, la seconde version présente une accélération plus vive, de nombreuses ondulations de la colonne vertébrale des comédiens, ce qui apporte de la fluidité à leur déplacement. On peut observer également un changement dans la descente au sol à l’issue d’un des premiers trajets : alors que Marc termine son avancée par un glissement sur les genoux, Bachero, qui reprend le rôle, propose une vraie chute sur les fesses et un retournement à plat ventre avant de se relever vigoureusement, amplifiant la dimension burlesque du passage.

De plus, une autre grande variation réside dans la présence physique des acteurs. On sait qu’un même geste, aussi simple soit-il, comme un lever de bras, sera exécuté autrement par deux ou dix personnes selon leurs particularités. La marche, par exemple, est, comme le souligne Marie Bardet, « un geste commun, aux multiples sens du terme (habituel, quotidien, banal, partagé par “tout le monde”) et en même temps un geste où ressortent des singularités, des styles, et des manières » (2012 : 66). Au-delà de ce constat, une différence de taille significative est remarquable entre les comédiens de la version de 2014, plus qu’entre ceux de 1989. Cet écart de corpulence entre acteurs induit d’autres qualités de mouvements et affecte également le jeu : Bachero (version de 2014), plus petit de taille que Marc (version de 1989), campe une figure plus entreprenante que celle incarnée précédemment par ce dernier (figure 4).

Un exemple éloquent est le tout début de la séquence : alors que Marc pose son menton sur l’épaule de son partenaire Thiery (figure 5), comme pour voir par-dessus lui tout en restant caché derrière durant l’avancée, Bachero place sa tête dans le dos de Mèlich (figure 6) et le pousse pour le forcer à avancer (figure 7)[13] : l’intention change et apporte une autre couleur à la relation entre les protagonistes. De son côté, Mèlich opte pour une démarche en fléchissant les genoux et finit accroupi, ce qui ne correspond pas au déplacement de Thiery dans la version initiale. De même, il participe davantage aux respirations haletantes de la situation finale, alors que, dans l’autre version du spectacle, ce type de respiration est plutôt perçu dans l’état de peur de Marc. Ce dernier et Thiery présentent une certaine différence de taille, mais elle joue peu sur l’exécution des gestes, laissant même entrevoir un effet de gémellité dans les sauts en synchronie, ce qui ne se retrouve pas dans le duo des deux acteurs catalans à la différence de taille plus prononcée. Enfin, nous observons, au terme de la pièce, une peur plus grande chez Bachero, ce qui contraste avec son caractère affirmé, voire dominateur. Du fait de ce décalage, le comique de la situation ressort, ainsi que la dimension humaine de ce personnage qui révèle ses faiblesses.

Ces différents éléments soulignent par conséquent la part d’interprétation des acteurs catalans à partir d’une même partition gestuelle précise, et manifestent les modifications et adaptations nécessaires à apporter à l’écriture en fonction du physique des acteurs. Heggen abonde dans le même sens dans un texte dédié à Encore une heure si courte :

[Cette recréation] ouvrira une nouvelle perspective de transmission, revisitée et renouvelée par une recherche approfondie, un ré-envisagement des partitions corporelles et une interrogation sur l’écriture et la dramaturgie de la pièce. Les potentiels de jeu élargis, les corps et les capacités physiques des acteurs d’aujourd’hui vont permettre de prolonger et d’amplifier les dimensions virtuoses des gestuelles de la pièce

(2017 : 420).

Style kinÉsique et rÉception du spectateur

La dramaturgie d’Encore une heure si courte constitue un exemple paradigmatique du traitement de la musicalité du mouvement au sein des oeuvres de la compagnie. Les changements rythmiques de la séquence de marche étudiée participent à la réception kinesthésique du public et influent sur sa compréhension dramatique du passage. Guy Benhaïm explique à ce sujet que, « par des alternances de dynamismes puissants et légers, par des changements de vitesse, le Mime Corporel est constamment animé d’effets rythmiques qui contribuent, parmi d’autres facteurs, à maintenir en éveil l’attention du public » (2003 : 316). En outre, nous pouvons admettre, en suivant les propos de Hubert Godard, que le spectateur est touché, car il reçoit le mouvement de l’artiste dans son corps, en écho à ses propres savoir-faire corporels, qu’il s’agisse du rapport à la gravité ou de gestes ordinaires de son quotidien :

Pourquoi sommes-nous émus quand quelqu’un danse, quand il engage des enjeux importants quant à la stabilité, qu’il commence à travailler sur l’axe gravitaire? Parce que cela fait référence à cette histoire qui est complètement marquée dans notre corps, dans ces muscles qui nous redressent

(Godard, 1992 : 143).

Guillemette Bolens attribue également un intérêt particulier à cette sensibilité kinesthésique dans les oeuvres artistiques. Elle propose en effet la notion de « style des gestes » ou « style kinésique » pour aborder l’analyse des manifestations du corps en mouvement, en particulier dans le récit littéraire, du point de vue de sa réception, mettant ainsi en avant le fait que cette réception naît de la rencontre entre « l’intelligence kinésique de l’artiste » et « l’intelligence kinésique de son destinataire » (2008 : 132)[14].

Aussi, la réception active d’un observateur du style kinésique émergeant du travail des artistes présentés – c’est-à-dire l’ensemble des paramètres frappant la mémoire et le savoir kinesthésique, tels que « l’amplitude, l’extension ou la vitesse d’un geste, les forces variables qui s’y associent, ainsi que les changements d’orientation des parties du corps entre elles » (Bolens, 2008 : 102) – lui procurera un certain plaisir kinésique.

Si « toute promenade est une odyssée minuscule », comme le confie l’anthropologue David Le Breton dans son Éloge de la marche (2000 : 32), nous assistons dans cette écriture de la marche à une microdramaturgie façonnée à partir de gestes ordinaires intimement articulés, de trois types – amplifiés, ténus, respiratoires –, et d’une situation très simple, mais révélatrice de comportements humains oscillant entre entraide et lâcheté, courage et abandon. Ce cas de reprise de rôles entre les versions pose la question de la transmission d’un répertoire d’écriture gestuelle à une génération d’acteurs différents, et des modalités de son appropriation, voire de sa recréation par les interprètes.