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Mais quel rapport ont ces fous avec notre nom, avec le jugement qu’on porte de nous ?

Frédéric II, roi de Prusse[1]

Souvent réédité, le Génie du christianisme reste encore de nos jours le livre le plus influent de François-René de Chateaubriand (1768-1848), auteur considéré comme un précurseur du Romantisme, et dont on aurait célébré les 250 ans en 2018[2]. Comme pour l’édition précédente, cette parution en deux tomes contient toujours les abondantes notes de Pierre Reboul (1918-1989) rédigées au départ pour l’édition de 1966 ; celles-ci occupent près du quart du deuxième tome et constitueraient presque une étude à part entière (t. 2, p. 285-393). Au lieu d’une critique de ce texte — devenu classique — du vicomte de Chateaubriand, la présente recension rappellera simplement l’éloquence de certains passages pour ensuite mettre en valeur les nombreuses annexes contenant des passages inédits, retirés de la première édition du Génie du christianisme.

À première vue, la mise en situation de cette nouvelle version aux Éditions Flammarion semblera laconique : la 4e de couverture de la réimpression en « GF » est presque vide et ne contient même pas de résumé ni de présentation. Il faudrait pallier cette lacune pour bien saisir la raison d’être de ce livre incomparable, que l’on ne présente plus. Écrivain érudit et catholique fervent, Chateaubriand a voulu s’opposer aux superstitions de son temps, à ce qu’il nomme « l’idolâtrie » et le fanatisme (t. 2, p. 255), pour réaffirmer l’humanisme et la grandeur de la Chrétienté et ce, dans le contexte tourmenté des persécutions et de la terreur ayant suivi la Révolution de 1789 : anticléricalisme, déchristianisation, déprêtisation forcée des prêtres, fermeture des églises de France et confiscation de certains presbytères pour les revendre. Ces éléments contextuels ne sont pas inclus dans la présente édition, ce qui est regrettable. C’est pourtant pour ces raisons que Chateaubriand, alors exilé en Angleterre, a rédigé cet ouvrage monumental et ambitieux sur les forces de la chrétienté en tant qu’institution et gardienne de l’équilibre moral et social. Lorsque les deux tomes de Génie du christianisme paraissent au début de 1802, le futur ambassadeur de France n’a que 33 ans et commence à peine à être connu comme écrivain ; mais l’essentiel de son oeuvre reste à venir[3]. Le ton y est volontiers apologétique et l’ambition, universelle.

Plus factuel et axé sur la tradition, le premier tome décrit les Mystères chrétiens (Trinité, Rédemption, Incarnation) et les Sacrements, les vertus et les lois morales, mais aussi l’organisation du monde animal ; il aborde successivement une multitude de thèmes citoyens et moraux comme l’instinct de la patrie ou encore « le désir de bonheur dans l’homme » (t. 1, p. 197, et t. 2, p. 440), en voulant d’abord démontrer le principe de « l’existence de Dieu prouvée par les merveilles de la nature ». Dans la partie centrale, Chateaubriand élabore une poétique du christianisme axée sur trois composantes : la poésie, les Beaux-Arts et la littérature, qui seraient toutes empreintes de valeurs chrétiennes. Le premier tome se termine par des réflexions opposant la philosophie (ce qui incluait alors les mathématiques et la chimie) à la théologie (t. 1, p. 405 sq.). Au terme de son argumentation, Chateaubriand réaffirme que « le christianisme est une religion révélée » (t. 2, p. 256), tout en soutenant que « le christianisme est parfait ; les hommes sont imparfaits » (ibid.).

L’une des idées centrales de Génie du christianisme part d’un constat fait par Chateaubriand, selon lequel la disparition de l’idée du Beau serait directement reliée à la perte généralisée de la Foi ; autrement dit, que l’incrédule serait incapable d’apprécier la Beauté. Ce postulat esthétique à propos de l’influence du christianisme sur la littérature, l’éloquence et les arts, reviendra à maintes reprises dans la dernière moitié de l’ouvrage, mais aussi dans sa « Défense du Génie du christianisme » (t. 2, p. 278) et dans certaines annexes (voir le fragment sur la musique : t. 2, p. 483). Selon Chateaubriand, un monde sans religion ne saurait inventer des oeuvres sublimes : « Celui qui aime la laideur, dans un temps où mille chefs-d’oeuvre peuvent avertir et redresser son goût, n’est pas loin d’aimer le vice ; quiconque est insensible à la beauté pourrait bien méconnaître la vertu » (t. 2, p. 24). La même opinion sera exprimée à propos de la littérature française du 18e siècle, jugée plus faible que celle du 17e siècle, selon Chateaubriand, en raison du manque de piété de certains créateurs et écrivains, dont Voltaire : « […] si notre siècle littéraire est inférieur à celui de Louis XIV, n’en cherchons d’autre cause que notre irréligion » (t. 2, p. 26). Ce leitmotiv liant l’existence de la Beauté à l’expression d’un sentiment religieux élevé réapparaît plus loin dans un autre contexte pour expliquer l’émergence du patriotisme en France : « […] la religion est le plus puissant motif de l’amour de la patrie » (ibid.).

L’enthousiasme de Chateaubriand envers la pensée chrétienne est absolu et inconditionnel, faisant à sa manière oeuvre de propaganda fide à travers une infinité de thèmes ; il commence le deuxième tome par une affirmation effervescente : « Le christianisme fournit tant de preuves de son excellence, que, quand on croit n’avoir plus qu’un sujet à traiter, soudain il s’en présente un autre sous votre plume » (ibid.).

Outre ses qualités stylistiques, le deuxième tome permet de comprendre pourquoi les missions coloniales étaient encore si vantées au début du 19e siècle, car celles-ci étaient alors considérées comme des secours humanitaires ; Chateaubriand y multiplie les exemples allant de l’Afrique à l’Islande, sans oublier de mentionner les missionnaires jésuites au Canada pour souligner les actions puis le destin tragique des pères Brébeuf, Lalemant, Jogues (t. 2, p. 34, 136, 165-172 et 205). Sans avoir la perspicacité d’un Alexis de Tocqueville dans ses séjours sur le continent américain, le futur académicien propose néanmoins dans ses observations des métaphores originales à propos des nations amérindiennes, comparant par exemple l’incessante opposition entre Iroquois et Hurons du 17e siècle à celle — bien antérieure — des Spartiates et des Athéniens (t. 2, p. 166).

Les notes et éclaircissements de Pierre Reboul (t. 2, p. 285-393) fournissent différents compléments ; certains sont de la main de Chateaubriand (dont plusieurs lettres aux membres de sa famille), tandis que d’autres sont des citations d’écrits ayant été copiés ou ayant été inspirés par le Génie du christianisme. Souvent très descriptives ou anecdotiques, celles-ci sont d’un intérêt très variable, allant de la simple énumération jusqu’à de larges extraits de Chateaubriand qui s’apparentent au journal intime. Il faut cependant reconnaître à Pierre Reboul le statut de champion en longueur de la note en fin de volume : certaines totalisent plus de quinze pages (voir n. XLVI, p. 314-329, et n. LII, p. 333-348) ! Cependant, à la lecture de ces notes extensives et non dénuées d’intérêt, on a parfois du mal à savoir si celles-ci sont de la plume de Chateaubriand lui-même, ou simplement citées par lui, par exemple dans la description détaillée des tombeaux exhumés des anciens rois de France, d’après le témoignage d’un religieux de l’abbaye de Saint-Denis qui n’est pas nommé mais qui avait assisté à la scène, en 1794 (p. 314 sq.).

Parmi les annexes de cette édition dans la collection « GF », on appréciera différents péritextes voulus par Chateaubriand : sa défense du Génie du christianisme, parue un an après la sortie de la première édition, sa préface à la première édition (t. 2, p. 397-399), mais aussi des variantes et certains passages retranchés des premières éditions (t. 2, p. 409 sq.). Dans sa préface à la première édition, Chateaubriand avoue sa conversion (« Je suis devenu chrétien », t. 2, p. 398) et veut rectifier point par point les interprétations erronées ou abusives faites à l’encontre de son oeuvre lors de sa sortie en 1802 : « […] tout ce que le public connaît jusqu’à présent de cet ouvrage a été cité très incorrectement, d’après deux éditions manquées » (t. 2, p. 397). Un autre trésor de ces éditions se trouve dans les fragments juxtaposés à la fin du second volume : de longs paragraphes et presque des chapitres entiers dans lesquels Chateaubriand exposait ses vues sur la charité, le décalogue, la Genèse, l’histoire naturelle ; ces pièces ont été retirées de l’édition définitive du Génie du christianisme, mais elles étaient parues du vivant de l’auteur dans certaines versions.

Le lecteur du 21e siècle pourrait peut-être s’interroger sur la pertinence et l’actualité d’un livre déjà ancien dont le titre même semblera presque audacieux aux yeux de certains lecteurs non initiés. Pour l’institution catholique de France, l’oeuvre de Chateaubriand demeure toujours exemplaire, comme une sorte de défense et illustration du Génie du catholicisme, si l’on ose la paraphrase, au risque de travestir le titre voulu par l’auteur en remplaçant subtilement le mot « christianisme » par « catholicisme ». Dans un discours du cardinal Paul Poupard prononcé en 1998 et repris dans le quotidien La Croix, on trouverait presque résumées les centaines de pages du Génie du christianisme en une seule phrase : « Voilà donc l’honnête homme invité à embrasser le christianisme, non en raison de sa vérité, mais, en définitive, à cause de son utilité, nous dirions aujourd’hui de sa valeur, esthétique, morale et sociale[4]. » En d’autres mots, le cardinal Poupard soutient que même l’incroyant (ou le non-chrétien, pourrait-on ajouter) devrait aujourd’hui s’inspirer avantageusement des valeurs (tolérance, pardon, ouverture à l’autre, appréciation de la Beauté rendue possible par les arts et la littérature) et du mode de vie proposés par le christianisme.

La lecture du Génie du christianisme équivaudrait presque à un tour d’horizon de l’état de la culture et des idées françaises au début du 19e siècle ; mais en fait, il faut se souvenir que ce livre a été élaboré contre l’esprit de son temps et que loin de faire l’unanimité, il fut controversé dès sa sortie. Sur le plan éditorial, on reprochera à Flammarion la petitesse des caractères du texte (voir t. 2, p. 36-40 et 304-309) et l’absence d’une véritable présentation de ce classique sur la 4e de couverture de chaque tome. Par ailleurs, la mise en page de cette édition du Génie du christianisme est parfois déficiente, voire ambiguë, par exemple dans le deuxième tome, lorsque Chateaubriand évoque la pensée de Jean-Jacques Rousseau ; l’éditeur néglige de mentionner la source de plusieurs passages mis en évidence par un guillemet au début de chaque paragraphe, comme dans cet extrait où l’on croirait reconnaître un passage de l’Émile : ou, De l’éducation de Rousseau : « Par les principes, la philosophie ne peut faire aucun bien que la religion ne le fasse encore mieux, et la religion en fait beaucoup que la philosophie ne saurait faire » (Rousseau, cité par Chateaubriand, t. 2, p. 255).

Les quelques remarques qui précèdent ont pour but d’aider à comprendre pourquoi Chateaubriand a fait paraître Génie du christianisme et de saisir contre quelles valeurs s’inscrivait l’auteur ; après un exercice de contextualisation rendu nécessaire par deux siècles de distance, on mesurera mieux les conditions d’émergence de ce livre conçu à contre-courant de son époque.