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INTRODUCTION

Depuis la chute du régime libyen et l’aggravation du conflit syrien, les dynamiques d’encampement (Agier, 2014) se multiplient aux portes de l’Union-Européenne (UE) sur fond de politiques migratoires restrictives. Les migrations de population ont beau être un fait social ordinaire (Badie, Decaux, Devin et Wihtol de Wenden, 2008), les médias de masse s’en emparent parfois de façon irrationnelle depuis l’année 2015. En avril de cette année-là, deux navires font naufrage en méditerranée et environ 1500 morts sont dénombrés. Le mois de septembre suivant, c’est la photo choc d’un enfant syrien de 3 ans, Aylan Kurdi, mort et étendu sur une plage qui émeut l’Europe entière. Dès lors, politiques et journalistes s’entendent sur l’avènement d’une « crise migratoire » d’un côté tandis que la communauté scientifique va, de l’autre, s’accorder sur le fait qu’il ne saurait être question, en Europe, de crise des migrants ou des réfugiés (Blanchard et Rodier, 2016). Il convient de préciser que 85% des réfugiés se trouvent dans des pays à faible revenu et seuls 14% se trouvent dans l’un des 44 pays les plus industrialisés de la planète (Basilien-Gainche, 2019). C’est pourquoi certains chercheurs qualifient la situation actuelle de « crise politique de l’asile » (Akoka, 2016) ou de « crise de la protection internationale » (Basilien-Gainche, 2019) quand d’autres évoquent tout simplement un « mythe » (Rigoni, 2019) plutôt qu’une quelconque crise du nombre. Après 2015, et l’orientation de tous les projecteurs vers les flux migratoires en direction de l’Europe, les politiques publiques se sont durcies avec la fermeture des frontières des pays des Balkans et la mise en place de l’approche Hotspot que nous détaillerons dans nos développements futurs. Cette entrée dans une logique d’Europe forteresse a entraîné l’érection de « formes-camps » (Agier, 2014) à ses périphéries. Ces camps sont des hors-lieux, des « hétérotopies » (Foucault, 1994) et c’est ce caractère extraterritorial, conjugué au régime d’exception qui est en vigueur en son sein, ainsi qu’à l’exclusion du jeu social qui se déroule à l’extérieur, qui permet de définir la forme-camp. Il n’est donc pas question de propreté, d’hygiène ou de précarité qui peuvent recouper des représentations subjectives.

La genèse de cette recherche centrée sur la place des écoles dans les camps, que nous appellerons écoles encampées, a émergé en 2016 à partir d’une double hypothèse : Les enfants déplacés qui vivent dans les camps font face à un éloignement structurel des parcours scolaires formels et l’une des raisons de cet éloignement est la question de la compétence de l’institution scolaire qui apparaît en délicatesse face à cette population.

En effet, la question du bien-être, du trauma ou encore celle du soutien psychosocial semblent être des formes quasi absentes de leurs processus d’inclusion alors que, paradoxalement, elles sont la clé de voûte du curriculum des écoles encampées. Le bien-être ne dispose pas de définition officielle, mais en contexte de camp, nous inscrivons nos travaux dans le cadre de son lien étroit avec la santé mentale. L’Organisation Mondiale pour la Santé (OMS) définit la santé comme suit : « Un état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité. » Nous avons extrapolé cette définition pour privilégier les acceptions les plus larges du bien-être prenant en compte la satisfaction et la joie (Colby, 1987) au-delà de la santé mentale, qui nous préoccupe surtout à travers la question du trauma que nous allons définir ultérieurement.

Afin de resituer le cadre de notre recherche, nous allons débuter notre démonstration sur le déni d’inclusion (Idrac et Rachédi, 2017) dans les écoles formelles à travers deux exemples de mécanismes provenant d’investigations à Calais (France) et à travers la Grèce.

CONTEXTE GÉNÉRAL ET PROBLÉMATIQUE

En France, selon les travaux précités d’Idrac et Rachédi, trois leviers sont prioritairement utilisés pour écarter les enfants indésirables. Premièrement, une preuve de domiciliation est demandée par les mairies. Or, dans un contexte de camp comme à Calais, il est difficile de fournir une facture d’électricité. Pourtant, ce document n’est pas exigible légalement, une simple adresse postale pour recevoir le courrier suffit. Ensuite, un enfant, pour aller à l’école en France, doit être à jour de ses vaccinations, donc la mairie demande un carnet de vaccinations. Dans certains pays, ce document n’existe pas et quand il existe, ce n’est pas la première chose emportée avant l’épreuve migratoire. En France, un enfant peut se faire vacciner gratuitement, mais les mairies font de la rétention d’informations. Enfin, les camps ou bidonvilles sont toujours en périphérie des villes, par exemple le camp de Calais était à 7 kilomètres du centre-ville. Cette distance a permis à la mairie de déclarer que le camp n’était pas sur son territoire et qu’elle n’était pas compétente pour inscrire l’enfant.

En Grèce, deux types de camps formels existent : les Reception and Accomodation Centers (RAC) sur le continent et les Reception and Identification Centers (RIC) dans les îles. Le dispositif appelé Reception Facilities For Refugee Education (DYEP si l’on utilise l’acronyme grec) a été lancé en octobre 2016 et consiste en l’ouverture de certaines écoles proches des camps durant l’après-midi.

Celles-ci sont ouvertes de 14h à 18h avec une possibilité de croiser les enfants grecs entre 14h et 16h, heure où ils terminent. Dans chaque RAC, puisque ce dispositif est initialement réservé aux enfants des RAC, ce sont des Refugee Education Coordinators (REC) employés par le Ministère de l’Éducation qui enregistrent les demandes des familles pour inscrire les enfants à l’école formelle. Depuis septembre 2017 le DYEP cohabite avec le dispositif Zones of Education of Priorities (ZEP) qui existait depuis de nombreuses années, mais dont le cadre a été adapté. Toutes les écoles en ZEP qui accueillent entre 9 et 20 enfants déplacés peuvent ouvrir une classe d’accueil. Les élèves sont en permanence inclus à une classe ordinaire et bénéficient d’un soutien particulier en petits groupes de besoin en grec, anglais, mathématiques, sciences. Le cadre des DYEP était en effet devenu trop strict en étant exclusivement dédié aux enfants des RAC et manquait de flexibilité dans un contexte politique où le gouvernement fait son possible pour fermer les camps et orienter les migrants vers des hôtels et des appartements. Néanmoins, les ZEP n’étant accessibles qu’aux enfants vivant en dehors des camps et les migrants des îles ne vivant que dans des camps, il n’y a pas de possibilité pour eux d’inscrire les enfants dans un système d’éducation formel. Cet état de fait, conjugué au fait que les DYEP ne soient réservés qu’aux enfants des RAC et que les camps situés sur les îles ne soient que des RIC, il apparaît une volonté assumée de discrimination de la part du gouvernement quant à la question scolaire. Nous en concluons, de façon encore plus flagrante qu’en France, que le déni d’inclusion auquel font face les enfants dans les îles est avant tout politique, les migrants sont maintenus dans les RIC, les enfants de font pas exception et la situation est une situation d’urgence.

Ces manipulations juridiques pour « choisir » les enfants qui allaient ou non rejoindre les systèmes scolaires formels, étaient déjà latentes, et c’est pourquoi en 2008 et 2010, l’Assemblée générale de l’ONU a réaffirmé le droit à l’éducation en situation d’urgence, mais a également mis l’accent sur ce droit pour les migrants, réfugiés et demandeurs d’asile, ce qui a dans le même temps relancé le débat sur les conceptions de l’éducation en situation d’urgence. En effet, dans l’imaginaire qui a fait suite aux conflits ayant généré des flux importants de personnes déplacées, dans les années 80 en Afrique, dans les années 90 en Europe, la littérature scientifique et des ouvrages de référence comme Planifier l'éducation en situation d'urgence et de reconstruction de Margaret Sinclair, considèrent l’éducation comme élément clé de la reconstruction, mais n’abordent pas la question concomitamment au déroulement du conflit.

De fait, plus qu’une dynamique qui pourrait s’adapter à une éducation en situation d’urgence, c’est une véritable éducation d’urgence, dans l’urgence et à l’urgence qui se dessine (Idrac et Rachédi, 2017) dans les camps avec la survie pour objectif premier et l’amélioration immédiate des conditions de vie dans un environnement hostile.

C’est dans ce contexte que nous avons formulé une nouvelle hypothèse. Il nous est en effet apparu que la multiplication des écoles dans les formes-camps en modifiait littéralement le paysage en tant qu’institutions au service du bien-être et de la santé mentale. Nos questionnements seront donc articulés de la façon suivante : Comment l’école encampée dépasse ses représentations pour devenir une institution au service de la propagation du bien-être ? Par quels mécanismes l’école est-elle à même de modifier durablement l’environnement d’un camp ?

DÉMARCHE ET MÉTHODOLOGIE

Pour mener cette recherche, nous avons collecté des données entre octobre 2016 et août 2019 à travers la France, la Grèce, l’Italie, la Macédoine du nord et la Serbie. Nous avons enquêté dans 11 camps (7 en Grèce, 1 en France, 1 en Macédoine du nord, 1 en Serbie, 1 en Italie) pour observer et décrire leur fonctionnement. Nous avons interrogé les différentes parties prenantes de l’éducation des enfants déplacés à travers des entretiens, cela représente 69 enregistrements. Notre recherche est davantage centrée sur l’école que sur les migrants, il nous a donc fallu envisager un panel d’usagers particulièrement large, des agences onusiennes aux enfants en passant par les municipalités, les ministères ou encore les Organisations non gouvernementales. Plutôt que des entretiens semi-directifs, nous avons fait le choix d’organiser notre collecte de données autour de thèmes généraux (grille en Annexe 1) sur lesquels nous sommes revenus de façon circulaire tout au long de l’entretien, l’objectif était de laisser libre-cours à la parole des enquêtés tout en les accompagnant, par exemple à travers la méthode de la paraphrase, vers l’approfondissement de leur réflexion. Nous avons également interrogé des migrants lors de discussions informelles difficilement quantifiables et réalisé 17 observations de classe dans tous les camps de Grèce où nous avons pu pénétrer.

Le développement de notre raisonnement et la présentation des données seront organisés en deux temps. Nous présenterons tout d’abord des éléments institutionnels et des concepts-clés issus de la littérature scientifique. Nous décrirons ensuite plus précisément les jeux d’interactions menés par l’école encampée qui vont en faire l’institution centrale du camp.

CONTEXTUALISATION INSTITUTIONNELLE ET SCIENTIFIQUE

Cette partie sera utile dans la compréhension de la prolifération des camps aux portes de l’Union européenne. Il s’agira de détailler quels textes ont mené à la situation actuelle, avant d’apporter des éléments théoriques et scientifiques permettant d’expliquer l’émergence d’écoles encampées.

Des repères politico-juridiques

Nous établirons tout d’abord la chronologie des textes supranationaux ayant mené à l’adoption d’un Régime d’asile européen commun (RAEC). Par la suite, nous décrirons la mise en place de l’approche Hotspot avant d’analyser ses effets en tant que moteur de la production des camps.

L’interconnexion du Régime d’asile européen commun et de l’approche Hotspot

Dès 1957, le Traité de Rome énonce l’idée d’une approche commune de l’asile et de la question des réfugiés par les États membres de l’UE, mais ce n’est qu’en 2007 que le Traité de Lisbonne va déterminer l’objectif de création d’un système commun en matière d’asile. Aujourd’hui, le RAEC est constitué de cinq textes que les pays membres ont eu l’injonction de transposer dans leur droit national avant juillet 2015. Parmi eux, le Règlement (UE) n°604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 dit « Règlement de Dublin » impose le principe selon lequel l’examen d’une demande d’asile revient à l’État qui a joué le rôle principal dans l’entrée ou le séjour du demandeur au sein de l’Union européenne. Le Règlement de Dublin est l’un des éléments-clé de la mise en oeuvre d’une Europe forteresse à travers sa simultanéité avec le déploiement de l’approche Hotspot.

Le 13 mai 2015, la Commission européenne a présenté un Agenda en matière de migrations pour la période 2015 – 2020 en soulignant la nécessité d’avoir une approche globale des migrations. L’approche Hotspot inscrite dans cet agenda est censée proposer un cadre opérationnel pour assister les pays que la Commission européenne considère comme « soumis à une pression migratoire démesurée », mais que nous considérerons plutôt comme des pays dits « en première ligne » (Rodier, 2017). La Grèce et l’Italie ont une place spécifique du fait de leur situation géostratégique en tant que points d’entrée dans l’espace européen et sont les premiers pays à connaître cette approche Hotspot dont l’objectif est la mise en oeuvre de l’enregistrement, l’identification, la prise d’empreintes digitales et le recueil de témoignages des demandeurs d’asile.

Une fois identifiés, les candidats potentiels doivent déposer leur demande de protection en Italie ou en Grèce si l’on s’en tient au règlement de Dublin, ce sont en effet les deux États membres de l’UE qui ont joué un rôle prépondérant dans l’entrée des migrants au sein de l’Union et c’est sur leur territoire qu’ils ont été identifiés. L’objectif premier des Hotspots est donc de déterminer qui est éligible à la protection que garantit l’asile et d’organiser, le cas échéant, les opérations de retour.

Le sacrifice des portes d’entrée de l’Union européenne

Pour soulager l’Italie et la Grèce, le Conseil de l’Union européenne a mis en oeuvre par deux décisions du 14 et 22 septembre 2015 une procédure dite « relocalisation » en guise de dérogation temporaire au règlement de Dublin. Cette procédure fondée sur une répartition équitable en fonction de critères socio-économiques permet un transfert des candidats à l’asile vers d’autres pays membres de l’UE. Quant aux candidats jugés illégitimes, c’est désormais l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes instituée par le Règlement (UE) 2016/1624 et créée pour remplacer l’Agence Frontex (contraction de « Frontières extérieures ») qui coordonne leur retour. Frontex ne disposait pas de son propre personnel et ne pouvait engager d’opérations de retour sans être sollicitée par un État membre, alors que la nouvelle agence peut décider unilatéralement des opérations de retour. Afin de comprendre pourquoi cette nouvelle compétence fait de l’agence un élément-clé de l’approche Hotspot elle doit être mise en parallèle de la Déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016. En effet, il stipule qu’à partir du 20 mars 2016, tous les nouveaux migrants en situation irrégulière qui partent de la Turquie pour gagner les îles grecques peuvent être renvoyés en Turquie. En contrepartie, pour chaque Syrien renvoyé en Turquie depuis les îles grecques, un Syrien sera réinstallé de la Turquie vers l’UE.

Officiellement, l’approche Hotspot est présentée comme celle qui doit permettre aux migrants de déposer une demande d’asile en Grèce ou en Italie, demander une relocalisation ou faciliter un retour dans le pays d’origine. Officieusement, si elle a permis l’identification et l’enregistrement de la plupart des migrants arrivés, les procédures sont si lentes que c’est elle qui est à l’origine des « goulets d’étranglement » qui se dessinent. Un rapport spécial la Cour des Comptes Européenne (Wessberg et Szabolcs Fazakas, 2017) précise que les 350 000 arrivées par la mer en 2016 en Grèce et en Italie sont plus nombreuses que les départs. Entre mars 2016 et décembre 2016, il y a eu 748 renvois vers la Turquie pour 17 000 arrivées dans les Hotspots des îles grecques. Quant à l’Italie, moins de 20% des décisions de retour sont exécutées.

Des repères en sciences de l’éducation, sociologie et psychologie

Nous évoquerons l’articulation entre l’éducation non formelle et l’éducation en situation d’urgence, avant de discuter des liens entre la question de la stigmatisation et celle du trauma qui sont à prendre en considération, dès lors que l’on travaille avec des enfants déplacés.

Réminiscence de l’éducation non formelle sur fond de multiplication des situations d’urgence

Dans les années 80, alors que l’éducation est ancrée dans les représentations du travail humanitaire en tant qu’outil de reconstruction post-conflit ou post-crise, les États membres de l’ONU accentuent leur intérêt pour une vision sociale du développement et vont s’intéresser aux systèmes scolaires des pays en voie de développement. Il s’agit de l’avènement d’un premier âge d’or de l’éducation non formelle. La classification entre éducation formelle, non formelle et informelle s’est quant à elle dessinée à partie des années 70. L’éducation formelle était envisagée comme celle dispensée dans les écoles (des pays développés et institutionnalisés), quand l’apparition du champ de l’éducation informelle est davantage un outil répondant à un besoin d’études comparatives avec les pays en voie de développement, qu’un périmètre clairement définit. L’objectif de cette classification « vise d’abord à prendre en compte la diversité internationale des situations éducatives et tout particulièrement au sein de ce que l’on appelle alors les pays en voie de développement » (Brougère et Bézille, 2007). L’éducation informelle a donc avant tout désigné l’éducation reçue par les populations qui n’étaient pas ou peu scolarisées selon les standards occidentaux. Quant à l’éducation non formelle, la littérature produite par l’Institut International de Planification de l’Éducation (IIEP) à partir des années 80, indique qu’il en existe trois sources : celle des planificateurs arguant du fait que l’éducation généralisée dans les pays en voie de développement est utopiste, celle des praticiens qui sont sur le terrain et celle issue d’une critique de la scolarisation (Evans, 1981).

Néanmoins, si l’on se réfère aux analyses des recherches sur l’éducation (Garnier, 2018) il apparaît que les différences entre éducation non formelle et informelle semblent parfois minces, voire confondues et utilisées avec une même signification. La confusion reste latente jusque dans les années 90 alors que l’UNESCO travaille à une définition des articulations possibles entre l’éducation formelle et non formelle lors d’un colloque sur la planification coordonnée du développement de l’éducation scolaire et de l’éducation extrascolaire.

Quant à l’éducation informelle, si l’on s’en tient aux travaux d’Hamadache tels que repris dans l’ouvrage de Denis Poizat L’éducation non formelle (2003), il s’agirait d’une éducation occasionnelle, accessoire, diffuse ou encore spontanée. L’une des faiblesses de ces notions d’éducation non formelles et informelles est ici palpable, elles ont été essentiellement étudiées dans le cadre de projets de développements. En effet, dans les pays dits développés, l’institution scolaire était déjà devenue une forme d’évidence avec, comme ce que décrivent certains chercheurs, la conquête des pays par des États enseignants (Chapoulie, 2010) ou la constitution d’une forme scolaire qui serait une socialisation spécifique liée à un lieu et un temps dédié. Notre projet de recherche interroge cet acquis en s’inscrivant dans un cadre où l’éducation non formelle est complémentaire de l’éducation formelle (Hamadache, 1993). De nos observations de terrain, nous avons même relevé une véritable délégation de la dimension éducative de la part du ministère de l’éducation grec aux ONG ou agences onusiennes des camps.

Dans les années 2010 et alors que l’ONU avait réaffirmé par deux fois le droit à l’éducation pour les migrants, réfugiés et demandeurs d’asile, les définitions et catégorisations se sont parallèlement stabilisées comme le démontre le triptyque suivant (Bordes, 2012) :

  • Éducation formelle : lieux, moments et processus explicitement conçus pour l’apprentissage, dans une optique diplômante. 

  • Éducation non formelle : dispositifs structurés, parallèles au système officiel, mais dont l’intention, les contenus éducatifs et la visée (pas toujours certificative) diffèrent de ceux de l’École.

  • Éducation informelle :  processus d’apprentissage réalisé dans des situations non structurées et non pensées pour l’éducation : vie quotidienne, famille, divertissements.

Si revenir sur l’historique de l’éducation non formelle était important à ce stade de nos développements, c’est parce que nos travaux en tension entre ces trois dimensions tendent à considérer qu’avec la délégation de compétences des États à des ONG ou des agences de l’ONU, nous sommes actuellement dans une période de réminiscence de l’éducation non formelle. C’est également parce que les classifications semblent entretenir un certain désordre que notre objectif est la construction du concept de forme-école pour caractériser le nouvel outil au service de la normalité de la vie d’un enfant dans une forme-camp.

Du stigmate au trauma et inversement

Si la période actuelle se caractérise par un nouvel âge d’or de l’éducation non formelle à travers l’érection d’écoles encampées, ce n’est pas uniquement parce que les États de l’UE mettent en place des mécanismes d’éloignement des enfants déplacés, c’est aussi en raison de lacunes structurelles. Nous nous posions déjà beaucoup de questions dans notre quotidien de professeurs des écoles en France sur la question de la stigmatisation, nous entendions parler d’élèves stigmatisés, d’autres fois, l’on nous mettait en garde de ne pas devenir nous-mêmes stigmatisants. Nous avons fait le choix de retenir la conception de Goffman quant à cette notion qui est pour lui un attribut lié à une difformité, une tare de caractère ou une tribalité (Goffman, 1975). En transposant le concept de stigmate au sein des écoles formelles, il apparaît que les enfants déplacés peuvent être concernés par plusieurs, voire tous les stigmates établis par une tentative de typologie du début des années 2000 (Vienne, 2004) :

  • La manifestation d’un racisme individuel et/ou de la part de l’institution.

  • Un dénigrement en fonction d’un niveau scolaire jugé insuffisant.

  • Un jugement en raison de comportements adéquats.

Dans son article, Philippe Vienne envisage un dernier circuit de stigmatisation, qui peut d’ailleurs être une réponse au premier niveau de stigmate que subissent les enfants déplacés. Il s’agit d’une stigmatisation du personnel des institutions scolaires, par les enfants déplacés, sur fond de marques de virilité, comme s’ils voulaient s’affirmer par la force.

Ce qui nous intéresse dans la définition de Goffman, que Vienne adapte au périmètre de la salle de classe, est que le processus de stigmatisation s’analyse d’un point de vue interactionnel puisqu’il jette le discrédit sur quelqu’un, en le rendant différent aux yeux des autres. La période de nos réflexions sur le stigmate correspond en effet au choix d’adopter le cadre théorique de l’interactionnisme symbolique et des auteurs dits de l’école de Chicago en tant que grille de lecture, pour les phénomènes sociaux que nous décrivons. Nous nous sommes aperçus qu’il avait été relativement peu suivi dans le cadre des études liées aux camps et n’avons relevé que deux études suivant un cheminement intellectuel relativement similaire aux nôtres, une sur les camps du nord-est soudanais (Le Houérou, 2006) et une sur le centre d’accueil de Mineo en Italie (Bassi, 2015). C’est en partant du revêtement d’un stigmate par les enfants, selon les considérations de Goffman que nous avons identifié qu’il n’était pas seulement lié à la question des représentations, mais que l’ensemble du dispositif scolaire l’autoentretenait.

La recherche semble s’entendre sur le fait que les politiques restrictives entretenues en Europe quant aux migrations de population entraînent une tension entre les pouvoirs publics (Lendaro, Rodier et Vertongen, 2019) et les acteurs éducatifs qui oeuvrent pour l’inclusion des enfants déplacés et le droit à l’éducation (Rigoni, 2018). Il semble également y avoir des contradictions entre les politiques volontaristes du ministère de l’Éducation nationale et les politiques des ministères de l’Intérieur à l’encontre des enfants dont les familles sont en situation irrégulière (Senovilla-Hernandez, 2013). Cette tension influe sur le parcours scolaire des enfants déplacés et entraîne une fracture du parcours scolaire des enfants entre un temps administratif et un temps scolaire (Armagnague, 2018). Pour tenter d’extrapoler nos données en dehors de l’Europe et notamment au Québec, nous avons relevé que les systèmes éducatifs des pays dits développés s’entendaient aujourd’hui sur l’adoption du paradigme de l’éducation inclusive autour de principes et indicateurs visant la mise en place d’équité en éducation (Potvin et Benny, 2013; Potvin, 2013). Néanmoins, dès la formation des formateurs le processus semble lacunaire (Larochelle-Audet, Borri-Anadon, Mc Andrew et Potvin, 2013) et les techniques d’éducation interculturelle qui ne permettent pas d’abolir les rapports sociaux de race, pourraient même agir comme des dissimulateurs (Larochelle-Audet, 2018), tandis que les discours racistes se banalisent dans l’espace public (Potvin, 2016).

L’exemple de la France que nous connaissons pour y évoluer à la fois en tant que chercheurs et praticiens est illustrateur des lacunes structurelles évoquées précédemment. Depuis les années 70, le ministère de l’Éducation nationale a confié la scolarisation des enfants en situation de migration et d’allophonie, aux Centres de Formation et d’Information pour la Scolarisation des Enfants de Migrants (CEFISEM), puis aux Centres Académiques pour la Scolarisation des Enfants Allophones Nouvellement Arrivés et des enfants issus de familles itinérantes et de Voyageurs (CASNAV). Leur objectif est de promouvoir l’enseignement intensif du français en tant que langue seconde (Cuq, 1991) et dans ses usages scolaires (Verdelhan-Bourgade, 2002) à travers des pratiques dites « adaptées. » Une circulaire (2012) encadre le dispositif, mais son écueil est de ne pas garantir de moyens opérationnels ni de moyens humains (Mendonça Dias, 2016). Par ailleurs, l’étape préliminaire à la scolarisation de ces élèves considérés comme « à besoin particulier » est une évaluation des compétences, mais il semble y régner un flou total entre connaissances de la langue et connaissances scolaires, d’autant plus que les évaluations ne sont pas standardisées nationalement.

Le manque de formation initiale des enseignants sur les techniques d’enseignement à destination de ce public et l’inadéquation de la formation continue amènent l’enseignant à « bricoler » en classe (Schiff, 2004). Parfois, les évaluations ayant fonction de diagnostique soumises aux enfants, ne sont même pas visées par des enseignants et ne sont pas adaptées en fonction de la provenance de l’enfant, un arabophone et un russophone peuvent alors se voir proposer le même test. Plus récemment, le rapport de synthèse du programme de recherche Evascol (Armagnague et Rigoni, 2018) souligne des errances dues à l’absence de pilotage national en dépit d’un cadre règlementaire établi et questionne la pertinence de la catégorisation des enfants. En effet, un enfant ne parlant pas le français à son arrivée à l’école sera étiqueté en tant qu’Élève Allophone Nouvellement Arrivé (EANA) ou Enfant issu d’une Famille Itinérante ou de Voyageurs (EFIV) ce qui est réducteur.

Lors de notre première enquête de terrain en Grèce, nous avons longuement échangé sur cette question avec la responsable pédagogique d’une ONG qui s’intéresse à la scolarisation des enfants qui arrivent à Thessalonique, dans le nord du pays. En Grèce, l’étiquetage des enfants est le même qu’en France et ils peuvent être considérés comme allophones ou voyageurs lors de leur entrée dans un parcours scolaire. Néanmoins, pour elle, cet étiquetage est par essence inadapté dès lors que l’on s’intéresse aux migrations forcées, climatiques ou transitoires puisqu’il ne prend pas en compte un degré de trauma qui va freiner le développement de l’enfant et la transmission culturelle. La culture est une construction humaine qui se présente comme une philosophie propre à un groupe (Belkaïd et Guerraoui, 2003) et qui se transmet essentiellement par l’éducation. Or, en migration la transmission culturelle se confronte au trauma des enfants qui est paradoxalement entretenu par l’école formelle (Derivois, Jaumard et Karray-Khemiri, 2013) tout comme le stigmate que nous évoquions précédemment. Il est également à souligner que trauma et stigmate sont interdépendants et s’autoentretiennent (Manning, 2015).

La définition étymologique du traumatisme qui a longtemps été utilisée en psychologie et fait appel à l’action de se blesser est désormais considérée comme réductrice. Elle est largement remplacée dans la littérature par le terme trauma que Freud a, le premier, extrapolée pour la définir comme l’effet produit par la blessure à l’intérieur de l’individu (1939). Le trauma est un état prolongé tandis que le traumatisme est « un évènement de la vie psychique du sujet qui se définit par son intensité, l’incapacité où se trouve le sujet d’y répondre adéquatement, le bouleversement et les effets pathogènes durables qu’il provoque dans l’organisation psychique » (Laplanche et Pontalis, 1967).

Il a fallu attendre les années 80 et 90 pour que l’état de « stress post-traumatique » soit reconnu au niveau international tandis qu’en France, il lui était préféré celui de syndrome psychotraumatique défini comme suit (Crocq, 1999) : « Un phénomène d’effraction du psychisme et de débordement de ses défenses par les excitations violentes afférentes à la survenue d’un évènement agressant ou menaçant pour la vie ou pour l’intégrité (physique ou psychique) d’un individu qui y est exposé comme victime, comme témoin ou comme acteur. » C’est cette définition du syndrome psychotraumatique, dont le terme trauma est devenu un synonyme, qui nous semble la plus adaptée.

Si l’enfant en migration est en situation de trauma, c’est notamment parce que la famille ne peut plus jouer son rôle de « pare-excitation » (Baubet, Taïeb, Guillaume et Moro, 2009) ce qui délègue à l’école un rôle d’étayage particulièrement prégnant. L’échec identificatoire de l’enfant lorsqu’il arrive à l’école, ses problèmes de communication, font que l’institution a un effet amplificateur sur le trauma parce que l’enfant est en train de subir une triple traversée (Derivois et al., 2013). Il s’agit en effet de composer avec une traversée spatiale (migration physique et géographique), historique (parcours personnel de l’enfant dans la famille, les institutions et la société) et psychique (représentations et conflits vécus pendant le développement de l’enfant). Le passage concomitant du pays d’origine au pays d’accueil et de la famille à l’école entraîne alors une effraction psychique tandis que le cadre scolaire devient celui de l’expression de la douleur. La vie psychique ne s’arrêtant ni ne commençant avec la migration, il semble que l’enfant doive travailler à la construction ou à la reconstruction d’un Moi Interculturel (Derivois, Kim et Issartel, 2009) puisqu’il se trouve à un carrefour de son existence où plusieurs cultures se confrontent et ce travail n’est possible, que si l’enfant est « contenu » puisque la migration produirait une rupture des « contenants » (Baubet et Moro, 2010).

Dans ce contexte, ceux qui s’en sortent le plus favorablement seraient ceux qui adoptent une attitude de « combat », et inversement les plus en difficulté, seraient ceux qui ont un rapport particulier au langage (Douville, 2018). L’enjeu devient donc pour les enseignants d’entrer dans une démarche plurilingue et les systèmes scolaires formels semblent être restés dans des logiques d’acculturation visant la transformation des systèmes culturels en présence (Abdallah-Pretceille, 1996) plutôt que d’avoir basculé vers l’interculturation. Ce concept qui a émergé dans les années 90 suppose une transformation réciproque des systèmes culturels en présence (Clanet, 1993). Cette interdépendance semble mieux prise en compte dans les écoles encampées où certaines approches ont même permis le dépassement de l’interculturalité pour aller vers une forme de transculturalité (Idrac, 2018).

La transculturalité en tant que processus qui transforme les représentations des agents en interaction et mobilise le collectif au-delà de l’individu (Forestal, 2008), favorise la reconstruction du Moi Interculturel des enfants. C’est ce paradoxe qui fait de l’école encampée une étape positive du projet migratoire alors qu’elle se construit sur un rejet a priori.

DE LA CONTAGIOSITÉ DE L’ÉCOLE À LA DÉDOTALISATION DES CAMPS

Nous caractériserons tout d’abord les deux organismes sociaux que nous allons confronter pour décrire l’influence des « formes-écoles » sur les « formes-camps. » Il s’agira ensuite de rechercher les leviers qui mènent à la propagation du bien-être dans le camp et à sa réhumanisation.

Vers une confrontation de deux objets

Après avoir établi les raisons de l’érection d’écoles encampées, nous allons définir les caractéristiques qui font que les camps soient des institutions totales. Il s’agira ensuite de caractériser la « forme-école » qui va initier des mécanismes de contagiosité du bien-être dans les formes-camps.

Les camps à l’épreuve de la déshumanisation

C’est en menant une observation dans le camp de transit de Gevgelija en Macédoine du nord que nous avons définitivement catégorisé les camps de migrants des portes de l’UE en tant qu’institutions totales telles que conceptualisées par Goffman (1968) et dont l’objectif est la « mise en dépôt des pensionnaires. » Dans toutes les institutions totales, existent des « cérémonies d’admission » qui peuvent être la mise à nu dans un camp de concentration, la mise au dépôt de ses effets personnels dans une prison ou encore l’enfilement d’une tenue spécifique de patient dans un hôpital psychiatrique.

À Gevgelija, le train affrété spécialement pour le transport des migrants s’arrête au milieu d’une vaste étendue de vignes, entre un chemin et une décharge. Les passagers descendent sur une dalle de béton et font face à un grillage avant de décliner leur identité dans un minuscule bureau. Ensuite, ils suivent une file d’attente en serpentin dans un hangar durant plusieurs heures. Il y a assez de fonctionnaires internationaux et de travailleurs humanitaires pour que l’attente soit largement réduite, mais faire durer le processus est une volonté. L’objectif est de faire comprendre à tous ceux qui pénètrent dans le camp qu’ils ne sont plus des êtres humains, mais des migrants. Sur l’île de Lampedusa en Italie, soumise à l’approche Hotspot, la cérémonie était plus déshumanisante encore.

Un scandale a éclaté dans la presse, car des photos et vidéos étaient sorties du camp via les réseaux sociaux et montraient des migrants déshabillés et arrosés au jet d’eau. Nous avons rencontré l’ancien directeur de ce centre d’accueil, le sujet n’a pas pu être abordé.

Dans une institution totale, la cérémonie d’admission va de pair avec une dimension bureaucratique complexe dont l’achèvement est chronophage. Elle pèse sur les encampés, que les processus de demande de protection ou relocalisation soient engagés à l’intérieur du camp comme dans les Hotspots de Grèce et d’Italie où dans les institutions dédiées des villes. Les bureaucraties créent un sentiment de culpabilité qui est aussi une caractéristique des institutions totalitaires (Arendt, 1972). Le migrant va se convaincre lui-même qu’il est devenu un outsider (Becker, 1963), que l’on peut traduire par « étranger à » et notamment étranger à la norme.

Caractérisation de la « forme-école »

Pour confronter une forme-école à une forme-camp en considérant que l’on est en présence de deux organismes sociaux, il nous a fallu réfléchir à la question de la personnification des institutions. C’est au début du XXème siècle que les travaux du juriste Maurice Hauriou (1925) s’intéressent à la possibilité de personnification d’une institution comme « idée d’oeuvre ou d’entreprise qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social » à travers une dynamique qu’il nomme intériorisation. L’institution est alors dite « vivante » par opposition aux institutions « inhérentes » ayant besoin du droit pour exister. La personnification des institutions n’est pas la simple figure de style qui fait d’un être inanimé ou d’une abstraction un personnage réel, car elle va engendrer des phénomènes sociaux singuliers. Il s’agit là de l’objectif de notre recherche, démontrer que les écoles non formelles des camps qui sont devenues des formes-écoles sont des institutions vivantes, qu’elles engendrent des phénomènes sociaux permettant la propagation du bien-être. Dans son essai prenant la forme d’une enquête au coeur du patrimoine immatériel marocain, Naji considère que les institutions sont personnifiées lorsqu’elles sont orientées vers des buts sociaux, tangibles et que l’on peut se les approprier (Naji, 2011). D’un point de vue méthodologique, nous considérons qu’une forme-école qui a achevé le processus d’intériorisation correspond à ces trois critères auxquels nous ajoutons ceux de Mary Douglas (1986) qui décrit des institutions capables de penser, classifier et devenir créatrices d’identité.

Il y a dès lors des représentations à déconstruire, puisqu’il ne suffit pas de déclarer que l’on est école pour en devenir une. Une école ne se définit pas par la présence d’adultes donnant des cours à des enfants, un stock de stylos ou de cahiers et des albums de littérature de jeunesse. Nous allons revenir sur la situation du centre d’accueil One Happy Family (OHF) en Grèce, sur l’île de Lesvos. Le lieu est immense et compte un café, un cinéma et bien d’autres lieux d’activités. 700 migrants dont 200 enfants viennent environ chaque jour, les locaux ouvrent le matin et ferment à 19h, quand les enfants ont dîné. Ce qui est appelé école et porte le nom de « School for peace » finit à 18h, les enfants ont ensuite droit à un repas, puis arrive l’heure de la fermeture. Nous y avons assisté à une scène particulièrement dangereuse et hors de toute normalité que les acteurs de l’école revendiquent. Il est l'heure de commencer la classe, un volontaire sonne la cloche, les élèves sont invités à se réunir au milieu de la cour, bloquée entre les barrières d'un côté et les salles de classe de l'autre, deux autres volontaires bloquent les issues latérales avec des balais, ce qui fait que les enfants se retrouvent parqués comme dans un enclos. Puis des volontaires donnent de la voix avec des cris de guerre, les enfants hurlent, transpirent, puis quand les balais se lèvent les enfants rejoignent les salles de classe en courant, l'un d'entre eux tombe, personne ne le relève, il saigne du genou. Spectateurs de ce genre de scènes, nous nous posons immédiatement la question du bien-être, mais aussi celle de l’intégrité physique. L'observation de classe pour laquelle nous étions sur les lieux se déroule ensuite dans un climat très bruyant, des adultes entrent et sortent, parfois avec leur téléphone à la main, prennent des photos. Les enseignants semblent dépassés et en souffrance. L’enseignante écrit au tableau des listes d’additions et soustractions. Beaucoup d’élèves ne font rien. Quand ils lui disent qu’ils ont fini leur série d’opérations, elle en écrit une suivante. Ce schéma s’est répété trois fois avant que nous ne quittions la classe au bout d’une vingtaine de minutes, il n’y a pas eu d’explications sur les différentes techniques, sur les erreurs, les difficultés et il n’y a donc pas eu d’apprentissage. Dans ce cadre-là, même s’il est décrété que c’est une école et que son nom est « School for peace » il est impossible de considérer que nous sommes en présence d’une forme-école et il ne peut pas y avoir de travail sur le trauma, le Moi Interculturel ou de premier pas vers la normalité.

La compétence des enseignants est un prérequis, notre exemple mettait en scène des adultes issus de communautés utilisant le centre OHF, mais non formés ou formés par des bénévoles temporairement sur le terrain. Or, c’est le geste professionnel qui va être capable d’engager un processus de transculturalité et de soin du trauma des enfants.

Le discours des enseignants professionnels intervenant en contexte de camp tranche avec la description que nous venons de faire et nous citerons une enseignante du camp de Skaramangas, plus gros camp de Grèce continentale, pour illustrer notre point de vue. Pour elle, il y a une nécessité d’exigence envers les enfants, c’est même le seul moyen de leur rendre de la dignité. Elle considère que l’exigence est une composante de la normalité que représente l’école. Nous repensons ici aux enseignants de l’école du camp de Calais en France qui suivaient une progression dans leurs exigences envers les enfants. À son arrivée à l’école un enfant peut arriver en retard, l’essentiel étant qu’il vienne. Peu à peu, il lui est demandé d’arriver à l’heure. On ne l’accepte pas s’il est trop en retard et on lui demande de rester assis pendant les séances. L’objectif des écoles des camps est transitionnel, il faut amener l’enfant à un état psychique de retour en école formelle, dans un pays de transit, de destination ou même dans le cadre d’un retour dans le pays d’origine.

L’écueil en contexte de camp est de favoriser le tout bien-être, paradoxalement on pense faire du bien aux enfants, mais on ne travaille pas sur la transition vers un système formel ni sur un soin du trauma. Pour cette raison, des structures proposant des locaux très beaux avec du matériel moderne comme les initiatives de l’ONG Save the Children en Grèce se sont révélées peu efficaces, elles maintenaient les enfants dans leur condition d’outsiders en les mettant dans des situations meilleures que les enfants grecs. Cela va autant à l’encontre de la normalité que de maintenir les enfants dans des situations indignes, la recherche du juste milieu est un élément-clé. C’est pourquoi les locaux ne sont pas des éléments déterminants de la forme-école, il peut y avoir forme-école sous des bâches en plastique et pas de forme-école dans des locaux confortables.

La question de l’exigence des formes-écoles peut créer une situation de concurrence avec des structures proposant des activités récréationnelles, mais qui prétendent être des écoles. Nous allons évoquer brièvement le cas de l’ONG « Drop in the Ocean » dans le camp de Skaramangas. Elle dispose de locaux colorés au milieu du camp et dispose d’un fort pouvoir d’attraction en raison des activités proposées (sport, jeux, théâtre). Ce type de structure peut représenter un danger pour les formes-écoles, car elles se posent en tant que concurrentes. Les enfants peuvent en effet préférer s’amuser que rentrer dans une normalité parfois rude avec des horaires fixes et des usages à respecter. Il y a un deuxième niveau de concurrence qui est celui avec le système scolaire public quand celui-ci accepte les enfants déplacés, les enfants vont être davantage enclins à rester jouer dans le camp qu’à se mettre en danger psychologiquement en rejoignant des écoles grecques où personne ne parle leur langue.

La recherche du point de bascule

Une fois les caractéristiques de la forme-école établie celle-ci va passer au révélateur de la vie de camp pour savoir si elle est une institution aboutie. Ce sont les jeux d’interactions qu’il faut alors analyser. Ensuite, il conviendra de décrire le réseau de prescripteurs de l’école pour proposer une explication des mécanismes de propagation du bien-être.

Des jeux d’interactions aux dynamiques transculturelles

Une forme-école aboutie sera à même de prendre la place centrale du jeu d’interactions se déroulant dans les camps en tant qu’unique lieu au service du bien-être et du soin, davantage que des institutions de type dispensaire ou infirmerie. En effet, les questions liées à la santé portent une représentation qui est celle de la douleur. Un entretien mené dans le camp de Gevgelija va permettre une nouvelle fois l’illustration notre propos. Un travailleur social du camp considère que Gevgelija est plus calme que le camp de transit du nord du pays, car il y a plus d’écoles. Il s’avère que par cette formule, il ne parle en aucun cas d’un nombre d’écoles, mais d’intégrations de l’école, de son importance dans la vie de camp pour tous les usagers. Pour exemplifier son propos, il a donné l’exemple du dispensaire qui organisait ses réunions dans l’école afin d’attirer davantage de monde, notamment de femmes musulmanes qui avaient peur, en se rendant au dispensaire, d’être soignées par des hommes ou bien que leurs traditions ne soient pas respectées. En proposant une réunion à l’école, autour d’un goûter, de thé, les femmes ont été rassurées. C’est ce que nous appelons une interaction directe, une institution du camp utilise l’école en tant que lieu de sécurité affective et émotionnelle pour atteindre son objectif.

Nous avons également rencontré des interactions indirectes grâce à l’école entre des institutions qui ne se comprenaient pas. Nous prendrons comme exemple le camp de Banja Koviljaca au nord de la frontière entre la Serbie et la Bosnie-Herzégovine. En novembre 2017, lors de notre passage, le Haut-Commissariat aux Réfugiés avait fait une proposition de don de vêtements. Or, les bénéficiaires de ce don ne pourraient être que les migrants enregistrés dans le pays et dont la présence était connue. Les administrateurs du camp avaient beaucoup de difficultés à ce que les migrants s’enregistrent, car ils avaient peur que ce soit une manipulation pour les expulser. L’école a alors joué un rôle médiateur, informé et rassuré les parents pour qu’ils s’enregistrent. Grâce à l’école, l’administration du camp et le Haut-Commissariat aux Réfugiés ont atteint leur but commun d’organiser une distribution de vêtements avant l’hiver.

Avant que l’école ne prenne la place centrale de ce jeu d’interactions, nous avons identifié deux étapes : susciter des dynamiques transculturelles; générer un réseau de prescripteurs.

En tant que processus, la transculturalité est à construire, ce n’est pas un état, mais une dynamique. La question de l’enseignement des langues est particulièrement importante. Dans les camps de Grèce que nous avons traversés, les migrants demandent des cours d’allemand en priorité. De nombreuses ONG répondent donc à cette demande, elles recrutent pour cela des bénévoles germanophones. Face à ce plébiscite, l’UNICEF qui coordonne un working group comprenant tous les acteurs de l’éducation formelle et non formelle a tranché : donner des cours d’allemand n’est pas réaliste et c’est même contre-productif. En effet, eu égard aux politiques restrictives actuelles, peu nombreux sont ceux qui iront vivre en Allemagne quand bien même ils en rêvent, cela peut donc encourager l’utopie et générer un nouveau degré de trauma. Dans une approche rationnelle, il a été convenu d’enseigner l’anglais en tant que langue internationale, le grec pour améliorer la compréhension de la vie quotidienne et la langue maternelle pour garder un lien avec la culture originelle dans le cadre de la traversée psychique et de la reconstruction du Moi Interculturel. Une fois ces choix déterminés, il convient de savoir comment l’enseignement des langues va être considéré, quel est l’objectif à atteindre. Souvent, les systèmes publics formels se fixent la mission d’apprendre la langue du pays hôte aux enfants déplacés le plus vite possible et ils commettent un premier écueil dans la mesure où cette « marche forcée » est incompatible avec la prise en compte du trauma. Dans le camp de Calais, en France, le ministère de l’Éducation nationale a par exemple ouvert durant quelques mois deux classes avec des titulaires de la fonction publique, ils ont suivi une formation inadaptée à la réalité du terrain. Les objectifs des usagers du camp et ceux de ces enseignants étaient totalement divergents. En contexte de camp, nous avons rencontré deux approches. Les acteurs peu professionnalisés, fonctionnant essentiellement avec des bénévoles, ont souvent opté pour des séances de langues formelles, avec de la grammaire, du vocabulaire et fait face à un cuisant échec. Les enfants ne s’impliquent pas dans cette forme transmissive d’enseignement, les intervenants ne parviennent pas à les enrôler dans les activités. Néanmoins, c’est presque normal, ici ne sont pas leurs attentes. Cette approche met la forme-école en danger, car elle ne permet pas la mise en oeuvre d’apprentissages. Les acteurs professionnels ont souvent fait le choix de ne considérer la langue que comme un outil au service des autres apprentissages. Ils sont partis des besoins des enfants pour construire le curriculum et non l’inverse.

Leur constat est que les enfants ont besoin d’apprendre des choses utilisables immédiatement, il leur faut faire les courses, parler à la police, se déplacer. L’intitulé des séances ne peut donc pas être « Grammaire », mais plutôt « Au magasin » ou « Dans les transports publics » pour qu’elles présentent un intérêt pour les élèves. Les langues ne sont qu’un support. Il s’agit de laisser libre cours au multilinguisme et même, dans l’optique de soin du trauma, de faire de nombreuses références à l’héritage culturel des enfants. Cette dimension a été particulièrement travaillée à Calais, les enseignants ont notamment invité un poète kurde vivant en France pour des activités de lecture à l’école. Avec ce type d’intervention, les enfants sont enrôlés dans les apprentissages, la forme-école s’en trouve renforcée et l’objectif de transculturalité en voie d’être atteint.

Vers une dissolution des barrières totalisantes

Avec la transculturalité, le bien-être se propage dans la classe, mais il convient désormais de le faire sortir pour parvenir à la situation décrite par une chef de projet du ministère de l’éducation grec qui considère que dans un camp, l’école est contagieuse. Comme la transculturalité, cette contagiosité est un processus qui se suscite. Au camp de Skaramangas, un entretien avec la coordinatrice du complexe éducatif a très tôt confirmé nos hypothèses. Pour elle, le camp a d’abord une influence négative sur l’école dans sa dimension violente, puis la dynamique s’inverse et c’est l’école qui a une influence positive sur le camp. Nous avons recueilli de nombreux témoignages sur les représentations des écoles ainsi que des anecdotes ou histoires de camp qui les impliquent. Il y a eu des vols d’ordinateurs, du fracas, du mépris de la part des administrateurs des camps eux-mêmes. À Skaramangas par exemple, au début de l’installation du camp, les conteneurs d’habitation et bureaux étaient changés régulièrement de place, au gré des réorganisations du camp en fonction des flux. Il n’était pas rare, pour les enseignants, d’arriver à l’école et de ne pas le trouver au même endroit où ils l’avaient laissé la veille.

Nous sommes partis de l’observation que les coupables de ces larcins sont des adultes. Donc, afin d’inverser la dynamique il faut convaincre les adultes de l’importance de l’école. En contexte de camp, l’inversion de parentalité (Sayad, 1999) est encore plus ancrée dans le quotidien que dans les autres situations des processus migratoires. L’enjeu est de redonner aux parents la place qui leur est traditionnellement dévolue et l’école a un rôle à jouer. Tant que la forme-école n’est pas aboutie, l’école entretient l’inversion de la parentalité dans la mesure où les enfants deviennent ceux qui acquièrent des compétences linguistiques.

Ils commencent à construire un Moi Interculturel et intègrent un curriculum de survie qui va leur donner les armes pour se confronter aux transports publics, à la ville, aux magasins, aux autorités. Les enfants qui fréquentent l’école, se retrouvant déjà dans des positions de « responsable » du foyer pour les tâches quotidiennes tant les parents sont happés par les questions administratives, se retrouvent dans une position toute puissante et un rôle de médiateur entre la famille et la société d’accueil.

Paradoxalement, c’est en amenant les parents à s’approprier l’école que la dynamique va s’inverser. Pour attiser leur curiosité, le premier prescripteur de l’école est l’enfant donc le message qui sort de l’école doit être positif, les parents doivent venir voir ce qui est si exceptionnel à l’école. La deuxième possibilité de faire venir les parents à l’école est liée aux jeux d’interactions, quand une ONG vient organiser ses réunions à l’école, les adultes s’approprient l’espace de bien-être. C’est à partir du moment où les parents viennent et restent à l’école, qu’ils vont pouvoir reprendre la main sur leur rôle familial initial dans la mesure où ils commencent à acquérir aussi des compétences langagières et transculturelles, même sans entrer dans la salle de classe, tout simplement en fréquentant sur le parvis les parents d’autres enfants, de cultures différentes. Il y a eu cette dynamique à Calais qui était un camp connu pour ses tensions ethniques alors que dans la cour de l’école, les parents afghans et soudanais riaient ensemble. Le divertissement, la discussion avec des adultes dans la même situation poussent les parents à venir et à faire quelque chose de symbolique dans une vie de parent, amener son enfant à l’école. Un deuxième niveau de prescripteurs se dessine, celui des parents qui vont ensuite communiquer avec l’ensemble des adultes du camp.

C’est ici que nous identifions le point de basculement qui va mettre en scène le processus de contagiosité de l’école. L’école devient le lieu protégé, les usagers du camp ont intégré qu’il s’agissait de l’espace essentiel de leur environnement et qu’il produit quelque chose de positif, qu’il produit un bien-être qu’il leur appartient de faire fructifier et nul ne veut apparaître dans l’imaginaire collectif comme celui qui a rompu cette dynamique. Plusieurs éléments illustrent cette détotalisation via l’école, à commencer par la dissolution de la condition d’outsiders des usagers que nous avons évoqués dans la première partie. Les enfants qui vont à l’école redeviennent les enfants et les parents qui conduisent leurs enfants à l’école redeviennent des parents, ils retrouvent leur place dans le cadre de la famille. L’école inverse les mécanismes de déshumanisation que nous avons évoqués en amont pour favoriser le retour d’un statut social et le soin du trauma.

CONCLUSION

En partant de la dimension totalisante des formes-camps, nous avons observé comment une forme-école aboutie modifiait durablement la structure de ces objets. Les barrières totalisantes du camp se dissolvent, car il redevient un lieu, un territoire et n’est plus coupé du jeu social alentour. L’école tient un rôle clé dans cette dynamique en tant que seule institution en capacité de générer des interactions extracamps. Nous avons par exemple rencontré en Grèce le cas de chorales de camps qui allaient donner des concerts en ville. Au-delà du fait que l’école soit à l’initiative de l’évènement, c’est le camp entier qui donne une image positive dénuée de tout stigmate avec ce type de performance artistique. Nous avons également recueilli des données à propos de correspondances entre élèves du camp et élèves étrangers, de vidéos, de reportages. La concrétisation de ces activités consacre notre vision du bien-être au service de la santé, mais aussi, et peut-être surtout de la joie et de la satisfaction, car nous avons vu que c’est avec la joie que le sentiment de culpabilité s’atténue. Nous avons même rencontré une certaine fierté, un sentiment d’appartenance au camp et un retournement définitif de la fracture sociale engendrée par une cérémonie d’admission que tout le monde a vécu, adulte comme enfant.