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Composé en six chapitres, le livre d’Emmanuel Durand aborde un sujet difficile, mais très stimulant, celui des émotions relativement au mystère de Dieu. En choisissant de traiter ce sujet, l’auteur se charge d’une mission complexe, car les émotions font partie de « l’épaisseur de notre chair » (p. 7) ; en outre, l’instabilité qui les caractérise généralement conduit le travail du théologien dans un « champ si incertain » (p. 7). S’il est évident que les émotions interviennent dans la plupart des activités humaines, cela ne va pas de soi en ce qui concerne Dieu. Dès le premier paragraphe de l’introduction, il y a l’idée que le théologien ferait bien de ne pas entrer dans le domaine des émotions, « si Dieu ne s’y était pas lui-même investi. » (p. 7) Le travail sur les émotions divines est donc présenté comme une exigence de la Révélation chrétienne. Le livre montre à quel point la raison gagne à se laisser bousculer pour ainsi dire par la Révélation, cette raison qui est portée à enfermer Dieu tantôt dans la dégradation des émotions tantôt dans l’indifférence de l’apathie. Tout au long des chapitres, l’auteur fait voir comment la Révélation purifie les représentations anthropomorphiques inspirées des explications populaires ou des fantasmes philosophiques.

Le premier chapitre montre que le travail rationnel n’est pourtant pas exclu de la compréhension des émotions divines. La purification de la raison n’est pas synonyme d’expulsion ; en effet, celle-ci demeure indispensable comme outil pour interroger les sources de la Révélation chrétienne. Cela est visible dans le fait que le premier chapitre, « Les émotions humaines ont-elles une signification essentielle ? », propose un parcours historique portant sur la manière dont les passions ou les émotions ont été considérées dans la philosophie, la phénoménologie et la psychologie expérimentale. Ainsi, avant de faire un commentaire sur les Écritures et la Tradition, ce qui est l’objet des cinq autres chapitres du livre, l’auteur rassemble quelques grands noms de l’histoire de la pensée. De la critique d’Augustin touchant la conceptualisation stoïcienne des passions, l’auteur retient que l’apatheia n’est pas de ce monde. Le calme absolu sans le trouble des émotions n’est pas le signe d’un haut niveau moral : « N’avoir aucune passion serait le signe, non d’une excellence, mais d’une infirmité : une insensibilité de l’âme, comparable à la stupeur (stupor) du corps. » (p. 45) Cette remarque sera d’une importance considérable lorsqu’il s’agira, au chapitre 6, de commenter les émotions en lien avec l’humanité du Fils de Dieu. Pour apprécier avec justesse les émotions dans la vie humaine, il faut résister à l’attrait que peut représenter l’apatheia philosophiquement. L’auteur s’approprie ce trait de l’anthropologie d’Augustin, soit l’indétermination morale des émotions avant que ne s’y mêle la volonté. En conséquence, il revient à la volonté de s’investir dans les émotions pour leur attribuer une valeur bonne ou mauvaise. Ce point de départ est très important dans l’étude, car il oriente la recherche à partir d’un modèle moral. Après Augustin, l’auteur poursuit son survol historique en élargissant la perspective à partir de grands penseurs comme Thomas d’Aquin, Descartes, Humes et Sartre. L’enquête préliminaire débouche sur une hypothèse dont la perspective morale apparaît dans le mot « engagement » :

Je formule finalement l’hypothèse que les émotions humaines sont essentiellement les indices d’un engagement avec les choses et les êtres du monde humain, sur fond d’affectation à la fois passive et active.

p. 70

Cette hypothèse dégage la signification des émotions du côté des humains, mais l’auteur espère aussi s’en servir pour interpréter les émotions du Dieu biblique.

Le deuxième chapitre, intitulé « Dieu éprouve-t-il une passion d’amour ? », permet une première vérification de l’hypothèse. Cette étape est moins ardue que celles qui viendront ensuite puisque la passion étudiée, l’amour, est moins problématique que celles qui sont réservées pour les chapitres suivants. Une vision néoplatonicienne est exposée, celle de Denys, selon laquelle l’amour divin est envisagé sous un angle érotique. La présentation de l’amour solaire, qui offre une « vision grandiose » (p. 73), se révèle insatisfaisante aux yeux de l’auteur qui la qualifie d’« ingénieuse, mais un peu surfaite » (p. 104). Le problème est que cette présentation de l’amour convient parfaitement à un « Dieu métaphysique », mais moins bien au « Dieu de l’Évangile » (p. 104). À la vérité, la conception érotique de Dieu ne provient sûrement pas des Écritures. En effet, la Bible grecque n’attribue jamais l’erôs à Dieu. Or, l’absence d’erôs ne trahit pas un manque de passion de la part de Dieu. Au contraire, l’auteur dit découvrir dans la Bible un Dieu « moins “érotique” et pourtant plus passionné » (p. 104). Bien que cette formulation puisse paraître paradoxale, elle s’explique à partir de l’hypothèse selon laquelle la passion est un indice d’engagement. Dans la mesure où l’auteur arrive à montrer que la passion biblique est signe d’engagement, il peut affirmer que le Dieu biblique est plus passionné. Il le fait en brossant le portrait de la passion d’amour telle qu’elle est trouvée chez Osée, soit sous la forme de jalousie divine. Ce qui est remarquable dans l’amour de jalousie n’est pas tant l’intensité de la passion – il s’agit d’une caractéristique déjà présente dans l’erôs solaire – que la persévérance de l’engagement : « L’amour divin n’a rien ici de solaire ni de romantique. C’est un amour prévenant et combatif, où tout est apporté par celui qui aime le premier. » (p. 109) L’amour biblique est passionné en ce sens que, malgré les infidélités d’Israël, Dieu continue d’aimer son peuple en lui offrant un nouveau départ par le renouvellement de la séduction, des fiançailles et du mariage. La sainteté de Dieu débarrasse la passion de tout ce qui pourrait la souiller (p. 113). L’émotion divine n’est donc pas celle des humains, chez qui la jalousie entraîne souvent des excès de néantisation plutôt que de création. Les intrigues bibliques relatives à l’excès de l’amour divin mettent en valeur un renouvellement de la relation entre Dieu et les humains.

Au troisième chapitre, l’auteur parvient à un degré de difficulté supérieur, car il souhaite maintenant passer des passions convenables aux passions inconvenantes. Ces dernières ne sont pas justifiées pour parler de Dieu en raison de leur objet qui comporte nécessairement une imperfection. Lorsqu’une passion expose le sujet à un dommage, elle ne saurait convenir à proprement parler à Dieu. Il en est ainsi de la tristesse, l’espoir, la crainte, la pénitence, l’envie et la colère. Pourtant, la Bible fournit quelques exemples d’un Dieu qui est poussé à ce genre de passions. L’exigence métaphysique d’écarter les passions inconvenantes entre en tension avec la présentation biblique qui a recours au langage de la colère, du repentir et de l’espoir pour décrire le comportement divin. Par quelle explication faut-il rendre compte de l’expression biblique ? Pour élucider le problème de langage relatif à l’exigence rationnelle et l’expression biblique, l’auteur prend en considération l’interprétation métaphorique avancée par Thomas d’Aquin. Le recours au concept de la métaphore permet d’expliquer ce qui appartient proprement à Dieu dans la passion. Or, le défi consiste à ne pas éclipser, à travers la restitution du sens propre, « la puissance de signification et de révélation des passions inconvenantes » (p. 135). C’est dans cette perspective que l’auteur examine deux usages de la métaphore où la puissance de signification est celle d’un témoignage de l’engagement de Dieu envers son peuple. Les métaphores passionnelles sont d’abord envisagées selon les effets. Comme exemple, il y a la colère servant à évoquer l’acte de punir. Selon cette explication, les métaphores possèdent une « fonction d’attestation » (p. 138), car elles pointent vers les actions de Dieu dans l’histoire. Il n’est pas fructueux théologiquement d’isoler les passions de Dieu. En conséquence, la métaphore doit aussi être analysée sur le plan sémantique, où il est nécessaire de tenir compte de la complexité des intrigues afin de découvrir la passion fondamentale qui les anime. Par exemple, la colère ou la tristesse, qui sont étudiées dans les deux prochains chapitres, constituent « l’indice d’une “passion” d’amour primordial » (p. 162). Il est donc possible de découvrir qu’une passion inconvenante recouvre une passion convenable.

Le quatrième chapitre se concentre sur la colère divine en mettant en pratique les éléments théoriques vus au troisième chapitre. La colère est considérée non pas seulement comme une réaction violente, mais avant tout comme une ressource narrative permettant de faire valoir un autre trait de la sensibilité divine. Dans les intrigues bibliques, au-delà de la menace propre à la colère, l’émotion conduit au repentir. L’auteur rend ceci visible en commentant l’épisode d’Ex 32 ainsi que l’expérience des prophètes Jérémie, Jonas et Joël. Avant d’arriver au repentir, il importe de noter que la manifestation de la colère divine constitue le signe d’engagements divins préexistants à l’émotion violente ; ainsi, cette émotion « intervient comme la réponse tranchante à des comportements inacceptables, en raison d’amours, d’alliances, d’attentes ou d’engagements antérieurs » (p. 173). Les colères de Dieu sont donc toujours « proportionnées à son investissement » (p. 173). Elles apparaissent néanmoins parfois vives et sévères, voire excessives. Or, l’excès qu’elles comportent reflète métaphoriquement l’incompatibilité totale entre Dieu et le péché : « Dieu n’a aucune complaisance envers les maux et les péchés qui affectent son peuple ou ses créatures, à la différence des êtres humains qui demeurent souvent ambigus. » (p. 209) Dans les récits analysés, l’excès qui caractérise la colère évolue vers le repentir et prend alors une autre forme, à savoir un surcroît de clémence.

Cette manière d’expliquer la colère divine à partir du repentir est utile pour purifier l’émotion de ce qu’elle a d’insurmontable dans l’expérience humaine générale. En revanche, par cette solution, l’auteur se trouve confronté au problème de la mutabilité. Le repentir doit-il être considéré comme une trahison de Dieu envers ses propres jugements ? Pour éviter de tomber dans le piège d’une association automatique du retournement et de la mutabilité, l’auteur s’aide d’une explication ancienne, celle d’Augustin, et d’une exégèse contemporaine, celle de Jean-Pierre Sonnet. Il soutient que le repentir maintient l’engagement initial tout en lui donnant une orientation historique nouvelle. Ainsi, du point de vue providentiel, le retournement divin assure une stabilité : « Sous la modulation du repentir, il est paradoxalement possible de discerner une forme de persévérance divine : Dieu relance, reprend, ajuste, renoue l’Alliance en fidélité à son dessein. » (p. 207) Les problèmes liés à l’immutabilité reviennent encore au cinquième chapitre alors qu’il est question de la tristesse divine. Il serait peut-être tentant de rejeter la doctrine classique de l’immutabilité, car au premier abord elle semble dépeindre un Dieu indifférent à la souffrance humaine. Après avoir exposé et réfuté quatre objections à l’immutabilité (christologique, expérientielle, philosophique et biblique), l’auteur avance que « l’impassibilité ontologique est la condition de la compassion pure » (p. 230). L’immutabilité garantit que la compassion divine soit entièrement et efficacement tournée vers les créatures, sans aucune plainte réflexive. Ainsi la tristesse se définit-elle comme une solidarité envers la créature qui prend la forme d’un « investissement d’amour » (p. 231). Au sujet de la tristesse, il convient de souligner que l’auteur propose une méthode de recherche intéressante. Pour surmonter la difficulté du peu de matériel biblique dépeignant la tristesse de Dieu, il analyse le chant des impropères. En continuant son enquête de la sorte, il enrichit ses arguments de formulations tirées de la pratique de l’Église.

Le sixième chapitre met la touche finale à l’ouvrage en intégrant quelques données christologiques. Il s’agit de voir comment le Fils s’approprie dans la chair les émotions inconvenantes, soit la colère, l’effroi, l’angoisse et la tristesse. Cette étape est capitale dans la recherche, car, plus que les autres, elle valide l’hypothèse selon laquelle les émotions représentent des indices d’engagement de la part de Dieu. En effet, le chapitre montre que le Fils vit les émotions humaines à partir de la posture de sujet : Dieu s’engage parmi les humains et pour les humains, « [a]vec nous et pour nous » (p. 266). Le geste sauveur de l’engagement est aperçu à travers la mission du Christ. À cette mission s’unissent de nombreux protagonistes dont l’auteur tient compte dans sa recherche. Une étude comparative portant sur ces acteurs et Jésus sert à mieux cerner le caractère spécifique des émotions de Dieu dans la chair. De la comparaison, il ressort que les émotions du Christ ne sont jamais traitées pour elles-mêmes. Elles ne s’arrêtent pas à une impression passive, puisqu’elles incluent toujours une action qui apporte le salut : guérir, enseigner, interpeller, etc. Les émotions de Jésus agissent de concert avec sa volonté de salut :

La vulnérabilité de Jésus en certaines de ses rencontres et la composante émotive de celles-ci conduisent Jésus à appliquer sa volonté de salut ici et maintenant, envers des individus ou des groupes particuliers.

p. 268

Le lien entre les émotions et la volonté est particulièrement bien présenté dans le commentaire sur l’attitude de Jésus à Gethsémani (p. 264). Chez les humains, l’effet de la tristesse et de l’effroi est souvent la paralysie de l’action ; à l’inverse, chez le Christ, ces émotions trouvent leur dénouement dans une volonté ferme : « Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux. » (Mc 14,36) Avec Augustin, l’auteur pense que, assumée par le Christ, l’émotion humaine, de tout être humain, se trouve transfigurée de sorte que ce qui était considéré comme une défaite peut désormais conduire à la victoire du salut.

Parvenu à la fin de son enquête, l’auteur peut conclure en confirmant l’hypothèse émise au début du livre. Semblablement à la signification essentielle des émotions humaines, les émotions divines sont des signes d’une interaction engagée avec le monde. Les émotions divines révèlent que Dieu s’investit dans la vie des créatures pour leur offrir une promesse d’alliance et de salut. L’auteur rappelle aussi l’un des points forts du livre, à savoir l’évaluation de la distance entre les émotions humaines et divines. Il ne convient pas de porter en Dieu tout ce que les émotions comportent d’« altération passive » (p. 271). Divinement ému, c’est-à-dire totalement engagé, Dieu agit afin d’appeler des réponses humaines au coeur d’une « alliance en déploiement » (p. 277).

Pour conclure, bien que les chapitres contiennent des interprétations subtiles et des distinctions fines, le lecteur n’a jamais de peine à suivre le projet du livre. De plus, la diversité des ressources philosophiques et théologiques mobilisées par l’auteur permet de percevoir les nombreuses nuances auxquelles doit demeurer attentif le théologien étudiant un « champ si incertain » (p. 7). Il s’agit d’un livre qui rend possible une aventure théologiquement prudente à l’intérieur du tumulte des passions.