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La littérature savante des dernières décennies a accordé une attention toute particulière aux définitions aristotéliciennes du bonheur qu’on trouve au commencement des deux Éthiques. Ces courts passages ont souvent été invoqués pour opposer deux conceptions eudémonistes concurrentes dans le corpus éthique d’Aristote. Selon la conception dite « inclusive »[1], Aristote aurait envisagé d’intégrer au bonheur l’ensemble des aspirations humaines, qu’elles soient de nature éthique, politique ou philosophique. Selon la conception dite « exclusive »[2], Aristote aurait en définitive identifié le bonheur à la méditation, soit la plus haute activité de l’âme rationnelle. De l’avis quasi général, la première de ces conceptions serait dominante dans l’Éthique à Eudème, la seconde dans l’Éthique à Nicomaque[3]. Des tentatives de datation des deux collections éthiques ont d’ailleurs été tentées sur la base de cette opposition[4].

Voyons, pour mémoire, comment les choses se présentent dans les textes, en commençant par la célèbre définition de l’EN (1098a17-8) :

[S]i nous posons que l’office de l’homme est une certaine forme de vie (c’est-à-dire une activité de l’âme et des actions rationnelles), mais que, s’il est homme vertueux, ses oeuvres seront parfaites et belles, dès lors que chaque oeuvre parfaitement accomplie traduit la vertu qui lui est propre, dans ces conditions, donc, le bien humain devient un acte de l’âme qui traduit la vertu et, s’il y a plusieurs vertus, l’acte qui traduit la plus parfaite (tèn aristèn) et la plus achevée (tèn teleiotatèn).

Si ce passage est dit représentatif de la thèse exclusive, c’est qu’on peut l’interpréter comme une remarque préparatoire au livre X, où la méditation est dite constitutive du « bonheur achevé » (teleia eudaimonia : EN 1177a17 ; cf. 78a5-9). Ainsi la vertu « la plus parfaite et la plus achevée » dont il est question ne serait en fait nulle autre que la sagesse. Rapportons-nous à présent au passage correspondant de l’EE (1219a35-39) :

[P]uisque le bonheur, on l’a dit, est quelque chose d’achevé, puisque la vie peut être achevée aussi bien qu’inachevée, et la vertu aussi (car elle est, tantôt totale, tantôt partielle), mais que les êtres inachevés ont une activité inachevée, alors le bonheur sera une vie achevée correspondant à une vertu achevée.

En l’absence des superlatifs de l’EN, la définition eudémienne du bonheur fait mention d’une vertu simplement « achevée » (teleia) ; et sans envisager l’éventualité d’un choix parmi un ensemble de vertus, elle n’annonce, semble-t-il, aucun développement ultérieur au sujet de la sagesse. De fait, le livre qui contient les passages les plus substantiels à ce propos (EN X, surtout 6-8) est propre à l’EN. Ce qui laisse penser que, dans l’EE, la vertu qu’Aristote qualifie plus sobrement d’« achevée »[5] ne serait plus strictement intellectuelle, mais engloberait l’excellence morale de surcroît. La définition de l’EE serait en cela le témoin de cet eudémonisme plus inclusif, la réalisation du bonheur supposant désormais le concours des deux genres de vertus.

Malgré ces différences, les définitions de l’EE et de l’EN supposent l’une et l’autre qu’il existe une pluralité de vertus, et que, dans cette pluralité, toutes ne sont pas achevées[6]. Mais au delà de sa contribution au bonheur affirmée dans ces passages, il reste difficile de cerner ce qui distingue, dans l’esprit d’Aristote, la vertu achevée (teleia) des autres vertus. L’adjectif grec en cause – teleios – est d’ailleurs suffisamment plurivoque pour soulever de réelles difficultés d’interprétation et de traduction, ce qui ajoute au caractère déjà litigieux de ces passages[7]. Nous proposons, dans la présente étude, d’aborder l’eudémonisme aristotélicien à partir de ce questionnement sémantique : il s’agira, en somme, de préciser la signification de l’adjectif teleios dans le contexte très précis des définitions du bonheur, c’est-à-dire quand il sert à distinguer un certain type de vertu[8].

Sans prétendre trancher le débat entre les interprétations inclusive et exclusive, pareil examen de terminologie peut néanmoins permettre de souligner le caractère suspect de l’alternative posée par les interprètes traditionnels. Car comme c’est souvent le cas avec Aristote, la notion d’achèvement, et, avec elle, celle d’exclusion et d’inclusion, s’entend, tout compte fait, de plusieurs façons. Mais avant d’aller plus loin, notons encore que, dans les deux Éthiques, les définitions du bonheur sont introduites précipitamment. À ce stade, Aristote n’a toujours pas défini formellement la notion de vertu et, corollairement, il n’a pas non plus distingué les vertus selon les parties de l’âme (il s’apprête cependant à le faire : cf. EN 1103a4 ; EE 1220a4). Si ces distinctions ne sont opérées que plus tard, on peut néanmoins présumer qu’Aristote envisage la possibilité d’une forme d’achèvement dans les deux genres de vertus, morales et intellectuelles.

Vertu morale achevée

Dans la définition de l’EE citée plus haut, Aristote fait une courte digression pour opposer vertu complète (holè) et partielle, donnant à penser que la vertu achevée dont il est immédiatement question ensuite totaliserait en quelque sorte toutes les vertus partielles. La vertu morale, présentant en effet plusieurs formes particulières (tempérance, courage, etc.), à la manière d’un genre qui comporte plusieurs espèces, serait considérée achevée, au sens de complète, lorsque le caractère d’un sujet est tel qu’il ne lui manque aucune forme de vertus particulières. Et le simple bon sens semble suggérer qu’un caractère simplement courageux, par exemple, quoique vertueux sous ce rapport, ne pourrait être tenu pour globalement vertueux, puisqu’il ne l’est pas sous tous les autres rapports. C’est une éventualité peu probable, mais qu’envisage Aristote lorsqu’il remarque qu’une vertu « naturelle » (physica) particulière peut exister sans d’autres vertus particulières (LC 1144b4-6 ; 34-35). Toutefois, il fait observer du même souffle que, pour sa part, la vertu « souveraine » (kyria), vertu au sens fort qu’accompagne irrémédiablement la sagacité, implique, en un mot, toutes les vertus (44b35-a2). L’idée exprimée n’est pas tout à fait limpide. Elle repose sans doute sur la conviction que la sagacité, qui commande tous les actes du vertueux, ne peut excepter, en principe, aucun des actes qui traduisent par ailleurs une vertu particulière. Il semble cependant certain que, pour Aristote, la vertu morale qu’il appelle « souveraine » n’est pas une vertu partielle qui peut exister naturellement chez le sujet ; plutôt elle implique, sinon toutes, du moins les plus importantes des vertus particulières, et s’acquiert au terme de l’éducation du caractère.

Cela dit, la vertu souveraine (kyria) n’est pas la vertu achevée (teleia). Les deux appellations peuvent s’appliquer sans doute à la même vertu, sans pour autant désigner la même propriété. Rien ne prouve par ailleurs qu’une vertu soit dite achevée parce que souveraine, ni même, au demeurant, qu’elle soit dite souveraine parce qu’achevée, puisque, dans le contexte, « souveraine » s’oppose d’abord à « naturelle ».

On dispose cependant d’un argument plus solide pour supposer que la vertu morale achevée n’est pas la simple somme des vertus particulières, quand on considère la vertu morale inachevée qu’Aristote prête à un sujet, comme l’esclave, par exemple. L’esclave que l’on éduque en fonction de la tâche qu’il doit accomplir possède à terme les mêmes vertus que l’homme libre, mais dans une certaine mesure seulement (P 1260a14f.). Ce n’est pas qu’il lui manque un certain nombre de vertus particulières, mais bien plutôt qu’il manque quelque chose aux vertus particulières qu’il possède[9]. Ainsi quand Aristote parle d’une vertu morale globalement inachevée, ce n’est donc pas pour suggérer que le sujet possède bel et bien certaines vertus et d’autres non (déficience quantitative), mais plutôt pour suggérer que les vertus qu’on lui inculque – les unes plus, les autres moins – sont toutes déficientes et constituent, pour cela, une vertu globalement inachevée (déficience qualitative). De même, la vertu morale est globalement achevée quand il ne manque rien aux vertus particulières que possède le sujet, comme les dernières pages de l’EE le donne à comprendre.

Ayant « parlé antérieurement de chaque vertu » (1248b8-9), Aristote revient sur l’ensemble formé de toutes les vertus, non plus seulement morales, mais aussi intellectuelles. Mais la comparaison qu’il introduit avec la santé corporelle laisse assez comprendre que le philosophe ne s’attend de l’homme de bien qu’il possède absolument toutes les vertus : « Personne n’a globalement (holon) un corps sain, quand aucune partie ne l’est, mais il est nécessaire, que toutes les parties ou la plupart et les plus importantes soient dans le même état que le tout. » (b14-16) La remarque confirme que l’âme peut être dite vertueuse globalement, sans l’être absolument sous tous les rapports, et, donc, que la vertu, quand elle est dite achevée, n’est pas ainsi qualifiée parce qu’elle implique toutes les vertus sans exception. À coup sûr, cependant, elle doit impliquer les vertus les plus importantes, et, parmi elles, les vertus intellectuelles. Nous reviendrons plus loin sur ce dernier point.

Notons ici que la vertu faite des vertus particulières les plus importantes reçoit, dans ce passage (b10-11), l’appellation de kalokagathia, « celle qui allie beauté et bonté ». C’est aussi ainsi que l’EN (1179b10) désigne la vertu dont sont dépourvus la plupart des jeunes, incapables de bien agir simplement parce qu’il est beau d’agir ainsi, même lorsqu’on les presse de le faire. C’est l’indice, sinon la preuve, que la vertu en question, faite des vertus particulières, n’est pas uniquement la somme de toutes celles-ci, mais exige quelque chose de plus, qui tient au but désiré dans l’âme et visé par l’action, pour être achevée. En fait, l’EE l’a laissé comprendre dès le début, en évoquant le « véritable » politique, qui, non seulement agit bien (et donc, possède toutes les vertus principales), mais, lisons-nous, est « capable de décider les belles actions pour elles-mêmes » (1216a25). Tout cela donne à comprendre que, même réunies dans un tout, les principales vertus particulières ne forment pas une vertu achevée aussi longtemps que celle-ci n’est pas exercée pour elle-même.

Cette particularité apparaît dans le cadre des vertus strictement morales quand Aristote parle de la « magnanimité » (megalopsychia). Sous ce nom, l’EE désigne, certes, une vertu particulière spécifique, parmi d’autres et « à côté de toutes les autres » (1232b25), qui se manifeste principalement dans la poursuite de l’honneur (cf. 1233a4). Mais, sous ce même nom, il signale aussi et avant tout, conformément à ce que suggère le mot grec en question, une certaine « grandeur d’âme », qui fait du sujet un homme digne et qui « paraît même la conséquence de toutes les vertus » (1232a31). Ce n’est plus, en l’occurrence, une vertu particulière, avec son domaine propre, ni même ce qui serait commun à toutes les vertus, mais plutôt ce qu’entraîne la vertu en général, quand le sujet qui la possède est conduit à toujours poursuivre « ce qu’il y a de grand » (a32-33). Son attitude est la même, qu’il y ait matière à courage, à tempérance, à générosité ou à n’importe quelle vertu particulière, car il possède toutes ces vertus, mais la somme de ces vertus particulières n’est pas ce qui fait la grandeur d’âme. Ce qui est ici déterminant, c’est plutôt l’orientation de chacune d’elles vers ce qu’il y a de grand, avec le même discernement correct que celui que possède la sagacité quand elle commande ce genre de choses (a 35-37).

L’EN fait la même analyse, avec plus de précisions encore. Pour éviter toute confusion, elle tient pour anonyme la vertu particulière qui concerne la poursuite de l’honneur (1125b17) et se concentre d’abord sur la magnanimité qui semble viser « ce qu’il y a de grand en chaque vertu » (1123b30), signalant qu’elle est « comme la parure des vertus, car elle les grandit et ne va pas sans elles » (1124a1-3). On mesure ici parfaitement la différence entre la somme des vertus particulières et la magnanimité, qui grandit chacune d’elles sans être l’une d’entre elles. L’intérêt de ce même passage est de stipuler en outre que la magnanimité ainsi entendue est « impossible sans ce qui allie beauté et bonté » (1124a4), appellation réservée, on l’a vu, pour désigner, non pas la vertu globale, mais celle qui s’exerce en vue du beau dans tous les cas particuliers. Comme si, sans la quête de ce qui est beau, la quête de ce qui grand était impossible.

Une différence analogue à celle dont il vient d’être question à propos de la magnanimité s’observe aussi, dans les LC, à propos de la vertu de justice qu’Aristote identifie cette fois expressément à une vertu achevée (teleia : 1129a26)[10]. Et le philosophe fournit la raison de cette identification : « [La justice] est effectivement achevée, parce que celui qui la détient peut même se comporter vertueusement envers autrui (pros heteron) et pas seulement par lui-même » (LC 1129b30-33). On peut être tempérant à l’égard des plaisirs de la boisson, par exemple, et veiller ainsi à sa santé. Toutefois, à ce stade, on ne pourra dire de cette vertu qu’elle est proprement achevée. Pour cela, la tempérance que l’on exerce à l’égard de soi-même et dans notre intérêt propre doit être étendue jusque dans les rapports avec autrui[11]. Quand c’est aussi pour ne pas priver autrui que je me contente de ma part de boisson, et alors c’est que ma tempérance devient justice.

Cette justice qui intègre le rapport à autrui n’est pas la vertu particulière de justice[12], mais une « vertu globale » (holè aretè), qui correspond, en un mot, à la justice légale. Deux raisons expliquent cette correspondance : les lois commandent le juste (LC 1129a35 ; b11-14) et se « prononcent sur tout » (b14-15), de sorte que « la plupart des actes sanctionnés par la loi correspondent à ce que prescrit la vertu globale » (30b20-3). Aussi l’individu qui respecte les lois (supposées bonnes) sera appelé à exercer différentes vertus, puisque la loi commande tantôt la douceur, tantôt le courage, et ainsi de suite[13]. De sorte que toutes les vertus morales sont supposées par la justice générale[14], idée qu’exprime en outre une formule proverbiale, signalée par Aristote, selon laquelle « la justice résume en elle la vertu tout entière » (LC 1129b29-30).

La vertu achevée de justice exemplifie ainsi deux des trois acceptions possibles du terme teleios retenus dans le répertoire terminologique du livre Δ de la Métaphysique : « On dit achevé, d’une part, ce en dehors de quoi on ne peut rien saisir, pas même une partie […] et aussi ce qui, pour la vertu et le bien, n’est pas surpassé dans son genre, comme on dit un médecin achevé ou un flûtiste achevé quand, selon la forme de leur vertu propre, rien ne leur fait défaut. » (1021b12-16) La vertu de justice générale satisfait à ces critères de complétude et de perfection. Deux précisions s’imposent cependant.

(i) Dire de la justice générale, d’une part, qu’est elle complète, ce n’est pas dire qu’elle est la vertu sans autres précisions ou, si l’on veut, la réunion de toutes les vertus particulières. Dans son essence, c’est, au contraire, la vertu « dans son rapport avec autrui » (hè pros heteron : 1130a12-13 ; cf. n. 11). Elle est vertu complète parce que quand elle est présente dans l’âme, les vertus morales utiles à son exercice sont également présentes, et ce, dans la mesure où elles soutiennent l’action altruiste. (ii) Dire de la justice générale, d’autre part, qu’elle est parfaite ne signifie pas que les actes qui expriment la justice générale sont « plus vertueux » stricto sensu, comme il n’y a pas proprement de degré dans la vertu. Cependant ils s’exercent à l’égard d’autres que soi-même, ce qui atteste d’une forme de perfection morale qui rend l’individu non plus seulement vertueux dans son rapport à lui-même, mais globalement juste (cf. LC 1130a11-14).

Ainsi, dans le cas de la vertu morale, la vertu teleia mérite vraisemblablement son épithète en raison de sa nature inclusive (critère de complétude), et parce qu’en considérant le rapport à autrui, elle parachève les vertus particulières, ce qui la rend indépassable dans son genre (critère de perfection). La justice générale, non seulement implique, mais étend toutes les vertus qu’elle implique aux différents rapports avec autrui, un peu comme la magnanimité non seulement implique, mais grandit toutes les vertus qu’elle implique.

Mais parce que teleia est étymologiquement apparenté à telos, il peut être instructif de considérer aussi la vertu achevée en tant que fin ou, ce qui revient au même, en tant que bien[15]. Dans l’EN, le « bien achevé » est décrit comme un bien que l’on souhaite pour lui-même et en vue duquel on souhaite tous les autres (1094a18-20). Les différents genres de vie qu’Aristote vient alors de signaler (1095b15ss) témoignent bien du fait que « plusieurs choses » peuvent éventuellement prétendre constituer un bien achevé et ainsi ordonner l’existence (1097a23-24). Mais sur la base des deux critères qu’il vient d’établir, Aristote écarte d’emblée les biens qui, comme la richesse, sont des « instruments » qu’on recherche en raison d’autre chose : à l’évidence, dit-il, ce ne sont pas des biens « achevés » (1097a28). Certes, la richesse est un instrument « utile » dont l’on se sert « pour obtenir autre chose » (1096a7), mais n’est pas ce en vue de quoi on souhaite tous les autres biens. Ce qui permet, en retour, de préciser la définition d’un bien « achevé » : c’est celui qui implique tous les autres, à titre de moyens ou d’instruments.

Mais plus que la richesse, la vertu peut être tenue pour un bien achevé. Le politique, par exemple, désire la vertu cependant qu’elle ne sert à rien (cf. 1097b2-4), et même instrumentalise les autres biens en vue de celle-ci. Aristote l’affirme d’ailleurs à plusieurs reprises : l’exercice de la vertu morale, de toutes les façons, exige le concours de ressources extérieures à l’âme (1178a2ss). Même qu’elle exige « d’autant plus de ressources que les actions (vertueuses ou justes) sont plus grandes et plus belles » (b2-3). Il faut de l’argent pour être généreux, et même beaucoup à qui entend l’être envers de nombreuses personnes. Mais entre toutes, la vertu globale de justice est sans doute celle dont l’exercice nécessite le plus grand nombre de ressources extérieures. Car supposant, dans une certaine mesure, les autres vertus du caractère, elle suppose de surcroît les biens instrumentaux nécessaires à l’exercice, précisément, de ces vertus particulières. Ce faisant, la vertu complète de justice instaure avec les autres biens et les autres vertus une relation similaire : elle les unifie en les ordonnant à ses propres fins.

Le trait rappelle l’action unificatrice qu’exercent la sagacité (qui vise une fin excellente et coordonne les fins particulières en conséquence) et la politique (en sa qualité de science architectonique[16]). La ressemblance n’est sans doute pas fortuite et invite à aller plus loin. Car lorsque la sagacité se fait proprement politique, et alors voit aussi au bien d’autrui, la justice générale devient, semble-t-il, pour elle un complément nécessaire : atteindre, en toutes occasions, les fins suprêmes que se propose la sagacité politique requiert, dans l’âme, la vertu de justice globale. Aristote le suggère encore quand il distingue, sur le plan intellectuel, sagacité et politique à la manière dont il distingue, sur le plan moral, vertu et justice : sagacité et politique sont un même « état » (hexis) de l’âme, « mais n’ont pas la même essence » (LC 1141b23-24), exactement comme la vertu et la justice, sont le même état, « mais n’ont pas la même essence » (LC 1130a11-12). Ainsi devrait-on associer vertu et sagacité, d’une part, et, d’autre part, justice et politique, le second couple incarnant les formes achevées du premier. La vertu achevée qui, sous le nom de justice, s’étend aux rapports avec ses concitoyens revêtirait donc une dimension politique, ce que laissait d’ailleurs déjà entrevoir son caractère légal[17].

Vertu intellectuelle achevée

Aristote se fait moins explicite dans le cas des vertus intellectuelles, car il ne précise nulle part laquelle tient lieu de vertu achevée. Deux candidates, toutefois, se démarquent d’emblée, la sagacité (phronêsis) et la sagesse (sophia), et ce, moins parce qu’elles représentent chacune la principale vertu d’une partie de l’âme rationnelle (cf. LC 1139a11-17), que parce qu’elles supposent la collaboration d’autres vertus intellectuelles, comme la justice générale supposait celle d’autres vertus morales. En effet, pour qu’il y ait sagesse, il faut l’intelligence (nous), capable de saisir les principes indémontrables (LC 1141a2-3), et il faut la science (epistèmè), état qui permet de démontrer des vérités éternelles de manière scientifique à partir des principes saisis par l’intelligence (LC 1139b25-31 ; 1140b25). Ainsi la sagesse réunit-elle nous et epistèmè[18]. Or l’exercice de la phronèsis nécessite également l’assistance de l’intelligence, qui lui fournit, non plus des principes, mais des hypothèses relatives au bien, points de départ de la délibération. Les autres vertus intellectuelles, telles que le bon conseil, la compréhension, se retrouvent aussi chez l’homme sagace et bon[19].

Le caractère inclusif de la sagesse et de la sagacité confirme en quelque sorte le statut prééminent qu’Aristote leur reconnaît par ailleurs parmi les excellences de l’intelligence, et les rend susceptibles d’incarner une vertu intellectuelle achevée. La question délicate concerne davantage la nature du rapport d’inclusion (ou d’instrumentalité) qu’il convient d’admettre entre la sagesse et la sagacité, surtout sachant que ces deux vertus intellectuelles caractérisent par ailleurs deux genres de vie, méditative et politique, qu’Aristote estime aptes à assurer le bonheur de l’être humain[20].

La sagesse paraît d’abord plus inclusive que ne l’est la sagacité, du fait que la vie méditative qu’elle entraîne suppose l’incorporation du complexe formé par la sagacité et la vertu. Pour des raisons évidentes, l’être humain ne peut entièrement se vouer à la méditation à l’instar du dieu. Quand il n’est pas absorbé par l’activité méditative qui donne ultimement sens à sa vie, le philosophe « vit en homme ». C’est-à-dire qu’il s’engage minimalement dans une communauté, exerce une forme de sagacité et de vertu morale et dispose, en conséquence, de certains biens[21]. Sans cela, le philosophe ne saurait être pleinement heureux, le bonheur parfait et l’affection des dieux exigeant encore de lui qu’il soit dans les meilleures dispositions morales[22]. Abstraction faite du prérequis que constitue l’éducation morale pour l’intelligence droite, on peut évidemment se figurer un philosophe auquel feraient défaut les principales vertus du caractère. Mais même en acceptant cette hypothèse, il est fort à parier que, pour Aristote, personne ne saurait être heureux en ayant part au vice, qu’importe s’il contemple les objets les plus sublimes. Ainsi bien que la vie méditative soit difficilement conciliable avec la sagacité politique (et, partant, avec la vertu morale achevée), en revanche, elle se concilie parfaitement avec la sagacité (et, partant, la vertu morale), dans un autre genre de vie, et même elle exige celle-ci pour assurer le bonheur humain.

À l’inverse, un politique, à condition d’agir conformément à la justice générale, n’a pas besoin d’exercer la sagesse pour connaître le bonheur et le préserver ; un bonheur toutefois inférieur à celui du sage[23]. Mais est-ce à dire que le politique se passe entièrement de sagesse ? Pas tout à fait, puisqu’Aristote fait clairement la distinction entre la sagesse conçue comme la plus rigoureuse des sciences et les sagesses « partielles », c’est à dire les sciences ou les arts limités à l’un ou l’autre domaine particulier (cf. LC 1141a9-20). De telle sorte qu’il n’y aurait peut-être jamais non plus de sagacité sans sagesse. Car si l’on peut admettre, à la rigueur, que la sagacité politique s’accommode difficilement d’une sagesse non partielle, parce que la conquête de la sagesse globale demande une vie consacrée à l’étude, en revanche, la même sagacité politique se concilie parfaitement avec une sagesse particulière, sous la forme d’une science ou d’un art quelconque. Et peut-être même, sur le terrain politique, la sagacité demande-t-elle quelque familiarité avec l’une ou l’autre de ces sagesses partielles.

Comme quoi, il n’y a jamais à craindre qu’une partie de l’âme intellectuelle soit dénuée de vertu. Ou bien l’on opte pour une sagacité politique et, alors, quelque sagesse partielle est recommandée ; ou bien l’on opte pour une sagesse non partielle et alors une forme de sagacité est recommandée. Ces remarques sont de nature à faire penser que, quelle que soit la vertu intellectuelle pour laquelle on opte, sagacité ou sagesse, ni l’une ni l’autre vertu n’est totalement sacrifiée dans le genre de vie auquel on se destine ainsi. Dans chaque cas, toutefois, ce n’est pas seulement la présence de deux formes de vertu intellectuelle qu’il faut considérer, mais aussi, même surtout, le rapport qu’elles ont entre elles.

Rappelons d’abord que la sagacité, contrairement à la sagesse, se trouve toujours associée aux vertus du caractère, puisque cette association est ce qui produit la décision délibérée en vue d’un but désiré, et qu’alors seulement il peut être question de vertu morale au sens fort (LC 1145a4) et de kalokagathia. Comme l’on sait, Aristote envisage la possibilité qu’un individu soit naturellement bon de caractère, bien que dépourvu de sagacité (il accomplit le bien sans le choisir expressément, sous l’effet d’une disposition naturelle). Le philosophe envisage aussi le cas inverse d’un individu doué de sagacité, mais qui est sans vertu. N’ayant pas de but précis à poursuivre, l’habileté calculatrice de ce dernier risque alors d’être mise au service de mauvais desseins, la vertu n’assurant plus la rectitude de son désir (LC 1144b15-16). Aristote parle alors de « fourberie » (panourgia : a27). Ces deux cas de figure, du bon naturel et du fourbe, demeurent toutefois des exceptions et comportent, l’un comme l’autre, une déficience. Normalement et le plus souvent, sagacité et vertu morale se trouvent étroitement liées dans l’agir moral.

Cette collaboration nécessaire rappelle d’une part que la vertu de sagacité ne suffit pas à assurer à la vie politique sa perfection, puisque, laissée à elle-même, elle devient simple habileté et peut conduire au mal. Elle rappelle d’autre part que la fin de la vie politique n’est pas l’exercice de la sagacité, mais bien plutôt les belles actions que la sagacité permet de décider. Aussi la sagacité est-elle moins une fin, qu’un moyen en vue de l’agir vertueux. Or, dans la vie politique, c’est aussi vrai de la sagesse. En effet, si quelque sagesse, sous la forme d’une science particulière, est, à l’occasion, requise du politique, c’est parce qu’elle est au service de la sagacité, et par elle, de la justice. C’est ce qu’Aristote appelle le service « accidentel » de la science, laquelle, par nature méditative, peut être malgré tout utile à beaucoup de choses (cf. EE 1216b15-16). Cependant, c’est l’inverse dans la vie méditative, où alors c’est l’exercice de la sagesse qui constitue la fin absolue, en vue de laquelle s’exerce la sagacité : « [la sagacité] n’a pas autorité sur la sagesse ni sur la meilleure partie de l’âme, pas plus que la médecine pour la santé, car elle n’a pas celle-ci à son service, mais vise à son avènement. Elle donne donc des ordres en vue de la sagesse, mais ne l’a pas à ses ordres. » (LC 1145a8-9) Parce qu’elle est toujours utile à quelque chose, la sagacité est moins achevée, au sens de finale, que ne l’est la sagesse, fin suprême de la vie méditative[24].

Remarques conclusives

L’homme vertueux, en quête de ce qui est bon, grand et beau, et qui dispose de la sagacité propre à découvrir les moyens d’atteindre à ses fins, cet homme-là se trouve, en somme, devant deux options, qui consistent, l’une, à chercher ce bien dans une activité vertueuse achevée tournée vers autrui, et l’autre, à le chercher dans une activité vertueuse achevée tournée vers lui-même. La réalisation de ces deux genres de vie, on l’a vu, implique, sinon la totalité, du moins les plus importantes des vertus morales, ainsi qu’une forme de sagacité. L’étude de la vertu achevée permet ainsi d’apprécier l’ambition conciliatrice de l’eudémonisme d’Aristote, car les vertus particulières et les biens, même hiérarchisés dans un genre de vie particulier, ne s’excluent pas mutuellement[25] ; toutefois ils sont différemment ordonnés, selon qu’ils servent à favoriser l’exercice de la justice ou de la sagesse. Il appert même que c’est précisément parce qu’elles représentent une fin, en vue de laquelle toute l’existence peut être rationnellement ordonnée, que ces vertus se démarquent, dans leur genre respectif, par leur achèvement. Autrement dit, le caractère achevé qu’Aristote reconnaît à la justice et à la sagesse repose moins sur le fait que ces vertus intègrent les autres composantes de la vie humaine, que sur l’orientation qu’elles confèrent aux biens et aux vertus qu’elles intègrent.