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La notion de vertu est au centre même de l’éthique d’Aristote : elle permet dans le devenir humain le passage qui lui est décisif, – celui de l’être donné à l’être accompli et heureux. Cette notion de vertu a traversé les temps et les cultures et se trouve aujourd’hui au coeur même de ce que nous appelons l’éthique des vertus. Autant de bonnes raisons pour en revisiter le concept.

Chez Aristote, l’acte vertueux jaillit d’une disposition habituelle à aimer et à vouloir l’agir équilibré, qui est beau ; le Philosophe n’a d’autre qualificatif de cet agir que celui de καλόν joint à diverses locutions prépositives[1]. Ainsi situé et orienté, un tel acte engage et développe en profondeur l’être humain, et il le fait en relation à des objets de poursuite dont la teneur en bonté appelle chez lui un amour qui lui correspond. Tout se joue en termes d’amour chez le sujet et de bonté dans l’objet. L’agir ainsi équilibré n’est cependant pas la seule source déterminant l’acte à poser ; l’histoire de la morale en a indiqué d’autres, notamment les droits et libertés de la personne humaine, les exigences d’une société juste et de son bien commun. Mais ici encore, l’enveloppement de l’agir dans un amour et un vouloir donnera à l’acte une signification et une valeur accrues.

Comment allons-nous revisiter ce concept de vertu ? Nous soulignerons tout d’abord ce qu’il a de juste, ce qu’il a d’incontestable et qui permet de le re-contextualiser dans des cultures autres que celle de son origine grecque. Une mise en comparaison avec la vertu chez Kant nous fera saisir ce qui fait la richesse à nos yeux du concept aristotélicien. Comme ce concept a non moins une faiblesse qui explique des impasses dans l’éthique aristotélicienne, nous chercherons à indiquer la correction nécessaire qui s’impose. Ici, nous serons en compagnie de Thomas d’Aquin.

1. Le concept de vertu : ce qu’il a de juste et de riche chez Aristote

1.1 L’excellence plutôt que la force

Le mot virtus vient de vir, et désigne la force, le courage, qu’on attribue particulièrement à l’homme. Nous trouvons ce sens de force dans la conception que Kant se fait de la vertu, mais non chez Aristote. On sait combien le philosophe allemand, à l’origine lui aussi d’une grande tradition morale, avait été marqué et imprégné par ses études des latins, des stoïciens en particulier.

Le devoir, notion centrale dans sa morale, implique une contrainte et renvoie à une volonté qui n’est pas infailliblement bonne, qui peut agir sous l’influence de la sensibilité plutôt que de la raison[2]. Le devoir, c’est la vertu qui donne à l’être humain de l’accomplir sans autre motivation que celle qu’exprime l’idéal de la raison pratique. Et comment la vertu est-elle ici définie ? Ce qui revient le plus fréquemment dans les définitions de Kant, c’est la force. Sous des expressions voisines, c’est la force de la résolution, de la décision, des maximes, de la volonté, de la faculté morale d’exercer une contrainte[3]. Qui dit force, contrainte, définit immédiatement un contexte de lutte, de combat. Et il est très significatif que chacune des définitions de la vertu s’accompagne de l’évocation d’une lutte[4].

Comme tous les grecs de son temps, Aristote est tributaire d’Homère, l’aède conteur qui est à la source de leur culture. Dans les célèbres épopées, la vertu – ici l’ἀρετή fait immédiatement référence à l’excellence, qui se fait voir chez l’homme quand il se révèle meilleur que les autres, en l’emportant sur eux. Dans les sociétés homériques, le héros est celui qui laisse sa marque au combat, qui s’illustre dans l’assemblée et gagne l’épreuve sportive des jeux[5]. Son excellence, manifestée dans un contexte agonistique, lui vaut l’honneur et la gloire, suprêmes récompenses convoitées.

Chez Aristote, la vertu est le plus souvent associée à ce qui est extrême dans un domaine, à ce qui est le plus beau, à ce qui l’illustre davantage. L’homme heureux est celui qui agit selon la vertu, et s’il y a plusieurs vertus, ce sera selon la plus haute (I, 6, 1098a16-18) ; le courageux se fait voir au combat, là où il est beau de risquer sa vie (III, 9, 1115a28-31) ; le tempérant s’affirme devant les plaisirs corporels les plus forts, c’est-à-dire certains plaisirs du toucher (III, 13, 1118b1-8) ; le magnanime ne s’intéresse qu’au grand honneur et n’a cure du petit honneur (IV, 7, 1124a4-5 ; 8, 1124b6-9). Ces pointes, ces sommets, sont déjà indicateurs de l’excellence au coeur de la vertu et de ce qui la manifeste au plus haut point.

Quant à la notion de force (en combat contre la sensibilité et les passions), si présente dans l’oeuvre morale de Kant, elle n’apparaît dans l’éthique aristotélicienne que lorsqu’on étudie la continence, qui n’est pas une vertu au sens propre du terme. Si le λόγος l’emporte sur l’ὄρεξις, le conflit interne demeure chez l’être humain. Chez le vertueux, au contraire, il n’y a plus de combat interne. Tant le héros Achille que le sage Socrate ne sont pas des êtres divisés dans leur âme. Ce qui ne veut pas dire que l’éducation ne fait pas appel à une force d’âme, de même que l’exercice des vertus, comme par exemple le courage.

1.2 Son rôle d’unification et de saisie

Nous arrivons à ce qu’il y a de plus riche chez Aristote : la vertu réalise l’unification de l’être humain, alors que celle-ci demeure incertaine et indirecte chez Kant[6]. Cette unification est déjà bien amorcée dans une éducation réussie, et elle est complétée par la vertu ; celle-ci ajoute à la παιδεία la lumière et la conviction qui l’affermissent. Si un temps le λόγος contrôlait l’ὄρεξις, il en vient à transformer l’appétit sensible et à s’y exprimer. De même que l’artisan et l’artiste en viennent à traduire dans une matière une idée, un projet, mais ce n’est qu’après avoir appris à travailler sur des oeuvres ; on commence par développer une maîtrise au niveau de ce qu’on fait ou de ce qu’on exécute avant de pouvoir s’y exprimer.

En termes contemporains, la vertu aristotélicienne est l’état second et achevé de nos puissances d’aimer, à la fois sensible(s) et spirituelle(s), elle est leur harmonie et leur compénétration. Plus d’une fois, Aristote en fait l’éloge :

  • le vertueux juge bien, correctement, de tout domaine moral, en particulier des activités vertueuses[7] ;

  • le vrai, c’est ce qui lui apparaît tel, en tout domaine, comme objet du souhait, comme réalité honorable, plaisante, bonne[8] ;

  • le vertueux a une opinion droite sur le principe ou la fin (VII, 9, 1151a17-19), qui ne lui apparaît telle qu’à lui (VI, 13, 1144a31-34), qui n’est sauvée que dans l’être vertueux[9], à cause du lien entre le fait d’être disposé de telle ou de telle manière et celui de poser telle ou telle fin (III, 7, 1114b22-24)[10] ;

  • il a une idée du beau, du véritablement “plaisant” (X, 10, 1179b15-16) ;

  • en tout, il est révélateur de ce qui est, il est norme et mesure, il est à lui-même la loi[11].

Ici, le parallèle avec l’artiste véritable est éclairant. Qui mieux que lui juge bien dans le domaine qui est le sien, départageant le vrai du faux, s’attachant à ce qui est vraiment beau, dont il a le sens ? Ainsi, ce que le raisonnement ne peut donner, ce qu’une seule connaissance théorique n’atteint pas[12], on l’attribue à l’être vertueux comme à l’artiste. Ces diverses connaissances ont ceci en commun qu’elles supposent une connaturalité affective avec leur objet.

Kant écrira de son côté que la vertu, « cette puissance morale, comme courage (fortitudo moralis), constitue l’unique et suprême gloire guerrière de l’homme » ; que « c’est seulement en sa possession que l’homme est libre, sain, riche, roi, etc, et à l’abri du hasard ou du destin ; c’est qu’il se possède lui-même et que l’homme vertueux ne peut perdre sa vertu[13]. »

2. Le concept de vertu : ce qui fait voir sa limite

2.1 La présence d’un absolu autre que le καλόν de l’agir

Quel que soit l’intérêt que nous lui portons et l’éloge auquel nous pouvons souscrire, le concept aristotélicien de vertu est marqué d’une limite. Tant et aussi longtemps que le καλόν que poursuit l’activité vertueuse est le seul absolu présent, ce concept ne fait pas difficulté. C’est le cas notamment lorsque la vertu est mise en relation avec des réalités qui n’ont pas en elles-mêmes la figure d’un absolu et dont le bon usage et la juste mesure l’emportent sur elles en valeur. Ainsi l’argent n’est pas une valeur en soi, et c’est l’usage qu’on en fait qui importe le plus.

Voici, sous forme de tableau, ce qui correspond à cette conception de la vertu.

Modèle aristotélicien de la vertu: construite un 'absolu' (celui du πρακτόν)

Modèle aristotélicien de la vertu: construite un 'absolu' (celui du πρακτόν)

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La vertu morale a pour objet une passion et elle lui apporte, sous l’action de la rationalité, une transformation : l’amour et le choix d’une attitude équilibrée. La passion et son désir n’ont en vue que le plaisir à obtenir et la peine à fuir, les autres réalités – personnes, biens, circonstances, etc. – ne leur sont présentes qu’à titre de supports ou d’occasions pour leur visée ; ils enferment donc le sujet dans une double fermeture : sur lui-même, sur le plaisir et la délectation. La vertu apporte à la passion un équilibre rationnel et substitue au plaisir immédiat et sensible un quelque chose de beau, un καλόν à poursuivre[14]. Ce processus implique déjà que les réalités sur lesquelles portent en apparence la passion et son désir sont considérées selon leur valeur de bien, à laquelle s’articule le καλόν de l’attitude équilibrée.

Par son orientation immédiate à l’agir équilibré, cette approche de la vertu est conforme dans l’Éthique à l’accent et au privilège accordés au πρακτόν et à sa perspective fortement téléologique. La vertu parfait le sujet, elle équilibre son désir, mais pour une action d’un certain type à laquelle la vertu est immédiatement orientée.

2.2 Une transposition du monde des arts

D’où vient chez Aristote cette conception de la vertu ? S’il la doit pour une part à ses prédécesseurs, il nous la présente à partir du modèle que lui fait voir l’artisan et son art, sa τέχνη ; elle en est la transcription, pourrions-nous dire. L’artisan est tel parce qu’il a une tâche propre et particulière à accomplir qui le définit. Cette tâche se donne dans une oeuvre à faire, comme le meuble pour l’ébéniste. L’artisan l’accomplira au mieux, l’oeuvre sera belle, grâce à son art, et il en tirera sa joie d’artisan dans ce qu’il fait bien. Trois éléments composent ce modèle : tâche propre dans une oeuvre à faire, sa meilleure réalisation grâce à l’art, la joie qui en résulte pour l’artisan[15].

De l’artisan à l’homme comme tel, nous passons du plan particulier au plan fondamental, et de l’oeuvre extérieure à l’agir – qui est à lui-même sa propre fin. Se pourrait-il, se demande Aristote, que l’homme soit un être sans tâche, alors que tous leurs artisans ont la leur ? Ne serait-ce pas une absurdité que de l’admettre ? Cette tâche de l’homme réside dans ce qui lui est propre, le λόγος qu’il possède, et cette tâche sera un agir et une vie selon ce λόγος. La vertu, ici l’ἀρετή comme l’art chez l’artisan, donnera à l’homme de bien accomplir sa tâche d’homme, de bien agir et vivre selon le λόγος, et l’homme en aura la joie, c’est-à-dire le bonheur, l’εὐδαιμονία.

Ajoutons quelques compléments à cette transposition à partir du monde des arts. La vertu n’est pas une simple habileté ou un mécanisme lié à la répétition, pas plus que l’art ne l’est. Elle est avant tout un amour, une saisie et une appréciation du logos et de ses valeurs, et non moins leur discernement ; elle est l’état second et accompli de nos puissances d’aimer. Si la vertu porte sur des passions, ce n’est pas simplement pour les modérer, mais c’est pour substituer au plaisir que celles-ci recherchent un plaisir supérieur, mieux une joie, qui est d’aimer selon le λόγος. L’attitude équilibrée est justement le reflet de ce λόγος et du καλόν qui lui est lié. La vertu, comme état second et accompli de ce qui est dynamique en nous, est orientée vers l’acte ; l’attitude active est ce qui la caractérise[16].

Nous pouvons rappeler en plus qu’Aristote est porté à définir la vertu par un objet extrême – qu’il s’agisse des dangers, des plaisirs ou des honneurs – comme du reste le bonheur et la contemplation. Est-ce qu’il n’en irait pas de même pour l’amitié ? Donner à un ami (et même sa vie) ne serait-il pas plus beau que de le faire pour n’importe qui d’autre[17] ? Le καλόν en serait plus riche. C’est encore l’acte qui l’emporte en valeur. Dans cette même ligne, si la contemplation peut être le bonheur, c’est à cause des caractéristiques de cet acte[18].

2.3 La limite du concept de vertu chez Aristote

La limite de ce concept de vertu chez Aristote apparaît lorsqu’il y a deux absolus en présence, celui du καλόν de l’attitude équilibrée et celui d’une réalité qui a en elle-même une figure d’absolu, comme autrui par exemple. Comment les articuler d’une manière qui les respecte ? Dans l’Éthique nous rencontrons cette présence de deux absolus dans l’étude de la justice, dans celle de l’amitié, dans la rencontre des univers moraux et contemplatifs. Nous présenterons avec un certain détail la difficulté que présente l’étude de l’amitié, – ce qui nous permettra un mot plus rapide sur les deux autres cas signalés.

2.4 L’amitié comme vertu

Aristote ne déclare pas explicitement que l’amitié est une vertu. Des textes assez nombreux permettent cependant d’avancer trois affirmations qui reflètent et éclairent à la fois ces textes :

  1. La véritable amitié est une vertu :

    À la mention de la vertu des amis (10, 1159a34-35)[19] s’ajoutent des traits qu’on associe à la vertu : aimer ses amis est digne de louange[20] ; l’amitié fait appel à une disposition habituelle (7, 1157b28-32) [21] ; elle est une réalité digne d’être choisie pour elle-même (9, 1159a26-27) [22]. Elle est comparée à la vertu, en ceci qu’on est dit ami d’après son état habituel et d’après son activité (6, 1157b5-7), puis dans le bien agir et dans l’attitude active[23], alors que l’intention (IX, 1, 1164b1-2) et le καλόν (8, 1168b25-1169b1) sont aussi décisifs en elle. Par ailleurs il y a des actes (1169a19.24.33) impliquant un καλόν[24] qui sont faits en vue des amis (1169a18-19) et par amitié et dont leur auteur est qualifié de vertueux (1169a18.31-32.35).

  2. L’amitié, dans sa forme supérieure et dans son espèce authentique, n’existe que sur la base d’un être vertueux :

    C’est l’amitié entre les bons et les vertueux, dont l’appui ou la motivation n’est plus l’utilité ou le plaisir que l’un peut escompter de l’autre, mais l’être bon de l’ami auquel on est soi-même orienté par son propre être bon[25]. Elle est stable et rare comme la vertu[26]. Et s’il peut y avoir amitié envers soi-même, c’est encore sur appui de la vertu[27].

  3. Cette amitié incite à l’exercice de la vertu, et la vertu conduit à l’amitié.

    Vivre avec des gens qui sont bons est un entraînement à la vertu (9, 1170a11-13) ; on y trouve correction et modèle (12, 1172a11-14). Et ces gens sont portés à rechercher la compagnie de leurs semblables et à se lier d’amitié avec eux (1172a1-3)[28].

Et pourtant, parce que la vertu morale porte sur les passions ou sur l’une d’elles, et parce que l’orientation première de la vertu est celle d’un agir équilibré – où se trouve le καλόν –, l’amitié ne peut pas se glisser correctement dans le cadre conceptuel de la vertu chez Aristote, et rendre compte que l’ami est aimé pour lui-même, selon un véritable altruisme. En effet l’amitié ne porte pas sur une passion, et sa visée première doit être l’ami lui-même. Restera à voir plus loin s’il n’y aurait pas dans l’Éthique un ou des éléments permettant un ajustement ou un correctif.

2.5 Une observation juste, une conceptualisation déficiente

Une surprise de taille attend le lecteur attentif qui parcourt l’étude d’Aristote sur l’amitié. Il y découvre comme une contradiction.

Plus d’une affirmation pose que l’ami est aimé pour lui-même. Dans l’amitié vertueuse l’ami est aimé pour lui-même, en ce qu’il est, pour son caractère et son être vertueux[29]. On déclare qu’il est bon absolument, en lui-même, et pour son ami[30]. L’un et l’autre se sont éprouvés et ils savent qu’ils sont dignes d’être aimés (VIII, 4, 1156b25-32)[31]. Ils ne désirent rien autant que le vivre-ensemble (IX, 12, 1171b29-32). Par contre, la célèbre question disputée, au livre IX, 8, 1168a28-1169b2, vient ajouter une note discordante vis-à-vis des affirmations précédemment relevées.

Doit-on s’aimer soi-même[32] plus que tout autre, telle est la question. Après avoir écarté l’égoïsme vulgaire, qui s’attribue tous les biens (1168b15-25), Aristote distingue, au sujet d’un égoïsme noble, entre les biens qui sont donnés à l’ami et l’acte vertueux en tant que valeur. Si l’ami est celui qui profite des largesses qui lui sont présentées, c’est l’agent lui-même, le donateur, qui sort gagnant, car il se réserve ce qui l’emporte en valeur, l’acte lui-même[33]. Il est vrai que l’acte en tant qu’il a une valeur intrinsèque appartient toujours à l’agent lui-même, que cette valeur est inaliénable ; pourtant, si c’est cette valeur qui est visée et recherchée au plan de la motivation, c’en est fini du bel altruisme. Donner alors à l’ami, plutôt qu’à n’importe qui d’autre, viendrait tout simplement ajouter à la beauté de l’acte[34], dont l’agent serait le bénéficiaire ; l’ami deviendrait un faire-valoir pour l’acte vertueux.

Voilà en quelques mots la contradiction, à tout le moins l’apparente difficulté. Elle confronte d’une part des affirmations qui relèvent d’une observation juste, d’un propos généreux, et d’autre part une élaboration sur la vertu qui cloche et ne rend pas compte des précédentes affirmations. Comme si Aristote, sans reproche au plan de l’observation, l’était beaucoup moins au plan de la conceptualisation. Avait-il l’outillage théorique nécessaire pour rendre compte d’un net altruisme dans l’amitié ? Ce qui est en cause ici, c’est la représentation qu’Aristote se faisait de la vertu : lui permettait-elle de mieux conjoindre un amour d’autrui et un amour de soi, de les articuler sans sacrifier l’un à l’autre ?

3. Vers un autre modèle de vertu

3.1 Observations d’Aristote non prises en compte dans son concept de vertu

L’Éthique à Eudème rapproche la magnanimité et les autres vertus dans un mépris, qui leur serait commun, de ce qui est faussement grand. Ce passage ébauche comme un double plan :

  1. celui d’un jugement, d’une appréciation :

    toute vertu discerne le « grand » et le « petit » dans les biens (III, 5, 1232a32-33.35-37) ; toute vertu fait mépriser ce qui à tort, contrairement à la raison, se présente comme grand : le courage fait mépriser des dangers, la tempérance des plaisirs grands et nombreux, la libéralité, des richesses, la magnanimité tout sauf l’honneur, et encore suivant certaines distinctions (1232a29-b4.9-12) ;

  2. celui d’un comportement :

    la recherche d’honneurs non proportionnés à un mérite est blâmable, tandis que la poursuite d’honneurs qui lui sont proportionnés est louable (1232b33-1233a4) ; la magnanimité est la meilleure disposition ayant rapport au choix et à l’usage de l’honneur et d’autres biens dignes d’estime (1233a4-6).

L’appréciation porte directement sur les biens, sur les réalités extérieures, tandis que la louange, la vertu, le καλόν, font référence à un comportement de recherche, de poursuite, qui est équilibré et proportionné à un mérite. Voilà des plans distincts : là, celui des biens, des réalités extérieures ; ici, celui d’un comportement vis-à-vis d’elles. De l’un à l’autre plan, entre l’appréciation d’un bien et sa recherche, il manque un joint. Aristote le tient peut-être en implicite ; il s’agit sans doute d’un premier acte d’amour ou de passion.

L’Éthique à Nicomaque contient des suggestions complémentaires dans l’étude de l’amitié. Des textes renvoient, au moins implicitement, à une appréciation : ainsi, avant d’être agréé comme tel, l’ami doit être éprouvé s’il est digne d’être aimé et digne d’une entière confiance (VIII, 4, 1156b28-29)[35]. C’est que l’être bon et vertueux n’est pas saisi directement, il ne se donne pas à voir dans un regard porté sur quelqu’un ; le cas est différent de l’être beau, qui, lui, apparaît immédiatement au regard de l’amoureux[36]. D’autres textes nous situent au plan de la recherche et du vivre. Rien ne convient à des amis comme de vivre ensemble ; même les gens heureux désirent le συζῆν (VIII, 6 1157b19-22 ; EE VII, 12, 1245b9-11).

Que le vivre-ensemble soit ainsi, qu’il soit au plus haut point désirable pour des amis, c’est qu’il suit et engage au plan du comportement un jugement – qui le précède – sur l’ami comme désirable par nature, comme bon et plaisant en lui-même et pour l’autre (EE VII, 2, 1237b2-5). Un texte nous en prévient : les signes et gestes de l’amitié ne doivent pas précéder une mutuelle épreuve des amis à se trouver dignes d’être aimés et dignes de totale confiance (5, 1156b28-32). C’est par cette relation à l’être de l’ami que le vivre-ensemble acquiert sa possibilité, sa richesse, sa valeur : il signifie et traduit le choix réciproque d’êtres qui se sont éprouvés comme dignes d’amour et de confiance. Ainsi ce n’est pas d’abord par son équilibre que ce vivre-ensemble est καλόν.

L’étude de la magnanimité et celle de l’amitié rapportent des observations qui ne sont pas intégrées dans l’intelligence aristotélicienne de la vertu ; si elles l’avaient été, elles l’auraient remise en cause, en faisant voir qu’elle était inadéquate. Ces observations nous renvoient à un plan de jugement et à un désir ou un amour antérieurs au πρακτόν, – premier dans cette intelligence –, qui ne peut trouver toujours son καλόν dans le seul équilibre d’un comportement fermé sur lui-même.

3.2 Vers une nouvelle conception de la vertu

Thomas d’Aquin nous fournira une clef nous permettant d’expliciter ce qui manque chez Aristote et d’apporter à sa notion de vertu le correctif qui lui est nécessaire. Nous voici donc en compagnie de l’illustre penseur médiéval.

De manière convaincante, le P. Frederick Crowe a mis en lumière dans une longue étude qu’il y a chez Thomas d’Aquin deux actes d’amour, articulés l’un à l’autre[37]. L’un précède l’autre, en est la source, alors que le second le manifeste. Le premier acte est celui d’une complacentia boni, d’une présence affective au bien lui-même, une sorte d’harmonie, et le deuxième acte, est celui alors d’une intentio boni, d’une recherche, d’une poursuite du bien[38]. Ainsi, avons-nous un amour affectif et un amour effectif. Ou encore un amour contemplatif et un amour actif.

Le P. Crowe explique pourquoi ces deux actes d’amour, présents dans l’étude des passions, ne structurent pas tour à tour la partie morale de la Somme de théologie[39]. Le premier est présupposé, il est sous-jacent, et c’est le second qui structure justement le mouvement de l’homme vers Dieu, qui l’a créé et qui est sa fin, – déjà placée en tête de tout, dans le traité de la béatitude.

Si l’on prenait en considération l’acte premier de l’amour, celui de la complacentia boni, la notion aristotélicienne de vertu s’en trouverait corrigée et rehaussée, et l’impasse au sujet de l’amitié serait relevée et ferait droit à un altruisme complet. La référence première de la vertu ne serait pas à l’acte, à l’agir, auquel sera subordonné tout le reste pour sa valeur, mais cette référence sera au bien lui-même, déjà aimé de manière équilibrée.

Ajoutons que cette nouvelle référence, qui articule la vertu à un amour premier, engage un tout autre équilibre d’ensemble : les actes intérieurs qui suivent et le geste posé sont relatifs à cet amour premier. Le geste posé ne perd rien en valeur ; au contraire, celle-ci est accrue. Dans un exemple que donnait jadis Jacques Loew, l’acte premier de la charité, c’est que l’autre nous devienne carus, précieux. Le geste posé – faire la charité – est alors porteur de cette première relation et il l’exprime concrètement, dans une situation donnée.

Autre modèle de la vertu: référer à un 'absolu' (celui d'autrui, l'ami)

Autre modèle de la vertu: référer à un 'absolu' (celui d'autrui, l'ami)

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Ce modèle de vertu s’élabore directement dans un contexte interpersonnel, mais il demeure valable à un autre niveau, en lien avec des réalités non absolues, alors que le modèle aristotélicien ne peut valoir à la fois pour ces deux paliers. La vertu est dans le sujet un type de regard et d’affection d’autrui, rejoignant en lui soit un autre être et d’égale dignité avec le sujet (justice), soit un être unique et un autre soi-même (amitié).

Ce modèle réussit ce que le modèle aristotélicien ne peut faire : il articule entre eux – et sans les amoindrir dans leur valeur – l’absolu d’autrui et l’attitude équilibrée du καλόν. La modification essentielle vient de la référence directe et première de la vertu non plus à l’agir pris en lui-même mais aux réalités qui ont figure d’absolu, qui sont dignes d’être rejointes pour elles-mêmes et non pour leur seul apport de valeur à l’activité, aux titres de son support, de son occasion ou de son terme. Paradoxalement, la valeur de l’agir s’en retrouve rehaussée. Même si l’activité est doublement relative (aux actes intérieurs dont elle est l’expression et à autrui vers qui ces actes intérieurs se portent), elle se charge de toutes les richesses d’une référence du sujet à un autre sujet, d’un respect ou d’un don offert en son hommage. Dans ce contexte, ce qui rend un agir meilleur, et plus riche qu’un autre, lui vient de sa source dans le sujet (comme présence et référence affectives à autrui), de son terme et de ce qui est rejoint chez autrui, des situations concrètes qui sont prises en compte chez l’un et l’autre.

Ce modèle, plus complexe que celui d’Aristote, permet de saisir entre les divers plans une double dialectique de manifestation et d’émergence. Ainsi le geste du repas partagé manifeste une bienveillance pour autrui, et celle-ci une présence affective du sujet pour lui, un type de regard et d’affection portés sur lui ; ce geste concret et particularisé est porteur de toutes ces richesses dans lesquelles il s’enracine. Par ailleurs, ce geste, s’il est intense, ne fait pas qu’exprimer sa source : il ajoute chez le sujet à l’émergence et à l’enrichissement d’une bienveillance, d’une présence affective, d’un type de regard et d’affection ; en les engageant, il les développe. Et ainsi entre les divers plans : ce qui est second manifeste et engage ce qui est premier – il est porteur de ses richesses – mais en même temps il l’ouvre et l’approfondit. À cette dialectique, et dans des lignes semblables, s’ajoute aussi celle de l’universel et du particulier : l’amitié se vit dans des amitiés.

4. Dernières réflexions

Nous ne présumons pas qu’Aristote aurait été partisan d’un altruisme authentique s’il avait eu une autre conception de la vertu, l’orientant d’abord sur le bien, sur autrui, et non sur l’activité elle-même. Mais s’il avait pris position pour cet altruisme, il n’aurait pu l’exprimer que dans un concept de vertu corrigé ou mieux explicité.

Le cas de l’amitié n’est pas le seul qui pose problème. Il y a aussi celui de la justice. Nous savons combien l’étude qu’Aristote en fait se préoccupe avant tout des formes de justice et des formules de l’égal. La situation des personnes demeure en arrière-plan. Pourtant c’est parce que l’autre et les autres citoyens ont une égale dignité qui doit être respectée et promue que la justice prend tout son sens.

L’intégration entre le καλόν de l’agir vertueux et la valeur première reconnue à la contemplation pose une difficulté particulière. Pour une intégration réussie, il faudrait qu’ils aient un objet ultime commun qui soit à la fois digne d’être aimé comme un bien suprême et digne d’être contemplé pour lui-même – ce qu’on ne trouve pas chez Aristote.

Note complémentaire

L’étude de l’amitié fait apparaître une complexité en ceci qu’elle doit articuler deux absolus – le καλόν de l’activité vertueuse et l’αγαθόν d’autrui – qu’on ne trouvait pas dans les précédentes analyses qu’Aristote a faites des vertus morales. Ces deux absolus étant reconnus, n’y a-t-il pas lieu de penser qu’on peut engager vers eux deux approches différentes, articulées prioritairement à l’un de ces absolus, mais non équivalentes pour la relation à autrui dans l’amitié (et aussi la justice) ?

L’une de ces approches part du comportement. Le καλόν qu’on y réalise se construit toujours d’un agir à la fois équilibré et mesuré, souvent grand et extrême par les circonstances qui l’entourent ou les sacrifices qu’il introduit, et voulu pour lui-même, c’est-à-dire pour le καλόν qu’il renferme, et sans recherche d’avantages particuliers.[40] Suivant cette approche, le καλόν dans l’amitié doit se construire d’un agir équilibré, voulu pour lui-même, et il apparaîtra davantage grâce à la qualité des personnes qui en seront les bénéficiaires[41] et dans les sacrifices qu’il comportera, ou dans la généreuse émulation à faire davantage auquel il donnera lieu.[42] Mais n’est-il pas inévitable que cette approche laisse tomber certaines richesses de la vie d’amitié – comme l’a fait Aristote dans la mise en équilibre de l’amour de soi et de l’amour de l’ami – et qu’elle réduise l’autre αγαθόν, celui de l’ami, au rôle d’appoint de valeur pour le καλόν du comportement, – que l’ami vertueux soit le bénéficiaire d’une activité de don, le compagnon d’un agir plus intense, le miroir d’une conscience de soi ou l’aide dont on a besoin pour accomplir l’acte de vertu ?[43]

L’autre approche part de l’ami, qui est αγαθόν en lui-même. Ici, l’important pour le sujet, c’est d’accueillir l’autre, de développer vers lui une union et une présence affectives qui en soient dignes, d’être dans un état de complaisance pour ce qu’il est, de se décentrer vers lui, car c’est lui qui compte alors. À l’avant-plan de sa conscience, on ne trouve plus un comportement mais l’ami et le souci de lui être affectivement présent pour lui-même. Il ne s’agit pas d’abord de réaliser un agir, équilibré et beau en lui-même, mais de communier intérieurement à un αγαθόν. Voilà la vérité de ce premier amour. Des signes, des expressions extérieures, des comportements, vont en naître : on se réjouira de ce qu’est son ami et des actes qu’il pose, on lui voudra un plus-être vertueux, on répondra à ses besoins ; s’il y a réciprocité, on se réjouira des mêmes réalités, on partagera, on cherchera à vivre ensemble, etc. Une double relativité marque ainsi ces signes, expressions et comportements : ils sont relatifs au premier amour intérieur qu’ils engagent et dont ils témoignent, et par lui à la richesse d’être de l’ami. S’ils ont un καλόν, ils le tiennent d’abord de cet amour et, par lui, de cette richesse d’être qui les appelle et qui les justifie. Dans cette perspective, chercher d’abord le καλόν du comportement, le vouloir avant tout et tout construire autour de lui, c’est le couper de sa source, diminuer la qualité de la présence affective à l’autre et réduire celui-ci plus ou moins à une condition ou à un moyen.

De ces deux approches qui ont leur origine l’une et l’autre dans la primauté d’un καλόν, on retiendra qu’elles ne sont pas équivalentes pour la qualité de la relation à autrui. En empruntant la première de ces approches, comme l’y invitaient ses études antérieures et le privilège donné au πρακτόν dans son éthique, Aristote ne pouvait pas réussir à intégrer tout ce qu’il avait si finement observé de la vie d’amitié et à faire droit à un altruisme sans réserve. Il avait raison de voir le véritable amour de soi dans un comportement et un agir plutôt que dans la recherche ou dans la retenue de certains biens pour son propre avantage, mais il donnait dans l’ambiguïté et l’erreur en centrant tout sur un comportement à construire, en n’allant pas aux sources de cet agir et en ne saisissant pas sa double relativité à un premier amour intérieur de l’ami et à la richesse d’être de celui-ci.

De même, au livre VI de l’Éthique, aucune véritable intégration n’est réalisée et n’est possible – au plan d’agir où se situe Aristote – entre la σοφία et la φρόνησις, entre l’absolu de la perspective téléologique et les divers absolus de la conscience morale, car le “construire” du premier de ces absolus ne conduit pas aux autres absolus (moraux), et vice versa. Il en va comme dans l’amitié, et pour la même cause sans doute, où nous ne trouvons pas entre l’amour de soi et l’amour de l’ami un véritable équilibre qui laisse place à une authentique présence à autrui pour lui-même.

Aristote nous aurait laissé une meilleure intelligence de la vertu s’il avait pu la concevoir à partir des états directement interpersonnels, comme l’amitié et la justice, et non à partir des habitus dits moraux mais n’ayant pas ce caractère, comme la force, la tempérance, la magnanimité ; il aurait alors tiré parti de justes observations qu’il a faites. Suivant l’axiome – le supérieur contient l’inférieur, et non l’inverse – il aurait mieux adapté son intelligence de la vertu à cette catégorie d’habitus bons, qu’il n’a réussi à introduire des états interpersonnels dans un cadre fait pour ce qui ne l’est pas.