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Dans les deux traités d’éthique attribués à Aristote, la vertu du caractère se définit essentiellement comme une moyenne relative à nous (Éthique à Nicomaque (EN), ii 6, 1106 b 36-1107 a 1 ; Éthique à Eudème (EE), ii 10, 1227 b 8-9[2]) ; elle constitue également une moyenne entre l’excès et le défaut (EE ii 5, 1222 a 9-10 ; 10, 1227b5-7), c’est-à-dire entre deux vices (EN ii 6, 1107 a 2-3). Un troisième aspect est mentionné dans l’EN : la vertu éthique est une extrémité (c’est-à-dire un sommet) dans l’ordre du bien (ii 6, 1107a8). Très fameuse, la formule générale s’accompagne dans chaque ouvrage d’un essai d’application : l’EN offre une courte description des différentes vertus particulières et des vices qui leur sont opposés (en ii 7), tandis que l’EE comporte un tableau suivi d’un exposé plus schématique (en ii 3). Ces extraits font l’objet de nombreux commentaires, dont certains mettent de l’avant des tentatives de modélisation de la vertu éthique. C’est ainsi que la présente contribution se donne pour objectif de répertorier et d’évaluer ces propositions de schématisation contemporaines, la démarche ayant comme avantage de clarifier la caractérisation de la vertu éthique aristotélicienne. Le propos, très synthétique, portera d’emblée sur le traditionnel schéma linéaire – à reconsidérer – et progressera vers le modèle cruciforme, lequel sera bonifié en fonction des explications données par le Stagirite.

Une lecture superficielle de la définition de la vertu éthique conduit à un schéma linéaire comme celui-ci :

Figure 1

Delabays 1946, p. 48

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Fort commode – pareille représentation vient spontanément à l’esprit quand il est question du « juste milieu » – ce modèle devrait pourtant être utilisé avec circonspection. La figure linéaire, inspirée par l’interprétation de Sir William David Ross[3], est moins fausse que réductrice. Certes la principale qualité d’un bon modèle est précisément de rendre le concept illustré plus accessible ; toutefois, la schématisation à outrance crée un faux sentiment de facilité et, partant, banalise les propos de l’auteur. Dire en effet que le courage est le juste milieu entre la témérité, qui est un excès, et la lâcheté, qui est un défaut, n’apprend rien à personne et donc ne rend pas justice à la doctrine de la médiété. C’est pourquoi les détracteurs du discours aristotélicien sur la vertu éthique[4] qui prennent pour cible ce genre de simplification font fausse route ; leurs critiques sont nulles et non avenues dans la mesure où elles n’atteignent pas ce qui est vraiment expliqué dans les Éthiques. Ainsi l’insuffisance du schéma linéaire au regard des textes nicomachéen et eudémien n’a pas échappé aux exégètes qui, sans dédoubler la médiété[5], notent que la vertu met le plus souvent en jeu une double matière et de ce fait implique une possibilité de plusieurs extrêmes lesquels – faut-il le rappeler ? – ne se trouvent pas à égale distance du milieu[6]. L’ouvrage le plus abouti en ce sens est celui de Harald Schilling ; dès 1930, il établit que la vertu éthique aristotélicienne constitue une synthèse de deux éléments constitutifs (deux affects ou actions complémentaires et non contraires) s’opposant à quatre extrêmes[7]. L’auteur récapitule sa thèse sous forme de tableau, dont voici quelques lignes particulièrement révélatrices.

Figure 2

Schilling 1930, p. 103

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Par cette interprétation, Schilling résout de manière anticipée la difficulté soulevée encore dernièrement par certains commentateurs qui font du courage une exception parmi les vertus, sous prétexte qu’il concernerait deux domaines[8]. Loin de déroger à la définition de la vertu éthique, le courage est en fait, avec la générosité, un des cas les plus emblématiques. Déjà au milieu du XXe siècle Donald J. Allan avait observé cette concordance, et justement choisi ces deux cas particuliers pour illustrer la caractérisation de la vertu éthique.

Figure 3

Allan 1952, p. 172 ; trad. fr. 1962, p. 180

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La complexité de la définition offerte par les Éthiques se manifeste beaucoup mieux dans ces schémas cruciformes que dans le modèle linéaire ci-haut. Ainsi, la double composition de la médiété (et des vices) telle que notée dans le tableau de Schilling y apparaît clairement. De même, il appert que ce ne sont pas les états qui sont susceptibles de plus et de moins (comme le laisse trompeusement entendre la figure 1, où la témérité peut être comprise comme un excès de courage, et la lâcheté, comme un défaut de courage), mais plutôt la matière qu’ils mettent en jeu. Néanmoins, ces schémas demeurent perfectibles, surtout faute de traduire une dimension primordiale de la vertu : l’excellence éthique, précise Aristote, est un sommet dans l’ordre du bien (ii 6 1107 a 7[9]). À cet égard, le modèle de Nicolai Hartmann est tout à fait adéquat, car il met en relief le caractère extrême de la vertu. Celle-ci, insiste l’auteur, est toujours à la fois une moyenne (du point de vue ontologique) et un extrême (du point de vue axiologique) – elle se situe sur le point le plus haut de la parabole. En outre, la parabole exprime l’idée qu’il existe entre la vertu et le vice une différence qualitative, qui ne relève pas simplement de la quantité[10].

Figure 4

Hartmann 1926, p. 519 ; trad. angl. 1932, vol. II, p. 417

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Cette modélisation se réduit comme suit.

Figure 5

Oates 1936

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La vertu-sommet trouve des échos chez Rosalind Hursthouse, qui propose de comprendre la médiété éthique à l’aide d’une image utilisée par le philosophe lui-même, celle du cercle[11]. En dépit de son opposition acharnée à l’endroit de l’interprétation quantitative de la médiété, Hursthouse insiste judicieusement sur un passage de l’EN qui éclaire la nature de la vertu éthique. En ii 9, 1109 a 24-26, Aristote signale la difficulté d’être vertueux, compte tenu qu’en chaque chose prendre le milieu demande tout un travail, le milieu du cercle servant d’exemple. L’exégète rapproche cette remarque d’un autre extrait du livre II, où le Stagirite explique que le mal relevant de l’infini, et le bien, du fini, le premier est facile alors que le second est difficile, de la même façon que manquer la cible est aisé, mais l’atteindre, ardu (ii 5, 1106 b 29-33)[12]. L’analogie de la cible permet de visualiser l’excellence du caractère dans ce qu’elle présente d’exceptionnel, et suggère ainsi la finesse requise de la part de l’agent pour y accéder. L’image, toutefois, a ses limites : en plus d’apparaître dans un seul des deux traités, elle dépeint la médiété comme équidistante des extrêmes alors que ce n’est pas le cas[13]. Ne pouvant d’aucune manière se substituer à la définition formelle de la vertu, la métaphore doit donc rester telle.

Ajoutons : la dimension « acrotique » de la vertu ne culmine pas en un seul point. En effet, la vertu constitue, selon la définition nicomachéenne et eudémienne, une moyenne par rapport à nous, dont Aristote spécifie qu’elle n’est pas chose unique ni la même dans tous les cas (ii 5, 1106 a 32 ; ii 5, 1222 a 10-11). Dans cette perspective, la médiété éthique ne se conçoit pas comme un point, mais comme un segment, étant donné que l’acte vertueux est susceptible de varier en fonction de la situation dans laquelle l’agent se trouve[14]. Carlo Natali utilise l’exemple du courage pour le démontrer : dans son graphique, A représente la témérité et D, la lâcheté, de sorte que le segment compris entre B et C compte une série de comportements suffisamment courageux pour être vertueux. Quoique linéaire, une telle représentation marque une avancée sur la première figure (et même sur les troisième, quatrième et cinquième) parce que, considérant la vertu comme médiété pros hèmas, elle illustre sa variabilité et sa position excentrée comparativement au milieu de la chose – ici, le courage se trouve plus près de la témérité que de la lâcheté.

Figure 6

Natali 1989, p. 56 ; trad. angl. 2001, p. 37

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Toutes ces schématisations, cependant, n’arrivent pas à objectiver avec exactitude la multiplicité du vice. La figure 3 expose bien les quatre extrêmes qui s’opposent à la vertu de générosité ; or ce nombre ne correspond pas rigoureusement au texte des Éthiques. Considérant le seul vice d’avarice, Aristote recense dans les deux ouvrages pas moins de huit types : le ladre, le grippe-sous, le pingre, le sordide, le tricheur, l’escroc, le joueur, le détrousseur – dans la mesure où l’on admet qu’il ne s’agit pas seulement de personnages de comédie. Ce polymorphisme se manifeste de façon éclatante dans la division dichotomique que propose Artur von Fragstein. En appliquant à la description eudémienne des vices de prodigalité et de l’avarice sa thèse selon laquelle la diairesis est la méthode à l’oeuvre dans les Éthiques, l’auteur parvient à modéliser l’ensemble des travers par ce schéma (légèrement modifié) :

Figure 7

von Fragstein 1974, p. 136

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Très séduisante – surtout pour qui souhaite défendre l’idée d’une facture scientifique de l’EE – une telle interprétation comporte néanmoins un défaut majeur : elle néglige le fait que la médiété se situe entre les extrêmes. De surcroît, la division ne reflète pas correctement la répartition des variétés d’avarice en fonction des deux actions impliquées – certains avares sont plutôt réticents à donner (le ladre et le pingre), alors que d’autres sont davantage enclins à acquérir (l’escroc, le tricheur et le sordide). Enfin, von Fragstein omet de relier la multiplicité du vice à ce qu’il est convenu d’appeler les « paramètres » de la vertu. En addition au langage quantitatif de l’excès et du défaut et au langage « central », Aristote utilise, pour décrire la médiété éthique, le langage catégoriel ou aspectuel[15] : il spécifie, pour chacune des vertus particulières, les différents aspects inhérents à la matière qu’elle met en jeu. À titre d’exemple, au sujet de la personne douce, il dénombre : « celui qui s’irrite pour les motifs qu’il faut et contre les personnes qu’il faut mais qui, en plus, le fait de la façon qu’il faut, au moment qu’il faut et tout le temps qu’il faut, celui-là […] est doux » (iv 11, 1125 b 31-33). La difficulté que représente la conjonction de toutes ces modalités explique la perfection de l’acte vertueux[16] – et donc sa position au sommet de la parabole – de même que sa rareté et sa beauté (ii 9, 1109 a 24-30). C’est précisément à ces paramètres ou aspects que s’applique le langage quantitatif : ces derniers sont susceptibles de plus et de moins, faisant ainsi varier entre l’excès et le défaut la matière à laquelle ils sont inhérents – voici comment Peter Losin expose ce fait au sujet de la colère, matière de la douceur.

Figure 8

Losin 1987, p. 329-341

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Losin note fort à propos que ces cinq continuums constituent des variables distinctes, chacune pouvant se modifier indépendamment des quatre autres, occasionnant tout autant de façons de « rater la cible[17] » lorsque la colère est en jeu, c’est-à-dire générant une multiplicité de vices opposés à la douceur. L’EE le confirme : « le caractère difficile ressent plus rapidement cette émotion et plus vivement, et plus longtemps et quand il ne faut pas, et à l’endroit de ceux qu’il ne faut pas, et fréquemment » (iii 3, 1231 b 17-19), l’EN ajoutant que tous ces travers n’appartiennent pas au même agent étant donné que l’excès intégral est insupportable (iv 11, 1126 a 11-13). Dans cette perspective, Gavin Lawrence suggère de remplacer le schéma linéaire par le « modèle étoile », qu’il décrit en ces termes : de nombreuses lignes, chacune représentant un aspect de l’émotion ou de l’action en jeu, toutes passant par l’unique point médian, au centre de l’étoile, chacune allant en direction de l’excès et du défaut[18].

Tout compte fait, en intégrant l’ensemble des données pertinentes en un seul modèle, on obtient ce genre de figure, évoquant davantage une pyramide qu’une ligne, une croix, une cible ou une étoile, si l’on souhaite user d’une image – et si tant est que la conception aristotélicienne de la vertu éthique soit effectivement modélisable.

Figure 9

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Dans le catalogue des vertus particulières, la générosité se distingue comme des plus représentatives à l’égard des caractéristiques propres à la médiété éthique, ainsi que le démontre la figure 9. D’abord, la pyramide schématise la double composition de la générosité : celle-ci implique deux actions complémentaires, le don et l’acquisition, trait mis en évidence par Schilling et Allan. Ensuite, la situation dominante de la médiété par rapport aux autres états à la base de la pyramide traduit la nature extrême de la vertu telle qu’illustrée dans les schémas de Hartmann et de Oates. Quant à elle, la forme carrée et non aiguë du sommet de la pyramide s’accorde avec les propos de Natali, lequel signale la variabilité de l’acte vertueux en fonction de la situation, conformément à la dimension pros hèmas de la vertu éthique. Le modèle de cet auteur situe par ailleurs la vertu plus près d’un extrême que de l’autre ; cette particularité se concrétise dans la position excentrée du sommet de la pyramide – la prodigalité, en effet, s’apparente davantage à la générosité que ne le fait l’avarice, aussi lui paraît-elle moins contraire que cette dernière (ii 8, 1108 b 32-33 ; iii 7, 1234 b 11-12). Les divers types de prodigalité et d’avarice[19], pour leur part, traduisent le caractère multiple du vice, dégagé par la division de von Fragstein, avec cet avantage en plus que leur regroupement à proximité de la déficience, eu égard au don d’une part et de l’excès d’acquisition d’autre part, reflète la nature décomposable du vice. L’irrégularité des côtés correspondant à la prodigalité et à l’avarice fait écho aux différents paramètres qu’exige la détermination de la médiété dans les affections et les actions et qui, lorsqu’ils sont exagérés ou diminués, donnent lieu à toute sorte d’extrêmes, comme le suggèrent la figure de Losin et le modèle-étoile de Lawrence. Finalement, les côtés arqués de la pyramide expriment l’absence de lien avec la générosité : la combinaison défaut d’acquisition/défaut de don s’applique à un état de pauvreté qui rend la vertu impossible, alors que l’acquisition et le don de grande ampleur concernent une vertu autre que la générosité, à savoir la magnificence, qui fait l’objet d’un développement dans les deux traités.

La vertu de douceur présente elle aussi une adéquation certaine aux caractéristiques relevées dans cette étude.

Figure 10

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À l’image de la générosité, la douceur particularise les propriétés générales de la médiété éthique : double composition (de la vertu, mais aussi des vices), sommet dans l’ordre du bien, variabilité de l’acte, situation excentrée, multiplicité d’un extrême. La douceur n’en comporte pas moins ses spécificités : elle se situe plus près du défaut que de l’excès, défaut qui demeure unique en raison de sa nature même – le manque qui définit essentiellement l’indolence explique la propension du sujet à ne pas agir.

Ces deux illustrations suffisent pour mettre en question le bien-fondé des propos de ceux qui soutiennent hardiment que les vertus particulières ne correspondent pas au cadre conceptuel de la notion de médiété élaboré par Aristote[20]. Toutes ces représentations, néanmoins, traduisent la difficulté de situer la vertu, à la fois milieu et sommet, et justifient la remarque selon laquelle l’excellence éthique serait en quelque sorte atopique[21].