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On se doit se souligner l’importance de la publication de ce livre de Johann Michel, et cela à plus d’un titre, car non seulement présente-t-il une vue d’ensemble nouvelle sur une anthropologie philosophique, mais il le fait en introduisant une problématique et une méthodologie herméneutiques, ce qui le place dans la catégorie très restreinte des livres programmatiques appelés, sinon à faire école, du moins à ouvrir un immense champ de questionnements et d’analyses en sciences humaines, en devenant leur point de référence. En logeant son approche du côté de la philosophie de Paul Ricoeur, Johann Michel opte pour un parti pris au sein de la théorie herméneutique contemporaine, qui demeure tout de même un incontournable dans cette voie de réflexion, mais qui n’est pas sans poser quelques problèmes, ne serait-ce que par le ou les débat(s) qu’il appelle ce faisant. Cette note critique est écrite dans cet esprit.

L’ouvrage se présente en deux grandes parties (« Le dévoilement ordinaire du monde » et « Le déchiffrement savant des signes »), comportant chacune trois chapitres, dans un souci de répartition systématique visant à cerner l’ensemble des questions à l’étude en posant les jalons nécessaires à leur traitement. Il s’agit ici, fondamentalement, de poser l’interprétation comme étant inhérente à la condition humaine, en tant qu’elle est « constitutive de l’ensemble des manifestations de l’être humain » (p. 9). La perspective globale s’ouvre sur une problématique aussi simple que complexe, exprimée comme suit : « L’homo interpretans se dresse lorsque le monde des significations a perdu son évidence. L’absence de sens transparent appelle la conquête corrélative d’une présence signifiante » (p. 10). Cet appel trouve il va sans dire un écho frappant dans l’époque actuelle, autant du point de vue existentiel que du point de vue du programme des sciences humaines, et c’est bien à ces deux versants de la question que le livre se consacre.

L’entrée en matière se fait d’ailleurs dans le vif du sujet, alors que le chapitre 1 (« Le dévoilement ordinaire du monde ») passe en revue l’enracinement animal dans l’horizon de la signification (intégrant entre autres la notion de Umwelt de von Uexküll), afin de passer à l’humaine condition dans l’univers de la symbolisation, telle que l’a traitée la philosophie du langage au 20e siècle, de Cassirer à Heidegger et jusqu’à Wittgenstein, et au-delà, pour culminer sur une interrogation sur « l’auto-interprétation et l’étrangeté à soi-même » (p. 51-61). On reconnaîtra dans ce dernier thème déjà un rappel à la réflexion de Ricoeur, qui ira s’approfondir tout au long du parcours proposé, et qui marque de manière précoce une préoccupation réflexive dont ne peuvent se passer ni la subjectivité individuelle en général, ni la conduite analytique dans l’horizon scientifique.

Le chapitre 2 (« Le monde de la vie et le miroir du sens ») pose la question des grands registres interprétatifs des mondes préhistoriques et historiques, allant du mythe à la religion, puis à l’anthropologie sociale et culturelle et à l’ethnologie, afin de camper de façon nette l’universalité de cette inscription signifiante dans le registre du fondement des sociétés humaines. Les références à Descola, Lévi-Strauss ou Bourdieu, qui appelleraient des distinctions de niveaux et d’orientations, sont plutôt mises à contribution afin de parfaire une problématique qui vise à cerner comment le monde de la signification symbolique s’établit mais aussi se fracture, au travers d’une évolution dont le sens même ne peut nous apparaître que sous cet angle de ruptures et de tentatives de reprises de la continuité — avec, ici, une manière surprenante de voir comment cela peut s’accorder avec la « théorie de l’agir communicationnel » développée par Jürgen Habermas (nous y reviendrons).

C’est dans cette suite logique que se présente le chapitre 3 (« La production du sens et la transformation du monde »), où l’interprétation se confronte au monde de l’agir ou de l’action, en affrontant pour la contredire la fameuse 11e thèse de Marx sur Feuerbach (« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, il s’agit maintenant de le transformer »), sur la base de la primauté du langage sur le travail. L’essentiel du propos est cependant ailleurs, puisqu’il s’agit ici de voir comment, dans le monde contemporain, les entreprises de sens peuvent être menées dans des registres allant du sémiotique au grammatical, sinon du logique au spéculatif, et comment se déploient ainsi des modalités de mises en oeuvre de l’interprétation dans des contextes culturels et politiques divers. Si l’on comprend bien ici que des « micro-dissonances du sens » peuvent être abordées sous l’angle des exigences personnelles d’interprétation (telles que les entrevoit l’ethnométhodologie de Garfinkel notamment), en revanche il devient plus difficile de percevoir, dans la suite même de Michel et en dépit des précautions qu’il pose dans la distinction des échelles, comment sont abordés les « bouleversements majeurs du sens des grands ordres sociaux et culturels » (p. 166). C’est ici qu’il pose en fait la disposition majeure permettant de faire le pont avec l’entreprise proprement scientifique de l’herméneutique, en écrivant :

Que l’interprétation puisse être orientée selon une finalité spéculative (ce qui ne l’empêche pas au demeurant d’être une activité) est indéniable. Mais elle peut être également orientée vers l’action à faire quand précisément le sens de l’agir ne va plus de soi. C’est dans son usage politique que cette orientation est la plus symptomatique, que l’interprétation soit mystificatrice, critique ou reconstructive. Le dévoilement ordinaire du monde peut alors donner lieu à sa transformation à l’horizon d’une « société d’interprètes ».

p. 166

C’est en abordant le versant épistémologique de cette disposition, dans la deuxième partie consacrée au « déchiffrement savant des signes », que se déploie alors la problématique herméneutique avec ses questionnements méthodologiques ; Michel y repère trois séries d’enjeux, dont celui de l’alternative entre « méthodologie du texte » et « ontologie de la compréhension » (qu’on pourra traiter plus bas en fonction du débat Ricoeur-Gadamer), celui de la possibilité d’étendre l’herméneutique à l’ensemble des sciences humaines (où refera surface la position habermassienne), et finalement celui de son extension aux sciences de la nature (qui restera traité plus brièvement, tout comme cet autre enjeu, seulement évoqué, portant sur la question de l’« occidentalité » du savoir scientifique, devenue pourtant aujourd’hui névralgique dans certains débats).

Le chapitre 4 (« L’infini et le relatif ») se concentre sur la justification de l’entreprise herméneutique d’un point de vue épistémologique, d’abord dirigée à l’endroit de la connaissance (ou de l’interprétation) « ordinaire ». Dans la foulée de la remise en question nietzschéenne des principes fondamentaux de la philosophie moderne (Kant — mais aussi certainement Descartes), sont envisagées les positions qui, de Vattimo à Rorty ou de Derrida à Habermas, ont traversé l’actualité philosophique de la fin du 20e et du début du 21e siècle. Bien entendu, la résurgence antérieure de l’herméneutique, de Schleiermacher et surtout Dilthey, puis à Gadamer et Ricoeur, constitue en quelque sorte la bouée de sauvetage au sein de cette espèce de tsunami ayant balayé les repères de la philosophie moderne (et ancienne), avec sa volonté et sa capacité de remettre en scène malgré tout des questions philosophiques fondamentales. Michel en retient une justification suffisante pour laisser place à l’interprétation spécialisée, à l’encontre du « tout se vaut » de l’interprétation en général rendue à son expression banale.

À partir de là, s’engage donc une orientation méthodologique plus stricte à l’égard de ce que Ricoeur avait nommé la « voie longue » de l’herméneutique, passant par une explicitation plus détaillée des mécanismes de la mise en texte et de la lecture (poussée par la motivation ricoeurienne qu’« expliquer plus, c’est comprendre mieux »), contre la « voie courte » héritée de Heidegger, voyant simplement dans la compréhension du langage le refuge de l’ontologie. Le chapitre 5 (« L’être et la méthode ») s’engage dans cette voie, en présentant les avantages de ce cheminement, ne manquant pas de souligner comment la psychanalyse et la médecine, et par suite, les sciences naturelles (en particulier la physique) peuvent très bien s’accommoder d’une certaine part d’herméneutique dans leurs propres méthodes — allant ainsi au-delà de ce que Dilthey avait érigé en séparation catégorique entre le monde de la nature et celui de la signification humaine, et en deçà des précautions gadamériennes concernant les liens entre le discours scientifique positif et ses exigences de rencontre du langage ordinaire (dans le monde politique particulièrement).

Le chapitre 6 (« Le texte et l’action ») entreprend d’ouvrir alors tout autant des possibilités pour l’extension de l’herméneutique vers la psychologie, l’histoire, la sociologie, l’ethnographie et l’économie, sur la base des acquis présumés de cette herméneutique ricoeurienne, mais tablant tout autant sur les ouvertures que ces disciplines recèlent dans certaines contributions récentes à s’y être développées. La volonté de Michel de contribuer à fonder un programme général de recherche en sciences humaines à partir de la problématique de l’herméneutique, basée sur l’interprétation, tout en suivant les repères méthodologiques de Ricoeur, le mène sur cette voie aussi ambitieuse qu’emballante — du moins si l’on lui laisse justement la part d’interprétation qu’il donne à certains enjeux et débats qu’il traverse, sans toujours rendre compte des écueils qui font, très précisément, le coeur et pour ainsi dire mieux la palpitation de l’interprétation. Je relèverai ici trois points me paraissant devoir faire l’objet d’examens peut-être plus attentifs.

Le débat qui s’est tenu entre Gadamer et Ricoeur, dans le contexte du développement de la théorie herméneutique contemporaine, sans être bien entendu le seul dans ce domaine, tient essentiellement aux modèles de base qui font de l’« être en dialogue » pour le premier, et de l’« être en récit » pour le second, les références ontologiques fondamentales. On aurait du mal à départager cependant à partir de là des positions totalement irréconciliables, si ce n’est dans les prolongements philosophiques et méthodologiques respectifs tenus par l’un et par l’autre ; chez Gadamer, c’est dans l’héritage philosophique de Platon et des dialogues socratiques que logent ces prolongements, alors que Ricoeur, en dépit d’une adhésion à une philosophie descendant de la phénoménologie de Husserl, réserve une part particulière (et même « extra-ordinaire ») à l’héritage biblique comme archétype par excellence du modèle de récit qu’il tient à mettre de l’avant. Parler de « tradition » dans le contexte occidental, comme veut et tient à le faire l’herméneutique dans ces deux cas, en s’extrayant de l’une ou l’autre de ces sources, apparaît extrêmement problématique. Il peut néanmoins s’agir à partir de là d’inflexions méthodologiques spécifiques, qui font que la dynamique dialogale (puis dialogique, et surtout dialectique) de Gadamer trouve en fait son chemin également dans le questionnement des concepts ; s’il y a une chose à retenir en effet de la Wirkungsgeschichte gadamérienne, c’est qu’elle trouve son compte dans la capacité que nous avons à reconnaître dans l’organisation conceptuelle une capacité à traverser le temps, non pas sans coup férir, mais bien, au contraire, en accusant le coup des transformations qui font que les concepts puissent être réactualisés selon des formes inouïes — ce que Gadamer ne manque pas de faire, en particulier pour l’art, lorsqu’il entreprend l’herméneutique de son archéologie afin d’éclairer la signification de la poésie contemporaine, chez Celan en particulier. Cela ne constitue donc pas simplement une « voie courte » pour l’interprétation, même si l’on peut considérer par ailleurs que cette entreprise d’herméneutique philosophique pourrait à son tour être relayée, d’un point de vue sociologique par exemple, pour montrer comment les ruptures, puis les sutures, opérées dans les conceptions et les pratiques artistiques ont, depuis le milieu du 19e siècle notamment, contribué d’une part à renverser et d’autre part à réhabiliter (au-delà des restrictions de la société moderne bourgeoise), toute une vision de l’esthétique qui continue de nous accompagner, non seulement dans l’avancement des expérimentations artistiques contemporaines, mais tout autant dans l’approfondissement de leur résonance anthropologique les plus fortes et éloignées. Durcir l’opposition entre les oeuvres de Gadamer et de Ricoeur, dans ce contexte, me semble non seulement oblitérer la possibilité de leur médiation, mais faire l’impasse sur les apports fructueux pour la réflexion que produit leur confrontation — ne voit-on pas ainsi, dans l’art théâtral par exemple, se conjuguer l’« être en narration » et l’« être en dialogue » ? Cela se réfléchit en particulier dans l’héritage que nous pouvons entrevoir de l’herméneutique gadamérienne, fortement négligé par rapport à celui venu de Ricoeur, d’un côté, et d’un autre débat plus ancien entre Habermas et Gadamer sur lequel nous devons revenir brièvement, puisqu’il a grevé sérieusement la postérité de l’oeuvre du second par rapport au premier, surtout dans les sciences humaines.

Ce deuxième point se tient en effet en filigrane de l’entreprise de Michel. Les nombreuses références à Habermas, et à sa théorie de l’« agir communicationnel » en particulier, font ici écran jusqu’à un certain point au débat entrepris suite au commentaire critique à l’endroit de Vérité et méthode formulé par Habermas dans les années 1960, et qui a donné suite à un échange de répliques et réponses par Gadamer. Sans refaire ce débat, en suivant les nombreux commentaires et analyses qu’il a suscités (dont ceux de Paul Ricoeur), on peut aujourd’hui faire le constat simple que les positions de Gadamer n’ont tout simplement pas reçu toute l’attention qu’elles méritaient, par rapport à celle dont a bénéficié Habermas. S’il est vrai que ce dernier jouissait, dans ce contexte et depuis, d’un écho favorable dû en grande partie à son effort de renouveler la Théorie critique (au-delà de Marx et de l’École de Francfort), et que, pour la sociologie en particulier, cet écho s’est transformé en véritable réception enthousiaste par rapport aux possibilités d’une « communication sans contrainte », il reste que l’ancrage utopique de cette dernière, ainsi que l’évitement qu’elle provoque à l’égard des conditions réelles de la philosophie politique et de la saisie interprétative des discours de la vie politique effective — deux critiques déjà émises par Gadamer à l’égard de la position d’Habermas — empêchent toujours depuis semble-t-il le développement d’autres visions des choses. L’une d’elles, qui ne devrait pas être la moindre lorsque l’on porte attention à une démarche herméneutique tablant sur la tradition de la philosophie pratique (d’Aristote à Hegel, dirais-je), se tient dans la méconnaissance persistante, sinon de l’évitement systématique, au sein des sciences humaines, de l’omniprésence de la rhétorique en tant que partenaire indélébile de la diffusion tous azimuts des enjeux politiques de notre époque. Cette vieille techné de la rhétorique, cet art politique qu’on s’évertue aujourd’hui à disqualifier au profit de la « transparence » présumée que l’on pourrait atteindre dans tous les registres du discursif, on aurait certainement avantage à la ressortir aujourd’hui d’un legs imposant au sein de notre tradition politique, non seulement pour en connaître les ressorts, mais bien pour savoir en faire justement un usage analytique du point de vue interprétatif. Les réflexions contemporaines en sciences humaines qui ont mis l’accent, de toutes les manières possibles, sur la « logique » du discours ou sur sa « grammaire », ont en effet jusqu’à maintenant laissé s’échapper le dernier terme du trivium classique ; revenir à la rhétorique, cet « analogue de la dialectique » comme la désignait Aristote, permettrait sans doute aujourd’hui de saisir une virtualité fondamentale du discours en politique, tout en permettant une distance critique et analytique à son égard — pour ne rien dire, évidemment, des bénéfices réflexifs tirés de sa compréhension approfondie dans la constitution du discours scientifique lui-même, puisque la rhétorique a partie liée, dans son fondement dialectique, avec l’argumentation et la démonstration.

Le troisième et dernier point sur lequel j’insisterai se rapporte aux deux premiers, en ciblant cette fois-ci un enjeu plus spécifique, mais tout aussi important puisqu’il traverse l’ouvrage de part en part — sans que soit toujours clairement posée ou même exposée sa signification profonde. L’approche oecuménique de Johann Michel parvient à rassembler (un peu à l’image de ce que faisait d’ailleurs Paul Ricoeur) un très grand nombre d’approches et d’auteurs divers (beaucoup plus considérable que les quelques-uns énumérés jusqu’ici), les convoquant au passage ou pour un accompagnement plus étendu au travers de l’itinéraire ambitieux mais passionnant et érudit qu’elle propose. C’est ce qui fait l’intérêt de son ouvrage, et qui campe son caractère programmatique. Mais c’est aussi ce qui le conduit à certains raccourcis. L’un de ceux-ci m’a frappé particulièrement : c’est celui qui touche le concept de « soi » (ou plus exactement de « self ») issu de la tradition philosophique pragmatiste — chez John Dewey, mais davantage encore chez George Herbert Mead, pour souligner, entre autres, la présence de l’« autrui généralisé » dans la structuration ontogénétique du soi (p. 138-139). En passant par ces conceptions pragmatistes, Michel ne relève pas du tout le fait que, pour Mead par exemple, ce « soi » est essentiellement de caractère dialogal (mais aussi, dialogique et dialectique), en mettant en scène le « je » et le « moi » dans un procès social intériorisé sur le plan ontogénétique, qui le conduit à une réflexivité symbolique inhérente au processus phylogénétique dont il participe. Les implications de ce concept de « soi » sont immenses et nombreuses, et sans s’attarder outre mesure sur le fait qu’il s’agirait là d’un concept à ranger du côté de l’« être en dialogue » davantage que de l’« être en récit » (que l’on peut, soit dit en passant, aussi réconcilier chez Mead), il faut en revanche insister sur la rupture et sur la suture sociohistoriques que ce concept représente ; ce « soi » ne peut plus être associé directement à la subjectivité moderne telle que l’a présentée la philosophie, de Descartes à Kant en particulier, alors qu’il continue pourtant de situer l’acteur fondamental des démocraties de masse auquel le pragmatisme l’a associé, en devenant le repère contemporain d’une nouvelle universalité subjective applicable à tout individu — et ce, depuis la mise en place et l’ouverture des régimes politiques des démocraties de masse dans le cours du 19e siècle, avec l’accentuation de la catégorie de personne en leur sein. Du point de vue d’une herméneutique dialectique, le développement de ce concept de « self » ou de « soi » au tournant des 19e et 20e siècles par le pragmatisme (de Peirce, James, Dewey et surtout Mead) représente une transformation majeure d’ordre épistémique, puisque les nouvelles réalités qu’il recouvre sont, encore et toujours présentement, en développement. On n’a pas encore épuisé en effet les prolongements de cette nouvelle forme de subjectivité, ni surtout ceux du concept de communication dont il répond et auquel il est si étroitement lié ; pour faire court, on pourrait proposer que c’est ce concept de communication qui, se substituant au concept de raison de la philosophie moderne, donne dorénavant ses assises (pratiques et analytiques) à la subjectivité individuelle, en posant de façon nouvelle toute une série de questions relatives à son inscription symbolique dans l’ordre du monde (naturel et humain), et en particulier bien sûr dans l’ordre politique, puisque c’est avant tout par celui-ci qu’elle est elle-même advenue. C’est à ce constat, entre autres, que peut nous mener une entreprise herméneutique sachant tirer parti de la place des concepts — et non seulement des histoires ou de la narration du soi — dans l’analyse que nous pouvons faire du monde actuel en sciences humaines.

Johann Michel termine son ouvrage sur un épilogue (plutôt que sur une conclusion), et cela à dessein. Cet épilogue est consacré à Michel Foucault — dont Johann Michel est également spécialiste, comme il est spécialiste de Ricoeur. Les équivoques de Foucault concernant l’herméneutique, qu’il ne vint à fréquenter que tardivement, sont évidemment redoublées lorsqu’on les confronte à l’entreprise de Paul Ricoeur, en particulier dans les lectures pour ainsi dire adverses qu’ils feront de la tradition chrétienne, héritière pour le premier d’une analytique du soupçon débouchant sur des « technologies de soi », alors qu’elle reste pour le second une analytique de l’attestation s’ouvrant à un horizon kérygmatique. Johann Michel, lui, conjugue en quelque sorte cette opposition, moins pour se tourner vers le passé que vers l’avenir, en invitant à considérer une position qui veut éviter semble-t-il un dépassement proprement dialectique des oppositions : « La reprise du sens, quand elle n’est pas déprise, rouvre alors le monde à de nouveaux horizons de significations. Un monde qui n’est plus seulement offert comme spectacle du sens, quand l’interprétation est authentiquement productrice, mais un monde reconfiguré et revigoré par nos transformations. Se dessinent alors les contours d’une politique de l’interprétation » (p. 377). C’est dans l’oeuvre de l’auteur, au demeurant déjà très abondante, touchant dans d’autres livres le récit de soi, les politiques mémorielles, les traumatismes de l’esclavage et de sa descendance dans nos sociétés, que l’on trouve développés certains des jalons de ce programme.

L’important ouvrage Homo interpretans de Johann Michel est bien entendu d’une richesse et d’une complexité qui outrepassent de beaucoup les commentaires et critiques formulés ici. Ces quelques lignes n’auront pas épuisé les débats que cet ouvrage à mon sens invite plutôt à approfondir.