🗨️, 📖, ⚖️ : que pensent les tribunaux des émojis, émoticônes et autres pictogrammes?

Bich-Carrière, Laurence

doi:https://doi.org/10.7202/1067517ar

Q: How do you rank yourself among writers (living) and of the immediate past?

Nabokov: I often think there should exist a special typographical sign for a smile—some sort of concave mark, a supine round bracket, which I would now like to trace in reply to your question.
Réponse de Vladimir Nabokov à un questionnaire d’entrevue d’Alden Whitman pour le New York Times (19 avril 1969)[1]

Introduction

[1] Comment traduire un sourire entendu, un haussement d’épaules, un roulement d’yeux? Pour élaborée que puisse être une langue, les mots ne suffisent pas toujours à transmettre l’exact fond de sa pensée et la recherche est unanime à souligner l’importance, pour une communication claire, du langage non verbal : changements de ton, postures, mimiques, gestuelle, kinèmes[2]. Et si le langage écrit, réfléchi, permet d’atteindre un grand degré de précision, il a ce désavantage sur le discours oral d’être dénué de ces expressions, limité au seul texte, en ce sens, purement fonctionnel[3].

[2] La question de savoir si le langage écrit ne se trouverait pas rehaussé ou enrichi de quelques signes dénotant l’intention ou les sentiments du locuteur a sporadiquement amusé des écrivains, Nabokov, mais aussi Bierce[4] ou Bazin[5]. Ils seraient sans doute stupéfaits aujourd’hui par la prolifération et la variété des « signes d’intention »[6] dans le discours moderne[7]. Car voilà en effet, qu’émojis, émoticônes, binettes, frimousses, smileys, kaomojis, stickers et autres pictogrammes numériques habitent désormais toutes les communications électroniques, courriels, messagerie instantanée, clavardage, débordant même parfois dans le monde tangible, panneaux-réclames ou marchandise à l’appui. Leur omniprésence a suscité l’intérêt des chercheurs, tous domaines confondus : linguistique, sémiotique, communication, psychologie, études culturelles, informatique.

[3] Partie intégrante du discours moderne, cultures, langues et plateformes confondues[8], cette « ponctuation émotionnelle »[9] se trouve nécessairement à percoler dans le discours de qui accède à la justice. Pour omniprésents qu’ils puissent être dans la preuve, ces « signes d’intention » ne semblent pas avoir suscité auprès des juristes le même intérêt que pour les chercheurs en linguistique, en psychologie, en informatique, en études culturelles ou en sciences de la communication. Le présent article cherche donc à apporter une perspective juridique, voire judiciaire, au corpus grandissant qui traite du sujet. Concrètement, nous avons cherché à connaître le traitement que les tribunaux canadiens accordent au phénomène, tous ordres et toutes langues confondus. À cette fin, nous avons passé en revue les principales banques de jurisprudence canadiennes, en dégageant un bassin qui, après une mise en contexte des termes et notions en présence, notamment quant à leur fonctionnement sur le plan informatique (partie I), sera présenté (partie II); on s’interrogera ensuite sur la manière dont les émojis et les émoticônes passent du discours du justiciable à la preuve au procès, et de là au jugement (partie III).

I. Définition, origine et nature[10]

A. L’émoticône : le degré second de l’écriture

[4] L’émoticône est une suite de caractères typographiques employée dans les messages électroniques pour traduire l’état d’esprit de l’expéditeur[11]. Elle prend généralement la forme d’un visage stylisé, à lire sur le côté[12].

[5] Inventée ou évoquée à quelques reprises dans l’histoire de la typographie[13], l’émoticône, dans sa version moderne, est attribuée au professeur Scott Fahlman de l’Université Carnegie Mellon. Le 19 septembre 1982, à 11 h 44, il s’adresse ainsi à ses collègues sur le forum du département des sciences informatiques[14] :

19-Sep-82 11:44 Scott E Fahlman :-)

From: Scott E Fahlman <Fahlman at Cmu-20c>

I propose that the following character sequence for joke markers:

:-)

Read it sideways. Actually, it is probably more economical to mark things that are NOT jokes, given current trends. For this, use

:-(

[6] Et de là naissent diverses combinaisons de caractères, pour illustrer des émotions aussi diverses :

[7] Le terme emoticon, une contraction de « emotion » et de « icon », ce dernier terme étant compris au sens de « signe qui ressemble à ce qu’il désigne, à son référent »[15], fera son apparition quelques années plus tard dans le lexique des utilisateurs et ultérieurement, dans les dictionnaires[16]. Le mot paraît plus polyvalent que « smiley », souvent donné pour synonyme, qui présente le double inconvénient de ne pas être limité à une réalité informatique — puisqu’il peut s’employer au sujet d’un dessin manuscrit ou d’un ornement graphique[17] — et de ne pas refléter la gamme des émotions — ou, plus justement, des intentions[18] — que les utilisateurs peuvent chercher à rendre, qui ne sont pas nécessairement de la nature du sourire. Et d’ailleurs, bien que les combinaisons typographiques représentent en grande majorité des visages, elles n’y sont nullement restreintes : on peut ainsi envoyer des coeurs <3, offrir des roses numériques ~<~<~@, voire aller à la pêche <*)))<.

[8] En français, l’Office québécois de la langue française propose, dès 1995, « binette » pour traduire « emoticon », plutôt que « souriant » ou « souriard », qui présentent les mêmes inconvénients que « smiley »[19]. Un peu plus tard, ce qui est aujourd’hui la Commission d’enrichissement de la langue française préférera « frimousse » au mot « trombine » utilisé par certains internautes francophones[20]. Dans ces deux cas encore, on a puisé dans le registre familier ou populaire un synonyme à « visage », bien que les émoticônes ne s’y limitent pas[21]. Quoi qu’il en soit, en pratique, la francisation de l’emoticon passe rapidement dans l’usage : « émoticône », nom féminin et avec accent circonflexe, autant qu’« émoticone », nom masculin et sans accent, figurent au Petit Robert depuis 2002[22] et au Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française depuis 2018[23]. Le Larousse en ligne, pour sa part, donne un « émoticon », nom masculin et sans « e » final, comme synonyme à « smiley »[24].

[9] Si le mot se répand, c’est que l’usage en va croissant. Les variations sont nombreuses du « morphème »[25], depuis les bonshommes souriants et dépités d’origine, eux-mêmes rendus de diverses manières : avec un petit nez :-), un nez pointu :^) ou sans nez : )[26], avec des yeux plus =) ou moins :) longs, avec des variations pour gaucher ( : et divers chapeaux : casquettes q: ), bonnets d’âne <:( , chapeaux de fête *<:) , auréoles 0:) ; on encourage *\0/*; on transmet aussi des fleurs, @>->-, des coeurs <3, on les brise </3.

[10] Certaines plateformes se mettent à convertir automatiquement les plus célèbres séquences typographiques en pictogrammes afin d’en faciliter la lecture. Le deux-points suivi de la parenthèse fermante devient ainsi , ouvrante, , et le chevron simple suivi du chiffre trois est transformé en . Des messageries instantanées comme ICQ, MSN Messenger ou Yahoo! Messenger, qui ne communiquent pas entre elles, offrent des menus pour permettre aux utilisateurs d’augmenter, voire de remplacer, leur propos par des pictogrammes, principalement des visages, mais également des arcs-en-ciel, des bonshommes de neige, des étoiles, etc. Cette conversion et ces menus expliquent une certaine polysémie autour du mot « émoticône » : si, au sens strict, il s’agit d’une combinaison de signes typographiques, disponibles depuis un clavier d’ordinateur ordinaire, ces conversions automatiques ont pour résultat de les transformer en pictogrammes, c’est-à-dire en une image unique, ce que sont par définition les émojis, dont il sera question un peu plus loin (section C, ci-dessous).

B. Le kaomoji : à l’Est, rien de nouveau?

[11] Un phénomène similaire à celui des émoticônes se développe, en parallèle et en silo, dans les cyberforums japonais : le kaomoji, de « kao » (顔, « visage ») et « moji » (文字, « lettre-marque » ou « caractère »). Le visage souriant y est représenté (^_^), mais les séquences peuvent être beaucoup plus complexes, (ﾉ◕ヮ◕)ﾉ ou () ou ¯\_(ツ)_/¯. Émergeant dans la deuxième moitié des années 1980, ces frimousses nipponnes sont d’abord utilisées dans les signatures, mais leur usage se répand rapidement au corps de texte et en général, à travers JUNET, le réseau des universités japonaises[27].

[12] Comme les émoticônes, il s’agit de séquences de caractères typographiques destinées, en principe — c’est-à-dire lorsqu’elles ne sont pas purement décoratives —, à dissiper l’ambiguïté d’un message écrit. Au-delà de la complexité graphique que permet l’utilisation des caractères asiatiques à deux bits, les principales différences résident dans le sens de lecture — il faut généralement pencher la tête pour saisir une émoticône, ce qui n’est pas le cas pour le kaomoji — et dans le fait que, alors que l’émotion de l’émoticône passe d’abord par la bouche, le kaomoji, lui, met d’abord l’accent sur les yeux, reflet du style manga/animé[28]. Autrement dit, en Occident, on sourit :-) et on pleure :’( et c’est la parenthèse-bouche qui chavire, alors qu’en Orient, on sourit ^_^ et on pleure T_T, la bouche est identique, ce sont les yeux qui changent.

[29][30]

[13] Mais il se trame au Japon une révolution qui supplantera bientôt les émoticônes et même les kaomojis : celle des émojis[31].

C. L’émoji : des images sans paroles

[14] L’émoji est un pictogramme employé dans un message électronique pour traduire l’état d’esprit de son auteur ou exprimer une idée ou un concept plus rapidement. Le terme est emprunté directement du japonais emoji, e (絵, « image ») et moji (文字, « lettre-marque » ou « caractère »)[32]. La ressemblance phonétique avec « émoticône » est donc une coïncidence.

1. Origine

[15] Les émojis sont nés au Japon à la fin des années 1990. Leur paternité est largement attribuée au designer d’interface Shigetaka Kurita, employé du laboratoire de recherche de l’opérateur de téléphonie mobile NTT DoCoMo[33]. Kurita cherche un moyen de faciliter les communications entre des utilisateurs dont l’écran, de téléphone ou de téléavertisseur, ne peut afficher plus de 48 caractères. Inspiré par les pictogrammes des prévisions météorologiques — soleil, nuage, parapluie — et de la signalisation routière — banque, hôtel, guichet automatique, bureau de poste, avion, coiffeur —, par certaines représentations communes à l’univers manga et par les visages de ses collègues, il met au point une palette de 176 émojis en six couleurs, d’une résolution de 12 pixels², qui est intégrée à la plateforme cellulaire en 1999[34].

[16] L’idée d’une « palette de raccourcis communicationnels » est vite adoptée par les trois autres grands opérateurs nippons de l’époque, KDDI au, Mobile et SoftBank. Les codages toutefois, ne sont pas compatibles entre eux, de sorte que les émojis des utilisateurs d’appareils Softbank ne s’affichent pas chez ceux de DoCoMo, par exemple.

[17] Ce problème n’est pas nouveau. En fait, la question de l’interopérabilité — c’est-à-dire, la capacité que possède un système, en l’occurrence, des interfaces informatiques, à fonctionner avec d’autres, existants ou futurs, sans restriction d’accès ou de mise en oeuvre[35] — a préoccupé les programmeurs dès les années 1980. Comment s’assurer que la lettre « z » ou l’idéogramme « 人 » entrés à un endroit de la planète s’affichent comme un « z » ou un « 人 » sur l’appareil destinataire, où qu’il se trouve et quel que soit son système d’opération[36]?

[18] C’est ici qu’il convient d’aborder le système Unicode.

2. Unicode : une pierre de rosette informatique

Unicode provides a unique number for every character, no matter what the platform, no matter what the program, no matter what the language.
Credo du consortium Unicode (1991)[37]

[19] À proprement parler, les ordinateurs ne comprennent pas les mots, seulement les chiffres. Toute lettre que l’on tape doit donc être « cassée » en petites composantes, les octets, transmises à un autre ordinateur qui doit les reconstituer pour restituer l’information, en l’occur-rence, la lettre. Résumé de manière grossière, les ordinateurs sont d’immenses interrupteurs, 1 ou 0, 1 ou 0, et toute l’information qui transite est réduite à cette expression binaire de courant qui passe ou ne passe pas. La transmission numérique suppose la décomposition de l’informa-tion en chiffres, la transmission de ces chiffres et, on l’espère, la recomposition de la séquence à l’exact inverse de la décomposition. Codage, décodage. Cela ne fonctionne évidemment que si l’appareil destinateur parle le même langage que l’ordinateur destinataire. Un caractère « incompris » par l’ordinateur d’arrivée est généralement remplacé par un caractère générique d’incompatibilité, par exemple, un rectangle vide () ou une boîte avec un point d’interrogation ().

[20] C’est en réponse à ces préoccupations que naît le consortium Unicode, produit d’efforts amorcés dès 1987 par des informaticiens chez Xerox, rejoints dans leurs efforts par ceux d’Apple en 1988, de Sun Microsystems en 1989, de Microsoft en 1990 et par la majorité des développeurs depuis[38]. Le consortium Unicode est un organisme sans but lucratif international dont l’objectif est d’administrer le standard Unicode, un standard informatique d’encodage de caractères à vocation universelle qui permet des échanges de textes dans différentes langues, quel que soit l’alphabet et quel que soit l’appareil, la plateforme ou le logiciel[39]. Pour ce faire, à chaque caractère est attribué un identifiant alphanumérique unique, le codet (parfois aussi « point de code » et « code point » en anglais), accompagné de sa description. Par exemple, la lettre « z », décrite comme « latin small letter Z », correspond au codet U+007A. Notons également que certains codes permettent de modifier une lettre donnée. Par exemple, si la lettre « ž », décrite comme « latin small letter z with caron », correspond au codet U+017E, elle peut également être encodée comme une combinaison de « z » et de « ˇ » (désignée « combining caron » et codée U+030C).

[21] L’interface du destinataire bénéficie d’une certaine marge de manoeuvre dans le rendu (les polices peuvent différer, par exemple), mais il doit toujours s’agir de la lettre « z » (qui peut être autant un zigzag, avec ou sans empattement, avec ou sans barre au milieu de la diagonale, que la représentation plus proche de l’écriture manuscrite avec sa boucle qui descend sous la ligne de pied). Autrement dit, il existe une ligne directrice de base, donnée par l’organisation internationale, et chacun des systèmes d’opération est libre de choisir le rendu[40].

[22] Le premier standard Unicode est publié en 1991 et couvre, notamment, les alphabets arabe, arménien, brahmanique, cyrillique, grec, hébreu, hiragana, latin, nagari, thaï et tibétain, mais également certains pictogrammes, comme les symboles dingbats. Les caractères chinois, japonais et coréens sont incorporés en 1992, plusieurs caractères autochtones ainsi que le braille, en 1993. Des langues historiques apparaissent — déséret, hiéroglyphes, caractères cunéiformes — et des symboles communs — notes de musique, occidentales ou byzantines, suites de cartes, etc. Dans son actuelle version 11.0, le standard Unicode compte plus de 137 000 codets[41].

[23] La liste est loin d’être immuable et le consortium Unicode est participatif : toute personne peut proposer des ajouts.

3. L’émoji universel

[24] De fait, en août 2007, trois ingénieurs de Google déposent auprès du consortium un document de travail relatif à l’encodage des émojis « that are in widespread use by DoCoMo, KDDI and Softbank for their mobile phone networks » afin de permettre l’interopérabilité entre les trois opérateurs[42]. Par ailleurs, en novembre 2008, désireuse de percer le marché japonais, Apple y lance iOS 2.2, qui regroupe les émojis de SoftBank, et les propose aux utilisateurs dans un clavier secondaire. Si le clavier facilite l’accès à la palette des émojis, il ne règle en rien le problème de l’interopérabilité. Deux employés d’Apple se joignent alors à l’initiative auprès d’Unicode. Le groupe de travail présente un projet d’encodage officiel en janvier 2009[43]. Dans l’intervalle, plusieurs blogueurs commencent à diffuser des guides ou des applications de déverrouillage des émojis à l’intention des utilisateurs occidentaux de l’iPhone[44].

[25] En octobre 2010, l’Unicode incorpore 722 émojis à la version 6.0 de son guide, attribuant à chacun, comme à l’ordinaire, un codet alphanumérique et un descriptif, laissant la liberté du rendu à chacune des plateformes[45]. Ces rendus peuvent être propriétaires (comme ceux d’Apple ou de Samsung) ou sous licence libre (comme ceux de Twitter ou d’Emojidex)[46].

[26] L’interopérabilité ainsi assurée, c’est l’explosion, d’autant plus que, à partir de 2012, les systèmes d’exploitation des principaux fournisseurs offrent à tous les utilisateurs des menus d’émojis directement depuis le clavier de messagerie : Apple avec iOS 5.0 en octobre 2011[47], Google avec Android 4.3 Jelly Beans en juillet 2012[48], Microsoft avec Windows 8.0 en octobre 2012[49], Samsung avec le Galaxy S4 le 11 avril 2013[50]. Les réseaux sociaux se mettent de la partie, notamment Facebook en février 2014[51], et Twitter en novembre 2014 (les twemojis)[52]. Le phénomène gagne la planète. Et à toute vitesse.

[27] Chaque version de l’Unicode ajoute son lot de nouveaux émojis et, à partir de 2011, des modificateurs d’émojis permettent de changer, par exemple, la couleur de peau de certains émojis anthropomorphes, ou leur sexe[53], de créer des drapeaux[54], ou de grouper des émojis[55]. De la même manière que « ž » peut être conçu comme une unité ou comme une lettre (« z ») et un signe diacritique (« ˇ »), l’émoji d’un couple hétérosexuel avec un coeur peut être conçu comme une unité (« U+1F491 couple with heart ») ou comme la somme de l’émoji du visage d’une femme, de celui du visage d’un homme, de celui du coeur avec les codets de jonction appropriés (en l’occurrence, « U+1F469 woman », « U+200D zero width joiner » [liant sans chasse], « U+2764 coeur », « U+FE0F variation selector-16 » [sélecteur de variante], « U+200D zero width joiner » et « U+1F468 man »); de même, une juge à la peau foncée combine les codets pour « U+1F469 woman », « U+1F3FF dark skin tone » et « U+2696 scales of justice », avec certains codets combinatoires. Les combinaisons sont nombreuses et productives : selon le répertoire Unicode 11.0, il existe actuellement 1212 codets pour un total de 2 789 émojis[56].

[28] Par ailleurs, particuliers ou entreprises peuvent militer pour l’ajout d’émojis[57]. Il faut en outre tenir compte des institutions et célébrités qui lancent leurs propres gammes d’« émojis » : Ikea, la National College Athletic Association, Tim Hortons (Eh-moji!), le Washington Post (Postmoji), Kim Kardashian (Kimoji), Mentos (ementicons), Alexander Ovechkin, Justin Bieber, Star Wars, les Pokémon, les Yankees de New York, Jean-Claude Van Damme pour n’en nommer que quelques-uns[58]. Ceux-là ne répondent pas au standard Unicode et, sauf à être traités comme des images (beaucoup plus lourdes), ne s’affichent correctement que pour les utilisateurs de la même application. On peut parler de ces pictogrammes « privés » comme d’émojis au sens large. Sauf indication contraire, le terme « émoji » renvoie ici aux émojis au sens strict, c’est-à-dire limité à l’univers défini par Unicode.

4. Le compte est bon

[29] En 2015, le très sérieux Oxford English Dictionary fait de l’émoji U+1F602 « visage avec larmes de joie » son mot de l’année[59]. C’est d’ailleurs l’émoji le plus populaire au monde, toutes cultures confondues : sur Twitter seulement, cet émoji a été employé 2 107 128 092 fois depuis son apparition en novembre 2014[60]. Ce sont d’ailleurs huit millions d’émojis par jour qui apparaissent sur le microblogue[61]. Ce n’est rien si l’on compare à Facebook et Facebook Messenger, où ce sont respectivement soixante-dix millions et cinq milliards d’émojis qui sont véhiculés quotidiennement (et dans ce dernier cas, près de 20 % sans accompagner de texte)[62]. Depuis qu’Instagram permet l’inclusion d’émojis dans les mots-clics, près de la moitié des publications qui s’y font en contient au moins un[63].

[30] À ce compte, difficile de nier que l’émoji participe de la communication. Il n’est plus, en outre, limité aux messages textes ou aux billets publiés sur les réseaux sociaux : on peut l’utiliser comme clé de recherche sur Internet[64] et, s’agissant de caractère Unicode, il peut même faire partie d’une adresse URL[65]. Plus encore, quittant son espace pixel pour se matérialiser, c’est désormais un mème, qu’on retrouve dans le monde physique : publicités, chandails, casquettes, tasses, coussins, housses de couette, films[66].

[31] Et, même, jugements. Voyons ce qu’il en est à cet égard.

II. Le bassin de décisions à l’étude

A. Présentation des clés de recherche

[32] Nous avons répertorié 119 décisions canadiennes, en français comme en anglais, tous tribunaux et tous territoires confondus. Si nous avions à l’origine le dessein de ne considérer que l’utilisation judiciaire des émojis, force nous a été d’ajuster le tir. D’une part, seules vingt-quatre décisions comportent ce terme. Ensuite, il est rapidement apparu que les termes « émojis » et « émoticônes » sont parfois utilisés de manière interchangeable[67], notamment parce que les deux termes partagent, comme on l’a vu, bon nombre de synonymes. Par souci de concision et bien que le terme soit imparfait en ce qu’il désigne, hors le monde électronique, le visage, nous employons le terme « binette » pour couvrir les deux notions indistinctement.

[33] Nous avons donc élargi l’éventail des mots-clés pour retenir, en plus d’« émoji » et d’« emoticon/émoticône », les termes « smiley », « smiley face », « happy face », « frimousse », « bonhomme sourire », « souriard », « trombine », « pictogramme » et « binette ». Les mots « souriard » et « trombine » n’ont donné aucun résultat. Si les mots « émoji »[68] et « emoticon/émoticônes » sont toujours et uniquement utilisés dans le contexte qui nous intéresse, il n’en est cependant pas de même de plusieurs des synonymes génériques. Ainsi, les expressions « smiley face », « happy face » ou « bonhomme sourire » renvoient fréquemment à un dessin manuscrit[69] ou simplement à un ornement graphique[70], et le terme « frimousse » apparaît dans la dénomination sociale de plusieurs centres de la petite enfance[71]. Pour ces clés de recherche, la polysémie n’est pas un obstacle insurmontable car elles produisent moins de cent décisions, qu’il suffit de lire pour trier. Pour d’autres termes, par contre, comme « smiley » ou « binette », qui sont aussi (voire surtout) des patronymes[72], le nombre de résultats est tel que l’exercice de tri devient inefficace, et ce, même avec des clés de recherche limitatives comme la proximité des termes « courriel », « texto », « message » ou « Internet ». Des mots plus génériques comme « pictogramme », « icône » ou « sourire » présentent eux aussi trop de résultats dont la plupart n’ont manifestement pas la pertinence nécessaire pour la poursuite de l’exercice.

[34] Finalement, pour les cas de décisions successives dans une même « affaire » donnant lieu à plus d’une décision — une décision de première instance et son appel, une décision sur verdict et une autre sur sentence, une décision administrative et son contrôle judiciaire —, nous avons considéré les motifs : s’ils étaient identiques, nous ne comptions qu’une décision[73], s’ils différaient, deux[74].

[35] De cet exercice ressortent 119 décisions, utilisant une ou plusieurs de nos clés de recherche[75].

B. Difficulté de l’échantillon

[36] Cela posé, devant les chiffres vertigineux que l’on a évoqués un peu plus tôt (voir paragraphe 29), un échantillon de 119 décisions a de quoi surprendre, surtout dans la mesure où la jurisprudence récente n’est pas imperméable aux réseaux sociaux et aux avancées de la communication numérique (le mot « Instagram » a été utilisé dans 149 décisions depuis 2014[76], « tweet » dans 168 depuis 2010[77] et « Facebook » dans 7 473 depuis 2007[78]).

[37] La modicité des résultats s’explique de trois manières[79]. La première est proprement judiciaire, la deuxième au confluent de la méthodologie et de la polysémie, la troisième, informatique, mais soulève des questions d’accès à la justice.

[38] Il faut d’abord considérer que, de manière générale, les jugements ne reproduisent qu’une fraction de la preuve administrée à l’audience. Binette ou pas, seules sont citées, habituellement, les déclarations déterminantes ou essentielles au raisonnement[80]. Rares sont les éléments graphiques annexés aux motifs, qu’il s’agisse de photographies, de cartes ou de croquis[81]. Autrement dit, les jugements eux-mêmes ne constituent qu’une fraction du volume de la preuve et il ne saurait en aller autrement simplement parce qu’il est question d’émojis ou d’émoticônes.

[39] Pour les binettes précisément toutefois, il faut compter avec une difficulté méthodologique ou lexicale en sus. En effet, comme on l’a vu, plusieurs des clés de recherche ont des sens différents, dont un seul nous intéresse. Aux difficultés recensées plus haut s’ajoute l’existence de désignations ad hoc comme des « icônes sympathiques comme des sourires »[82] ou des « signes de ponctuation et des pictogrammes [...] décriva[n]t ses états d’âme »[83] qui ne peuvent pas être systématisées.

[40] Le troisième obstacle est beaucoup plus problématique et tient aux difficultés inhérentes à la représentation des binettes dans les jugements ou dans les éléments de preuve. En effet les moteurs de recherche juridique consultés ne permettent pas de chercher les émoticônes ou les émojis eux-mêmes, ni d’ailleurs généralement des images ou des signes typographiques, bien que cela ne soit pas impossible sur le plan technique[84]. Dès lors, aucune décision qui reproduirait un émoji ou une émoticône sans mentionner l’une des clés de recherche n’a pu être captée[85].

[41] (On notera au passage que l’imprécision n’est pas propre aux banques de recherches qui répertorient les décisions, elle cause également un problème en amont, au moment de la constitution de la preuve : la plupart des logiciels de e-discovery ne sont pas, eux non plus, à même de chercher des combinaisons de caractères typographiques, des symboles ni même des images[86].)

[42] Ces difficultés ont peut-être pour effet de faire du bassin un échantillon, mais nous ne croyons pas qu’elles vicient l’exercice pour autant, surtout lorsque l’on s’attarde à la manière dont les binettes sont traitées.

C. Répartition des décisions

[43] Cela étant, avant d’aborder la substance des décisions, nous nous sommes sommairement interrogée sur la répartition des résultats, selon quatre axes : la branche du droit impliquée, le moyen de communication utilisé, la date et la façon dont la binette figurait dans la décision.

[44] Sur la matière juridique d’abord, des 119 décisions, quarante et une sont prononcées par des tribunaux administratifs (35,29 %), cinquante-deux par des tribunaux judiciaires en matière pénale (44,54 %) et vingt-trois par ceux-ci en matière civile (20,17 %), réparties comme suit :

[45] En ce qui concerne le médium ensuite, courriels et messages textes forment la part du lion (66,39 %)[87]. Suivent le clavardage et les messages Facebook, parfois difficiles à distinguer l’un de l’autre dans les motifs (19,32 %). Les autres communications par Internet, qu’elles aient lieu sur des microblogues, des sites Internet de petites annonces, des forums, des blogues ou que la plateforme ne soit pas précisée, forment 8,40 % de l’échantillon. Restent finalement certains écrits sur support physique (actes de procédures, lettres ou rapports informatisés), à 5,88 %.

[46] Quant à la forme, six décisions reproduisent les émoticônes dont il est question[88], et deux, des émojis[89]. Cinq décisions mentionnent que des binettes ont été omises[90] et trente-quatre décisions les décrivent avec plus ou moins de précision[91] : « émoticône de sourire »[92], « émoticône représentant l’embarras »[93], « emoji with a winking happy face »[94], par exemple. Les soixante et onze autres comportent simplement textuellement une des clés de recherche. On y reviendra (voir paragraphe 67).

[47] Quant à la date, finalement, force est de constater que l’échantillon est jeune. Les premières décisions recensées comportant les expressions « émoticônes » ou « smiley face » dans le contexte qui nous intéresse datent de 2002[95] et de 2006[96] dans l’un et l’autre cas. Le terme « émoji » apparaît pour sa part pour la première fois à l’été 2016[97]. En fait, la moitié de l’échantillon a été produit depuis 2016, c’est-à-dire en moins de deux ans (54,62 %).

[48] Cela s’explique facilement : si les émoticônes, dans leur version moderne, apparaissent en 1982, le phénomène ne prend de l’expansion qu’avec la démocratisation des ordinateurs personnels, des téléphones intelligents et de l’accès à Internet. Quant aux émojis, on se souviendra, ils ne deviennent accessibles sur les téléphones intelligents occidentaux qu’à l’automne 2012 et, sur ces réseaux sociaux de masse que sont Facebook et Twitter, qu’en 2014 (voir paragraphe 26).

III. Analyse : Que faire avec la pièce P– 🙂?

[49] C’est dans ce contexte qu’il convient maintenant de présenter certaines difficultés relatives à l’appréhension des binettes par les tribunaux. Les difficultés sont ici de deux ordres : celles qui sont proprement judiciaires — c’est-à-dire qui relèvent de leur présentation, soit en preuve par les parties, soit par le décideur dans sa décision (section A, ci-dessous) —, et celles qui concernent plutôt son interprétation (section B, ci-dessous). À cet égard, il y a lieu de considérer les fonctions sémio-linguistiques que peuvent occuper les émojis et les émoticônes dans le discours des justiciables, avant de considérer certains écueils, qu’ils soient techniques ou plutôt sémantiques.

A. Difficultés proprement judiciaires

[50] Trois questions nous intéressent ici. La première porte sur l’admissibilité : étant donné une binette, devrait-elle être produite en preuve (sous-section 1, ci-dessous)? Dans l’affirmative, comment devrait-elle y être présentée par la partie qui souhaite en débattre (sous-section 2, ci-dessous)? Et finalement, quand ou comment cette binette doit-elle passer de la preuve au jugement, c’est-à-dire comment devrait-elle y être représentée (sous-section 3, ci-dessous)?

1. Admissibilité en preuve

[51] Pour ce qui est de l’admissibilité, dans la mesure où l’auteur du message a pris la peine d’y inclure une binette, il semblerait naturel de la mettre en preuve. En principe, un document devrait être produit dans son intégralité, c’est-à-dire dans l’état dans lequel il a été constitué. En principe toujours, le caractère électronique d’une communication ne fait pas obstacle à sa recevabilité. Au contraire, le principe de l’équivalence fonctionnelle veut que l’on ne puisse traiter différemment deux messages, l’un sur un support traditionnel, l’autre sur un support électronique, si leur intégralité n’est pas remise en cause, ou si les copies sont à l’identique[98].

[52] Évidemment, l’affaire se complique lorsque l’on considère que les binettes viennent rarement seules, mais plutôt qu’elles illustrent, agrémentent ou bonifient une conversation ou un message, dont l’admissibilité, elle, peut être problématique à d’autres égards que celui des binettes qu’ils comportent. Dans notre bassin de décisions, on constate que, suivant en cela les règles habituelles, les messages qui paraissaient plus préjudiciables que probants[99] ou dont l’auteur était incertain ont été écartés[100].

[53] La question peut toutefois se poser à l’inverse : qu’en est-il de la recevabilité d’un document dont il est admis qu’il contenait à l’origine des émojis ou des émoticônes mais dont la seule copie désormais disponible ne les restitue pas?

[54] De la même manière que des parties n’ont parfois conservé que des copies ou des portions d’un document original, il arrive à l’occasion que l’on soit incapable de retrouver des déclarations électroniques dans un format parfaitement identique à l’original. Certains tiers, des compagnies de téléphonie cellulaire par exemple, ne sont parfois pas en mesure de récupérer l’intégralité de messages textes visés par des ordonnances de saisie, mais seulement leurs composantes proprement alphabétiques. Les messages retrouvés sont alors communiqués aux parties dans un format simplissime, dépouillé des caractères spéciaux[101] et parfois même présentés en bloc, sans indication permettant facilement de répartir les propos entre deux interlocuteurs[102]. Ces documents ne sont pas intégraux, c’est-à-dire qu’il est admis que des éléments qui figuraient dans l’original n’ont pas été reproduits; ils ont néanmoins été considérés comme intègres, puisqu’ils n’avaient pas été manipulés par le fournisseur de services de téléphonie[103]. Ce sont les meilleurs éléments de preuve disponibles[104].

[55] La question de l’admissibilité est tout à fait distincte de celle portant sur la valeur probante des documents ainsi tronqués. Un message dépouillé de ses binettes ou caractères spéciaux peut devenir ambigu au point de n’être d’aucune utilité : ce serait le cas, par exemple, d’un message où, en l’absence du symbole « $ », il ne serait plus possible de savoir si deux personnes parlent de prix ou de poids[105]. Sa force probante s’en trouverait alors diminuée jusqu’à le rendre inutile, impertinent.

[56] On pourrait objecter que les transcriptions sténographiques, utilisées de longue date dans les procédures judiciaires, ne sont jamais que le « rendu » des mots qui ont été verbalisés, ponctués, à la rigueur, de quelques hésitations, marquées « euh » ou « hum » selon les sténographes, et qu’elles ne reflètent pas les silences, les expressions faciales ou la gestuelle[106], sans que cela ne soit pour autant un obstacle dirimant pour la détermination du dossier. Combien de plaideurs ont été surpris de relire la transcription d’un interrogatoire pour n’y pas retrouver la tension ou l’animosité ressentie à l’époque ou au contraire, trouver les questions agressives alors que l’atmosphère était, selon leur souvenir, plutôt chaleureuse[107].

[57] On répondra à cela que les notes sténographiques transposent à l’écrit des propos tenus oralement — c’est-à-dire changent le médium —, alors que les binettes, elles, figurent déjà dans un texte écrit, dont il n’y a pas de raison, technique ou autre, de les retirer. Pis, les retirer, c’est, en quelque sorte, porter atteinte à l’intégrité du message d’origine.

[58] En ce sens, la Cour suprême de Colombie-Britannique a expressément tenu rigueur à un expert d’avoir complètement ignoré les nombreuses émoticônes utilisées sur une page Facebook avant de conclure que son auteur était un terroriste en puissance :

A[nother] example of [the expert]’s narrow focus was his refusal to consider [the accused]’s frequent use of emoticons when interpreting the content of the posts. He stated that he could not interpret the meaning of the emoticons and that he never attempted to do so. [The accused] and others who posted on the account used them frequently. The emoticons appear to have been used to indicate sarcasm, satire, humour, etc. I certainly agree with [the expert] that it is challenging to determine exactly what [the accused]’s emoticons were intended to express in each post. However, I find that his failure to consider them at all is misguided. It is apparent that [the accused] and others communicating on his Facebook account used emoticons to add meaning to what they said[108].

[59] Quoi qu’il en soit, et bien que nous convenions que l’impossibilité d’obtenir les binettes du message d’origine peut, à l’occasion, excuser leur absence du dossier, il nous semble difficile, aujourd’hui, de faire complètement abstraction d’un élément de communication avec lequel la majeure partie de la population est familière et dont l’usage courant va croissant, à plus forte raison lorsque ces éléments ont largement pour fonction d’exprimer une émotion, un point de vue, de renforcer, de nuancer ou de clarifier un message (voir paragraphe 127).

[60] Si l’on accepte ce postulat (et qu’on l’accorde avec les règles ordinaires d’admissibilité), il restera encore à déterminer comment ces messages et leurs binettes doivent être présentés au juge, aux témoins et, le cas échéant, aux jurés.

2. La présentation de la preuve

[61] Dans un système judiciaire dont le paradigme demeure celui de l’oralité[109], le caractère graphique de l’émoji pose certains défis de présentation. Qui devrait lire, qui décrire, qui interpréter et quand?

[62] La question s’est posée avec beaucoup d’acuité dans une affaire américaine, le procès institué contre Ross William Ulbricht pour blanchiment d’argent, trafic de stupéfiants, entreprise criminelle et piratage informatique. Il s’agissait pour le poursuivant de convaincre les jurés qu’Ulbricht était celui qui, se cachant derrière le pseudonyme « Dread Pirate Roberts », opérait de Silk Road, carrefour des trafiquants de l’Internet clandestin. S’agissant d’un marché noir en ligne, la plupart des communications interceptées par le FBI étaient électroniques, et plusieurs comportaient des émoticônes.

[63] La défense a fait valoir, avec succès, qu’il fallait inclure non seulement ces émoticônes dans les transcriptions, comme la ponctuation d’ailleurs et les « lettres étirées » (« soooo »), mais qu’il fallait encore les faire lire aux jurés soit en leur distribuant des copies des transcriptions, soit en leur offrant une projection. La demande se justifie à deux titres : d’abord, les messages ont été conçus pour être visualisés et non verbalisés; ensuite, il était opportun d’éviter d’ajouter un intermédiaire susceptible d’interpréter ou de dénaturer le sens des messages.

[ATTORNEY FOR DEFENDANT]: ... the Court has already identified the distinction between transcripts of conversations that are oral to begin with and these chats. One is that there are a fair number of nonverbal parts of these communications, symbols, emoticons, things like that, all of that which is not necessarily communicable in an oral context [...]

THE COURT: The jury should note the punctuation [...]

[ATTORNEY FOR DEFENDANT]: Instruct the [jury] that they should be reading [the emoticons] because these were originally written. And while they’re being read aloud as an aid, the fact is, the written word is the real evidence. And occasionally counsel will make mistakes or misread, not intentionally again, but they should be looking at it and there may also be nonverbal symbols and things like that that [sic] they should be looking for and recognize. [...] I think if [a lawyer] is reading something aloud, they should say there’s an emoticon, and let the jury decide what it means rather than characterizing it.

THE COURT: All right. I think that’s what we’ll do[110].

[64] Autrement dit, seuls les témoins pouvaient qualifier les émoticônes ou expliquer ce qu’ils y comprenaient, du moins avant le stade des plaidoiries; alors seulement les avocats pouvaient-ils les expliquer suivant la preuve entendue.

[65] L’approche, si elle demande beaucoup de vigilance de la part des procureurs, paraît néanmoins équilibrée et rigoureuse.

[66] Sans doute toutes les affaires ne demanderont-elles pas de telles précautions : souvent, le décideur pourra prendre connaissance d’une preuve documentaire sans qu’il soit nécessaire pour les parties de la lui lire au long et de commenter chacune des binettes qui pourraient s’y trouver, mais pour ces quelques situations où une binette est susceptible de faire la différence, la méthode paraît appropriée.

3. La représentation par le juge

[67] Reste à considérer la représentation des binettes dans les jugements. Lorsqu’elles ne sont pas pertinentes à un passage qui, lui, mérite d’être reproduit, une indication « émoticônes non reproduites » ou « émojis omis » pourrait suffire[111]. Lorsqu’elles le sont, il appartiendra au tribunal de choisir la manière de les refléter. Il pourra la décrire, suivant la description du standard Unicode ou selon l’intention constatée, ou encore, les reproduire.

[68] En ce qui concerne les descriptions, on prendra garde à la connotation : si l’émoji qui « rit aux larmes » est bel et bien un « émoji qui pleure », il a pourtant une connotation positive[112]. De même, décrire l’émoji du « smiling poop » comme d’un émoji « depicting excrement »[113] perd beaucoup de la légèreté que les utilisateurs auront souvent voulu communiquer. Notons également qu’il peut être nécessaire de décrire ou de reproduire une binette pour la lisibilité d’un échange, même si elle n’y est pas déterminante. Cet échange, par exemple, laisse sur sa faim :

March 13, 2014 at 12:54:42 p.m. - Ms. Otokiti sends an emoji.

March 13, 2014 at 12:56:06 p.m. - G.H. writes: “What”

March 13, 2014 at 12:56:33 p.m. - Ms. Otokiti writes: “Yeah”

March 13, 2014 at 12:58:15 p.m. - G.H. writes: “What’s the (emoji) face for”

March 13, 2014 at 1:00:08 p.m. - Ms. Otokiti writes: “Oh that was a mistake I was gonna use this (emoji)”[114]

[69] Quant à la reproduction, sur le plan technique, elle ne pose pas vraiment de problème avec les émoticônes, qui sont des signes typographiques disponibles depuis un clavier ordinaire. Elle peut également être accompagnée d’une description, par exemple :

Mr Elliott wrote: “Competing also means I may put a lot of time into something that helps no one if it isn’t selected for ‛political’ reasons :-).” This last punctuation is common enough for me to take notice that it depicts a little face with a smile, a smiley face[115].

voire, d’une description des composantes, puis d’une conclusion quant à la signification de leur combinaison :

The complainant was shown the text message from the accused [...]. It was suggested to the complainant that text did not call for a response but nevertheless, she texted to the accused “In bed now too... Could only find one cat, hopefully the other will come home soon ... Night:)”. The word night is followed by a colon and closed parenthesis commonly referred to as a “smiley face”[116].

[70] Pour les émojis, s’agissant de combinaisons Unicode, en théorie, ils pourraient être entrés comme tels. Une des décisions répertoriées en présente un comme un caractère spécial : « À 17 h 50, le locataire écrit “Je fais une cession de bail sur mon 3½ et je prends le 4½ qui se lib[è]re dans le 4140 (...)”. Anne réplique OK par l’émoticône “” »[117].

[71] Une autre insère plutôt les émojis dont il est question comme des images[118], accompagnées d’une description assez précise qui reflète en partie le descriptif Unicode.

[119]

[72] Si cette manière de faire a le désavantage d’empêcher l’émoji de constituer une clé de recherche même si les banques de données admettaient les caractères spéciaux (voir paragraphe 40), elle a toutefois l’avantage de montrer l’émoji exactement comme il se trouvait dans la preuve, ce qui, comme on le verra, n’est pas un acquis.

B. Difficultés d’interprétation

[S]’il y avait toujours accord entre les Philosophes sur la signification des mots, ce serait la suppression de presque toutes leurs controverses.
René Descartes, Règles pour la direction de l’esprit (1628)[120]

[73] En effet, lorsque l’on considère l’émoji lui-même, il faut s’assurer que celui qui a été reçu est bien celui qui a été communiqué et sans doute est-ce là la principale difficulté de preuve à laquelle pourront être confrontés les tribunaux. S’il y a lieu au bout du compte de considérer l’intention (sous-section 3, ci-dessous), d’autres obstacles, notamment techniques (sous-section 1, ci-dessous) et sémantiques (sous-section 2, ci-dessous), sont susceptibles de se dresser sur la route de l’interprète, qui sont abordés ici tour à tour.

1. Difficultés techniques : les défis de l’interopérabilité

[74] Quoi qu’elle ne soit pas inexistante pour les émoticônes — dans une affaire par exemple, le défendeur prétendait que, là où la majorité des gens sourient avec une parenthèse et les deux-points : ), lui utilisait toujours le point-virgule ; ), ce que d’aucuns considèrent plutôt être un clin d’oeil[121] —, la question se pose avec une acuité particulière en ce qui concerne les émojis pour qui il existe un risque « technique » qui ne se pose pas avec les émoticônes.

[75] Les émoticônes, en effet, sont une série de caractères typographiques. Par contraste, si les émojis se présentent comme une unité graphique, il se cache derrière chacun un code hexadécimal et un barème graphique, déterminé par le consortium Unicode (voir paragraphe 19). Comme on l’a vu, si le codet et son barème sont les mêmes pour tous, chaque système d’exploitation est libre du rendu. Or, ce qui est communiqué d’une plateforme à l’autre, c’est le codage, de sorte que ce que l’on peut voir sur l’appareil destinataire pourrait différer de ce qui a été envoyé par l’appareil destinateur.

[76] Pour certains émojis, la différence est minime : « U+1F602 face with tears of joy », par exemple, possède un rendu assez semblable d’une plateforme à l’autre :

De même, les variations qui peuvent exister entre « U+1F937 shrug », « U+2696 ‍scale », « U+1F4C5 calendar » ou « U+1F468, U+200D, U+1F4BB man technologist » risquent peu d’entraver ou d’altérer le sens :

[122][123]

[77] Pour d’autres émojis toutefois, la variation est considérable et le risque de problèmes d’interprétation est évident. On considérera la situation suivante : arrivant dans la cuisine, une personne y découvre un lot d’odorantes tartes aux pommes. Elle écrit, depuis son appareil Microsoft Windows 10 :

[78] Les commissures vers le haut, le message semble assez positif : « J’ai bien hâte d’en manger ». Sauf que l’émoji « U+1F924 drooling face » a un tout autre rendu sur l’appareil du destinataire, un HTC Sense 8.0, qui reçoit plutôt :

ce qui suggère qu’un dégât est survenu, par exemple, la gourmandise d’un animal de compagnie.

[79] Autre exemple :

[80] Si Google, Microsoft et Facebook paraissent avoir la même interprétation de « U+1F92D smiling face with smiling eyes and hand covering mouth », comme d’un visage qui rit sous sa cape, l’émoji d’Apple semble plutôt avoir oublié quelque chose, celui d’EmojiOne, couvrir un bâillement et celui de Samsung, se pincer le nez pour ne pas éternuer.

[81] Si ces émojis-là portent à confusion, d’autres portent plutôt à controverse. Comparer ces deux « U+1F46F people with bunny ears » :

[82] Là où Apple (et bien d’autres) suggère deux femmes avec des oreilles de lapin et un justaucorps qui rappelle les playboy bunnies, il en va tout autrement chez Samsung, chez qui les visages humains ont en principe des traits enfantins.

[83] Les exemples sont aussi nombreux que viraux[124]. En 2014, les réseaux sociaux avaient fait des gorges chaudes du « U+1F49B yellow heart » de la première gamme d’émojis en couleur de Google : l’émoji, jusque-là représenté, comme un coeur blanc à pois noirs, était soudainement rendu comme un coeur rose doté de peu ragoûtants poils noirs[125]. Ou encore, en 2017, les titulaires d’un appareil Samsung n’avaient pas vraiment pu prendre part à une campagne lancée pour la journée internationale du chocolat puisque, de toutes les plateformes, elle a été la seule à choisir d’illustrer « U+1F36A cookie » avec des biscuits digestifs plutôt qu’avec des biscuits aux pépites de chocolat[126].

[84] L’exemple le plus politique des écueils de l’interopérabilité demeure sans aucun doute celui du « U+1F52B pistol ». En 2016, Apple décide que cet émoji sera désormais illustré par un pistolet à eau[127]. Curieusement, à peu près à la même époque, Microsoft remplace le pistolet laser employé jusque-là par un revolver. On comparera l’impression que laisse le même message à travers les plateformes et le temps :

[128]

[85] Chez Apple, la première suggère, sinon le braquage[129], au moins la possession d’arme à feu[130]; le second, une belle journée d’été au parc. Chez Windows, on passe de la conquête de l’espace à un message plutôt menaçant[131]. Qui mobilise l’imagination et qui les crimes contre la personne? Même, en combinaison avec d’autres émojis, la confusion ou la provocation peut s’aggraver. Considérer comment, avec le pistolet comme contexte, les « larmes de joie » peuvent tout à coup presque ressembler à des gouttelettes de sueur de malaise ou d’effroi :

[86] Quoi qu’il en soit, la décision d’Apple d’utiliser un pistolet à eau a causé des remous : certains opérateurs ont immédiatement emboîté le pas, d’autres s’y sont formellement refusés, pour finalement faire front commun; à partir de 2018, tous les systèmes d’exploitation illustreront cet émoji par un pistolet à eau[132] :

[133]

[87] L’évolution graphique relève ainsi parfois d’un choix volontaire et politique. Dans d’autres cas, l’objectif est simplement de diminuer la confusion, entre les plateformes. Un exemple classique à cet égard est celui de « U+1F483 dancer » : entre 2013 et 2015, les quatre principales plateformes téléphoniques offrent des personnages très différents; en 2018, toutes présentent une danseuse de flamenco, Samsung ayant même troqué son habituel visage enfantin :

[134]

[88] La convergence que l’on peut constater dans les versions les plus récentes des différents systèmes d’exploitation ne vide toutefois pas la question, car l’interopérabilité doit s’envisager sur deux axes : au plan synchronique, entre différentes plateformes, mais également au plan diachronique, pour une même plateforme, mais à travers le temps.

[89] À cet égard, vers 2016, une étude a été publiée, démontrant, sur une base empirique, que les utilisateurs trouvaient l’émoji « U+1F601 grinning face with smiling eyes » particulièrement difficile à décoder[135]. Comparer :

[90] Au premier, on répondrait volontiers « Super, raconte »; au second, plutôt « Pauvre toi, que s’est-il passé? ». Apple, comme d’autres, a depuis redessiné l’émoji en question, marquant mieux la différence avec la « U+1F62C grimacing face » mais s’écartant d’un graphisme jusque-là plus proche de l’iconographie manga :

[136]

[91] À cette harmonisation volontaire, il faut ajouter des phénomènes de convergence propres à certains modes de communication. Les fonctions d’accessibilité et de synthèse vocale des téléphones et des ordinateurs, par exemple, qui permettent à l’appareil de « parler » le texte écrit n’admettent qu’une signification pour chaque émoji, qui peut différer de celle du standard Unicode. Par exemple, la version française d’iOS 6.0 ne semble pas marquer la différence entre « U+1F622 crying face », qui n’a qu’une larme à l’oeil et « U+1F62D loudly crying face » qui pleure pourtant à chaudes larmes, puisque l’un et l’autre sont énoncés comme un « visage en pleurs »[137]. En outre, pour les messages textes, la plupart des opérateurs proposent désormais des remplacements[138]. Si certaines sont littérales — le remplacement des mots « dragon » ou « lion » par un émoji de ces animaux —, d’autres supposent des associations précises : sur Apple, six émojis sont proposés pour « joyeux anniversaire ». Ces associations parfois divergent du descriptif de l’Unicode : Apple proposerait ainsi de remplacer « hug » et « jazz hands » par le même émoji, décrit comme « hugging face » par l’Unicode[139].

[92] Par ailleurs, d’autres modes de communication pourraient permettre de dégager des tendances associatives. La concentration de certains émojis permettrait-elle à Facebook d’identifier des comptes susceptibles d’afficher des discours haineux[140]? Y a-t-il des émojis propres aux tweets des gangs de rue[141]? Que peut-on dégager de l’utilisation des émojis dans les mots-clics d’Instagram[142]? Par exemple, depuis quel pays utilise-t-on le plus l’émoji de la balance ()? Y a-t-il une différence dans les images publiées avec # et # qui permettrait de lancer une étude sur la perception de la justice?

[93] L’avènement des agents conversationnels (les chatbots qui émulent les réponses d’utilisateurs humains) pourrait également accroître ou populariser certaines associations[143] : quelle responsabilité pour leur concepteur[144]? On pourrait encore, à la rigueur, compter sur la publicité du monde réel, dont la répétition pourrait finir par conférer un sens précis à certains émojis[145].

[94] Mais quel sera ce sens commun?

2. Difficultés sémantiques : les défis du sabir

[95] Encore ici, certains écueils méritent d’être soulignés, de trois ordres : proprement graphique, sémantique et grammatical.

a. Difficultés graphiques

i. Visuel incertain

[96] Certains émojis sont simplement difficiles à comprendre : s’il a été redessiné depuis, l’émoji du téléphone cellulaire en mode vibration, très mal compris dans ses premières versions, a été utilisé comme synonyme de sextage ou d’utérus[146]. Encore aujourd’hui, on peut prendre la crème caramel pour un chapeau ou le signe astrologique du taureau pour une bague de fiançailles[147]. En ce qui concerne ce dernier, la difficulté est moindre pour l’émetteur du message. La palette des émojis se présente en effet en plusieurs catégories, visages, sports, nourriture, symboles : parmi d’autres symboles astrologiques moins équivoques, celui du taureau serait sans doute reconnu pour tel. Le destinataire du message, toutefois, ne bénéficie pas de ce contexte.

ii. Petite taille

[97] Les émojis sont de petites images. Consultées depuis un écran de téléphone cellulaire ou un appareil avec une faible résolution, par exemple, il est possible qu’elles soient difficiles à percevoir, voire illisibles. On prendra ainsi facilement le signet pour une étiquette de prix ou confondra la fée de Facebook avec un papillon et certains insectes entre eux. Dans l’hypothèse d’un contrat formé par échange de messages textes, pourrait-on plaider la clause illisible[148] ou l’erreur[149]?

[98] Plusieurs opérateurs reconnaissent d’ailleurs la difficulté et les systèmes d’exploitation, dans leurs versions plus récentes, grossissent souvent les émojis envoyés seuls, en paire ou en triade, lorsqu’ils ne sont pas accompagnés de texte.

[99] Cela posé, certains utilisateurs jouentavec ces difficultés. Ainsi, comme il n’y a pas de drapeau du Québec dans les palettes Unicode, plusieurs emploient plutôt le drapeau de la Martinique, lui aussi composé d’une croix blanche sur fond bleu et ce, parce que les serpents fer-de-lance du pavillon martiniquais sont si petits sur un téléphone qu’on peut croire y voir plutôt les fleurs de lys du drapeau québécois[150].

iii. Polysémie

[100] La taille des caractères vient également exacerber une difficulté de la nature de la polysémie. Car plusieurs émojis se ressemblent, particulièrement ceux « à visage humain ». Unicode en prévoit ainsi une quinzaine de visages souriants[151]. Pour qui connaît sa palette d’émojis sur le bout des doigts ou à qui prendrait le temps de consulter chacun des visages qui y figurent, quatre émojis s’offriraient pour « tirer la langue »[152], mais à prendre le premier qu’on y apercevrait, on pourrait facilement confondre « lol » et « miam » sur son appareil Android 8.1 :

[101] La distinction est encore plus difficile à faire lorsque l’on considère la taille des émojis : sans doute en très gros peut-on déduire que la perle de sueur et d’inconfort se trouve plus proche de la tempe du visage (, « U+1F625 disappointed but relieved face »), que la larme est plus proche du coin de son oeil (, « U+1F622 crying face »), et la bulle du dormeur plus près de son nez, mais à moins de 30 pixels² (, « U+1F62A sleepy face »), même côte à côte, on s’y méprend facilement[153].

[102] L’ambiguïté inhérente à la polysémie est particulièrement importante pour les émojis anthropomorphiques[154]. Ici, certains développeurs ont présenté des applications qui permettent d’animer un émoji préconfiguré de manière à refléter les expressions faciales de l’utilisateur, captées par la caméra de l’appareil en temps réel, ou dépassant alors tout à fait le guide Unicode, de convertir une courte vidéo de l’utilisateur en binette animée[155]. Pour certains, c’est là la clé d’une transmission plus juste des intentions réelles[156]; pour d’autres, toutefois, les représentations « normativement codées » que sont les émojis présentent un net avantage sur le « vrai monde », alors que les études suggèrent que lire les visages demeure un exercice malaisé pour plusieurs[157].

[103] Il faut également compter avec le fait que le nombre d’émojis ne cesse de croître, de sorte qu’un utilisateur pourrait utiliser un émoji qu’il sait n’être pas tout à fait le bon, faute de mieux, d’abord, puis continuer à le faire par habitude, même s’il existe désormais un nouvel émoji précisément pour ce qu’il cherchait à l’origine[158]. Il pourrait en être ainsi d’une personne qui, devant un répertoire qui, en 2011, ne contient pas d’émoji posant son doigt sur sa bouche pour indiquer le silence, aurait commencé pour intimer à ses interlocuteurs de se taire, à utiliser l’émoji sans bouche (« U+1F636 face without mouth »), et qui continuerait à le faire bien qu’il existe depuis 2018 l’émoji espéré à l’origine (« U+1F92B face with finger covering closed lips »). Certains rapportent également que les émojis des trois singes mystiques (« ne pas voir le mal », « ne pas entendre le mal », « ne pas dire le mal ») sont parfois employés pour désigner des personnes malvoyantes, malentendantes ou muettes[159], à défaut d’émojis représentant ces handicaps[160].

iv. Controverses et détournements

[104] Ensuite, certains émojis portent à controverse. Pour certains, c’est que l’interprétation est partagée; pour d’autres, c’est que le sens a été détourné[161].

[105] Même s’il existe un descriptif sur l’Unicode, y accéder requiert un effort important de la part de l’utilisateur, tout à l’inverse de la rapidité qui est la marque des communications électroniques. Les dictionnaires et encyclopédies électroniques consacrées au phénomène[162] posent le même problème et, malgré l’enthousiasme ou les efforts de leurs auteurs, leur qualité est parfois variable[163]. Quant aux « énonciations » que proposent certains concepteurs dans les fonctions de synthèse vocale et d’accessibilité, elles ne peuvent rendre qu’une seule signification[164].

[106] Quatre émojis pour illustrer différentes controverses :

[107] D’abord, les mains jointes, dont le descriptif Unicode est « U+1F64F person with folded hands » sont utilisées tantôt pour remercier quelqu’un, tantôt pour montrer la prière, tantôt encore pour un « tape-m’en cinq » (high five), ce geste de victoire qui consiste à présenter sa paume ouverte et levée, pour qu’une autre personne vienne y frapper la sienne[165]. On peut facilement imaginer une situation où la question de savoir si une personne a participé à une infraction ou l’a simplement encouragée dépend de ce que l’on considère cet émoji comme suggérant le remerciement ou plutôt la connivence.

[108] Les petites mains du bonhomme souriant, ensuite, sont la manière dont plusieurs plateformes ont choisi de rendre le descriptif Unicode « U+1F917 hugging face ». L’émoji toutefois ne semble pas uniformément compris ainsi. Ainsi, si la majorité des gens d’entre 25 et 44 ans y voit en effet un câlin, il s’agit plutôt pour leurs aînés et leurs cadets d’un « c’est cool, pas de stress »[166]. Certains, artistes dans l’âme sans doute, y voient encore les « mains de jazz », mouvement d’un interprète vers le public, les avant-bras tendus, les doigts écartés et frémissants vers le public[167].

[109] La dame à la main levée à la hauteur des yeux, quant à elle, est largement, sinon exclusivement, employée comme l’effrontée (la « sassy girl »), celle qui est « simplement fabuleuse » et un brin impertinente. En théorie, pourtant, il s’agit de la « U+1F481 information desk person »[168]. Évidemment, le phénomène de détournement n’est assurément pas propre aux émojis, le terme « circassien », par exemple, n’est à l’origine et au plan étymologique, que l’adjectif éponyme d’un peuple du Caucase; depuis une dizaine d’années toutefois, il est employé, faute d’autre terme, pour signifier « relatif au cirque ».

[110] Les émojis connaissent parfois deux sens, l’un littéral, l’autre figuré. Une personne peut ainsi employer l’image de vernis à ongles pour signifier qu’elle a une nouvelle manucure ou affirmer un sentiment de supériorité esthétique; l’émoji connote également à l’occasion la nonchalance[169] : l’employer en réponse à une consigne de son supérieur au travail pourrait ainsi constituer une forme d’insubordination au travail[170]. Encore ici, le phénomène n’est pas propre aux émojis : les « pépins » sont certes les graines des fruits, mais ce sont également des « ennuis ».

[111] Ces exemples sont plutôt bien établis, mais il faut encore compter avec les codes idiosyncrasiques qu’une personne ou qu’un groupe aurait pu créer : la crevette pour signifier qu’une personne entendait passer une journée douillette, le « OK » japonais (les bras encadrant la tête) pour annoncer l’heure d’un cours de zumba ou celle des moais — ces mystérieuses statues de l’Île de Pâques — par un couple pour marquer avec connivence toute absurdité prononcée par un tiers en leur présence[171]. Dans deux affaires au moins, le tribunal rapporte la signification qu’un utilisateur donne — seul — à ses propres émoticônes, sans toutefois que cela soit à lui seul déterminant[172].

b. Difficultés interculturelles et interlinguistiques

[112] L’émoji, rappelons-le, vient du Japon, avec ses codes culturels. Ces trois émojis ont, à première vue, une signification bien différente selon que l’on se trouve au Québec ou au Japon : soupe aux pois, igloo et cône de construction ou gobelet de thé, onigiri et tour de Tokyo?

[173]

[113] En outre, comme nous l’avons déjà évoqué, plusieurs émojis sont construits selon les codes visuels de l’univers manga (il en va de même pour les kaomojis, moins pour les émoticônes). Alors que, dans les dessins animés et bandes dessinées franco-belges, le ronfleur émet la lettre « z » à répétition[174] ou voit sa tête surmontée d’une bûche, au Japon, il a plutôt tendance à produire des bulles par le nez[175]. Et c’est exactement ce que fait l’émoji « U+1F62A sleepy face ».

[176][177]

[178][179]

[114] De manière analogue, francophones ou anglophones auraient sans doute tendance à voir un signe d’exaspération ou un long soupir dans cet émoji — proche de la « moutarde qui monte au nez » ou de la « steam coming out of one’s ears » — alors que les codes mangas y voient plutôt la morgue ou le dédain d’une courte inspiration nasale, ce que reflète le descriptif Unicode, soit « U+1F624 face with look of triumph »[180]. La colère est plutôt représentée par la « veine de la rage » dans l’univers manga, quatre croissants rouges adossés (« U+1F4A2 anger symbol »), qui doivent rappeler les veines saillant du front d’une personne outrée ou qui fulmine[181].

[115] Les émojis ressortissant a priori à la culture japonaise sont nombreux[182] : le salut révérencieux (« U+1F647 person bowing deeply »), la fleur blanche qui y signifie qu’un devoir est excellent (« U+1F4AE white flower »), la personne qui encercle son visage de ses bras qui y signifie « OK » (« U+1F646 face with ok gesture ») ou le symbole qui représente les sources thermales (« onsen ») sur une carte routière (« U+2668 hot springs »). Les difficultés interculturelles ne se limitent pas à la signalétique ou aux codes culturels japonais : le cor postal est à peu près inconnu en Amérique, alors qu’en Europe, il symbolise encore largement le bureau de poste. De même, l’émoji d’un immeuble marqué d’un « H » représentera généralement l’hôpital, mais parfois aussi l’hôtel.

Au-delà des cultures, certaines études suggèrent aussi que les mêmes émojis ne sont pas connotés ou compris selon les langues, voire les pays. Ainsi, si les émojis liés à la nourriture et à la musique semblent être utilisés avec uniformité à travers langues et cultures[183], d’autres ont des connotations particulières, propres à certaines régions du monde. Par exemple, l’émoji de soleil, en Russie, n’évoquerait pas tant une journée ensoleillée que précisément la plage[184], alors qu’au Royaume-Uni, c’est l’avion qui évoque cette plage, avec la vague et le soleil couchant, une association que ne font pas les utilisateurs méditerranéensau au climat nettement moins pluvieux[185]. Une étude suggère encore que l’émoji du salut de la main soit associé à ceux du voyage au Royaume-Uni, mais pas aux États-Unis[186]. Ces divergences s’envisagent autant en thème qu’en version, c’est-à-dire qu’il faut à la fois considérer quels émojis les locuteurs d’une langue donnée sont le plus susceptibles d’utiliser pour représenter un sentiment ou un concept donné (par exemple, les arabophones présentent la plus forte utilisation des émojis de plantes et de fleurs; chez les francophones, c’est le coeur qui vient en première position[187]) et considérer la signification que des locuteurs de différentes langues assignent à des émojis donnés : l’émoji de vernis à ongles, encore lui, n’aurait de connotation sexuelle que dans certaines régions arabophones[188]. Encore, certains suggèrent que la montée en popularité fulgurante, sur Twitter, de l’émoji du signe du recyclage — ruban de Moebius présenté en trois flèches vertes — s’expliquerait par ce que, sa couleur verte étant celle de l’islam, plusieurs utilisateurs et applications l’ajoutent aux tweets de prières et d’invocations pour encourager la republication et le partage[189].

c. Jargons et sous-cultures

[116] Il faut en outre compter avec les jargons et sous-cultures. Au premier chef, sans doute, la culture d’Internet, avec ses abréviations et ses hyperboles[190], mais encore, le langage codé du sextage — plus de la moitié des décisions judiciaires portent sur des infractions à caractère sexuel, sans compter les décisions administratives (voir paragraphe 44) — et celui de la pègre.

[117] Quant aux messages à caractère sexuel, sans qu’il soit nécessaire d’entrer dans les détails des substitutions conceptuelles, le fait est que plusieurs émoticônes ont été imaginées à cette fin[191] et que plusieurs émojis ont été détournés de leur sens premier au profit d’un imaginaire plus charnel, au premier chef l’aubergine et la pêche[192]. Les hôpitaux publics de New York ont d’ailleurs lancé une large campagne publicitaire pour sensibiliser les millénariaux à la résurgence des maladies vénériennes à l’aide de ces deux émojis[193]. De même, le fabricant de préservatifs Durex milite activement pour l’introduction d’un émoji de condom, utilisant entre-temps l’aubergine et le parapluie dans ses campagnes de prophylaxie[194].

[118] Le champ lexical élaboré des drogues — autre sous-culture — s’est pour sa part presque frayé un chemin dans la jurisprudence canadienne. Dans ce domaine, c’est souvent la fonction lexicale ou de substitution qui sera mise de l’avant : comme il peut être question de « neige » ou de « diamant » pour de la cocaïne ou du crack, on peut employer un émoji de flocon de neige ou de diamant taillé. Dérivés de tranquillisants vétérinaires, la mescaline ou le PCP sont parfois désignés « horse » et, partant, peuvent facilement être transposés par l’émoji du cheval. Ce sont parfois les effets qu’on illustre : les émojis d’éclair et de coeur sont combinés pour des stimulants comme le MDMA ou l’ecstasy[195]. La marijuana, fréquemment représentée par une feuille d’érable, demande un peu plus d’explications. Rien à voir avec la légalisation du cannabis au Canada[196], c’est plutôt par ressemblance entre les feuilles, longues et minces, d’un plant de chanvre et celles de l’érable japonais, dont les feuilles ont sept lobes plus fins que ceux de la feuille de l’érable canadien qu’illustre désormais « U+1F341 maple leaf » sur la plupart des plateformes[197]. De manière analogue, l’ananas et le conifère renvoient pour certains aux « cocottes » de marijuana, c’est-à-dire les fleurs femelles séchées dont est tirée la substance psychoactive[198].

[119] Ces langages codés sont loin d’être un phénomène nouveau pour les tribunaux qui ont déjà été confrontés à diverses paralangues — la langue des signes[199], la sténographie[200] ou les abréviations courantes sur Internet[201] —, recourant parfois à des expertises. À cet égard, bien sûr, il faut que le tribunal ne soit pas lui-même apte à comprendre la signification des émojis — ou que les parties le convainquent qu’il y a lieu d’avoir recours à un expert, suivant en cela la règle générale voulant que l’expertise n’est admise que si elle est nécessaire afin « d’éclairer le tribunal et de l’aider dans l’appréciation d’une preuve en faisant appel à une personne compétente dans la discipline ou la matière concernée »[202]. Cela posé, il arrive fréquemment que l’on reconnaisse à des enquêteurs la qualité d’expert en « jargon du monde interlope »[203], mais à défaut pour les parties de l’avoir demandé, le tribunal doit plutôt s’en remettre au sens commun des mots, pris en contexte[204]. Et le contexte joue pour beaucoup : celui qui demande de la « glace » au commis du dépanneur par une belle journée d’été veut sans doute simplement des glaçons préfabriqués; ce n’est sans doute pas le cas de celui qui aborde, furtivement et à la tombée de la nuit, le même commis derrière le dépanneur en lui demandant la même chose, qui cherche, lui, peut-être plutôt de la métamphétamine. Il n’en va pas autrement pour les émojis.

d. Difficultés grammaticales

[120] Sans doute certains ont-ils parlé des émojis comme d’une nouvelle langue[205], mais la plupart sont plus nuancés : l’Oxford English Dictionary — celui-là même qui a fait du pictogramme « face with tears of joy » son mot de l’année 2015 — en fait une langue au sens large, comme le serait un langage informatique[206]; certains théoriciens de la communication y voient une « langue fantasmée »[207] ou une paralangue comme la langue des signes[208]; l’Unicode y voit un complément au langage, ajoutant qu’elle n’a pas de grammaire[209].

[121] Il est vrai qu’écrire « Joyeux anniversaire, » ou « Joyeux anniversaire, » ne change rien à la fête. Toutefois, de certaines études semble également être ressortie une espèce de syntaxe intuitive des utilisateurs. D’abord, l’émoticône de renforcement ou de prise de position est presque invariablement placée à la fin de la phrase, et, comme l’émoji, très rarement en plein milieu (on n’écrira donc pas « Joyeux ! »)[210].

[122] Par contre, lorsque vient le temps de transposer une phrase en émojis, le locuteur respectera habituellement les règles de temps et d’action ainsi que celles de la grammaire de sa langue de communication. Ainsi, en français ou en anglais, où l’agent vient souvent avant l’action, le visage qui pleure précédera le coeur brisé, celui qui rit sera mis avant les pouces levés en signe d’approbation[211]. En français ou en anglais encore, le sujet grammatical, lorsqu’il est distinct du locuteur[212], vient d’ordinaire avant le complément et ainsi, les participants à une étude ont généralement transposé la photo d’un « homme comptant de l’argent » en deux émojis : l’homme d’abord, l’argent ensuite (c’est-à-dire « » plutôt que « »), et celle d’une femme photographiée par un homme, en trois émojis : « », homme, appareil-photo, femme[213]. On pourrait s’interroger ici sur l’influence du sens de lecture de chaque langue : certes, le francophone, qui lit de gauche à droite, mettra le sujet, le verbe et le complément dans cet ordre, mais qu’en est-il de celui qui parle l’arabe, langue dont le sens de lecture est à l’inverse, ou le japonais, où non seulement on lit de droite à gauche mais où sujet et complément sont séparés du verbe[214]?

[123] Divers éléments visuels viennent parfois jouer. Ainsi, une image montrant un très gros château français dont s’éloignait un passant en chandail rouge, a été transposée par la plupart des participants à la même étude comme « », château puis homme, tout en étant largement décrite par les participants à l’inverse, c’est-à-dire comme « un homme devant un château »[215].

[124] De même, l’image force parfois aussi la grammaire : le pistolet, par exemple, vise vers la gauche — c’est donc avant qu’il faudra placer l’élément à viser, le cas échéant[216]. Les émojis de voiture, de camion de pompier ou d’ambulance aussi, de sorte que, pour figurer la vitesse, il faudra placer l’émoji de nuage après ces véhicules; si le nuage vient avant, on y lirait plutôt que le conducteur s’enfonce dans le brouillard.

[125] Aux questions sémantiques peuvent même se mêler des considérations relatives à l’interopérabilité : il n’y a, par exemple, que chez Apple que le joueur de handball lance vers la gauche, et que chez Samsung que la danseuse regarde à gauche. En fait, chez Samsung, danseur et danseuse regardent vers la gauche, alors que sur Facebook, ils sont présentés en directions opposées : qui suggère une soirée de danse en ligne pourrait ne pas recevoir la réponse escomptée de la part de qui a reçu un face-à-face passionné de flamenco...

[126] S’ils sont nombreux, les écueils ne sont toutefois pas insurmontables. En fait, surtout, il faut leur ajouter ce qui constitue, en quelque sorte, la « difficulté zéro » de la communication : comprendre ce que l’autre a bien pu vouloir dire[217].

3. Interpréter

[127] Autrement, sans doute peut-on poser que les émoticônes et les émojis font partie du discours, et assurément ce sont des « signes » au sens saussurien du terme, c’est-à-dire des « unité[s] linguistique[s] formée[s] d’une partie sensible ou signifiant (sons, lettres) et d’une partie abstraite ou signifié »[218], mais il convient encore de se demander à quel titre ils y opèrent. Quelle est leur fonction? Y a-t-il des parallèles à faire avec d’autres éléments du discours, comme la gestuelle ou le ton? Sémioticiens, anthropologues et linguistes se sont penchés sur la question, pour dégager trois grandes fonctions[219] : (1) la fonction phatique; (2) la fonction d’énonciation, qui se subdivise elle-même en (a) renforcement, (b) prise de position, (c) clarification; et (3) la fonction lexicale. Ces fonctions valent autant pour les émoticônes que pour les émojis et l’on peut croire qu’elles sont susceptibles d’aider le tribunal à dégager le sens potentiel d’un émoji particulier dans un contexte donné, y compris en évaluant la crédibilité du témoin qui explique ce qu’il signifie pour lui. De fait, toutes trouvent des échos dans la jurisprudence.

[128] La fonction phatique d’abord relève, en quelque sorte, de la gestion de la communication. Un énoncé phatique n’a pas pour objet de transmettre un message, il vise « essentiellement à établir, prolonger ou interrompre la communication, à vérifier si le circuit fonctionne » entre locuteur et destinataire[220]; c’est ajouter « comme vous savez » ou « voyez-vous » dans une affirmation ou interpeler par son prénom son interlocuteur unique[221], c’est encore le « mm-mm » qui indique que l’on est encore au bout du fil, les diverses particules de discours que sont « bon », « euh », « enfin », voire « tséveudire » ou « du coup », ou, en ce qui concerne la gestuelle, le hochement de tête qui signifie « continue ton histoire ».

[129] Du côté des binettes, ce pourra être le visage envoyé pour amorcer une conversation ou pour ne pas paraître y mettre fin trop brusquement, pour remplir un silence ou, dans une conversation de groupe, indiquer que l’on y est sans trop se commettre sur le fond[222].

[130] Il y a, en jurisprudence, plusieurs prononcés qui, sans accorder une signification précise à des binettes, les tiennent pour des éléments suggérant la cordialité entre les interlocuteurs[223], une conclusion qui s’accorde avec les chiffres, puisque plus de la moitié des émojis utilisés sont des visages positifs[224].

[131] On prendra garde cependant à ne pas abuser des binettes : à quelques occasions, les tribunaux ont vu un signe d’instabilité dans leur utilisation surabondante[225], interdisant même dans une affaire à une personne de les employer dans ses communications avec son ex[226]. Encore là, pas de message particulier, simplement un certain niveau d’intensité communicationnelle[227].

[132] Dans les fonctions d’énonciation, vient d’abord la fonction de renforcement : le message verbalisé se suffit à lui-même, mais on y ajoute un geste : c’est dire « oui » en opinant du bonnet, « non » en secouant la tête, « super » en levant les pouces ou en fermant son pouce avec son index[228]. Dans le monde des binettes, ce sera envoyer « je t’aime » par message texte et y ajouter un « », taper « je vais voir un concert » et l’illustrer d’une « » ou flanquer un « quelle belle journée » d’un « ».

[133] Si l’on peut considérer la fonction de renforcement comme une fonction autonome (et secondaire)[229], on peut également penser que renforcer un message, c’est communiquer son importance, et de là, on glisserait vers les fonctions de prise de position ou de clarification auxquelles peuvent servir les binettes. Car écrire « je t’aime », ce n’est pas tout à fait la même chose qu’envoyer « je t’aime ». En répétant l’émoji du coeur, ne se trouve-t-on pas à insister? Et dans l’insistance, n’y a-t-il pas une intention, un message?

[134] Ces binettes-là rejoindraient alors celles qui réduisent les interprétations possibles à une seule (la clarification), qui colorent un énoncé neutre (la prise de position), voire qui viennent contredire un message (l’ironie)[230]. Ces sous-fonctions de la fonction d’énonciation existent évidemment dans la gestuelle : la personne qui sourit alors qu’elle annonce qu’une autre arrive prend position sur un énoncé; elle le fait encore si elle lève les yeux au ciel ou en soupirant, mais le message est bien différent. La prise de position peut aller jusqu’à renverser complètement l’énoncé. Ce sera le cas d’un étudiant nerveux qui dirait « avoir hâte » à l’examen avec une intonation qui fait penser qu’il a surtout hâte au moment où il sera terminé.

[135] Les binettes fonctionnent de la même manière, opérant en quelque sorte un déplacement de la voix à l’écrit, c’est-à-dire des gestes, mimiques ou tons dans le format du discours électronique sous la forme unitaire de l’émoji[231]. En fait, s’agissant des émoticônes, elles ont été créées à cette fin, indiquer qu’un énoncé se veut une plaisanterie (voir paragraphe 5). Quant aux émojis, la variété des visages qu’ils proposent permet d’illustrer rapidement le fond de sa pensée :

[136] En fait, un émoji suffit pour changer complètement le sens d’un même énoncé. Comparer :

[137] Et bien sûr, l’émoji accompagne aussi bien l’ironie ou le sarcasme :

[232]

[138] Ces fonctions de clarification, de contradiction et de renforcement sont souvent mises en opposition dans la jurisprudence. Un bonhomme sourire est-il un indice d’un consentement à une relation sexuelle ou plutôt l’expression d’une difficulté à mettre fin à une interaction avec un agresseur[233]? Cette même binette, ajoutée à une phrase menaçante, en fait-elle une blague ou est-ce plutôt une prise de position de l’auteur, qui sourit à l’idée de la mettre à exécution[234]? Des jugements illustrent l’une et l’autre issue.

[139] Des binettes peuvent ainsi être l’expression manifeste qu’un commentaire devait être entendu comme une blague et, partant, qu’il ne saurait être qualifié de diffamatoire ou de haineux. Ainsi en est-il dans l’affaire Maughan, où le commentaire d’un étudiant sur un forum universitaire au sujet de ce qu’il considère être le fondamentalisme chrétien d’un certain politicien, déclenche une série de remarques qui seront l’objet du litige sur le fond :

As to the question of how much respect I owe Mr [Stockwell] Day? He has repeatedly lied, backpaddled and avoided questions on issues we know to be true. Yes, he really does consider homosexuals to be “deviants.” Yes he really does support the death penalty? Yes, he really doesn’t believe women should have the right to choose to have abortions. Yes he really does believe that cultural institutions should receive no funding whatsowever [sic] from the government.

How is it that I owe respect to an individual who so obviously so [sic] no respect for huge elements of our society? Screw respect.

He makes me recall fondly a time period when Christians were stoned :)[235].

[140] Pour les tribunaux, comme pour les instances universitaires avant eux, le commentaire, bien que maladroit, se voulait simplement sarcastique, ce que dénotait notamment le recours à une émoticône :

The overall context of the [student’s] email, the structure of the offending sentence, and the smiley face icon at its end, all convey an attempt (however clumsy) to strike a sardonic tone rather than one that was hate-mongering or promoting contempt or inferiority in comparison with others[236].

[141] Dans une autre affaire, ce sont les binettes envoyées en réponse à des messages « somewhat sexually suggestive and mildly inappropriate » qui ont permis d’en contredire le caractère harcelant : comme les messages « [were] consistently respond[ed] to [...] with laughter, with emojis that are “laughing so hard they are crying” and with short form text language such as “lmao” », il était impossible pour leur auteur de savoir que ses propos n’étaient pas les bienvenus[237].

[142] Par contre, la présence d’émojis ne sera pas toujours suffisante pour nier le caractère de menace inhérent à une proposition :

While some messages include smiley face emoticons and the “lol” shorthand, on the whole, it was reasonable for the trial judge to implicitly conclude that a reasonable person in C.B.’s circumstances would have been threatened by the Message[238].

[143] On pourrait même ici avancer que l’émoji souriant s’apparentait à du sadisme, procédant plutôt au renforcement de l’impression de danger. De la même manière, on a jugé qu’une émoticône de clin d’oeil aggravait une insinuation à caractère sexuel, et ce, même en tenant compte d’une prétendue divergence quant à la signification d’une séquence donnée :

Even if I were to accept Mr. Weber’s evidence that the semi-colon was intended by him as a smiley face, and not as a winky face, and that the “hehehe” was intended as a light-hearted hee-hee-hee, the fact remains that Mr. Weber sent text messages to the applicant describing her outfit from the event as “hot” and telling her that he was “looking forward to [her] coming out with the shorter dress”. In my view, these comments are clearly and obviously sexual in nature. While perhaps not rising to the level of an overt sexual solicitation of the applicant, they nonetheless represent a sexual advance[239].

[144] En définitive, tout cela est une question d’interprétation et s’il est un exercice bien connu des décideurs, c’est assurément celui-là.

[145] Reste la fonction lexicale (ou de substitution). Ici, le message doit s’exprimer entièrement sans mots[240]. Il s’agit souvent d’un geste qui remplace une expression : secouer la tête plutôt que de verbaliser « non », faire un doigt d’honneur plutôt que d’invectiver, tendre le pouce à l’horizontale en bordure d’autoroute plutôt que de tenir une pancarte « Voulez-vous me transporter quelque part? ». En émojis, plutôt que d’écrire « je t’aime », on enverra simplement un « », ou, comme l’a relevé une décision, on pourra « réplique[r] OK par l’émoticône “” »[241]. Plusieurs des émojis, on s’en souviendra[242], sont nés pour figurer des raccourcis : le bureau, la poste, l’hôpital, la banque, le guichet, l’hôtel (voir paragraphe 5). La « traduction » en émojis d’ouvrages classiques tels que Moby Dick[243], Les Misérables[244] ou Alice au pays des merveilles[245], ce microblogue qui résume (mal) des décisions des tribunaux britanniques[246] ou le livre sans paroles de Xu Bing[247], jouent essentiellement sur cette fonction lexicale[248].

[146] De nombreux émojis sont déjà envoyés tout à fait sans texte : en juin 2018, 900 millions d’émojis l’étaient sur Facebook Messenger[249]. On peut en outre se demander si ces émojis « de substitution » ne se fraieront pas un chemin accru dans la jurisprudence désormais, par exemple, que plusieurs logiciels de messageries suggèrent des substitutions aux utilisateurs (voir paragraphe 90). Certes, ce n’est sans doute pas à court terme que se développera un corps jurisprudentiel sur la signification précise du « U+1F640 weary cat face » ou du « U+1F574 man in business suit levitating » — comme il en existe un pour « solliciter »[250] ou « issue »[251] —, mais qui sait si les tribunaux n’auront pas tôt ou tard leur mot à ajouter.

Conclusion

[147] L’émoticône et le kaomoji sont deux réponses typographiques données dès les premières années de l’Internet à la difficulté de faire passer des émotions par écrit ou pour clarifier un propos là où les mots ne suffisent pas. Vers la fin des années 1990, il se développe par ailleurs rapidement au Japon un système pictographique pour exprimer certaines notions qu’il est trop long de taper, y compris des émotions : les émojis. Ce « secret » japonais prend le monde d’assaut lorsque, désormais codifiés par Unicode, les grands opérateurs de téléphonie cellulaire les rendent disponibles pour tous les utilisateurs, rapidement suivis en cela par les principaux réseaux sociaux. Les émojis se propagent et se multiplient, deviennent de plus en plus sophistiqués : les dessins se raffinent et se multiplient, il s’y ajoute des prédictions, des animations, de la reconnaissance faciale.

[148] Les émojis présentent certains aspects du langage et prétendent à une forme d’universalité, certains en parlent de l’avènement du « discours du doigt »[252]. Assurément, les émojis peuvent contribuer à la « richesse médiatique » d’un message, l’embellir, l’animer ou lui conférer plus de profondeur. Florissante culture du surécrit, c’est-à-dire, de ce qui s’ajoute à l’écrit, ces émojis, comme les émoticônes avant eux, ont le dessein d’améliorer la communication. De fait, ils y parviennent souvent. Force est toutefois de constater qu’ils portent aussi leur lot d’écueils. Certains émojis, par exemple, reportent à l’écrit les difficultés communicationnelles du face-à-face. Malléabilité du faciès humain oblige, comme les kinèmes, ils ne sont pas toujours univoques, et même, sont parfois tout à fait équivoques. À ces difficultés quant au sens, peuvent s’ajouter certaines difficultés techniques, liées à leur petite taille, à une faible résolution ou aux disparités technologiques qui peuvent exister entre les systèmes, aux plans diachronique et synchronique, c’est-à-dire entre les plateformes ou entre les versions successives d’une même plateforme. Si on constate à ce dernier égard une certaine convergence, on peut également se demander si le recours croissant à la messagerie assistée par ordinateur — qu’il s’agisse des outils de prédiction ou de remplacement ou carrément des robots conversationnels — n’exacerbera pas également des idiosyncrasies ou écartera des usages pourtant bien humains.

[149] Et le droit dans tout cela?

[150] La jurisprudence a déjà qualifié les émoticônes de conventions sociales[253]. Quelques décisions en ont parlé comme de signes suffisamment communs pour pouvoir prendre acte des visages qu’ils représentaient[254]; d’autres ont reconnu que la popularité des émojis débordait le monde électronique[255]. Une autre décision a explicitement posé que les utilisateurs y avaient souvent recours parce que « [e]motion and tone are absent from text messages »[256], et, même qu’ils pouvaient contribuer à bâtir une relation « authentique »[257]. Tantôt simples marqueurs phatiques tantôt modificateurs d’énoncés, les binettes viennent aider à interpréter ici une intention coupable, là plutôt l’enthousiasme précontractuel, ici encore, le consentement ou le refus.

[151] Car linguistique, sémiotique, communications, psychologie, études culturelles, autant de domaines qu’interpellent les émoticônes et les émojis dans leur rapport au droit. Au strict plan juridique toutefois, le principal défi de cette explosion des « signes d’intention » numériques est de voir comment le droit peut se poser à la fois comme instrument de continuité et d’innovation. Continuité, car il possède les ressources : les juristes sont roués à l’exercice d’interprétation, qu’il s’agisse de loi, de contrats, de témoignages. Mais innovation aussi, car si la justice prétend effectuer un virage numérique, il ne suffit pas de permettre le recours aux « technologies de l’information », il faut les comprendre, les intégrer et les appréhender.

[152] Avec un clin d’oeil, notons que cent vingt-trois décisions l’ont déjà fait. Cent vingt-trois? N’est-ce pas plus tôt cent dix-neuf? Et oui, à la vitesse où se multiplient les binettes dans la jurisprudence, il fallait s’y attendre, entre le 1^er juillet 2018, date de fraîcheur de cet article, et sa remise à l’éditeur, quelques semaines plus tard à peine, quatre décisions se sont ajoutées au lot[258]. Combien y en aura-t-il encore d’ici l’impression ou la distribution?

🗨️, 📖, ⚖️ : que pensent les tribunaux des émojis, émoticônes et autres pictogrammes?[*]

Résumé

Abstract

Introduction

I. Définition, origine et nature[10]

A. L’émoticône : le degré second de l’écriture

B. Le kaomoji : à l’Est, rien de nouveau?

C. L’émoji : des images sans paroles

1. Origine

2. Unicode : une pierre de rosette informatique

3. L’émoji universel

4. Le compte est bon

II. Le bassin de décisions à l’étude

A. Présentation des clés de recherche

B. Difficulté de l’échantillon

C. Répartition des décisions

III. Analyse : Que faire avec la pièce P– 🙂?

A. Difficultés proprement judiciaires

1. Admissibilité en preuve

2. La présentation de la preuve

3. La représentation par le juge

B. Difficultés d’interprétation

1. Difficultés techniques : les défis de l’interopérabilité

2. Difficultés sémantiques : les défis du sabir

a. Difficultés graphiques

i. Visuel incertain

ii. Petite taille

iii. Polysémie

iv. Controverses et détournements

b. Difficultés interculturelles et interlinguistiques

c. Jargons et sous-cultures

d. Difficultés grammaticales

3. Interpréter

Conclusion

Notes

Liste des tableaux

Résumés

Résumé

Abstract

Corps de l’article

Introduction

I. Définition, origine et nature[10]

A. L’émoticône : le degré second de l’écriture

B. Le kaomoji : à l’Est, rien de nouveau?

C. L’émoji : des images sans paroles

1. Origine

2. Unicode : une pierre de rosette informatique

3. L’émoji universel

4. Le compte est bon

II. Le bassin de décisions à l’étude

A. Présentation des clés de recherche

B. Difficulté de l’échantillon

C. Répartition des décisions

III. Analyse : Que faire avec la pièce P– 🙂?

A. Difficultés proprement judiciaires

1. Admissibilité en preuve

2. La présentation de la preuve

3. La représentation par le juge

B. Difficultés d’interprétation

1. Difficultés techniques : les défis de l’interopérabilité

2. Difficultés sémantiques : les défis du sabir

a. Difficultés graphiques

i. Visuel incertain

ii. Petite taille

iii. Polysémie

iv. Controverses et détournements

b. Difficultés interculturelles et interlinguistiques

c. Jargons et sous-cultures

d. Difficultés grammaticales

3. Interpréter

Conclusion

Parties annexes

Notes

Liste des tableaux

Outils de citation

Citer cet article

Exporter la notice de cet article