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La traduction en langue française des oeuvres de Paul Tillich (1886-1965) ne s’essouffle pas. Des traductions de qualité se succèdent presque chaque année, principalement chez Labor et Fides. Récemment, la Maison d’édition a publié la dernière traduction de Tillich, Quand les fondations vacillent (2019). Il s’agit d’un recueil de sermons. Paul Tillich avait déjà suggéré que ceux qui souhaitaient s’initier à son oeuvre devaient lire d’abord ses sermons. Précédemment, nous avions eu les traductions suivantes : Christianisme et judaïsme (2017), Le christianisme et la rencontre des religions (2015), ainsi que Le courage d’être (2014), réédité dans la collection « Classiques ». Mentionnons également la récente traduction présentée par Alain Durand, Religion biblique et recherche de la réalité ultime (2017), éditée aux Éditions du Cerf.

L’ouvrage qui nous intéresse ici est Écrits philosophiques allemands. 1923-1932, publié en 2018. Il s’agit d’un recueil de neuf textes philosophiques. Le plus substantiel est « Le système des sciences ». À lui seul, ce document occupe plus de la moitié du volume. Les huit autres textes sont des conférences prononcées par Tillich, sinon des articles ou des chapitres de livres. Une introduction de Marc Dumas (Université de Sherbrooke) présente l’ouvrage. Il souligne l’apport précieux de Luc Perrottet qui a soigneusement révisé la traduction et qui a produit la majorité des notes infrapaginales. Il mentionne également le précieux travail de Jean Richard qui a relu et revu les textes à plusieurs reprises.

Il faut savoir que ces écrits philosophiques allemands de Tillich accompagnent des écrits théologiques. Les Presses de l’Université Laval avaient publié en 2012 les Écrits théologiques allemands. 1919-1931. Ces textes étaient traduits et présentés aussi par Marc Dumas. C’est dire que, durant une décennie, Tillich a publié des textes, à la fois philosophiques et théologiques. Ces écrits se chevauchent et se complètent. Paul Tillich, jeune professeur en Allemagne, a publié ces textes avant d’être déporté aux États-Unis en 1933. Le livre qui nous intéresse rassemble des écrits que le jeune Tillich a publiés en Allemagne avant la prise du pouvoir d’Hitler.

Dans sa présentation, Marc Dumas prend judicieusement le soin d’apporter des éléments biographiques précieux avant de présenter le contenu. Paul Tillich est né le 20 août 1886 en Allemagne dans une famille de confession luthérienne. Il fait des études à Berlin jusqu’au baccalauréat. Le jeune Tillich lit Shakespeare, Goethe, Dostoïevski, Rilke, Hölderlin, Novalis et Nietzsche. Il fait ses études de théologie à Berlin, à Tübingen puis à Halle. Dès l’âge de 23 ans, Tillich assume la responsabilité entière d’une paroisse comme vicaire. Il passe son doctorat en philosophie à Breslau et sa licence en théologie à Halle. En philosophie comme en théologie, Tillich se consacre à Schelling. Il sera ensuite aumônier militaire durant la Guerre. Le conflit mondial l’empêche de terminer sa thèse de théologie. Un effroi intérieur ébranle Tillich. Les horreurs de la Guerre le touchent à jamais. Tillich connaît la bataille de Verdun : il visite les blessés, réconforte les mourants et enterre les morts. Ses sermons sont si émouvants qu’on les imprime dans le journal de l’armée. En congé, il soutient sa thèse d’habilitation en théologie à Halle en 1916.

Après la Guerre, Tillich devient maître de conférences en théologie à Berlin, sur une période de cinq ans. Divorcé, Tillich se marie de nouveau en 1924. Il aura une fille, Erdmuthe, en 1926. Il passe une année à Marbourg en 1925. Il développe des liens avec Heidegger et rencontre Gadamer. Entre 1926 et 1928, Tillich enseigne la théologie et les sciences de la religion à Dresde et Leipzig. En 1929, il occupe pour la première fois une chaire de philosophie à Francfort. Il succède à Max Scheler, décédé récemment. Il reste à Francfort jusqu’à son exil.

Tillich, souvent connu et reconnu comme un théologien, est d’abord un philosophe. D’ailleurs, Marc Dumas souligne qu’un des reproches adressés à Tillich lors de la soutenance de sa thèse de théologie était le caractère trop philosophique de sa démarche. Tillich a d’ailleurs écrit dans ses écrits autobiographiques qu’il a toujours voulu être un philosophe. Néanmoins, dira-t-il, il est un théologien parce que la question existentielle du souci ultime et la réponse existentielle du message chrétien furent toujours prédominantes dans sa vie spirituelle. Les influences sont manifestes à travers Kant, Fichte, Schleiermacher, Hegel, Schopenhauer, Kierkegaard, Dilthey, Nietzsche, Husserl, Heidegger, mais surtout Schelling, à qui il a consacré son travail académique.

La Première Guerre mondiale fut désastreuse pour la pensée idéaliste allemande. Cette Guerre fut une catastrophe dont souffrit la philosophie de Schelling. L’effroi du conflit mondial révéla à Tillich qu’il y a dans l’existence humaine un abîme. Tillich tente de réconcilier la philosophie et la théologie dans une synthèse qui pourrait rendre justice à cette expérience de l’abîme. Après la guerre, après ces quatre années de détresse, l’affirmation extatique de l’existence, le vitalisme nietzschéen était très inspirant. Toute la civilisation de l’époque venait de crouler, et avec elle, la philosophie idéaliste. La tâche philosophique de Tillich en est une de reconstruction. Cette année 1914, selon Tillich, annonce la fin du 19e siècle. Il fallait bâtir quelque chose de nouveau, car c’était l’essence même de l’homme qui était menacée. Devant les décombres de l’Europe, le problème central de Tillich était le suivant : quelle est la question du sens dernier ? qu’est-ce qui apporte à la vie humaine un fondement ?

Dès l’époque de Dresde, Tillich présente plusieurs textes majeurs sur le Kairos, le mythe et la technique. De cette période, le recueil présente trois textes : « Kairos et Logos. Une recherche sur la métaphysique de la connaissance » (1926) ; et deux conférences prononcées à l’Université : « Logos et mythe de la technique » (1927) ainsi que « La cité technique comme symbole » (1928). En 1929, Tillich arrive à la faculté de philosophie de l’Université de Francfort. De cette période, le recueil nous suggère cinq textes : « Philosophie et destin » (1929) ; « Concept et essence de la philosophie » (1930) ; « Philosophie et religion » (1930) ; « La science » (1931) ; « Le jeune Hegel et le destin de l’Allemagne » (1932). « Le système des sciences selon leurs objets et leurs méthodes » (1923) inaugure le recueil. Il s’agit du texte le plus long et le plus dense. Il est de la période où Tillich était privatdocent à Berlin.

Dans ces textes colligés, Tillich est en dialogue avec la philosophie, mais aussi avec la théologie, les sciences et les arts. Il est en discussion avec la société en général, avec la culture et la politique de son temps. Ses écrits s’inscrivent dans le contexte historique des années 1920. Entre la fin de l’idéalisme, la fin de la Guerre et l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933. Durant cette décennie, Tillich enseigne dans pas moins de quatre universités, en théologie, en sciences de la religion et en philosophie. Les thèmes si chers à Tillich se retrouvent dans ses textes philosophiques. Plutôt que de les présenter un à un, il convient de faire ressortir les enjeux majeurs.

Nous l’avons déjà mentionné, « Le système des sciences » (1923) représente plus de la moitié du volume. Tillich avait dédicacé ce texte à Ernst Troeltsch (1865-1923), récemment décédé. Il est paru originellement à Göttingen chez Vandenhoeck & Ruprecht. « Le système des sciences » se veut une vaste classification philosophique des sciences. La classification systématique préoccupe Tillich depuis quelques années. Son travail en philosophie et en théologie l’avait convaincu de la nécessité de dégager leurs fondements. Il faut replacer l’initiative de Tillich dans son contexte. Tillich n’était pas le seul à constater la crise du fondement des sciences. Le sujet faisait l’objet de débat. Heidegger et Husserl avaient déjà signalé la crise du fondement des mathématiques et des sciences. La crise des sciences rejoint la crise européenne de la culture. La crise est très brutale en physique durant cette période. Les nouveaux développements de la mécanique quantique remettent en cause le fondement de la physique classique. De plus, la vision déterministe et objectiviste du monde est aussi remise en cause. L’effort de Tillich consiste à redonner aux sciences leurs fondements respectifs, sans en privilégier une au détriment d’une autre. Pour Tillich, toute science est au service de l’unique vérité, et elle doit toujours rester en relation avec le tout.

La classification systématique des sciences de Tillich consiste à évaluer leurs objets et leurs méthodes. L’intention de l’esprit est d’accéder à l’unité vivante du connaître. Le système des sciences exerce une fonction d’arbitrage entre les méthodes qui sont en concurrence pour évaluer le même objet. Le système permet de freiner les prétentions hégémoniques de certaines sciences ou certaines méthodes. Tillich rappelle que la force vivante d’un système est son contenu substantiel, son intuition originelle. Ce contenu métaphysique est la force vivante du système. En ce sens, le système formel des sciences est métaphysique. Tillich tente de dépasser une conception réductrice de la connaissance qui serait trop formaliste et trop coupée du vivant. Sa systématique veut dégager les forces et les limites des différentes méthodes de façon à dépasser un formalisme réducteur coupé des potentialités créatrices. La tâche viscérale de Tillich est de proposer une réintégration des sciences de l’esprit. Son système se décompose en trois types de sciences : les sciences de la pensée (ou sciences idéelles), les sciences de l’être (ou les sciences empiriques) et les sciences de l’esprit (les sciences normatives). Ces trois types de sciences sont complémentaires. L’ouverture au réel et au vivant permet de mieux cerner la pertinence de chaque méthode et favorise également le fait que la science ne soit réduite qu’à ses aspects techniques ou purement rationnels. L’ambition de Tillich est de montrer la véracité de certaines approches méthodologiques qui pourront intégrer le contenu créateur de la vie ; s’ouvrir à ce contenu parfois intuitif ou sensible, voire même irrationnel.

Dans les sciences de la pensée, la connaissance porte sur le penser en tant qu’il est dégagé de tout contenu défini (logique et mathématique). Dans les sciences de l’être, ce sont les contenus manifestés qui oblige de penser à la soumission dans les limites des formes inhérentes au penser lui-même (sciences nomologiques, sciences de la Gestalt et sciences séquentielles). Enfin, dans les sciences de l’esprit, c’est la pensée en tant que phénomène, en tant qu’une forme d’être à côté d’autres formes d’être qui pense sur elle-même (la science, l’art, la métaphysique ; le droit, les sciences sociales, l’éthique). Tillich insiste sur ce troisième groupe, et là est l’originalité de son travail. Il déplore le fait que l’on voit souvent apparaître des tentatives pour intégrer les sciences de l’esprit dans un des deux autres groupes. Tillich critique l’attitude qui consiste à se représenter la pensée comme une forme d’être comme une autre et qui conçoit les sciences de l’esprit comme des sciences de l’être. La pensée n’est pas spectatrice d’elle-même comme elle peut être spectatrice de toute autre forme. Elle se détermine en même temps qu’elle pense à elle-même, elle se critique et elle se donne des normes. À ce titre, les sciences de l’esprit sont normatives.

Tillich ajoute un aspect très intéressant à son analyse des sciences de l’esprit : le choix de l’attitude. Tillich distingue deux attitudes : l’attitude autonome et l’attitude théonome. La théonomie est l’acte de se tourner vers l’Inconditionné pour lui-même. L’attitude de l’esprit autonome se concentre sur le conditionné. La quête philosophique de Tillich ici est celle de l’unité perdue. Il s’agit de réconcilier penser et être, forme et substance, raison et intuition, culture et religion, conditionné et inconditionné ; il s’agit de réconcilier attitude autonome et attitude théonome. Le combat contre l’hétéronomie a commencé avec Kant. L’autonomie de la conscience est kantienne et fichtéenne. Mais revendiquer l’autonomie contre l’hétéronomie, c’est revendiquer le fait que l’être humain soit la mesure de toute chose. Tillich montre les risques de cette attitude en soulignant la forme d’hybris qu’elle cache. Pour Tillich, l’orientation vers l’Inconditionné est une tendance inévitable de l’esprit humain. Si la philosophie renvoie à l’autonomie, la théologie renvoie à la théonomie. La philosophie théonome, c’est la théologie.

La connaissance dans les sciences empiriques est beaucoup moins objective que les positivistes le prétendent. Il y a donation de sens dans les sciences de l’être puisque l’objet, la Gestalt, est créé par les catégories. Il y a une subjectivité impliquée dans le choix des catégories et le choix des méthodes. Si Dilthey applique le verbe comprendre pour caractériser le mode de connaissance des sciences de l’esprit, Tillich l’applique aussi aux sciences empiriques. La science est un acte de la vie elle-même, rappelle Tillich. Elle est un acte créateur de donation de sens. C’est une erreur de prétendre qu’en matière de connaissance la démarche rationnelle s’impose nécessairement. Il montre qu’il est impossible de suspendre le rapport vital aux choses au profit d’une relation purement formelle. L’approche métalogique et créatrice doit dépasser la connaissance purement objective, mais sans se laisser tenter par le subjectivisme et l’arbitraire : « C’est seulement dans la parfaite unité de la théonomie et de l’autonomie que la science, comme tout acte générateur de sens, accède à sa vérité. » (p. 354)

Le connaître n’est pas réduit à un seul mode opératoire. Il faut la perspective historique, il faut aller au-delà de l’abstraction et découvrir une réalité inscrite dans le destin. C’est cette dimension marquée par l’ambiguïté du temps et de l’histoire que souligne Tillich. Le courant méthodique et technique, marqué par l’hégémonie du Logos doit se mettre en tension avec la dimension kairotique. Parler d’une manifestation de l’absolu dans le temps, c’est parler aussi d’un temps favorable, accompli, d’un temps d’où l’absolu vient à la rencontre de l’être humain. Le Kairos, c’est le temps de l’irruption de l’absolu. Il transfigure la réalité donnée. Reconnaître l’absolu dans le temps ce n’est pas analyser le temps, c’est croire à la venue de l’absolu.

« La crise de la science » est surtout la protestation contre une scientificité autosuffisante, étrangère au processus de la vie. Un peu à l’exemple de Hegel, Tillich tente d’éluder la question de savoir comment la religion est possible pour son époque et pour ses contemporains. Si la science développe des méthodes pour maîtriser la réalité, la théologie indique dans quelle direction exercer cette maîtrise. Avec sa raison, l’homme vit dans le domaine des préoccupations relatives, mais il a aussi conscience de son infinité potentielle. Cette conscience se manifeste sous forme de préoccupation ultime. L’expérience extatique d’une préoccupation ultime ne détruit pas la raison. L’extase ne détruit pas la rationalité, elle l’accomplit. Les querelles entre théologie et science opposent une certaine conception de la foi et une certaine conception de la science. La vérité de la science et la vérité de la théologie ne se situent pas dans la même dimension de sens. Tillich permet de redonner aux sciences normatives, à la philosophie comme à la théologie, la pleine mesure de leur pertinence pour notre temps.