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L’acteur sait seulement témoigner, agir, penser avec ses mains, prêter souffle, offrir son corps en acte; s’il témoigne de la vérité, c’est par sa présence, l’offrande d’un instant, la présentation d’un corps humain, le don et l’abandon d’un souffle singulier. C’est un engagé de la chair, un pratiquant : il ne sait rien dire – ni de la vérité, ni de l’homme, ni de l’univers –, mais il témoigne de la chair du temps, du souffle, du langage et de la nature; il s’y exerce corps et âme; et parfois, en le désirant de toutes ses forces mais sans jamais l’avoir voulu, il s’accorde à la création.

Valère Novarina

GESTES COLLECTIFS

May B, oeuvre de répertoire jouée dans le monde entier, est d’abord une petite troupe d’êtres humains, cinq hommes et cinq femmes qui font choeur, c’est-à-dire qu’ils posent un geste s’inscrivant déjà dans un faire-ensemble ou, du moins, dans un être-ensemble. Le titre de cette oeuvre, inspirée d’une lecture de Samuel Beckett, fait référence au prénom de la mère de cet auteur et au « titre d’un premier spectacle qu’il avait donné au lycée[1] ». Maguy Marin a créé May B en novembre 1981 à la Maison des arts et de la culture de Créteil, où sa compagnie s’était installée un an avant. Elle avait monté son premier spectacle suite à sa formation classique, alors qu’elle dansait encore avec Maurice Béjart et après avoir suivi le cursus de son école, Mudra. Sa compagnie devient le Centre chorégraphique national en 1985 à Créteil, puis à Rillieux-La-Pape, en banlieue lyonnaise. En 2011, elle redevient indépendante et s’installe au Théâtre Garonne à Toulouse. En 2015, elle crée son propre lieu baptisé Ramdam, près de Lyon. En avril 2016, la « Biennale de Venise [...] a décerné un Lion d’or à [...] Marin pour “ses recherches sur le corps et l’espace” révélant “la complexité de l’homme contemporain”» (Denave, 2016).

En trente-cinq ans, beaucoup de choses ont été écrites sur May B. Je me suis servie de la captation de décembre 1983 à la Maison des arts et de la culture de Créteil, réalisée par Paul Robin Benhaïoun et disponible à la Bibliothèque nationale de France, et de celle de 1999 de Luc Riolon et Charles Picq. Il existe aussi une captation de 1993, prise durant Mimos, le Festival international des Arts du Mime et du Geste. J’avais vu May B en 2012 au Centquatre de Paris. À l’époque de sa création, les critiques étaient loin d’être unanimes, les spectateurs d’hier étant sans doute moins enclins à s’identifier aux personnages :

À cette époque-là, la danse contemporaine était dans une démarche d’émancipation par rapport aux autres arts de la scène avec une forte influence des chorégraphes américains. Le rapport à la théâtralité de la pièce a été assez mal perçu. Quant au public, la pièce le repoussait parce qu’elle remettait en question les critères habituels recherchés dans la danse – la beauté, la jeunesse, l’harmonie – en mettant en scène des danseurs avilis, sales, des êtres en proie à toutes sortes de pulsions

(Marin, citée dans Notte, 2012).

Aujourd’hui oeuvre de répertoire, souvent reprise[2], elle est intemporelle, évoluant tout en gardant sa structure. Matthieu Perpoint, qui a dansé dans May B, parle de « changements d’interprétation […] plus que de forme » (Perpoint, cité dans Prokhoris, 2012 : 252). Dans le DVD qui accompagne l’ouvrage de Sabine Prokhoris (2012), Marin affirme :

Je suis toujours étonnée de voir l’immense variété des hommes, des êtres humains, on a quand même tous le même corps : une tête, des bouts de bras, des pieds, des jambes... des corps quoi! On mange, on a les mêmes fonctions, en plus... Faut manger, faut dormir, faut chier, faut faire l’amour... Tout ça est là, quoi, on a toutes ces possibilités, ces facultés... Ces organisations, si on peut dire, physiques. Et quand même, aucun ne dit [la] même [chose], cette variation, c’est incroyable! Cette variété de visages, d’yeux, de couleurs de cheveux, des gens qui se ressemblent mais pas tout à fait, même des jumeaux en fait, ils ne sont jamais tout à fait pareils […]. Il y a beaucoup de choses en commun : la fatigue d’un homme par exemple, c’est la fatigue d’un homme, le sommeil, c’est le sommeil, il y a beaucoup de points comme ça où on partage les mêmes choses en réalité, des choses différentes aussi.

Je commencerai, dans cet article, par présenter quelques exemples illustrant l’intérêt de la chorégraphe pour la manière originale qu’a chacun d’accomplir des gestes du quotidien. Puis, je me pencherai sur la structure de May B. Enfin, je m’intéresserai à quelques « gestes phares », pour reprendre l’expression employée en introduction par Ariane Martinez[3], c’est-à-dire ces gestes qui éclairent notre condition humaine et peuvent la définir.

Les gestes ordinaires chez Maguy Marin

Une des spécificités du geste ordinaire est le fait d’être répété et partagé par le plus grand nombre. Un saut de chat est un geste ordinaire pour un danseur classique, mais ne l’est pas pour tous. C’est ce qui différencierait les gestes ordinaires des gestes quotidiens : « Si le quotidien est privé et intime, l’ordinaire est collectif et social. Si le quotidien est ce que chacun fait, l’ordinaire est ce qui pourrait être fait par n’importe qui. Le quotidien est dans l’effectif, l’ordinaire dans le potentiel » (Formis, 2010 : 50). Les gestes ordinaires partagés par tous seraient ainsi des gestes emblématiques de la condition humaine, comme remuer la queue l’est pour un chien, même s’il est amputé de celle-ci.

Dans May B, la répétition de séquences de gestes fait résonner l’enfance, celle de chacun comme celle de l’humanité. « En effet, écrit Walter Benjamin, toute expérience profonde veut insatiablement, jusqu’à la fin de toute chose, répétition et retour, restitution d’une situation originaire où elle a pris sa source » (Benjamin, 2011 : 97). Au début du spectacle, les personnages, en pyjama et chemise de nuit, portent des chaussons aux pieds et sont enduits d’argile, les yeux cernés de noir. L’utilisation du noir et du blanc renforce un sentiment d’origine, sachant que l’origine est une représentation qui travaille le présent de sa nostalgie : « L’origine, bien qu’étant une catégorie tout à fait historique, n’a pourtant rien à voir avec la genèse des choses. […] L’origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir, et elle entraîne dans son rythme la matière de ce qui est en train d’advenir » (Benjamin, 1985 : 43). Les gestes précis et stylisés sont dansés sans que l’on ne perçoive leur difficulté d’exécution. Lors de sa création, comme il n’y avait que cinq danseuses et un danseur dans la compagnie, Marin avait passé une annonce ainsi formulée : « Recherchons hommes sans qualification, tous genres, toutes tailles » (Marin, citée dans Noël, 1993 : 112). Peu de temps plus tard, les répétitions avaient commencé avec un homme âgé.

Le spectateur sent qu’il pourrait danser ces gestes simples comme les danseurs et, de fait, danse avec eux. Michèle Febvre précise que

« le geste simple » est d’abord un geste qui a « servi », comme on le dit d’un objet; son usage l’a marqué, patiné en quelque sorte et révèle toujours plus que sa forme. Il ne s’agit pas de l’utiliser pour illustrer la prétendue psychologie du personnage chère aux héritiers stanislavskiens, mais de le mettre en jeu pour ce qu’il porte déjà de charge émotive ou symbolique ou tout simplement de trajets énergétiques appartenant au corps vivant

(Febvre, 1995 : 38).

D’ailleurs, beaucoup d’amateurs travaillent May B, mais l’apparente facilité de la chorégraphie est illusoire, comme l’indique Françoise Leick qui l’a beaucoup interprétée :

Il y a beaucoup de choses à intégrer. […] Il y a la musique, le mouvement, il y a ce rapport au temps : dilatation du temps, contraction du temps dans les mouvements, et puis cette énergie, retenue ou au contraire explosive, dans des petits mouvements souvent arrêtés, saccadés, à investir très vite et très entièrement. Il y a le personnage […] dans un groupe souvent serré. […] Il y a une rythmique, un rapport de temps, de poids, une façon de bouger, de se mettre en mouvement, d’accélérer, de ralentir, de rire, de regarder, qui lui est propre, mais dans l’équilibre du groupe voulu par la chorégraphie

(Leick, citée dans Prokhoris, 2012 : 253).

Le danseur de May B, dans sa danse même, est au confluent du collectif et du singulier avec la corporéité spécifique de son personnage qui, dans un glissement métonymique, devient son nom : la grosse, l’oreille, l’épaule, etc. Ce geste politique de lier le collectif au singulier, et inversement, est en effet au coeur du travail artistique de Marin. Voilà ce qu’elle disait de son spectacle en 2014 : « C’est une pièce fondatrice pour moi. Je n’ai pas arrêté depuis de travailler sur ce qu’elle mettait en jeu : la fragilité du corps, la question du silence et de l’immobilité, celle du choeur aussi, cette somme d’individualités qui agissent pourtant dans un espace commun » (Marin, citée dans Besançon, 2014).

Dès le début de son travail, Marin ancre les « gestes du quotidien » à sa pratique :

J’ai entendu parler pour la première fois de Pina [Bausch] en 1978, juste après le concours de Bagnolet. […] Quand Pina est venue à Paris en 1979 avec Les sept péchés capitaux – la première pièce que je voyais d’elle – ce fut un choc. […] Je me sentais à la fois très proche et gênée par cette proximité. Je venais de faire un ballet Contrastes, où je commençais à utiliser les gestes du quotidien. Dans la deuxième partie, il y avait un petit duo où deux femmes en tailleur entrent et s’essuient avec la main. J’avais fait cela dans mon spectacle avant de voir Les sept péchés. C’est ce que j’appelle la conscience collective, des gens qui, à des kilomètres de distance, travaillent sur une même chose. J’avais l’impression qu’elle était déjà plus loin dans son travail, ce qui provoquait une gêne supplémentaire. Après, j’ai compris en quoi ce travail était différent du mien

(Marin, citée dans Noisette, 1997 : 27).

Dans Babel Babel (1982), elle s’intéressait aux gestes des bébés. Dans Points de fuite (2001), le spectacle débutait par l’entrée de chaque interprète qui restait face au public et le regardait. À propos de ce face-à-face, Marin affirme : « J’aime beaucoup ce moment parce que c’est comme si on réalisait que c’est un moment commun qui est vécu au présent aussi[4] ». Faces (2011) commençait et se terminait également par le geste de regarder, que l’on retrouve dans May B. Umwelt (2004) est une suite de séquences cadrées de gestes ordinaires, comme ôter une robe, croquer une pomme, etc. De Salves (2010), Marin dit : « la question du collectif revient beaucoup et dans Salves et dans Umwelt, [comme] dans toutes les pièces en fait. Pour créer du collectif, il faut que chacun puisse être dans un endroit de relais, un lieu où les forces passent d’un lieu à l’autre, d’un corps à l’autre[5] ». Dans Salves, les interprètes se passent des objets, dans un geste qu’on appelle faire la chaîne. Dans May B, ce sont des personnes que l’on se passe. On retrouve des configurations de cette chaîne humaine dans nombre de spectacles de Marin, comme dans Faces ou dans Bit (2014), où cette forme – chacun tenant quelqu’un et étant tenu par un autre – est déclinée tout au long du spectacle. Elle est également présente dans May B et pourrait être un point d’entrée pour parler du travail de la chorégraphe. Comme le disait Marin en 2012 : « Il y a des gestes qui aident à vivre » (Marin, citée dans Chaudon, 2012). La ronde et la farandole, autant de gestes qui invitent à tendre et à prendre les mains, pourraient être de ceux-là :

Dans les danses pratiquées hors du contexte théâtral, la forme du cercle fermé, appelée aussi ronde, est très commune, aussi bien en Europe que sur d’autres territoires. La ronde peut véhiculer un imaginaire étouffant, celui d’un espace clos, dont on ne s’échappe pas. Mais elle peut également être synonyme de cycle, de retour au même […]. Cependant, la ronde met aussi en évidence le caractère collectif et soudé du groupe qui la compose, la solidarité et le rapport d’égalité qui existent entre ses membres. […] Le dispositif en cercle est présent dans la carole médiévale, puis dans les branles, composés de pas réglés, qui étaient dansés dans toute l’Europe à la Renaissance […], avec de nombreuses formes régionales combinant les différents pas de danse. […] À la fin de l’Ancien Régime, la ronde est encore l’expérience de danse la plus commune dans les milieux ruraux français. […] [E]lle perdure jusqu’à nos jours dans les rondes enfantines. […] Une chaîne ouverte peut aussi avoir un parcours circulaire, comme la farandole en Provence. […] La ronde est donc la forme de danse la plus unifiante, la plus monolithique, c’est la danse d’une communauté à la fois protectrice et contraignante

(Jacoto, 2012 : 134-136).

Structure de May B

Le spectacle peut se découper en trois parties, en fonction des musiques. La première partie dure une demi-heure. Le lied « Der Doppelgänger » de Schubert s’entend dans le noir. Quand les lumières s’allument, la musique s’arrête. Une première sous-partie sans musique est rythmée par les pas traînés et les souffles. Elle dure six minutes (dans la captation de 1983, le spectacle débutait par l’immobilité des danseurs mus par un premier coup de sifflet, suivi de deux autres. Dans celle de 1999, les coups de sifflet sont supprimés ainsi que les deux premières minutes du spectacle). Une seconde sous-partie est dansée sur une musique de carnaval, entrecoupée de silences. La seconde partie dure presque une demi-heure et se compose de trois sous-parties : la première avec le premier mouvement de la symphonie tragique de Schubert (D. 417), qui dure dix minutes; la deuxième, transitoire, avec le lied « La jeune fille et la mort » (D. 531), de Schubert toujours et chanté, semble-t-il, par Jessye Norman; et la troisième avec un mouvement de quatuor (quatuor à cordes no 14, surnommé « La jeune fille et la mort », D. 810) dans lequel Schubert a utilisé le même thème que dans le lied susmentionné. Marin avait le désir d’intégrer cette composition de Schubert[6] avant même que Beckett ne lui parle de ces deux lieds lors d’une rencontre. Ces derniers ouvrent et ferment May B comme des parenthèses invitant à entrer dans le spectacle et à en sortir. La troisième partie dure vingt minutes et comprend la chanson « Jesus Blood Never Failed Me Yet » de Gavin Bryars, puis le lied « Der Leiermann » de Schubert (D. 911 : 24), qui accompagne le personnage seul restant immobile jusqu’au noir.

De la bande au choeur carnavalesque

Le bruit des pas traînés, avec des arrêts, et les sons de respiration produits par le groupe « comme un seul homme » obéissent à une rythmique (2, 3, 4, 7). Ces derniers proviennent du ventre, du nez, de la gorge : halètements, puis sons articulés jusqu’à la profération, en fin de séquence, des premières paroles de Fin de partie de Beckett, qui correspondent à la rythmique du spectacle : « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir! » Dans cette première sous-partie, nous assistons au geste de la parole, à sa naissance.

Dans la seconde sous-partie, il s’agit du geste de danser ensemble et, plus précisément, lors du carnaval. La musique est celle du carnaval de Binche, un des plus anciens de Belgique. La fanfare qui l’anime est composée de cuivres, de pipeaux, de tambours; elle marche au pas avec les Gilles. Ceux-ci, dans leur costume bariolé et rembourré, leur coiffe de plumes ou leur masque, ont des grelots à la ceinture ainsi que des sabots aux pieds et rythment la cadence. Le mot « carnaval » vient du latin caro, carnis, qui renvoie à la chair, à la viande; c’est un moment où la chair exulte et où la population se laisse émouvoir par la musique répétitive et l’alcool. C’est un espace commun et symbolique où s’expriment les pulsions les plus secrètes, notamment sexuelles. Cette danse énergétique et chorale fonde le groupe qui jubile jusqu’à la violence de l’affrontement. Cette séquence, dansée en groupe et par couples interchangeables, progresse par paliers marqués par des interruptions de la musique.

Le premier arrêt dissout le groupe, chaque individu se retrouve un peu perdu et laisse échapper des ondes de danse qui continuent à résonner dans son corps. Durant le second arrêt, les personnages s’échangent des fluides sexuels avec les mains. À la reprise de la musique, les couples dansent de plus belle. Il est intéressant de souligner la subjectivité du regard des spectateurs et l’interprétation de chacun face à ce qu’il voit. Véronique Védrenne décrit ce passage ainsi :

Deux personnages, après la ronde d’accouplements, farfouillent tour à tour, dans l’entrejambe de leurs caleçons, à la recherche d’une puce (ou d’un morpion) que le premier, alors qu’il croit la tenir entre ses doigts, laisse échapper et qui, à en croire la gesticulation similaire du second, s’est réfugiée dans le pantalon de ce dernier. Cette courte pantomime est sans doute une citation transposée gestuellement du passage de Fin de partie où Hamm et Clov craignent de voir un retour en force de l’humanité à partir de l’insecte qui démange Clov

(Védrenne, 2002 : 182).

Le troisième arrêt est un tournant : les personnages ôtent leurs chaussons et se lancent dans une danse de plus en plus sexuelle, la plupart du temps au sol, « une danse du lit ». L’excitation atteint son comble lors du quatrième arrêt, où chacun se masturbe jusqu’à la jouissance, qui laisse ensuite place à la tristesse et aux pleurs. Une des protagonistes entonne alors un petit chant qui fait pouffer les autres de rire. La danse reprend et intègre le rire, mais deux personnages en viennent aux mains, puis se prennent dans les bras lorsque l’interruption de la musique immobilise le groupe.

DE LA GUERRE DES CLANS AU GROUPE SOCIAL, DU GROUPE SOCIAL À L’INDIVIDU

Le groupe demeure statique au moment où débute la symphonie tragique de Schubert, qui le fait percevoir autrement, à travers le geste d’écouter cette fois-ci. Se déclenche ensuite une guerre de clans formés autour des deux protagonistes qui se battaient. Cette sous-partie revisite tous les gestes du combat et de l’affrontement, de la farandole à la mêlée, mais aussi les gestes de cohésion au sein de chaque groupe, et se termine par un rire qui désamorce la violence. La sous-partie transitoire débute dans l’immobilité, dans le geste d’écouter le lied « La jeune fille et la mort » qui agit comme une prise de conscience. Le texte du lied a ici son importance puisque la jeune fille voit s’approcher la mort. Le groupe se défait avec la voix chantée qui semble résonner en chacun pour en faire des sujets, recentrés dans une posture d’intériorité.

Certains sortent de scène et reviennent avec des accessoires et des costumes qui rappellent des personnages de Beckett. Si on ne reconnaît pas Pozzo, Lucky, Hamm et Clov, on voit deux groupes de deux contenant chacun un dominant assis et un dominé debout. Trois personnages, encore en pyjama, forment, en avant-scène, une sculpture comme celle des trois singes, tandis que « la grosse » se tient au fond. Deux personnages arriveront ensuite. À l’arrêt du chant, les huit danseurs cessent de bouger et regardent le public en silence. La troisième sous-partie débute aussi dans l’immobilité et par l’écoute du second quatuor de « La jeune fille et la mort ». Cette partie donne à voir une scène d’anniversaire ponctuée d’actions rituelles : chanter ensemble, souffler les bougies, partager le gâteau et le manger. Tous n’ont pas encore intériorisé les règles sociales. Par exemple, lors du partage du gâteau, des pulsions refoulées – telles que la convoitise, l’avidité et la gourmandise – sont visibles chez ceux qui, encore en pyjama, se comportent comme des enfants. Cette scène se termine par la sortie, à reculons, du groupe par une petite porte qui s’ouvre en fond de scène. Durant la troisième partie, la chanson de Bryars imprime un sentiment de circularité, de destin inexorable, d’épopée. Du petit groupe en marche – tous sont maintenant chaussés et habillés pour le voyage, avec valise ou sac –, il ne reste bientôt plus qu’un seul membre, les autres ayant, peu à peu, traversé cette porte située au fond de la scène qui mène à la coulisse jardin. Dans cette partie, s’expriment des gestes de fraternité, comme celui d’aider l’autre à franchir un trou.

Des gestes qui donnent à penser le collectif

Comme nous l’avons vu, le spectacle débute par une première sous-partie qui donne à voir la naissance du geste de parler. Dans Les gestes, Vilém Flusser se demande : « [À] partir d’où doit-on s’approcher du geste de parler : du corps et de l’anatomie ou de l’esprit et de la psychologie? » (Flusser, 2014 : 56.) Dans May B, le geste de parler est d’abord appréhendé par le corps, par les manières d’expulser l’air; puis par une parole, la seule audible du spectacle – « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir » –, reprise à la fin du spectacle par le personnage seul, ce qui n’est pas sans faire écho à ces propos tenus par Marin lors d’un entretien : « On naît, on meurt, ce temps qu’on a, c’est tout. Il y a nos contemporains, et il y a nos grands-pères, le premier homme... Beaucoup en arrière, et beaucoup au devant. Ça m’impressionne » (Marin, citée dans Prokhoris, 2012 : 11). L’unique parole perceptible, sensée, serait cette fin inéluctable et pourtant imprévisible, cette inscription de tous et chacun dans une chaîne humaine. Tout le reste n’est que bavardage. Mettre en scène le geste de parler, c’est exposer la difficulté d’une parole essentielle qui s’arrache du silence, l’expression d’une indicible solitude qui s’impose dans la séquence finale. C’est toucher à un avant de la parole : celle du petit enfant qui articule « maman » sans son, comme dans la séquence d’anniversaire; celle, aussi, du cri muet d’une séparation et celle de « l’homme d’avant les mots » (Noël, 1993 : 87). Bernard Noël écrit d’ailleurs au sujet de May B : « Il faut un effort considérable pour former dans sa bouche le vague sentiment du mutisme irrémédiable que serait l’absence de langage. À peine touche-t-on ce vide que l’impensable est là puisque notre pensée se forme dans la langue. […] Comment se dégager de la langue le temps de voir ce qu’était la chair sans elle? » (Ibid. : 87-88.)

Le geste de parler produit, durant le spectacle, des images sonores comme la vocifération, la récrimination, l’adresse au ciel, la plainte ou la chanson et des images muettes comme le « joyeux anniversaire » ou le « maman ». Comme l’écrit Flusser : « L’homme est condamné à ne pouvoir dire le monde et à rester seul, malgré son effort pour parler » (Flusser, 2014 : 64). C’est précisément pour cela « que le geste de parler est l’une des manifestations de la dignité humaine et qu’on l’a souvent proposé pour définir l’être humain, car la dignité humaine c’est essayer de franchir ses limites malgré l’échec certain (l’hybris héroïque) » (ibid. : 64-65).

En ce sens, le geste de chanter, mis en scène durant le carnaval, et celui de rire pourraient être des dérivations de celui de parler. Pendant un silence après la masturbation, un personnage décide de consoler le groupe qui pleure et lance courageusement un reste de berceuse, petite chanson incongrue et surprenante qui provoque un rire commun et dissout l’angoisse. Lors de l’anniversaire, le rire fait aussi partie des images sonores du geste de parler, mais résonne pourtant comme son arrêt. Le rire, comme fêlure de la parole, incarne à la fois la folie, l’échec et la réussite de la parole, puisqu’il exprime ce qu’elle ne parvient qu’à faire de manière décevante. Le rire, comme mise à distance, résiste au désespoir. Enfin, durant la dernière partie, le geste de parler / chanter se décline durant vingt minutes avec une phrase tirée d’un hymne religieux chanté par un homme sans-abri de Londres, que Bryars a enregistrée et qui, accompagnée de musique, est reprise en boucle.

Les danseurs ont le visage, les cheveux et les mains enduits d’argile qui, en séchant, s’effrite et produit une poussière blanche. En traînant leurs pieds, les danseurs tracent des lignes sur le sol qui écrivent leurs parcours. Toute la partie du carnaval explore le geste de danser ensemble, le désir et le plaisir des corps qui entrent en contact ainsi que les différentes configurations qui marquent et transforment l’espace. Danser ensemble, c’est aussi dessiner des figures dans l’espace, le déformer et le reconfigurer. Comme le dit Marin :

Selon la façon dont les corps se placent dans l’espace, ça crée des paysages très, très différents, des groupes, des écarts entre les personnes, c’est incroyable à voir, juste les déplacements. Comme des atomes en fait, comment à des moments, les corps sont attirés les uns par les autres, comme des aimants, des atomes, et il suffit qu’un lâche cette chose-là pour qu’à nouveau il y ait une dispersion[7].

Le geste d’écouter de la musique n’est pas un mouvement, c’est une position du corps arrêté : ouvert et concentré. La partition pénètre les corps, les prend, les émeut en les immobilisant. Écouter de la musique, c’est se laisser envahir par une beauté créée par l’humain. Les personnages qui écoutent la musique incluent les spectateurs dans un geste où ils vibrent à l’unisson et dans le présent de la représentation. Quand la musique s’incarne dans les corps, le regard se voile. Comme chant tragique d’une existence, elle est aveugle. Dans le même ordre d’idées, Jean-Luc Nancy écrit : « Écouter, c’est tendre l’oreille, c’est une intensification et un souci, une curiosité ou une inquiétude » (Nancy, 2002 : 18). Ainsi, écouter de la musique, c’est exister au-delà de soi, s’absenter aussi, se fondre dans le vibrant du monde, abolissant la frontière symbolique entre intérieur et extérieur, soi et autrui. C’est un geste qui défait tout en maintenant serré; un geste pathétique d’embrassement du monde. Enfin, il y a, dans May B, des gestes fraternels, comme s’appuyer sur l’épaule de l’autre pour se déchausser. Femmes et hommes exécutent ces gestes, en même temps ou chacun leur tour, et ne sont différenciés que par leur habillement : pyjamas et pantalons pour les uns, chemises de nuit et robes pour les autres. Là encore, c’est le commun qui prime sur la singularité; l’humanité sur la différence genrée.

Un manifeste politique

Marin, en 1993, retraçait la genèse de May B et parlait des personnages de Beckett en ces termes :

[S]es personnages sont toujours un peu handicapés et ils ne peuvent pas s’asseoir ou ne peuvent pas se lever; enfin, il y a toujours un rapport au corps qui est très important, qui est très impressionnant. Et par rapport à tout ce que je pense de la danse et de ce que j’ai pu en vivre, il y avait quelque chose qui correspondait très fort à mon désir. Justement, par rapport à cette facilité qu’ont les danseurs de bouger et ces personnages handicapés, il y a […] une injustice incroyable qui fait que ça m’intéresse de travailler là-dessus

(Marin, 1993).

Ce spectacle a marqué une rupture dans la danse tout en s’inscrivant dans une époque qui découvrait la potentialité des corps ordinaires.

La singularité exposée comme telle, écrit Giogio Agamben, est quelconque, autrement dit aimable. Car l’amour ne s’attache jamais à telle ou telle propriété de l’aimé (l’être-blond, petit, tendre, boiteux), mais n’en fait pas trop non plus abstraction au nom d’une fade généricité (l’amour universel), il veut l’objet avec tous ses prédicats, son être tel qu’il est

(Agamben, 1990 : 10-11).

Si le choeur de ces êtres quelconques qui exécutent ensemble des gestes ordinaires, chacun à leur manière, continue d’émouvoir au-delà des frontières (et de plus en plus), c’est qu’il parle de notre commune humanité et crée chez le spectateur un « élan empathique » que Jeremy Rifkin définit comme « la conscience existentielle de la vulnérabilité que nous partageons tous; quand il s’exprime, il devient célébration de notre aspiration commune à vivre » (Rifkin, 2012 : 58).