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Introduction

Avant le concile Vatican II, l’Église catholique considérait le peuple juif comme déicide, réprouvé et maudit par Dieu ; après cet événement, elle renonça à ce qui fut appelé la « théologie de la substitution », s’engagea dans la voie du dialogue, affirma la permanence de l’élection d’Israël, et considéra les juifs comme des « frères aînés ».

Pour comprendre ce renversement, il faut remonter en amont du Concile, car l’expliquer en partant de cet événement serait se priver d’une clef de compréhension fondamentale. En effet, les principes de Vatican II ne sont pas nés spontanément, mais furent progressivement introduits dans l’Église par des précurseurs. Pour bien comprendre Vatican II, qui est un aboutissement avant d’être un point de départ, il faut donc se situer dans le temps long. Ainsi, le nouveau regard porté sur le judaïsme à partir du Concile n’est pas né du jour au lendemain : il fut le fruit d’une lente gestation.

Pour appréhender l’éclosion du nouveau regard porté par l’Église sur le judaïsme, il faut partir du début du xixe siècle, après l’émancipation politique des juifs prônée par l’Assemblée constituante de 1791. Il faut également considérer, à cette même époque, la conversion au catholicisme de quelques juifs qui consacrèrent leur vie à la conversion de leurs congénères, et qui provoquèrent dans la chrétienté un élan missionnaire en faveur d’Israël ainsi qu’un intérêt pour « la question juive », intérêt qui se mua, après leur mort, en un mouvement de sympathie.

Parmi les juifs qui oeuvrèrent à la conversion de leurs anciens coreligionnaires au xixe siècle, il faut considérer, par exemple, des personnages comme l’ex-rabbin David-Paul Drach[1], ou comme François Libermann, mais surtout les frères Joseph et Augustin Lémann, ainsi que les frères Théodore et Alphonse Ratisbonne, fondateurs de la Congrégation Notre-Dame de Sion. Après être devenus catholiques, ces deux couples de frères travaillèrent avec beaucoup d’énergie à la conversion des israélites et tâchèrent de créer un mouvement de prosélytisme à leur égard au sein de l’Église.

Dans cet article, nous allons considérer le rôle de la Congrégation Notre-Dame de Sion dans l’évolution du regard porté par l’Église catholique sur les juifs et le judaïsme, rôle qui a conduit à une remise en cause théologique et à un changement des mentalités qui ont eux-mêmes mené, plus ou moins directement, à la déclaration Nostra Aetate du concile Vatican II. Pour ce faire, nous allons étudier les principes qui ont été à la base de la fondation de cette Congrégation, son évolution après la mort des fondateurs et son impact dans l’Église. Il sera donc successivement question des frères Théodore et Alphonse Ratisbonne et de la fondation de la Congrégation Notre-Dame de Sion, de l’Association de Prières pour Israël, ainsi que de l’évolution de la Congrégation après le choc de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’au concile Vatican II.

I. Les frères Ratisbonne et la fondation de la Congrégation Notre-Dame de Sion

Théodore et Alphonse Ratisbonne[2] naquirent à Strasbourg dans une ancienne et riche famille juive, respectivement le 28 décembre 1802 et le 1er mai 1814. Sous l’influence du philosophe Louis Bautain (1796-1867)[3] et de Mlle Louise Humann (1766-1836)[4], Théodore se convertit au catholicisme et fut baptisé le 14 avril 1827. Entré au séminaire, il fut ordonné prêtre le 18 décembre 1830. Après avoir travaillé dans le diocèse de Strasbourg jusqu’en 1840, il partit pour Juilly avec l’abbé Bautain et les Prêtres de Saint-Louis. Il devint auxiliaire de l’abbé Dufriche-Desgenettes, fondateur de la confrérie du Très-Saint et Immaculé Coeur de Marie, et aumônier d’un orphelinat. Quelques années plus tard, en 1843, il fonda un néophytat pour les fillettes juives. Il se fit aider par des collaboratrices, en particulier par Sophie Stouhlen et Louise Weywada, qui formèrent la future Congrégation Notre-Dame de Sion dont les membres prononcèrent leurs premiers voeux en 1848[5]. En 1851, une supérieure générale fut élue. La Congrégation fut définitivement approuvée par Pie IX en 1863. Entre-temps, en 1855, Théodore avait fondé la Société des Prêtres Missionnaires de Notre-Dame de Sion. Il mourut à Paris le 10 janvier 1884.

Alphonse Ratisbonne était un avocat violemment anticatholique. Le 20 janvier 1842, tandis qu’il visitait à Rome l’église Sant’Andrea delle Fratte, il se convertit au catholicisme suite à une apparition de la Vierge Marie[6]. Il fut baptisé dix jours plus tard, le 30 janvier. La même année, il entra chez les jésuites, ordre dans lequel il fut ordonné prêtre en 1848. En décembre 1852, il quitta la Compagnie de Jésus pour rejoindre son frère. Quelques années plus tard, en 1855, il partit pour Jérusalem. Il y fonda le couvent de l’Ecce Homo (1858), auquel furent adjoints une école et un orphelinat pour les filles, le monastère de Saint-Jean-in-Montana à Ein Karem (1860), orphelinat et lieu de repos, ainsi qu’une École d’Arts et Métiers, l’école Saint-Pierre-de-Sion (1874). Il mourut à Ein Karem le 6 mai 1884.

L’oeuvre des frères Ratisbonne avait pour « but principal », comme l’écrivit Théodore aux premières dames qui l’aidèrent, « de travailler à la conversion des Juifs, et de ramener les brebis égarées de l’ancien Peuple de Dieu, au sein de l’Église catholique[7] ». Cet objectif fut confirmé lors du premier Chapitre Général de la Congrégation en 1865 : « Les Pères et les religieuses portent le même nom, à cause du but identique que les uns et les autres poursuivent : la conversion des Juifs, oeuvre qui a essentiellement besoin du ministère sacerdotal pour se compléter. Il y a donc identité de but et de nom[8] ». Selon les Constitutions, la Congrégation fut « fondée pour témoigner, dans l’Église et dans le monde, de la fidélité de Dieu à son amour pour le peuple juif et pour travailler à l’accomplissement des promesses bibliques, révélées aux patriarches et aux prophètes d’Israël pour toute l’humanité[9] ». En outre, ces Constitutions « tendent à unir les conditions de la vie active et de la vie contemplative, afin de reproduire autant que possible dans une même famille religieuse l’esprit de Marthe et l’esprit de Marie. Cette famille religieuse a pour but […] la sanctification du prochain, principalement des enfants dispersés de la maison d’Israël[10] ».

II. L’Association de Prières pour Israël

En 1905, vingt et un ans après la mort de Théodore et Alphonse Ratisbonne, la Congrégation Notre-Dame de Sion fonda l’Association de Prières pour Israël (A.P.I.)[11], qui eut immédiatement un immense succès dans le monde entier. Selon les Annales de la Mission de N.-D. de Sion en Terre Sainte, l’A.P.I. était constituée de 16 000 membres en décembre 1906, de 27 000 en mars 1907 et de 33 600 à la fin de la même année[12]. Dix ans plus tard, en 1917, elle comptait plus de 100 000 membres « appartenant surtout aux nations les plus catholiques, l’Irlande, le Tyrol, le Canada, la Pologne[13] ». En 1927, 26 confréries lui étaient affiliées[14]. Trois ans plus tard, en 1930, elle comportait plusieurs centaines de milliers d’associés sur tous les continents ; la Hollande en comprenait 200 000 à elle seule[15].

Entre-temps, le 17 avril 1908, l’Association de Prières pour Israël avait été érigée en confrérie par Mgr Filippo Camassei (1848-1921), patriarche de Jérusalem (1906-1919), qui se joignit lui-même à l’Association[16]. Le 4 juillet 1908, le pape Pie X adhéra lui aussi à l’A.P.I.[17] qu’il érigea en Archiconfrérie par un décret du 24 août 1909[18].

Le premier article des statuts de l’Archiconfrérie de Prières pour la Conversion d’Israël en énonçait la finalité : « Le but de cette association est une union de prières pour la conversion d’Israël, afin qu’illuminés par cette lumière de vérité, qui est le Christ, les restes d’Israël arrivent à la foi catholique[19] ». Le siège de l’Archiconfrérie était la basilique de l’Ecce Homo, située à Jérusalem (art. 2). Tout catholique pouvait en faire partie ; pour cela, il devait « faire inscrire ses nom et prénom sur les registres d’une des confréries régulièrement affiliée au centre[20] » (art. 3).

L’article 4 des statuts stipule que les membres de l’A.P.I. s’engageaient à réciter chaque jour la prière « Dieu de bonté », dont les paroles sont les suivantes :

Dieu de bonté, Père des miséricordes, nous vous supplions par le Coeur Immaculé de Marie et par l’intercession des patriarches et des saints apôtres, de jeter un regard de compassion sur les restes d’Israël, afin qu’ils arrivent à la connaissance de notre unique Sauveur Jésus-Christ, et qu’ils aient part aux grâces précieuses de la Rédemption.

Père, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font[21].

En outre, « les fidèles qui s’engagent à offrir une communion par mois et les prêtres qui s’engagent à offrir une messe par an pour la conversion d’Israël participent à tous les avantages de l’Archiconfrérie[22] ». Par ailleurs, sans que ce soit obligatoire, il était recommandé aux associés d’assister à la messe mensuelle célébrée dans chaque confrérie. Il était également conseillé « aux fidèles de dire après l’élévation de la messe, chaque fois qu’ils y assistent, trois fois la prière de Notre Seigneur : Pater, dimitte illis, non enim sciunt quid faciunt [23] ».

Dans le sixième article, il est stipulé que, dans chaque confrérie, « la sainte messe doit être offerte une fois par mois pour la conversion d’Israël ». Cette messe pouvait être célébrée à un jour fixé par le directeur local ou à certaines fêtes indiquées par les statuts[24]. Elle devait être « suivie des recommandations et actions de grâces pour la conversion à obtenir ou obtenues », de la prière « Dieu de bonté » et du chant Parce Domine. Enfin, dans le septième et dernier article, il est mentionné qu’il était souhaitable « que les jours de messe mensuelle, une adoration réparatrice, devant le Très Saint Sacrement exposé, puisse avoir lieu au centre des Confréries[25] ».

En 1917, sur la suggestion du père John Mary (o.f.m. cap.)[26], la Congrégation Notre-Dame de Sion développa des « croisades de messes », qui se propagèrent dans le monde entier[27]. La première année, 48 messes furent célébrées pour la conversion d’Israël. En 1929, il y en eut 24 000[28]. Ce nombre baissa vraisemblablement par la suite, car il est indiqué dans le bulletin de l’Archiconfrérie que pour l’année 1931, le nombre de messes « a dépassé 4 991[29] ». En 1922, des « journées mensuelles d’adoration réparatrice » furent inaugurées. Elles furent « faites d’abord à Paris au nom d’Israël par les néophytes, puis étendues par un Chapitre Général de la Congrégation à toutes les maisons de Sion[30] ».

En novembre 1922, l’A.P.I. commença à publier un bulletin intitulé Compte-rendu trimestriel - Archiconfrérie de prières pour la conversion d’Israël[31], qui deviendra Le Retour d’Israël. Bulletin trimestriel de l’Archiconfrérie de prières en 1926[32], puis le Bulletin catholique de La Question d’Israël [33] de 1928 à 1940. Ces publications constituent une très bonne source pour appréhender les fondements, l’histoire, et l’évolution de la pensée de la famille sionienne.

Avec le temps, on le voit dans les écrits, la Congrégation Notre-Dame de Sion et l’A.P.I. prirent des accents de plus en plus philosémites et diffusèrent auprès des chrétiens une vision toujours plus positive du judaïsme. Cette nouvelle orientation fut justifiée par la charité et l’amour que les chrétiens devaient avoir à l’égard des juifs en raison de la judaïté de Jésus, de ceux qui l’entouraient (en premier lieu la Vierge Marie) et des premiers apôtres. Pour donner un exemple, voici une prière qui fut distribuée sur une carte par la Congrégation Notre-Dame de Sion aux enfants des écoles catholiques de Londres en 1923 :

  • Jesus

  • King of the Jews

  • Why should I be kind to the Jewish Children and to the Jews.

  • 1. Because Jesus was a little Jewish Child.

  • 2. Because Mary, His Blessed Mother, was a Jewess.

  • 3. Because His Foster-father, St. Joseph, was a Jew.

  • 4. Because the Shepherds, who came to adore Him at Bethlehem were Jews.

  • 5. Because the little Innocents, the first Martyrs, were Jews.

  • 6. Because the Apostles, and all the Friends he had on Earth, were Jews.

  • 7. Because the little child He called to Himself saying, « Suffer little Children to come unto Me », was a Jewish Child.

  • 8. Because for all these reasons, Jesus loves the Jews, and does not like people to be unkind to them, and blesses those who show them kindness.

  • Another reason.

  • If I am kind to the Jews, and to Jewish children, I may make them love Catholics, and love our holy Church, and make them wish one day to belong to it[34].

Plus le temps passait, plus la Congrégation prônait un rapprochement des catholiques à l’égard du judaïsme. Pour cela, elle préconisa d’éviter les sujets de discorde et de mettre l’accent sur les points d’entente, comme cela est explicitement écrit dans un article, intitulé « Comment nous rapprocher d’Israël », du bulletin Le Retour d’Israël d’août 1926 :

[…] ce qu’il faut, c’est nous rapprocher d’Israël. Il faut un rapprochement de part et d’autre, il faut des concessions de part et d’autre. Concessions de doctrines ? Pas précisément. Il faut plutôt montrer l’identité des doctrines en vue du rapprochement.

Il faut que les catholiques cessent d’avoir la phobie, l’horreur du Juif et de ce qui est juif. Il faut que les théologiens et les exégètes catholiques ne possèdent pas le mépris de la théologie et de l’exégèse juives. Il faut cesser de nous moquer du Talmud et des commentaires de l’Ancien Testament.

[…] ce qu’il faut, ce n’est pas chercher et ressasser les sujets de discorde et de désunion, mais au contraire chercher et trouver les points de rapprochements, les terrains d’entente[35].

Dans le même sens, dans une conférence « aux convertis réunis à Notre-Dame de Sion à Vienne, le 31 janvier 1930[36] », le père Bichlmair (s.j.) disait : « Il est évident qu’il ne saurait être question ici d’une pression arbitraire ou d’un prosélytisme inconsidéré et imprudent. Mais prier, nous sacrifier, travailler à créer entre les Juifs et nous une atmosphère de charité et de paix, instruire quand les occasions s’en présentent, écrire de temps en temps un article conciliant dans les revues et les journaux, tels devraient être nos premiers efforts[37]. »

Quelques jours plus tôt, le 25 janvier 1930, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la première messe célébrée dans la chapelle de Notre-Dame de Sion à Paris pour l’Association de Prières pour Israël — qui devint l’Archiconfrérie de Prières pour la conversion d’Israël —, une messe fut célébrée au même endroit. Après la cérémonie, le père Ferrand (n.d.s.) prit la parole. Après avoir rappelé les origines de l’Archiconfrérie, il se félicita des rapprochements avec le judaïsme :

Est-il téméraire de penser que, parmi les causes diverses qui ont contribué à diminuer l’antisémitisme farouche d’il y a quarante ans, se trouvent les prières et les sacrifices de l’archiconfrérie ? Si nous avons vu les premiers contacts s’établir entre juifs et chrétiens, n’est-ce pas, en partie, grâce à notre archiconfrérie ? Qui aurait pensé à un tel rapprochement il y a trente ans ? N’eût-on pas traité d’utopiste celui qui eût rêvé d’établir des contacts, des courants de sympathie ? Ils existent pourtant maintenant en beaucoup de pays : les barrières ont été, sinon démolies, du moins ébranlées ; les juifs et les catholiques se rapprochent ; les premiers interrogent les seconds pour savoir ce qu’ils veulent d’eux, ce qu’ils leur proposent, ce qu’ils sont. Ces déblaiements préparent des constructions[38].

La finalité que poursuivait la Congrégation Notre-Dame de Sion en oeuvrant au rapprochement des chrétiens et des juifs restait la conversion de ces derniers. Ainsi, dans son intervention, le père Ferrand se félicitait des résultats obtenus à ce niveau, de même que des « premiers essais d’un apostolat public[39] ». Cependant, pour opérer ce rapprochement, Notre-Dame de Sion tut progressivement certains aspects de l’enseignement de l’Église sur le judaïsme. Il semble qu’il y ait ici une première rupture. Avant la Deuxième Guerre mondiale, l’A.P.I. continuait à souhaiter la conversion des juifs au catholicisme et à faire prier à cette intention, mais pour parvenir à créer le courant de sympathie qu’elle espérait, elle passa sous silence certains points de la doctrine catholique. S’agissait-il uniquement d’un moyen tactique ? Au regard du bulletin de l’A.P.I, il semble que ce fut le cas au départ. Cependant, petit à petit, ce fut un véritable changement de mentalité qui s’opéra au sein de la Congrégation ; le silence progressivement fait par Notre-Dame de Sion sur la doctrine de l’Église fut peu à peu remplacé par une contestation plus ou moins explicite de celle-ci. En 1926, il était écrit dans le bulletin de l’Archiconfrérie que le but de la Congrégation était d’« apaiser la justice divine irritée par le déicide, obtenir aux enfants d’Israël les grâces de repentir annoncées par le prophète Zacharie[40] ». Treize ans plus tard, en 1939, le père Leroux écrivait dans le bulletin :

D’abord, il n’y a pas de peuple maudit. C’est l’évidence même ! […] N’est-il pas évident que Jésus est mort pour tous les peuples ; qu’Il n’a voulu exclure aucun peuple, moins encore le peuple dont Il est issu ? […] N’est-il pas évident que l’idée même d’une malédiction contre le peuple juif est une injure odieuse contre Jésus, la Vierge Marie et les Apôtres ? […] Et aujourd’hui l’Église ne continue-t-elle pas à acclamer son divin Fondateur comme le Fils de David, et Marie comme la joie d’Israël. Est-ce ainsi qu’elle parlerait si Israël était un peuple maudit[41] ?

Pour donner un autre exemple du changement de mentalité opéré dans la Congrégation Notre-Dame de Sion, et qui pourrait être confirmé par de nombreuses citations, voici ce qu’un auteur écrivit dans une recension parue en 1938 : « […] qu’on cesse […] d’accuser Torah et Talmud de corrompre l’âme juive. Ils ne font pas plus de tort à l’âme des bons Israélites que notre Code et nos manuels de théologie morale n’en font aux chrétiens[42] ». Ces mots n’auraient certainement pas été écrits dans les premiers numéros du bulletin. Ils montrent la transformation profonde du regard porté par la Congrégation sur les juifs et le judaïsme, et dont témoigne par ailleurs son soutien au sionisme, plus ou moins explicite pendant un temps[43], mais tout à fait clair plus tard[44].

À travers le bulletin de l’Archiconfrérie de Prières pour Israël, on peut donc voir un véritable changement d’état d’esprit au sein de la Congrégation Notre-Dame de Sion, changement qui ne fut certainement pas sans conséquences sur l’évolution des mentalités d’un grand nombre de catholiques, et qui prépara la voie à la déclaration Nostra Aetate.

Il est intéressant de noter qu’en juillet 1940, quelque temps après l’arrivée des Allemands à Paris, la Gestapo se rendit au siège du bulletin de la Congrégation Notre-Dame de Sion pour y confisquer les documents, les archives, la correspondance et les livres qui s’y trouvaient. La raison était, selon les témoignages, que la maison de la Congrégation « était considérée par le gouvernement allemand comme le centre principal des relations entre les chrétiens et les juifs[45] ».

III. L’évolution de la Congrégation après la Deuxième Guerre mondiale

Les persécutions subies par les juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui sont capitales pour expliquer la réalisation de la déclaration Nostra Aetate[46], ont eu des conséquences immédiates sur le regard porté sur le judaïsme par bon nombre de catholiques. Elles ont notamment déterminé une nouvelle inflexion du regard porté sur le judaïsme par la Congrégation Notre-Dame de Sion.

Depuis 1922, comme cela a été mentionné, l’Association de Prières pour Israël publia un bulletin dont le nom avait été modifié trois fois avant la guerre. Après cet événement, les pères de Notre-Dame de Sion reprirent la publication de leur revue. Le premier numéro parut en mai 1947, avec un nouveau titre qui en dit beaucoup sur l’évolution de la Congrégation. La revue avait pris le nom de Cahiers Sioniens, titre qu’elle garda jusqu’à ce que le bulletin cesse de paraître en 1955. Dans l’éditorial du premier numéro, les pères de Sion affirmaient que la question juive devait être conditionnée par ce qui s’était passé durant la guerre :

Depuis 1940, la condition des juifs dans le monde s’est modifiée considérablement. Six millions de juifs ont été anéantis, victimes d’une barbarie que l’on croyait disparue pour toujours. Ici, nous ne voulons jamais oublier l’affreux holocauste de tout un peuple. Nous estimons que le souvenir de ces millions de victimes juives conditionne désormais les réflexions, les jugements de ceux qui étudient les problèmes que soulève sur notre planète la condition des juifs[47].

Dans cette perspective, la revue se donna pour objectif de travailler à l’établissement d’un climat d’estime et de confiance entre chrétiens et juifs :

Hélas ! il faut le constater, il y a encore dans les coeurs de noires réserves d’antipathie et de haine. L’antisémitisme dont nous savons maintenant à quels déchaînements il peut se porter, n’est pas éteint. Il faut donc continuer la difficile tâche d’aider chrétiens et juifs à vivre pacifiquement, en bonne entente. Pour atteindre ce but, il faut avec patience expliquer aux chrétiens les juifs, aux juifs les chrétiens. On ne peut pas supprimer d’inévitables oppositions, on peut empêcher qu’elles ne dégénèrent en discordes, en hostilités. Nous travaillerons donc à établir et à maintenir un climat d’estime et de confiance mutuelles, estime et confiance que chaque groupe doit s’efforcer de mériter[48].

Par ailleurs, la revue proclama le soutien de la Congrégation au sionisme, ce qui est exprimé par les mots suivants : « […] nous suivrons dans un esprit de compréhension l’effort gigantesque que fait le peuple juif depuis trente ans pour trouver la sécurité à l’abri d’un foyer national[49]. » En outre, les responsables du périodique se proposaient d’éclairer la « condition juive », qu’ils considéraient ainsi :

Condition très particulière, d’essence religieuse. Ni les théories raciales ou sociologiques ne l’expliquent, ni les solutions politiques ne la résolvent. En effet, le peuple d’Israël a une histoire dont la révélation divine fait connaître les origines, la direction, le sens. Cette histoire est liée étroitement à de mystérieux desseins de la Providence. Israël, et c’est sa grandeur, fait partie intégrante d’un mystère sacré. En le méditant longuement, sans orgueil, on a chance de voir la destinée d’Israël s’éclairer de quelques lueurs[50].

Enfin, la revue déclarait que son grand espoir était l’unité des « enfants de Dieu » au sein de l’Église et qu’elle allait y travailler :

[…] la foi chrétienne nous fait entrevoir que tous les enfants de Dieu doivent se rejoindre un jour dans l’unité. La réalisation de cette unité est notre grand espoir, espoir aujourd’hui soutenu par une prière, commune à des frères séparés. Nombreux, en effet, sont ceux qui, à l’heure présente, éprouvent une nostalgie de l’unité spirituelle. Parmi eux, il y a des juifs.

Or, nous croyons de toutes nos forces que le lien de cette unité est l’Église fondée par le Christ Jésus. C’est pourquoi nous travaillerons à abattre les obstacles, qu’ils viennent des chrétiens ou des juifs, qui encombrent la route vers l’Unité.

Cette route, la prend qui veut. Si un juif s’y engage, nous voulons qu’il la trouve débarrassée et pavée de charité. Nous voulons qu’il sache qu’en marchant vers le Christ, il ne renie pas Moïse, mais qu’au contraire, il achève en lui-même une entreprise d’amour et de miséricorde […] entrée avec Jésus, Messie divin, dans la voie d’une réalisation lente et progressive qui n’exclut personne, qui se continue et se continuera jusqu’à ce que, avec tous les autres peuples, Israël entre tout entier dans la Terre promise, c’est-à-dire, dans l’Église du Christ, Messie et Fils de Dieu[51].

Dans cet éditorial, on peut voir que si l’adhésion des juifs au catholicisme était toujours le but ultime poursuivi par Notre-Dame de Sion, les moyens que se proposait la Congrégation pour y parvenir n’étaient plus tout à fait les mêmes qu’auparavant. Désormais, ce n’étaient plus essentiellement des moyens surnaturels qui étaient privilégiés, comme l’étaient la prière pour la conversion des juifs ou les croisades de messe, mais des moyens plus humains. L’objectif immédiat que se donnait la Congrégation était de préparer le terrain en écartant les obstacles culturels, religieux et psychologiques. Pour cela, il fallait rendre l’Église sympathique aux juifs et les catholiques bien disposés à leur égard. Une lecture attentive des articles des Cahiers Sioniens de 1947 à 1955 montre que c’est ce à quoi s’employa la revue et que, petit à petit, l’interprétation théologique traditionnelle de certains passages bibliques et de certains faits fut relativisée par Notre-Dame de Sion avant d’être franchement contestée.

Voici quelques exemples.

Dans le numéro 2 de la revue (octobre 1947), dans un article intitulé « Responsabilités dans le procès du Christ[52] », le père Leroux affirmait : « […] nulle part, le Nouveau Testament ne rend l’ensemble du peuple juif responsable de la mort du Christ, et quand il parle des responsabilités morales et théologiques, il les étend à tous les hommes[53] ».

Dans le numéro 3 (janvier 1948), dans une étude intitulée « Antisémitisme et conscience chrétienne[54] », le père Démann écrivait : « En raison du rôle unique et irrévocable du peuple juif dans les desseins divins, en raison du rôle éminemment représentatif du peuple juif dans l’humanité, nous croyons pouvoir lui attribuer un rôle de pierre de touche, et nous pensons qu’on peut juger de l’humanité d’un homme et du christianisme d’un chrétien par leur attitude à l’égard des Juifs[55] ».

Louis Bouyer, dans un texte paru en 1950 et intitulé « La tradition juive et le christianisme », écrivait que les juifs « sont peut-être les seuls à garder certains traits de lumière dont nous avons le plus besoin pour comprendre la lumière même de la Gloire céleste que nous avons reçue dans la Parole de Vérité[56] ».

Dans un article intitulé « Les Juifs sont-ils maudits ? », paru dans le numéro 4 des Cahiers Sioniens (juillet 1948), le père Démann nia l’idée selon laquelle le peuple juif aurait été maudit par Dieu pour avoir rejeté le Christ :

L’interprétation théologique véritable de l’histoire juive et la seule inspiration d’une attitude vraiment chrétienne envers les Juifs ne peuvent pas être basées sur l’invention blasphématoire d’une malédiction divine, mais uniquement sur une bénédiction divine, qu’aucune infidélité humaine ne peut anéantir, une bénédiction dont le bénéfice, nous dit saint Paul, est désormais étendu à tous les hommes, mais qui ne sera jamais retiré d’Israël : l’Élection[57].

Dans une étude parue en 1951, intitulée « Le premier évangile est-il antijuif [58] ? », le père Démann affirma que, dans l’interprétation des Écritures, il fallait tenir compte du contexte et des conditions dans lesquelles elles avaient été écrites :

Ce qui serait étonnant, c’est qu’il n’y ait aucune trace dans nos Évangiles du conflit avec le Judaïsme, des résistances rencontrées, des persécutions subies. Les auteurs inspirés décrivant la mission de Jésus à la lumière du fait accompli, c’est-à-dire de « l’incrédulité judaìque [sic] », soulignent et accusent inévitablement les traits qui annoncent ou expliquent cet endurcissement de la masse du peuple juif, son refus à la prédication de l’évangile[59].

Il terminait son article en appelant à une réinterprétation de l’Évangile de saint Matthieu :

L’attention une fois attirée sur le point de vue ici adopté, il serait facile de débarrasser certains textes du premier évangile des interprétations routinières dont l’inspiration est étrangère à l’évangile lui-même, et de retrouver l’attitude véritable de l’évangéliste scribe. Le plus juif des quatre, et seul évangéliste des Juifs, par le fait même il est, plus que les autres, marqué par l’expérience de la rupture, confronté douloureusement avec la résistance des siens, violemment opposé aux castes dirigeantes responsables de la mort de Jésus et hostiles à la communauté naissante. Cette attitude est certes loin de celle de Luc, de sa courtoisie d’étranger, de son respect de prosélyte. Mais est-elle pour autant antijuive ? Ne confondons pas le texte de l’évangile avec certaines manières défectueuses de le lire, la Parole de Dieu avec des paroles d’hommes[60].

Dans le numéro de décembre 1951[61], Paul Démann s’en prit à la prière pour la conversion des juifs (« Père, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ») en usage dans la Congrégation. Selon lui, il y aurait « un contre-sens impardonnable à entendre la prière de Jésus comme faite spécialement pour le peuple juif dans sa totalité, en sous-entendant inévitablement que tout ce peuple a spécialement besoin de pardon pour un péché qui l’affecterait dans son ensemble, comme peuple, et ne pourrait être que la crucifixion de Jésus[62] ». Cette critique marque une évolution et une rupture dans la Congrégation Notre-Dame de Sion qui, par l’Archiconfrérie de Prières et comme cela fut mentionné, conseillait « aux fidèles de dire après l’élévation de la messe, chaque fois qu’ils y assistent, trois fois la prière de Notre Seigneur : Pater, dimitte illis, non enim sciunt quid faciunt[63] ».

En 1952, Paul Démann publia, dans un numéro spécial des Cahiers Sioniens, une étude sur La catéchèse chrétienne et le peuple de la Bible[64]. Son travail fut encouragé par le cardinal Saliège, qui préfaça l’ouvrage[65], mais aussi par d’autres, dont le cardinal Liénart[66] et Mgr Charue[67]. Dans ce volume, le père Démann s’est donné pour objectif

de repérer et d’étudier en profondeur les problèmes véritables que pose, par rapport à Israël, l’enseignement religieux catholique tel qu’il se donne de notre temps ; de relever les déficiences et de rechercher leurs causes pour pouvoir y porter remède, surtout sur les points où des déficiences particulièrement graves apparaîtraient ; mais autant, et plus encore, de discerner les courants et les efforts les plus heureux, pour y puiser des directives positives et pour favoriser ainsi une mise au point et un approfondissement plus généralisés de notre catéchèse en ce qui concerne Israël[68].

Dans sa conclusion, il présentait les trois fondements sur lesquels devait reposer, selon lui, la catéchèse chrétienne à propos du « peuple de la Bible » :

1° L’attitude chrétienne envers Israël doit avoir pour fondement une intelligence chrétienne d’Israël, c’est-à-dire une vision chrétienne du monde et de l’histoire dans laquelle Israël puisse prendre sa place, la place que la Révélation, — « l’Histoire sainte », — lui assigne.

Cela suppose une catéchèse qui respecte la dimension historique de la Révélation. Dans une catéchèse qui ne serait que le résidu de constructions théologiques abstraites, exposé suivant un ordre rationnel mais artificiel, il ne resterait aucune place pour la réalité essentiellement concrète et historique qu’est le peuple d’Israël. Or on ne peut nier que depuis le Moyen Âge et la Contre-Réforme, notre catéchèse se trouvait constamment exposée à de tels appauvrissements. Nous tenons là, sans aucun doute, une des causes majeures du fait qu’Israël soit resté, à l’époque moderne, si longtemps en dehors des préoccupations des chrétiens et de leur vision du monde. […]

2° Pour poser sur Israël un regard chrétien, il faut avoir compris la relation essentielle entre Israël et l’Église. Or cela suppose une intelligence précise du drame de la séparation entre l’Église et Israël, du drame de l’Histoire évangélique.

Une catéchèse dans laquelle le Nouveau Testament ne serait qu’utilisé, d’une manière fragmentaire, pour illustrer des « vérités éternelles », ou dans laquelle l’Évangile serait traité d’une manière trop anecdotique, comme une histoire particulière et contingente, ne saurait évidemment pas donner cette intelligence du drame du Peuple de Dieu. […]

3° Israël ne peut enfin trouver sa place normale que dans la vision chrétienne authentique qui est essentiellement eschatologique, tendue vers le triomphe de Dieu, l’achèvement de l’oeuvre du Christ, la plénitude de son Église. Cette perspective est celle de l’espérance, d’une espérance qui se traduira dans la prière et dans une attitude et un effort accordés aux exigences de son objet, le Rassemblement complet du Peuple de Dieu. Dans une telle perspective d’espérance, la réintégration d’Israël, la réunion des deux parties séparées du peuple de Dieu, pourra prendre, et prendra nécessairement, sa place. L’opposition Église-Israël, chrétien-juif, cesse alors d’être un antagonisme irrémédiable, pour être éprouvée comme un échec dû au péché, une rupture d’unité, anormale et inacceptable, douloureuse mais provisoire, qu’on considère dans la lumière de l’espérance et dans la conscience humble et lucide de ses propres responsabilités[69].

Dans cet article, le père Démann rejetait la catéchèse traditionnelle et il en appelait à un renouveau catéchétique en général. Selon lui, « le problème de notre catéchèse concernant le Peuple de la Bible rejoint le problème de la catéchèse tout court[70] ».

La même année, dans un article intitulé « Israël et l’Unité de l’Église[71] », le père Démann rejeta explicitement la « théologie de la substitution ». Évoquant la littérature catéchétique, il déplora « l’habitude fâcheuse de placer comme une rupture complète entre Israël et l’Église et d’imaginer une succession, une substitution pure et simple entre deux peuples de Dieu, un ancien et un nouveau[72] ». Selon lui, ce n’était « que l’expression vulgarisée d’idées et de formules inexactes qui restent encore monnaie courante même dans des ouvrages exégétiques et théologiques, et qu’il appartiendra aux progrès de l’exégèse et de la théologie d’éliminer[73] ». Il ajoutait : « On comprend sans peine que là où règnent de telles conceptions, Israël et l’Église restant étrangers l’un à l’autre, la question d’une relation entre Israël et l’Unité de l’Église ne vienne même pas à l’esprit[74]. »

Dans cet article, il écrivait également : « Tant que le rassemblement des Juifs et des Gentils dans l’Unité n’est pas accompli, “faisant des deux peuples un seul”, la Rédemption reste inachevée et l’Église brisée à la base[75]. » Selon lui, Israël appartenait à l’économie du salut : « Bien que n’acceptant pas le Christ, Israël appartient tout entier à l’économie dont le Christ est le centre et la clef. Sa foi et son espérance à lui et celles de l’Église ne sont pas autres, elles appartiennent seulement à deux stades différents de l’économie du salut, deux stades que sépare et relie en même temps l’avènement du Christ[76]. » Ultimement, le père Démann estimait qu’il fallait considérer la question juive dans la même perspective que celle de l’unité chrétienne :

Le lien intime et l’analogie étroite que nous constatons entre le problème d’Israël et le problème de l’Unité chrétienne permettront à nos efforts de rapprochement vis-à-vis d’Israël de bénéficier des progrès si manifestes et si prometteurs qui se dessinent aujourd’hui, de plus en plus nettement, dans le domaine de l’Unité chrétienne. De part et d’autre, en effet, nous nous trouvons devant le même besoin d’approfondissement et d’élargissement catholique, de ressourcement et de réenracinement dans l’Histoire sainte ; devant la même exigence de vérité et de charité, mais ici encore plus nécessaire et plus impérieuse, celle de poser sur le visage de notre frère, et notamment de ce frère aîné séparé de nous, un regard pur, humble et fraternel, purifié des déformations du mépris et de la haine et ouvert sur ses propres responsabilités dans le déchirement persistant du peuple de Dieu. Il s’agit là du même esprit que celui qui, depuis quelques dizaines d’années, commence à renverser un mouvement séculaire d’éloignement croissant entre chrétiens séparés[77].

Il faut souligner ici que le père Démann se permettait des libertés avec l’histoire et la réalité des faits. Ainsi, par exemple, dans ce même article, évoquant les juifs qui n’ont pas suivi le Christ, il écrivait : « Les autres, restés à l’écart de l’Église, poursuivront simplement leur chemin, gardant inchangée et perpétuant à travers les siècles l’identité historique palpable du peuple de l’Alliance du Sinaï et conservant fidèlement son ancien patrimoine[78]. » Cette affirmation est subjective et historiquement contestable ou du moins discutable. Le père Démann ne tient pas compte de la complexité de l’évolution du judaïsme après la destruction du deuxième temple (développement du judaïsme rabbinique, sans temple ni sacrifice), après la seconde guerre judéo-romaine (révolte de Bar Kokhba, 132-135) et l’écriture du Talmud.

En 1954, à l’occasion du huitième anniversaire de la revue, Paul Démann présenta l’orientation des Cahiers Sioniens telle qu’elle s’est progressivement précisée et le but poursuivi par la revue :

L’objectif direct qui détermine cette orientation est de créer, du côté catholique, les conditions d’une compréhension réelle, d’un rapprochement profond, d’un dialogue fécond entre Chrétiens et Juifs, entre l’Église et Israël, et d’éliminer les obstacles qui s’y opposent. Cet objectif se ramène au problème de l’attitude chrétienne envers le Judaïsme, entendue dans son sens le plus large : attitude de foi et de pensée, attitude dans la vie et dans l’action. Cette attitude, surtout en tant qu’elle est spécifiquement chrétienne, s’inspire, à son tour, d’une part de l’intelligence qu’on a — ou qu’on n’a pas — de la destinée du peuple juif et de ses rapports avec l’Église, et d’autre part de la connaissance qu’on a — ou qu’on n’a pas — du Judaïsme, de son histoire, de ses traditions, de ses valeurs religieuses, de sa situation dans le monde[79].

Ce paragraphe montre bien qu’à cette époque l’objectif des pères de Notre-Dame de Sion était davantage de mettre en place les conditions d’une compréhension, d’un rapprochement et d’un dialogue avec les juifs que d’essayer de les convertir au christianisme. Il semble que les religieuses de la Congrégation aient évolué de la même manière que la branche masculine. Il faudrait faire un travail très poussé dans les archives pour mesurer les choses de façon précise, mais il faut noter — et c’est significatif — qu’en 1957 les prières de règle pour la conversion des juifs furent supprimées chez les religieuses[80].

Après la Deuxième Guerre mondiale, il y a donc une évolution évidente et très claire de la Congrégation Notre-Dame de Sion. La doctrine de l’Église sur les juifs et le judaïsme fut relativisée par elle, puis progressivement remise en cause et remplacée par une nouvelle conception influencée, entre autres, par le mouvement oecuménique. Les prises de position de certains membres de la Congrégation, comme celles du père Démann, vont plus loin que la déclaration conciliaire Nostra Aetate promulguée le 28 octobre 1965.

Conclusion

Jusqu’à la fin du pontificat de Pie XII, mort le 9 octobre 1958, le pape et la Curie romaine restèrent imperméables au changement de regard sur le judaïsme prôné par un nombre croissant de théologiens et de catholiques. À partir du pontificat de Jean XXIII, élu le 28 octobre 1958, les choses changèrent et des propositions comme celles de l’Opus Sacerdotale Amici Israel, qui avaient été condamnées en 1928 par le Saint-Office comme s’éloignant de la doctrine de l’Église[81], furent graduellement admises et officiellement enseignées par la hiérarchie ecclésiastique. L’événement à l’origine de cette mutation doctrinale profonde, qui va en même temps lui fournir son fondement théologique, est le concile Vatican II. En effet, le numéro 4 de la déclaration Nostra Aetate, promulguée en 1965, traite des relations de l’Église avec le judaïsme dans une perspective qui se rapproche de celle qui a pris naissance et qui s’est développée dans les milieux philosémites chrétiens après la Deuxième Guerre mondiale, parmi lesquels se trouve la Congrégation Notre-Dame de Sion.

Au niveau de cette Congrégation, il est intéressant de relever une conséquence immédiate et très révélatrice du Concile sur l’Archiconfrérie de Prières pour Israël. Dans une circulaire du 21 mars 1964 — donc avant la promulgation de Nostra Aetate — mère Marie-Laurice écrivait :

Le développement du Mouvement oecuménique dans l’Église et les orientations du Concile nous amènent à réviser nos attitudes apostoliques, en particulier celle qui est propre à Sion. […] L’Église prend une nouvelle conscience des valeurs religieuses qui existent chez tous nos frères croyants, non-catholiques et même non-chrétiens. [Par] conséquent, nous n’aurons plus de prières pour la ‘conversion’ des Juifs. […] Ceci exige la SUPPRESSION TOTALE des feuillets, brochures, tracts, dépliants, etc… concernant l’A.P.I. […] Les documents sur la vie de nos Pères et de nos premières mères, […] seront désormais considérés comme archives privées, à l’usage strict des Soeurs, ainsi que le Directoire[82].

Quelques mois plus tard, le 2 février 1966, mère Dominique écrivit dans une circulaire :

C’est la lumière du Concile qui oriente maintenant notre prière et la prière de tous ceux qui demandent la réconciliation des juifs et des chrétiens et l’accomplissement des promesses concernant Israël. […] Cette année nous ne chercherons pas à recueillir d’une manière organisée de nouvelles adhésions. […] De même quand une messe mensuelle pour l’A.P.I. est instituée dans des paroisses, ou quand des communautés religieuses ou des laïcs prient pour Israël, nous avons à aider, surtout par des informations, à ce que les mentalités évoluent dans un sens oecuménique et que l’expression de la prière soit en accord avec l’attitude exprimée par l’Église dans sa Déclaration[83].

Ce qu’il faut considérer ici, c’est que Notre-Dame de Sion, dont la lente évolution a été analysée dans les pages précédentes, va immédiatement s’appuyer sur Nostra Aetate pour mettre fin à son apostolat en faveur des juifs. Pour la Congrégation fondée par Théodore Ratisbonne en vue de la conversion des juifs, il s’agit désormais de dialoguer avec eux et non plus de les amener à devenir catholiques. Or, cette finalité ne fut pas propre à la Congrégation Notre-Dame de Sion ; après le Concile, elle devint progressivement l’orientation officielle du Vatican. Durant une vingtaine d’années, la question du « dialogue » fut au centre des rapports du Saint-Siège avec les juifs. Plus tard, sans le délaisser ni l’abandonner, bien au contraire, le Vatican voulut le dépasser. Pour cela, il appela à la collaboration, avant d’entrer, toujours dans le but de resserrer ses liens avec les israélites, dans un processus de repentance.