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L’illisibilité est la condition de possibilité de la lecture, la « vérité de la lecture », puisque, si une chose était entièrement lisible, en toute transparence, nous perdrions presque aussitôt tout intérêt pour elle[1].

Qo 8,10 est un texte « obscur et incertain[2] », voire « à peu près désespéré[3] » ; de tout le livre, ce verset est l’un des plus difficiles[4]. Il est également l’un des plus corrompus[5]. Bref, « les interprétations de ce verset ont un point en commun : l’incertitude[6] ». C’est pourquoi certains exégètes évitent de le traduire et de le commenter[7]. D’autres ne le traduisent qu’en partie, estimant que le texte est trop corrompu. Par exemple, c’est l’avis de Podechard qui rend le v. 10a comme suit : « et alors j’ai vu des méchants […], mais ceux qui avaient bien agi s’en allaient loin du lieu saint[8] ». Certains ne rendent le v. 10 qu’en partie, mais sans indiquer dans leur commentaire qu’ils n’ont pas traduit la totalité des mots. C’est par exemple le cas de Kaiser, qui omet de rendre les expressions wb’w et b‘yr ’šr kn ‘św : « Alors j’ai vu des malfaiteurs qui ont été enterrés, tandis que d’autres sont venus du sanctuaire et ont été oubliés. Cela aussi est souffle de vent[9] ». Pour sa part, Stefani omet de rendre l’expression ’šr kn ‘św et traduit le verset comme si le mot « ville » était sujet du verbe « oublier » : « Alors j’ai vu les méchants ensevelis avec honneur, tandis que la ville a oublié ceux qui fréquentaient le lieu saint, c’est même un souffle qui échoue[10]. » Quant à Wahl, il omet de traduire le verbe hlk et la préposition mn devant le mot mqwm, lequel est rendu par un pluriel : « J’ai même vu des méchants enterrés et emportés dans des endroits saints car on avait oublié dans la ville ce qu’ils avaient commis[11] ». D’aucuns omettent de traduire le v. 10 et se contentent d’un bref et vague commentaire. Deux exemples suffiront à illustrer mon propos : Reinert déclare simplement que le v. 10a développe la thèse du v. 9, tandis que le v. 10b présente le verdict, à savoir que cela aussi est vain[12] ; de manière tout aussi laconique, Brown et Kaiser affirment que Qo dénonce l’enterrement pompeux ou honorable des méchants[13].

En somme, si l’on veut bien comprendre la signification de ce passage énigmatique, il faut pouvoir répondre à des questions d’ordre textuel, grammatical, syntaxique et référentiel. Par exemple, faut-il corriger le texte massorétique du v. 10 ? Faut-il lire le verbe qbr ou qrb ? Faut-il lire le verbe šbḥ ou škḥ ? Comment doit-on traduire et comprendre ces verbes ? Quel sens doit-on donner aux verbes bw’ et hlk ? Quels sont les sujets des verbes bw’, hlk et šbḥ ou škḥ ? Les méchants sont-ils le seul sujet de ces verbes ? Dans ce cas, doit-on voir dans les trois emplois du w de simples conjonctions de coordination ? Ou faut-il donner à l’un d’entre eux un sens concessif ? Faut-il plutôt voir dans le v. 10 une antithèse entre des méchants et des justes ? Si c’est le cas, où commence l’antithèse et où doit-on donner au w un sens adversatif ? Est-ce au w devant le verbe bw’, au w devant mmqwm ou au w devant le verbe šbḥ ou škḥ ? Qui sont les méchants ? Qui sont ceux qui les ont ensevelis ? Quel sens doit-on donner à l’expression mqwm qdwš ? Comment doit-on comprendre l’expression ’šr kn ‘św ?

Pour répondre à ces questions et cerner la signification de ce verset 10, j’exposerai les résultats de mon enquête en cinq parties de longueur inégale. Je proposerai d’abord diverses traductions possibles de ce verset à partir du texte massorétique[14]. Ces traductions seront suivies de quelques notes de critique textuelle, d’une présentation des anciennes versions[15], et d’un état de la recherche en ce qui concerne les corrections proposées par les exégètes. Comme le v. 10 ne peut être compris hors de son contexte immédiat, je confronterai par la suite les résultats de l’approche diachronique à une critique structurelle. Je terminerai mon enquête par une critique littéraire du v. 10, c’est-à-dire une analyse philologique, syntaxique et sémantique de chacun de ces mots. Le recours à ces différentes méthodes me permettra de valider et d’infirmer certaines interprétations existantes, mais aussi d’en proposer de nouvelles, qui sont tantôt complémentaires, tantôt en contradiction avec celles déjà défendues par mes prédécesseurs.

I. Traduction

Et alors j’ai vu des méchants ensevelis et / mais ils venaient et du lieu du saint ils allaient et / mais ils ont été oubliés / ils ont été loués / ils se sont vantés dans la ville ceux qui / parce qu’ils / qu’ils avaient agi ainsi / avaient agi correctement. Ceci aussi : absurdité.

II. Critique textuelle

La transmission du texte hébraïque comprend deux variantes qu’il convient d’examiner. Premièrement, l’adjectif qādôš est précédé de l’état construit ûmimmeqôm, littéralement « et du lieu du saint », tandis que de nombreux manuscrits ont la leçon ûmimmāqôm qādôš, « et du lieu saint ». Certains exégètes estiment que l’emploi du mot māqôm à l’état absolu est plus conforme aux règles de la grammaire[16] et retiennent donc cette leçon[17]. Schoors est d’avis que cette variante est confirmée par le texte dit de la Septante qui a ek topou hagiou[18]. Toutefois, il ignore que le texte édité par Rahlfs et Hanhart est un texte corrigé. En effet, pour rendre le texte grec conforme au texte massorétique, ils éditent, d’après le latin, ek topou hagiou, « du lieu saint », alors que le mot topou est absent de la leçon des trois grands codices (A, B et S) qui ont simplement ek tou hagiou, littéralement « du saint ». Par ailleurs, la variante du texte massorétique est confirmée par la Vulgate (loco sancto, « lieu saint ») et par le texte dit d’Aquila (ek topou hagiou). Toutefois, la traduction de Symmaque est différente : en topô hagiô, « dans un lieu saint ». Quant à la traduction de la Peshitta, elle correspond au texte massorétique puisqu’elle a le proclitique d devant le mot qwdš’ (’tr’ dqwdš’, littéralement « lieu du saint »). Dans la section portant sur la critique littéraire, j’aurai l’occasion d’examiner plus en profondeur les significations potentielles de ces différentes variantes.

Deuxièmement, au lieu du verbe yštkḥw, quelques manuscrits ont yštbḥw. Cette variante, qui provient du fait que le b et le k sont graphiquement très semblables, est également attestée dans plusieurs versions anciennes : la Septante (epēnethēsan, « ils ont été loués »), la Vulgate (laudabantur, « étaient loués »), Jérôme (laudati sunt, « étaient loués »)[19], Symmaque (epainoumenoi, « ont été loués »), Aquila et Théodotion (ekauchēsanto, « s’étaient vantés »). C’est pourquoi de nombreux exégètes adoptent cette variante, mais sans pour autant, comme on le verra, donner à ce verbe le même sens[20]. Par ailleurs, le texte massorétique a l’appui de la Peshitta (w’tṭ‘yw, « et ils ont été oubliés ») et du Targum (w’ytnšy’w, « et ils seront oubliés »)[21]. Le Talmud de Babylone confirme aussi le texte massorétique, car on y propose un « ne lis pas » qui autorise une nouvelle interprétation :

À l’école de R. Ismaël, voici ce qui était enseigné. Qui est comme toi parmi les dieux (’ēlîm) ? Qui est comme toi parmi les muets (’illemîm). Titus a ensuite pris le rideau et l’a façonné comme un panier et a amené tous les récipients du Sanctuaire (mqdš) et les a mis dedans, puis les a embarqués pour aller se vanter (lhštbḥ) dans sa ville, comme il est dit : […] (Qo 8,10). Ne lis pas « enterrés » (’al tiqqerê kebûrîm) mais « recueillis » (’ellā’ kebûṣîm) ; ne lis pas « et ils ont été oubliés » (’al tiqqerê weyišetakeḥû) mais « et ils se sont vantés » (’ellā weyišetabeḥû) (Gittin 56b)[22].

En somme, sachant que la confusion entre le b et le k est fréquente dans la transmission du texte de Qo (cf. 4,17 ; 5,16 ; 6,12 ; 8,4.13.16 ; 9,2[2x].10 ; 11,5) et que les deux leçons ont de bons témoins en leur faveur, j’estime pour l’instant que ces deux verbes mériteront d’être examinés au moment de la critique littéraire.

À l’exception du verdict final (gm zh hbl), ce verset 10 a été rendu de diverses façons dans les anciennes versions et d’aucuns croient que certaines d’entre elles supposent un texte hébraïque différent. C’est ce qu’il convient à présent d’examiner.

Le texte grec dit de la Septante, dans l’édition de Rahlfs et Hanhart, se lit comme suit : kai tote eidon asebeis eis taphous eisachthentas, kai ek topou hagiou eporeuthēsan kai epēnethēsan en tē polei, hoti outôs epoiēsan, « et alors j’ai vu des impies conduits aux sépultures et hors du lieu saint ils étaient partis et ils ont été loués dans la ville parce qu’ils ont fait ainsi ». Toutefois, outre l’ajout du mot topou déjà signalé ci-dessus, le texte édité par Rahlfs et Hanhart suppose que le verbe eporeuthēsan, « ils étaient partis », fait l’objet d’une seconde proposition. Pourtant, dans les trois grands codices (A, B et S), ce verbe est précédé de la conjonction kai et est relié au stique suivant ; par conséquent, l’expression « et hors du saint » est rattachée au premier stique : « et alors j’ai vu des impies conduits aux sépultures et hors du saint, et ils étaient partis et ils ont été loués dans la ville ».

En résumé, le texte de la Septante n’est guère plus limpide que le texte hébraïque et il ne lui correspond qu’en partie. Par ailleurs, à la lumière du texte grec qui a eis taphous eisachthentas, certains exégètes corrigent le texte hébraïque et lisent qebārîm mûbā’îm[23], qeburāh mûbā’îm[24], qbr mûbā’îm[25] ou qbr[ym] bā’îm[26], au sens de « conduits au tombeau[27] », au lieu de qbrym wb’w. À mon avis, aucune de ces corrections ne s’impose. Premièrement, il est loin d’être certain que le verbe eisachthentas de la Septante, un participe aoriste passif, suppose la lecture mûbā’îm, car le verbe eisagô à la forme passive peut aussi traduire le verbe bw’ à une forme active (cf. 3 R 7,14 où le verbe bw’, au qal inaccompli, traduit le verbe eisagô à l’aoriste premier passif), tandis que le verbe bw’ à la forme hophal peut aussi être rendu par le verbe eisagô au futur actif (cf. Ex 27,7). En outre, le verbe bw’ à la forme hophal est également rendu par d’autres verbes à des formes actives (cf., par exemple, Gn 33,1 où il est rendu par le verbe pherô, « porter », à l’aoriste premier actif, ou encore Ez 40,4 où il est rendu par le verbe eiserchomai, « entrer dans », au parfait de l’indicatif actif).

Les versions d’Aquila et de Symmaque ne confirment aucunement les corrections hypothétiques présentées au paragraphe précédent : kai ēlthon ek topou hagiou kai eporeuthēsan kai ekauchēsanto en tē polei, « et ils étaient venus du lieu saint et ils étaient partis et s’étaient vantés dans la ville » (Aquila) ; kai opote periēsan en topô hagiô anestrephon epainoumenoi en tē polei ôs dikaia praxantes, « et quand ils allaient çà et là dans le lieu saint ils revenaient et ils ont été loués dans la ville comme s’ils avaient accompli la justice » (Symmaque).

Pour sa part, l’auteur de la Peshitta suit plutôt fidèlement le texte hébraïque ; c’est pourquoi son sens est tout aussi incertain : whydyn ḥzyt ršy‘’ dqbyryn w’tyn wmn ’tr’ dqwdš’ ’zlw w’tṭ‘yw bmdynt’ dhkn’ ‘bdw, littéralement « et alors j’ai vu des méchants ensevelis et ils sont venus et hors du lieu du saint ils vont et ils ont été oubliés dans la ville qu’ainsi ils avaient fait ».

Quant à l’auteur de la Vulgate, s’il réussit à présenter une lecture compréhensible, c’est parce qu’il présente une traduction nettement plus libre : Vidi impios sepultos qui etiam cum adviverent in loco sancto erant et laudabantur in civitate quasi iustorum operum, « j’ai vu des impies ensevelis, qui, lors même qu’ils vivaient, étaient dans le lieu saint et étaient loués dans la cité, comme si leurs oeuvres avaient été justes ». Par ailleurs, Jérôme, dans la traduction de son commentaire, suit de plus près le texte hébraïque, même s’il suppose également la lecture du verbe yštbḥw : Et tunc vidi impios sepultos et venerunt, et de loco sancto egressi sunt, et laudati sunt in civitate, quia sic fecerunt[28], « et alors j’ai vu des impies avoir un tombeau, et ils allaient et du lieu saint ils sortaient et ils étaient loués dans la cité, parce qu’ils avaient ainsi agi ».

De nombreux exégètes sont d’avis que le v. 10 ne peut être compréhensible que s’il est corrigé. Par exemple, Garuti émet l’hypothèse que le verbe qbr pourrait être vocalisé comme un participe qal (berîm ; cf. 2 R 13,21) : « […] j’ai vu des méchants qui ensevelissaient : et ils venaient, etc. ». Selon Garuti, cette correction permet de garder l’unité du sujet aux actions observées : « […] les hommes qui viennent et s’en vont du lieu saint pourraient alors être des prêtres (cf. Lv 21,11-12 […]) ou des fidèles qui ont souillé les parvis du temple, ayant franchi ses portes en état d’impureté ». Il ajoute que ce sens peut être maintenu en gardant la vocalisation traditionnelle et en changeant de sujet[29]. Cette interprétation est irrecevable, car aucune version ancienne ne fait des méchants ceux qui ensevelissent.

Par ailleurs, de nombreux exégètes supposent qu’il y a une métathèse et lisent qebîm au lieu de qeburîm, estimant que ce verbe a un sens cultuel en lien avec le lieu saint (cf. notamment le verbe qrb en Qo 4,17, mais aussi en Nb 1,51 ; 3,10 ; 18,7 ; 1 S 14,36 ; Ez 40,46 ; 44,15 ; 45,4 ; etc.) ; certains d’entre eux lisent aussi wb’ym mqwm au lieu de wb’w wmmqwm[30]. Que doit-on penser de cette correction ? Il est vrai que les scribes pouvaient faire une métathèse. Toutefois, ces interprétations me semblent invraisemblables, car la lecture qrbym n’a aucun appui textuel, ni dans les manuscrits hébreux, ni dans les anciennes versions.

Dans la BHQ, Goldman propose également de lire qrbym au lieu de qbrym ; en outre, il suppose, avec maintes explications et beaucoup d’imagination, deux corrections supplémentaires. En résumé, au lieu de lire qbrym wb’w wmmqwm, il lit qrbym yb’w wbmqdš et propose la traduction suivante : « et j’ai vu des méchants s’approcher (de Dieu) ; ils viennent et marchent dans le sanctuaire et par la suite ils se vantent d’agir ainsi ». À mon avis, aucune des corrections proposées par Goldman n’est recevable[31]. En outre, Goldman omet de traduire l’expression b‘yr, « dans la ville ».

Pour sa part, Reines ne corrige que l’expression wb’w. Estimant que ce verbe a pour sujet les méchants, il propose de lire wb’ym mqwm qdwš et comprend le v. 10 comme suit : les méchants sont ensevelis et vont se reposer dans la tombe (cf. Is 57,2 ; Gn 15,15). Quant au verbe yhlkw qui suit, il suppose qu’il a pour sujet les méchants et qu’il fait référence à leur départ, c’est-à-dire à leur mort (cf. Qo 1,4 ; 9,10). Ainsi, les sépultures des méchants sont vénérées après leur mort, tandis que leurs actes mauvais sont rapidement oubliés[32].

À l’instar de Reines, Rose ne corrige que l’expression wb’w, mais son interprétation du v. 10 est différente. Étant d’avis que ce verset a la forme d’un parallélisme antithétique, il affirme que le parallélisme entre les verbes qbrym et bw’ exige que ce dernier verbe soit lu comme une forme participiale (wb’ym), la terminaison en ym se trouvant maintenant par erreur liée au mot suivant : wm-mqwm. Cette correction lui permet d’affirmer que le v. 10 oppose le sort des méchants, qui sont portés au tombeau (qbr) et entrent ainsi (bw’) au lieu de sainteté (le tombeau), aux justes qui s’en vont (hlk) et qui sont vite oubliés (škḥ) dans la ville (‘yr)[33].

Ces deux lectures posent de sérieux problèmes. Premièrement, la lecture wb’wym, qui correspond à un participe qal passif, n’est jamais attestée dans la Bible. Deuxièmement, ces lectures supposent que l’expression mqwm qdwš désigne le tombeau. Or, j’aurai l’occasion de montrer que cette interprétation est plutôt problématique.

L’hypothèse de Pinker est plus alambiquée, car il modifie deux mots et en vocalise un troisième autrement[34]. Premièrement, au lieu de lire qebūrîm, « ensevelis », il lit qebārîm, qu’il traduit par « fréquenter des tombes ». Deuxièmement, estimant que les verbe bw’ et hlk sont redondants, il transforme le premier verbe en lisant non plus bā’û, « ils sont venus », mais we’ôb, « nécromanciens ». Troisièmement, il déclare qu’il faut éliminer un m dans l’expression ûmimmeqôm, « et hors du lieu », et lire ûmeqôm, « et le lieu ». En somme, il suppose que le texte originel se lisait comme suit : « et aussi j’ai vu des méchants fréquenter des tombes (qebārîm), un nécromancien (we’ôb) et le lieu (ûmeqôm) d’un saint. Et ils ont été oubliés dans la ville dans laquelle ils ont fait ainsi (correctement ?). Cela aussi est absurde[35] ». Puis, il propose la paraphrase suivante : « et j’ai observé des personnes considérées comme méchantes fréquentant les cimetières, les nécromanciens et le lieu de saints hommes. Pourtant, ils n’ont pas été reconnus à l’endroit où ils ont fait ainsi. Cela aussi est absurde[36] ». Ainsi, selon Pinker, Qohélet fait référence à un cas de repentance sincère, bien qu’il ait été suggéré que les méchants fréquentent le lieu saint afin de se montrer et de tromper leur entourage. Or, à la surprise de Qo, dans la ville où la repentance s’est produite et a été observée, elle a également été complètement oubliée et c’est ce qui est absurde. Pinker précise aussi que le texte massorétique actuel est le résultat d’une modification effectuée par un commentateur pieux, lequel est aussi responsable de l’ajout des v. 11-13[37]. Bien entendu, cette interprétation pose de nombreux problèmes. Premièrement, la correction du verbe bw’, « venir », en ’ôb, « nécromancien », n’est attestée dans aucune ancienne version et suppose une inversion complète des lettres et non une simple métathèse. En outre, ce terme est rare dans la Bible, car il ne revient que seize fois, dont une seule fois dans un texte de sagesse, mais avec une autre signification (cf. Jb 32,19). Deuxièmement, cette traduction omet de rendre le verbe yhlkw, « ils vont ». Troisièmement, Pinker donne au mot qbrym un sens qu’il n’a jamais dans la Bible. En effet, le verbe qbr a simplement le sens d’ensevelir ou d’enterrer et non de fréquenter des tombes. Quatrièmement, l’identification du saint à un homme est d’autant plus invraisemblable que ce serait le seul cas dans la Bible où l’on ferait référence à un lieu propre à un saint. Enfin, juger que la consultation d’un nécromancien puisse être un signe de repentance me semble nettement problématique, puisque la pratique de la nécromancie était interdite (Lv 19,31 ; 1 S 28,3 ; Is 8,19 ; 19,3 ; etc.).

En ce qui concerne le verbe yehalēkû, il est inutile de le vocaliser comme un qal (yahalōkû, comme en Jb 41,11)[38] ou d’adopter la correction de la BHS qui propose de lire yehullālû, « ils sont loués ». Ce sont là des tentatives d’harmonisation qui n’ont aucune justification textuelle.

En définitive, seules deux variantes mériteront d’être analysées plus en profondeur lors de notre critique littéraire : la vocalisation du mot mqwm à l’état construit (ûmimmeqôm) ou à l’état absolu (ûmimmāqôm) et la lecture du verbe yštkḥw ou du verbe yštbḥw, deux verbes dont la traduction ne fait pas l’unanimité, comme on a déjà pu le constater.

III. Approche diachronique

Durant la première moitié du 20e siècle, il était commun de croire que le livre de Qo avait fait l’objet de divers ajouts provenant d’au moins deux rédacteurs, le premier étant identifié comme un sage et le second comme un pieux. Cependant, les exégètes qui défendaient cette hypothèse considéraient que Qo était bel et bien l’auteur de 8,10, tandis que les v. 11-13 étaient attribués au pieux[39]. Par la suite, surtout à partir des années 1960, ce genre d’hypothèse a eu moins de succès. Par contre, depuis les deux dernières décennies, quelques exégètes ont renoué avec ce genre d’approche diachronique, qui vise à reconstituer la genèse du livre de Qo. Or, étonnamment, ceux-ci n’attribuent plus le v. 10 à Qo. Par exemple, Köhlmoos, qui délimite la péricope entre les v. 9 et 15, estime que le v. 10 est un ajout ultérieur [à l’exception de gm zh hbl], étant donné que sa formulation est atypique[40]. Bien entendu, s’il fallait voir tous les passages dont la formulation est atypique comme des ajouts, c’est une bonne partie du livre de Qo qu’il faudrait considérer comme des ajouts. Or, c’est précisément la thèse que défend Köhlmoos, qui identifie une trentaine de versets comme des ajouts, et ce, sans compter les passages provenant de Z — Z pour « deuxième génération » (Zweite Generation) —, c’est-à-dire la voix qui perpétue le livre de Qo, celle de l’éditeur. Tout autre est l’interprétation de Fischer. Celui-ci est plutôt d’avis que Qo 8,10-15, comme le reste du chapitre 8 et maints autres textes, provient du rédacteur du premier épilogue (cf. Qo 12,9-11), qui aurait composé ce passage à partir de l’héritage du sage Qo, auteur de l’écrit fondamental (Qo 1,3-3,15). En outre, Fischer juge que l’expression wbkn, au début du v. 10, provient du rédacteur et aurait été ajoutée afin que le v. 9, qui était autrefois une réflexion indépendante sur la domination, serve de lien entre le v. 9 et le v. 10[41]. Cette thèse est hautement spéculative et invérifiable ; c’est pourquoi elle ne saurait expliquer le sens du v. 10 dans son contexte immédiat.

Pour sa part, Rose, qui postule trois étapes rédactionnelles dans le livre de Qo, reconstitue la genèse de Qo 8,1-15 comme suit : seuls les v. 9a.15 proviennent de Qo le sage ; les v. 9b-10.14aα2β-15 proviennent de la première relecture du disciple ; enfin, les v. 11-14aα ont été rédigés par le théologien-rédacteur, responsable de la seconde relecture[42]. Tout aussi débordante d’imagination, Brandscheidt, qui identifie quatre étapes rédactionnelles dans le livre de Qo, reconstitue la genèse de la péricope qui va du v. 9 au v. 17 comme suit : les versets 9.11.15aαβ.15aαβ.17aα (wr’yty ’t kl hm‘śh h’lhym) βb sont de la main du premier rédacteur ; les versets 10.12bαβ.13aαb.14a. 16a.17aα (sans wr’yty ’t kl hm‘śh h’lhym) proviennent du deuxième rédacteur ; enfin, les versets 12abγ.13aβ.14b.15aγ.16b font partie de la quatrième étape rédactionnelle du livre de Qo, laquelle est vaguement identifiée comme des suppléments qui ne sont pas forcément attribuables à un seul auteur[43].

Contrairement aux commentateurs précédemment cités, Coppens est d’avis qu’il n’y a qu’un seul auteur derrière le livre de Qo, mais il précise de façon gratuite que celui-ci a entrepris la rédaction de son livre en quatre étapes bien distinctes, qui correspondent à quatre moments de sa vie. Selon lui, Qo 8,9-15 appartient à la deuxième partie de l’écrit fondamental qui rapporte les constats du monarque[44] ! D’autres sont plutôt d’avis que Qo 8,1-12,7 correspond à l’oeuvre de vieillesse de Qo, lequel serait un membre de la famille des Tobiades[45].

Force est de constater que l’identification des ajouts et des strates rédactionnelles ou la reconstitution de la biographie de l’auteur se fait selon le genre de message que l’on veut bien voir dans ce texte.

L’interprétation de Perry est tout aussi inutilement compliquée, voire arbitraire, puisqu’il imagine que le livre est un dialogue entre, d’une part, Qo, le sage et le roi (8,8a.c.9.10ab[wbknyhlkw].10d[gm zh hbl].11-12a.14) et, d’autre part, son présentateur plus orthodoxe et tolérant (8,8b.d.10[wyštkw‘św].12b.13.15)[46]. Il suffit de comparer le livre de Qo à celui de Job pour se rendre à l’évidence que ce dernier n’a rien de commun avec un dialogue entre deux interlocuteurs.

En définitive, il est plus prudent d’interpréter le chapitre 8 tel qu’il se donne à lire maintenant, sans présupposer une histoire rédactionnelle quelconque ou un dialogue entre deux personnages fictifs.

IV. Critique structurelle

Les exégètes ne s’entendent pas sur la délimitation de la péricope. D’aucuns rattachent le v. 10 à ce qui précède : Qo 8,5-15[47] ; 8,8-9,3[48] ; 8,8d-14[49] ; 8,9-14[50] et 8,9- 15[51] ; 8,9-17[52]. Au contraire, d’autres jugent qu’une nouvelle unité commence par le v. 10 : Qo 8,10-13[53] ; 8,10-14[54] ; 8,10-15[55] ; 8,10-17[56]. En somme, ni le début ni la fin de cette unité ne font l’unanimité chez les commentateurs. Par contre, on notera que personne ne songe à clore l’unité avec le v. 10, puisque le v. 11 rappelle que c’est précisément l’absence de rétribution dénoncée au v. 10 qui incite les êtres humains à faire le mal.

Brandscheidt rattache le v. 10 au v. 9, car elle est d’avis que l’expression « ceux qui ont agi ainsi » (’šr kn ‘św), au v. 10c, fait référence à ceux qui ont le pouvoir et qui ont instauré un régime de violence (v. 9)[57]. Cette identification me semble abusive, d’autant plus que le verbe du v. 9 est au singulier (šlṭ), tandis que celui du v. 10c est au pluriel (‘św). Köhlmoos est d’avis que 8,9-15 traite du thème du juste et du méchant, comme en 3,16-22 et 7,15-22, et que les mots-clés sont r‘ ou r‘h (v. 9.11.12) et ṭwb (v. 12.13)[58]. À mon avis, ce découpage est discutable pour au moins deux raisons : premièrement, s’il est vrai que le mot r‘ ou r‘h apparaît plusieurs fois au chapitre 8 (r‘ : 8,3.5.9.11.12 ; r‘h : 8,6.11), le mot ṭwb, lui, n’apparaît qu’aux v. 12.13.15 ; deuxièmement, le thème du pouvoir (šlṭ) traité au v. 9 n’est pas celui du v. 10, ni celui des v. 11-15, mais c’est celui des v. 4 (šlṭwn) et 8 (šlyṭ et šlṭwn). Par conséquent, il me semble plus juste de rattacher le v. 9 à ce qui précède qu’à ce qui suit, même s’il est vrai que l’expression adverbiale wbkn, qui ouvre le v. 10, permet d’établir un lien avec ce qui précède et donc de comprendre le v. 9 comme un verset de transition[59].

L’emploi du verbe « voir » à la première personne (r’yty) au v. 10a et l’emploi répété du mot « méchant » en 8,10-14 (rāšā‘ au pluriel en 8,10.14[2x] et au singulier en 8,13), qui est absent de 8,1-9, sont deux autres indices qui m’incitent à croire qu’une nouvelle unité commence par le v. 10. Le v. 15 constitue assez clairement une conclusion, introduite par un verbe à la première personne suivi du pronom personnel (wšbḥty ’ny), dont le thème principal est le bonheur (cf. la formule ’yn ṭwb en 3,22, qui clôt également une unité). Quant aux v. 16-17, introduits par la formule k’šr ntty ’t lby, ils traitent d’un thème différent de celui des v. 10-15, soit celui des connaissances humaines qui sont limitées. Enfin, si l’on retient le verbe šbḥ, au v. 10c, il y a alors une inclusion entre les v. 10 et 15.

En ce qui concerne la finale du v. 10 (gm zh hbl), certains auteurs sont d’avis qu’elle se rattache au début du v. 11, notamment dans le but de montrer que les v. 10d-14 sont encadrés par l’emploi du mot hbl[60]. Cette interprétation est irrecevable, car l’expression gm zh hbl n’introduit jamais une phrase en Qo ; au contraire, elle conclut toujours une observation ou une affirmation (2,15.19.21.23.26 ; 4,4.8.16 ; 5,9 ; 6,9 ; 7,6 ; 8,10.14). Par ailleurs, la répétition de l’expression gm zh hbl ne nous invite-t-elle pas à lire le v. 10 à la lumière du v. 14, lequel vise à critiquer l’opposition, qui fait l’objet d’un savoir et non d’un voir (ky gm ywd‘ ’ny), entre deux destinées, celle de qui craint le Dieu et celle du méchant qui est sans crainte devant Dieu (8,12b-13) ? Autrement dit, comme le v. 14 est structuré sous la forme d’un chiasme antithétique entre justes-méchants / méchants-justes, ne peut-on pas également voir dans le v. 10 une opposition sous forme de chiasme entre, d’une part, le sujet (rš‘ym) suivi d’une déclaration (qbrym ou qbrym wb’w wmqwm qdwš yhlkw) et, d’autre part, une déclaration (wb’w wmqwm qdwš yhlkw wyštkḥw [wyštbḥw] b‘yr ou wyštkḥw [wyštbḥw] b‘yr) suivie du sujet (’šr kn ‘św) ? Seule une analyse méticuleuse du vocabulaire et de la construction parataxique du v. 10 nous permettra de répondre à cette question. Toutefois, on peut déjà deviner que ce parallélisme permet, lui aussi, d’éclairer l’un des sens possibles du v. 10. En somme, Qo 8,10-15 se présente sous la forme d’un parallélisme suivi d’une conclusion :

  • A Observation portant sur l’absence de rétribution, introduite par wbkn r’yty (8,10)

    • B Réflexion sur les conséquences négatives de l’absence de rétribution, introduite par ’šr qui a un sens causatif (8,11-12a)

    • B' Réflexion portant sur la rétribution selon la sagesse traditionnelle, introduite par ky gm yd‘ ’ny (8,12b-13)

  • A' Observation sur la rétribution, introduite par , un adverbe d’existence répété au v. 14b, qui est l’opposé des mots qui expriment la négation (l’ et ’yn) aux v. 12b-13 (8,14)

  • C Conclusion pratique : éloge de la jouissance

Bien entendu, cette critique structurelle est loin de résoudre toutes les difficultés que pose ce v. 10. C’est pourquoi elle doit être complétée par une critique littéraire.

V. Analyse philologique, syntaxique et sémantique

Le temps est venu de faire une analyse philologique, syntaxique et sémantique de ce v. 10. Par souci de clarté, j’analyserai d’abord les quatre premiers mots du v. 10. Puis, comme la signification des verbes bw’ et hlk dépend en partie du sens que l’on donne à l’expression mqwm qdwš, je chercherai d’abord à identifier le lieu désigné par cette expression. J’examinerai ensuite le sens des verbes bw’ et hlk, lequel dépend de la réponse que l’on donne à la question suivante : quels sont les sujets de ces deux verbes ? Enfin, je chercherai à cerner le sens du v. 10c, qui commence par un verbe dont la lecture varie selon les manuscrits (šbḥ ou škḥ), et se termine par le verdict qui encadre le livre.

1. wbkn

De nombreux exégètes omettent de traduire l’expression introductive wbkn, qui est composée de la conjonction w, de la préposition b et du mot kn[61]. D’autres la rendent de diverses manières : « et[62] », « en effet[63] », « et aussi[64] », « et cela[65] », « même[66] », etc. Certains donnent au w un sens adversatif : « mais ensuite[67] », « mais dans un tel cas[68] », etc. Cette construction adverbiale est propre à l’hébreu tardif, car elle n’apparaît dans la Bible qu’en Est 4,16 et Si 13,7c, où elle a un sens temporel et signifie « et alors », « et en de telles circonstances ». En Si 13,7c, l’expression wbkn est également suivie du verbe r’h : wbkn yr’k, « et alors il te regarde[69] ». En Qo 8,10 comme en Est 4,16, la Septante a traduit par kai tote, « et alors ». Par ailleurs, en Qo 2,15, tote traduit plutôt l’hébreu ’z, « alors ». La Peshitta suppose le même sens : whydyn, « et alors[70] ». Dans la version hébraïque de Sa‘adya Gaon, ainsi que dans les commentaires de Meṣûdat David et Meṣûdat Ṣion, l’expression wbkn est rendue par w’z, « et alors[71] ». En Est 4,16, comme en Si 13,7, l’expression adverbiale permet d’établir un lien entre ce qui précède et ce qui suit. Toutefois, une telle formule, qui assure une continuité avec ce qui précède, peut très bien introduire une nouvelle section, et ce, sans que l’on ne donne un sens adversatif au w. C’est d’ailleurs ce que confirme l’emploi du verbe r’yty, qui indique bien, du point de vue de la forme, que le v. 10a se présente comme une nouvelle observation.

2. r’yty

Le verbe r’h apparaît 47 fois en Qo, dont 22 fois à la première personne du singulier : « j’ai vu[72] ». Cet emploi fréquent de verbe r’h caractérise bien l’épistémologie de Qo et indique qu’il se distingue nettement des autres sages. Par exemple, en Pr, qui est plus de quatre fois plus long que Qo (914 versets pour Pr contre 222 pour Qo), le verbe « voir » n’apparaît que 13 fois (Pr 6,6 ; 7,7 ; 20,12 ; 2,3 ; 23,31.33 ; 24,18.32 ; 25,7 ; 26,12 ; 27,12.25 ; 29,16). En somme, contrairement aux autres sages qui accordent une importance à la tradition, Qo fonde davantage sa réflexion sur l’observation et l’expérimentation.

3. rš‘ym

La racine rš‘ est fréquente dans les textes de sagesse, puisqu’elle apparaît 87 fois en Pr et 40 en Jb. En Qo, la racine rš‘ apparaît douze fois : sept fois sous la forme de substantif ou d’adjectif concret (rāšā‘ : 3,17 ; 7,15 ; 8,10.13.14[2x] ; 9,2), quatre fois sous la forme de substantif abstrait (reša‘ : 3,16[2x] ; 7,25 ; 8,8) et une fois sous la forme verbale rāša‘ (7,17). Le mot peut donc être traduit différemment selon les contextes où il apparaît. En Qo 8,10, le mot rāšā‘ a été rendu de diverses façons par les exégètes. Certains lui donnent une connotation nettement religieuse et le traduisent par « impies[73] ». Telle est la traduction retenue dans la Septante pour tous les emplois de la racine rš‘ en Qo[74]. D’autres lui donnent plutôt une connotation éthique et le traduisent par « hommes qui avaient transgressé la loi[75] », « injustes[76] », « délinquants[77] », « criminels[78] », « iniques[79] », etc. En Qo, le rāšā‘ est opposé au juste (Qo 3,17 ; 7,15 ; 8,13-14 ; 9,2 ; cf. aussi 3,16 où c’est la justice qui est opposée à la méchanceté, et ce, dans un contexte judiciaire) et associé au stupide (Qo 7,17 ; cf. aussi 7,25 où la méchanceté est associée à la sottise). Par conséquent, il a essentiellement une connotation éthique et désigne la personne qui commet le mal en ne respectant pas les normes qui régulent les relations sociales. La connotation éthique du rāšā‘ est également mise en évidence par le fait que ce mot apparaît surtout dans un contexte où il est question de rétribution (Qo 3,16-17 ; 7,15.17 ; 8,10.13-14 ; 9,2). En Qo, le rāšā‘ désigne donc le méchant ou le malfaiteur. L’emploi du pluriel, qui n’apparaît en Qo qu’en 8,10.14[2x], indique que la situation décrite est fréquente, ce qui rend le scandale encore plus grand.

D’aucuns se sont aventurés à identifier avec plus de précision ces méchants du v. 10. Certaines identifications relèvent de l’actualisation typiquement targumique et midrashique : Sennachérib[80], les Chaldéens[81], Titus[82], des repentants[83]. D’autres identifications proviennent plutôt du contexte littéraire. Par exemple, Segal est d’avis que les méchants qui sont ensevelis peuvent être ceux qui possédaient le pouvoir (cf. 8,9)[84]. La critique structurelle n’autorise aucunement une telle interprétation. Enfin, certaines identifications proviennent de spéculations historiques. Par exemple, selon Kwon et Brütsch, le roi qui se comporte comme un tyran en 8,2-9, que Segal identifie aux méchants de 8,10, fait allusion à nul autre qu’Antiochos IV Épiphane[85]. Pour sa part, Sicher est d’avis que les méchants appartenaient à la famille des grands prêtres, à savoir les Tobiades et leurs associés, lesquels incarnaient la décadence morale de l’aristocratie qui opprime le peuple. Or, puisque pour Sicher l’auteur du livre de Qo est Hyrcan le Tobiade, ce passage témoigne de son dégoût pour son frère et ses disciples qui, à son avis, trahissaient la confiance placée en eux pour veiller au bien-être de la population[86]. Selon Lauha, l’événement historique auquel fait allusion 8,10 est tout autre : il s’agit d’envahisseurs impies qui se sont infiltrés (verbe qrb) dans le Temple, alors que son accès était interdit aux étrangers (cf. Lm 1,10 ; Ps 79,1 ; 2 M 5,15). Il reconnaît qu’aucune source historique de la période ptolémaïque ne fait état d’un tel incident ; toutefois, il estime que son interprétation est crédible puisqu’une telle situation était possible à tous égards[87]. Plus prudent, Strobel déclare qu’il est difficile d’identifier avec certitude l’événement, car le livre de Qo est rédigé au moment de la domination étrangère, soit celle des Prolémées ou des Séleucides[88]. À mon avis, peu importe la manière dont on traduit la suite de la phrase, on ne saurait voir dans ce v. 10 une référence à un événement précis de l’histoire. Il s’agit plutôt d’une anecdote, c’est-à-dire un récit, fictif ou non, dans lequel interviennent des personnages non identifiés, aux prises avec divers événements. L’anecdote racontée au v. 10 peut être qualifiée d’exemplaire, dans ce sens qu’elle permet d’illustrer une situation jugée absurde (hbl).

4. qbrym

La racine qbr n’apparaît ailleurs en Qo qu’en 6,3, sous la forme du substantif qebûrāh, « tombeau », un texte qui a suscité, lui aussi, de nombreuses interprétations. Quoi qu’il en soit de ce passage, c’était un devoir d’ensevelir les défunts, même ceux qui étaient coupables d’un crime capital (Dt 21,22-23). Suicidé (2 S 17,23), ennemi (Jos 8,29 ; 2 Ch 24,25) et méchant (Is 53,9[89]) étaient enterrés, d’où la réaction violente d’Amos, en 2,1, au fait que les os du roi d’Édom ont été brûlés et calcinés. L’absence de sépulture a toujours été perçue comme le pire opprobre que l’on puisse faire subir à des êtres humains et la conséquence d’une punition divine[90]. C’est pourquoi, pour bien contester la théorie de la rétribution morale, Job, en 21,30-33, rappelle à ses amis que le méchant (r‘) est enseveli (qbr). Ainsi, sachant qu’il n’y a aucune forme de rétribution après la mort (cf., par exemple, Qo 3,16-22 ; 9,1-12), ce que Qo dénonce en déclarant que les méchants ont été ensevelis, c’est l’absence de toute forme de justice divine, non seulement après la mort des méchants, mais aussi de leur vivant (cf. Si 11,28).

5. wmmqwm qdwš

L’identification de ce lieu ne fait pas l’unanimité et c’est sans doute pourquoi de nombreux exégètes ne commentent aucunement cette expression[91]. Pour sa part, Fredericks croit que Qo a intentionnellement utilisé un terme vague de façon à mieux souligner le caractère universel de son observation[92]. Déjà chez les anciens commentateurs juifs, plusieurs identifications se font concurrence. Par exemple, pour l’auteur du Targum, il s’agit du lieu saint (’tr qdyš) où résident les justes, c’est-à-dire le paradis, en opposition à la géhenne (ghynm) où sont destinés les pécheurs[93]. Bien entendu, il s’agit là d’une lecture pieuse qui vise un double objectif : oblitérer la conception de la mort de Qo et rendre compte des convictions rabbiniques en matière d’eschatologie. Isaïe de Trani l’ancien propose une interprétation eschatologique semblable, puisqu’il identifie le mqwm qdwš au monde à venir (‘wlm hb’) et au jardin d’Éden (gn ‘dn)[94]. Sa‘adya Gaon paraphrase plus qu’il ne traduit puisqu’il croit qu’il s’agit de « hautes positions » (mawāḍi‘ rafī‘at) que les méchants occupaient en ce monde et qu’ils ont dû quitter[95]. Les massorètes semblent supposer que le mot qdwš doit être compris comme une épithète pour dire Dieu : « lieu du Saint », c’est-à-dire probablement le Temple. Trois raisons m’incitent à refuser cette interprétation. Cette appellation pour désigner le Temple serait unique dans la Bible. À part l’expression « ton créateur », en 12,1, Qo n’emploie qu’un seul terme pour désigner Dieu : (h)’lhym. Enfin, l’emploi de ce terme pour désigner Dieu en Qo serait d’autant plus étonnant qu’il caractérise plutôt les livres prophétiques (cf. Is 10,17 ; 43,15 ; 49,7 ; Hb 1,12 ; 3,3 ; etc. ; et plus de trente attestations de l’épithète « Saint d’Israël » en Is) et qu’il est très rare dans les livres sapientiaux (cf. Jb 6,10 ; Si 4,14 Hb ; 23,9 G ; 43,10 G et Syr ; 47,8 et 48,20 G). Par ailleurs, il est également plausible que les massorètes aient compris le mot qādôš au sens de « sanctuaire », sens qu’il a peut-être déjà en Is 57,15 et au Ps 46,5. Cette interprétation est possiblement déjà celle du traité Gittin 56b qui, on l’a vu dans la section portant sur la critique textuelle, emploie le mot mqdš, sanctuaire, en lien avec Qo 8,10. Selon cette interprétation, l’expression « lieu du sanctuaire » désignerait la ville de Jérusalem. Cette interprétation peut être corroborée par le mot ‘yr, au v. 10c, qui est précédé de l’article défini, « dans la ville », c’est-à-dire la ville par excellence, Jérusalem[96]. En outre, il n’est pas interdit de penser que la traduction grecque, qui a ek tou hagiou, littéralement « du saint », confirme cette interprétation, puisque le mot hagios rend parfois le mot miqedāš, « sanctuaire » (cf. Lv 21,23 ; 26,31 ; Nb 3,38).

Deux autres interprétations du texte massorétique ont également été proposées. La première est celle de Pinker qui suppose qu’il s’agit du lieu d’un saint. J’ai toutefois montré, lors de la critique textuelle, que son interprétation est invraisemblable, car elle suppose un texte originel qui n’est attesté par aucun texte hébreu et aucune des versions anciennes. En outre, lorsque le mot qdwš désigne un saint terrestre, il n’est jamais employé seul (cf. 2 R 4,9 : ’yš ’lhym qdwš, « un saint homme de Dieu » ; Ps 106,16 : l’hrn qdwš yhwh, « envers Aaron le saint de Yhwh » ; Si 45,6 : qdwš ’t ’hrn, « un saint, Aaron »).

La deuxième interprétation est celle de Power qui, à l’instar de Desvoeux, émet l’hypothèse que Qo pense ici au bordel que fréquentaient (bw’ et hlk) les méchants[97]. Il est vrai que la Bible connaît des prostitués des deux sexes : des hommes (qdš : Dt 23,18) ; des femmes (qdšh qdšwt : Gn 38,21-22 ; Dt 23,18 ; Os 4,14) ; des hommes et des femmes, sans distinction de sexe (qdš / qdšym : 1 R 14,24 ; 15,12 ; 22,47 ; 2 R 23,7 ; Jb 36,14) ; il est également vrai qu’il y avait des maisons de prostitués sacrés (bty hqdšym) à l’intérieur de la maison de Yhwh (byt yhwh), c’est-à-dire le Temple (2 R 23,7). Toutefois, cette interprétation, qui suppose que le v. 10 concerne la morale sexuelle, est plutôt invraisemblable, et ce, pour au moins trois raisons. Premièrement, ce serait le seul cas dans la Bible où l’expression mqwm qdwš aurait ce sens. Deuxièmement, aucun texte ne confirme l’existence d’une maison de prostitués dans le Second Temple. Troisièmement, si Qo avait voulu dénoncer un mauvais comportement sexuel, il aurait repris soit l’expression bty hqdšym de 2 R 23,7, soit une expression plus explicite, comme byt zwnwt ou encore qwbh [šl zwnh], deux expressions qui désignent le bordel dans la littérature rabbinique[98].

De nombreux exégètes sont plutôt d’avis que l’expression mqwm qdwš désigne soit la place d’embaumement[99], soit le cimetière[100]. En faveur de la première interprétation, Whitley et Humbert évoquent la « place d’embaumement » (web.t, littéralement la « place pure ») mentionnée dans la littérature de sagesse égyptienne, notamment dans « Les avertissements d’Iouper[101] ». À cet argument comparatif, Whitley en ajoute un de type structurel : comprise ainsi, l’expression mqwm qdwš est en parallèle avec le mot « tombes » (qebārîm) et représente ainsi un enterrement décent. Le parallèle avec la sagesse égyptienne n’est guère concluant, d’une part, parce que les expressions ne sont pas identiques et, d’autre part, parce que la pratique de l’embaumement n’était pas judéenne. En effet, les seuls personnages bibliques qui ont été embaumés (ḥnṭ) sont Joseph et son père, et le rituel est opéré à la manière égyptienne (Gn 50,2-3.26). Quant au parallèle du point de vue structurel, il suppose une correction du texte massorétique, laquelle, on l’a vu, n’est aucunement nécessaire.

Les arguments avancés par les exégètes, qui estiment que l’expression mqwm qdwš désigne le cimetière, sont au nombre de cinq : 1) sachant que le cimetière est un lieu impur, on donne au mot qdwš, qui n’apparaît qu’ici en Qo, un sens euphémistique — autrement dit, le mot qdwš désigne ici son contraire ; 2) dans la Bible, le mot mqwm, « lieu », peut faire référence à la fois au Shéol, à la tombe et au cimetière (Qo 3,20 ; 6,6 ; Jb 16,18 ; Ez 39,11 ; Jr 7,32 ; 19,11 et Ps 44,20) ; 3) le mot mqwm désigne la sépulture ou le cimetière dans des textes phéniciens, araméens et grecs (Si 46,12 ; 49,10 ; Tb 3,6 ; cf. peut-être aussi Mc 16,6 et Ac 1,25) ; 4) dans la littérature gréco-chrétienne, l’expression ho hagios topos est fréquemment utilisée pour désigner les tombeaux des martyrs où les monastères y sont associés ; 5) dans la littérature latine, l’expression locus religiosus désigne également le cimetière.

Bien qu’intéressante, cette identification du mqwm qdwš au cimetière pose quelques problèmes. S’il est juste que le mot mqwm désigne parfois le Shéol, la tombe et le cimetière, rien n’indique que l’expression mqwm qdwš puisse avoir la même signification. En effet, cette expression n’est jamais utilisée dans ce sens, ni dans la Bible, ni dans les textes rabbiniques. Quant aux expressions équivalentes en grec et en latin, elles proviennent d’un autre milieu culturel et sont beaucoup trop tardives pour éclairer le sens de Qo 8,10. Enfin, contrairement à ce qu’affirme Garrett, rien ne permet de donner au verbe hlk le sens d’« assister » à un enterrement ou à des funérailles[102].

D’aucuns sont plutôt d’avis que l’expression mqwm qdwš fait référence à une synagogue[103]. Deux arguments sont avancés en faveur de cette interprétation : d’une part, l’absence d’article devant le mot mqwm et, d’autre part, l’emploi de l’expression araméenne ’tr’ qdyšh, « lieu saint », pour désigner les synagogues durant la période talmudique. Il est vrai que l’on a découvert de nombreuses inscriptions rédigées en araméen (’tr’ qdyšh, ’trh qdyšh), en grec (hagiô topô ou hieros pribolos, « enceinte sacrée ») et en latin (aedes sacra, religionis locus et sancta sinagoga), qui indiquent que la synagogue était considérée comme un « lieu saint[104] ». Toutefois, ces attestations sont toutes très tardives et ne peuvent être invoquées qu’avec prudence[105]. C’est sans doute pourquoi certains exégètes hésitent et identifient le mqwm qdwš soit à une synagogue, soit au Temple[106]. Par ailleurs, d’aucuns identifient simplement ce lieu saint au Temple de Jérusalem[107]. Bien entendu, ceux qui défendent cette interprétation identifient la ville (avec l’article) à Jérusalem. Les textes cités en faveur de cette interprétation varient d’un exégète à l’autre. On peut néanmoins mentionner les textes suivants où l’on a l’expression mqwm qd[w]š : Ex 29,31 ; Lv 6,9.19.20 ; 7,6 ; 10,13 ; 16,24 ; 24,9. Ces textes ne sont toutefois pas plus concluants que les précédents, car aucun d’eux ne désigne le Temple. En effet, dans ces textes, l’expression mqwm qd[w]š désigne simplement différentes zones saintes du sanctuaire : le lieu de la cuisson du sacrifice, en lien avec la tente de la rencontre et le sanctuaire (Ex 29,31), le lieu où l’on mange des offrandes ou des sacrifices, c’est-à-dire la cour de la tente de la rencontre (Lv 6,9.19 ; cf. aussi Lv 7,6 ; 10,13 ; 24,9, mais sans identification précise du lieu) ou les salles du nord et les salles du sud qui font face à la cour (Ez 42,13), le lieu où l’on lave les vêtements tachés de sang (Lv 6,20) et le lieu où l’on lave son corps (Lv 16,24). En outre, en Qo 4,17, le Temple est plutôt désigné par l’expression byt h’lhym, qui est bien attestée dans la Bible (cf. 2 S 12,20 ; Is 37,1 ; Esd 1,4 ; Dn 1,2 ; etc.). Ce n’est donc pas sans raison que certains exégètes hésitent et identifient ce mqwm qdwš à la ville sainte, Jérusalem, ou au Temple[108], voire à toute la zone du Temple[109].

6. wb’w […] yhlkw

La compréhension du v. 10 dépend en bonne partie de la réponse que l’on donne à la question suivante : les méchants sont-ils le sujet du seul premier verbe (qbr), des deux premiers verbes (qbr et bw’), des trois premiers verbes (qbr, bw’ et hlk) ou de tout le v. 10 ?

Si le verbe bw’ a pour sujet les méchants, la première question qui se pose est la suivante : faut-il comprendre ce verbe en lien avec le verbe qbr ou avec le verbe hlk ? Trois interprétations sont proposées par ceux qui rattachent le verbe bw’ au verbe qbr. La première est celle de Schneider, qui est d’avis que les méchants, qui méritaient d’être enterrés sans honneur, ont été ramenés à Jérusalem (verbe bw’) et ont été enterrés dans une tombe monumentale[110]. Cette interprétation est invraisemblable pour au moins deux raisons : d’une part, le verbe bw’ n’indique pas le lieu géographique de l’enterrement et il a encore moins le sens de ramener ; d’autre part, le verbe bw’ peut d’autant moins faire référence à la ville de Jérusalem que Schneider donne un sens adversatif au w qui précède l’expression mmqwm qdwš censée faire référence à la ville de Jérusalem[111].

Selon la deuxième interprétation, le w qui précède l’expression mmqwm a un sens adversatif et le verbe bw’ est une ellipse qui a le sens d’entrer dans le repos, d’aller se reposer ou de partir en paix[112]. Deux arguments sont généralement avancés pour justifier cette interprétation. Le verbe bw’ aurait ici le même sens qu’il a en Qo 1,5[113]. L’emploi du verbe bw’ au sens de « mourir » ou d’« aller se reposer » se trouve en Gn 15,15 et Is 57,2. Le premier argument n’est pas convaincant, car le verbe bw’, en Qo 1,5, a le soleil pour sujet et ce verbe est alors un terme technique pour désigner le coucher du soleil (Gn 15,12.17 ; 28,11 ; Ex 17,12 ; 22,25 ; Lv 22,7 ; Ps 104,19 ; etc.). En outre, en Qo 1,5, la description du trajet du soleil à l’aide du couple zrḥ-bw’ se rencontre dans plusieurs autres passages (Ps 50,1 ; 113,3 ; Is 59,19 ; Za 8,7 ; Ml 1,11). Le deuxième argument n’est guère plus concluant, car le verbe bw’ apparaît dans des formules très différentes de celle de Qo 8,10 : « et toi tu viendras (tbw’) vers tes pères en paix tu seras enseveli (qbr) dans une vieillesse heureuse » (Gn 15,15) ; « elle viendra (bw’) la paix et ils se reposeront sur leurs couches, ceux qui marchent droit » (Is 57,2). Il en va de même du texte de 1 R 13,22 : « ton cadavre n’entrera pas (l’ tbw’) dans la tombe de tes pères » (cf. aussi 2 Ch 28,27). Qui plus est, en Qo, lorsque les verbes bw’ et hlk apparaissent ensemble, comme c’est le cas en 8,10, c’est le verbe hlk qui a le sens de « mourir », tandis que le verbe bw’ a le sens de « naître » (Qo 1,4 ; 5,14-15 ; 6,4 ; 1,9-10). En effet, en Qo, le verbe hlk revient dix fois avec le sens de mourir (1,4 ; 3,20 ; 5,14[2x].15 ; 6,4.6 ; 8,10 ; 9,10 ; 12,5), sens que n’a jamais le verbe bw’.

La troisième interprétation est un complément à la deuxième. Certains précisent que le verbe bw’ en Qo 8,10 vise également à souligner une opposition sociale entre riches et pauvres : les malfaiteurs organisent de riches funérailles grâce à leur richesse acquise de leur vivant et sont enterrés dans de magnifiques tombes dans lesquelles on peut entrer (bw’) et sortir, des tombes de style hellénistique (cf. Jb 3,14 et 1 M 13,27-30)[114]. À mon avis, cette interprétation n’a pas de solide fondement textuel dans le v. 10. En effet, rien n’indique que les méchants sont enterrés dans de magnifiques mausolées ou de splendides sépultures, pas même le verbe bw’. En effet, les fouilles archéologiques en Israël montrent bien que maintes tombes étaient configurées de telle sorte que l’on devait y entrer pour ensevelir le défunt, et ce, sans que celles-ci ne soient nécessairement des tombes magnifiques destinées aux riches[115].

En résumé, aucune de ces trois interprétations, qui supposent que le verbe bw’ doit se comprendre en lien avec le verbe qbr, n’est défendable. Par conséquent, il convient de comprendre le verbe bw’ en lien avec ce qui suit. C’est ce que fait le midrash de Tobiah ben Eliézer qui donne au verbe bw’ le sens temporel de « revenir » :

Et alors j’ai vu plusieurs fois : j’ai vu des méchants enterrés et d’autres sont venus après eux (wb’w šb’w ’ḥrym tḥtyhm) et ont agi comme leurs prédécesseurs […] et ils ne se sont jamais associés aux saints, ni dans les synagogues, ni dans les maisons d’étude, et l’on a oublié dans la ville qu’ils ont agi ainsi[116].

Pour Tobiah ben Eliézer, qui conclut que personne n’a jamais tiré la leçon du mal fait par les méchants, le verbe bw’ indique que les méchants sont revenus dans ce monde grâce aux enfants qu’ils ont eus et qui prennent leur place. Cette interprétation sera reprise par Ibn Ezra, mais avec une autre compréhension de la deuxième partie du v. 10. En effet, Ibn Ezra est plutôt d’avis que les méchants revenus dans ce monde (wb’w l‘wlm šnyt), grâce à leurs enfants qui les remplaceront et permettront ainsi que leur mémoire ne s’éteigne pas, s’opposent aux saints qui meurent (le verbe yhlkw est paraphrasé par le verbe ymwtw) sans fils et oubliés dans la ville où ils faisaient la vérité[117]. Comme on vient de le voir, il est vrai que les verbes bw’ et hlk peuvent avoir le sens de « naître » et de « mourir » en Qo. Toutefois, en 8,10, rien n’indique que Qo oppose la progéniture des méchants à l’absence de descendants pour les saints. Pourtant, cette solution d’Ibn Ezra, qui vise à résoudre un verset obscur par une interprétation tout aussi problématique qu’irréaliste, est encore proposée par certains exégètes[118].

À mon avis, les verbes bw’ et hlk doivent se rattacher à l’expression wmmqwm qdwš et faire référence au va-et-vient dans le lieu saint, c’est-à-dire à sa fréquentation. En effet, le couple bw’-hlk peut avoir le sens de venir et de s’en aller, d’entrer et de partir (cf. Qo 1,4 ; 5,14-15 ; 6,4 ; Pr 7,19-20)[119].

Par ailleurs, selon cette interprétation, qui est la plus vraisemblable, il convient de déterminer qui est le sujet de ces deux verbes. Certains exégètes sont d’avis que les méchants ne peuvent être le sujet de ces deux verbes, pour la simple raison qu’ils sont décédés. Selon cette première hypothèse, trois candidats peuvent être le sujet des verbes bw’ et hlk. Le premier candidat est anonyme : ce sont ceux qui ont procédé aux funérailles, en allant et revenant du lieu saint, sans que ceux-ci ne soient identifiés de manière précise[120]. En effet, Qo ne précise pas qui sont les responsables de l’enterrement des méchants. Le deuxième candidat est le clergé. Comme il est question de lieu saint et que ce lieu peut être identifié au Temple, il n’est pas interdit de penser que ceux qui procèdent aux funérailles sont des autorités religieuses rattachées au Temple. Bien que le texte ne soit pas aussi explicite, cette interprétation n’est pas invraisemblable. Selon ces deux interprétations, le v. 10a vise alors un double objectif : d’une part, Qo dénonce le fait que les méchants sont non seulement enterrés en toute impunité, mais qu’ils ont aussi eu droit à des funérailles solennelles dans un lieu saint ; d’autre part, il dénonce l’hypocrisie du peuple ou plus précisément du clergé qui est complice de ces funérailles, voire qui en est l’instigateur principal. Il est syntaxiquement possible d’envisager un troisième candidat, c’est-à-dire ceux qui ont agi correctement, selon une traduction possible de l’expression kn ‘św, comme on le verra plus loin[121]. Dans ce cas, le w qui précède le verbe bw’ a un sens adversatif et le v. 10 peut être traduit comme suit : « et alors j’ai vu des méchants ensevelis, mais ils venaient et d’un lieu saint ils allaient et ils ont été oubliés dans la ville ceux qui avaient agi correctement ». Selon cette traduction, qui accorde un sens passif à la forme hitpael du verbe škḥ[122], Qo oppose deux groupes : d’une part, les méchants qui, étant enterrés, sont commémorés en toute impunité et, d’autre part, ceux qui agissent correctement, notamment en fréquentant le Temple, qui sont oubliés dans la ville. Cette interprétation est en quelque sorte corroborée par le parallèle entre 8,10.14 (cf. ci-dessus la critique structurelle) qui dénonce justement le fait qu’il y a des justes qui sont traités comme des méchants, tandis qu’il y a des méchants qui sont traités comme des justes. Ainsi, le scandale réside aussi dans l’oubli de ceux qui agissent correctement (dans le même sens, cf. l’oubli du sage en Qo 9,15). Peut-être pourrait-on aussi donner au verbe škḥ, « oublier », le sens de « négliger », comme c’est le cas dans certains textes bibliques (cf. Is 49,15 ; 65,11 [avec le verbe ‘zb comme synonyme] ; Jr 30,14 ; Ps 9,19 ; 102,5 ; Jb 19,14) ? Il est vrai que les deux autres emplois du verbe škḥ en Qo font bel et bien référence à l’absence de mémoire (2,16 ; 9,5), mais il est bien connu que les antanaclases sont nombreuses en Qo[123].

Par contre, et non sans de bonnes raisons, bien que les méchants soient décédés, certains exégètes estiment qu’ils sont également le sujet des verbes bw’ et hlk, et ce, sans pour autant partager la même interprétation du début et de la fin du v. 10[124] ! Telle est aussi l’opinion des massorètes qui, ayant placé un zaqef qaton au-dessus du verbe hlk, rattache la phrase wmmqwm qdwš yhlkw à ce qui précède. Selon cette deuxième hypothèse, on peut juger que le v. 10 est syntaxiquement construit sous la forme d’un casus pendens, forme très fréquente dans le livre de Qo[125]. Ainsi, après la formule d’introduction (wbkn r’yty), le sujet principal (rš‘ym) de la phrase asyndétique (rš‘ym qbrym) est implicitement supposé dans la phrase suivante, introduite par un w, qui vise à décrire le comportement des méchants au cours de leur vie[126] : « et alors j’ai vu des méchants ensevelis, et ils venaient et du lieu saint ils s’en allaient ». Du point de vue syntaxique, on peut aussi donner au w qui précède le verbe b’w un sens concessif : « et alors j’ai vu des méchants ensevelis, bien qu’ils soient entrés et sortis du lieu saint[127] ». Bref, selon cette interprétation, Qo ne dénonce pas seulement le fait que les méchants ont vécu en toute impunité et qu’ils ont été, à la fin de leur vie, dignement enterrés. Le scandale qu’il dénonce est plus grave : c’est le fait que, de leur vivant, les méchants ont même fréquenté le Temple, et ce, sans qu’ils n’aient été condamnés par les autorités religieuses et punis par Dieu. Autrement dit, Qo dément à la fois le Ps 15 et le Ps 24,3-5 qui déclarent que seul celui qui pratique la justice peut fréquenter le lieu saint (bmqwm qdšw). Il dément aussi le Ps 5, qui déclare que l’accès au Temple est réservé aux justes (Ps 5,8.12-13) et refusé à ceux qui font le mal, et que ces derniers seront châtiés et chassés loin de la présence divine (Ps 5,5-7.11 ; cf. aussi Ps 1,5 ; Is 33,14-16 et Jr 7,1-15). Autrement dit, il est faux de croire que l’accès au Temple exige une bonne conduite, parce qu’il y a une totale incompatibilité entre Dieu et la méchanceté (Ps 5,5). En somme, le scandale, c’est que ni Dieu, ni les autorités religieuses de Jérusalem — ou peut-être plus précisément ceux qui sont responsables de la liturgie de la Loi se déroulant à la porte, avant l’entrée au Temple de Jérusalem (en plus des Ps 5 ; 15 et 24, cf. Dt 23,2-9 ; 2 Ch 23,19 ; Ps 118,19-21)[128] —, ne font de distinction entre le méchant et celui qui agit correctement.

7. wyštkḥw / wyštbḥw b‘yr ’šr kn ‘śh

Pour bien comprendre le v. 10c, il faut minimalement répondre à trois principales questions. Premièrement, quel sens doit-on donner au mot ’šr qui apparaît 88 autres fois en Qo[129] ? Certains comprennent ce mot comme un pronom relatif faisant référence à la ville : « dans la ville où ils…[130] ». D’aucuns le traduisent comme un pronom faisant référence au sujet de la phrase : « dans la ville ceux qui…[131] ». D’autres lui donnent un sens causatif : « dans la ville parce qu’ils…[132] ». À mon avis, toutes ces traductions sont grammaticalement et syntaxiquement justifiées.

Deuxièmement, comment faut-il comprendre l’expression kn ‘św ? On a déjà vu que les anciennes versions comprennent deux interprétations. La Septante (outôs epoiēsan), la Peshitta (dhkn’ ‘bdw) et Jérôme, dans son commentaire (quia sic fecerum), supposent que le mot kn a le sens d’« ainsi[133] ». Par contre, Symmaque (dikaia) et la Vulgate (quasi iustorum operum) donnent au mot kn le sens de « juste ». De nos jours, certains exégètes donnent également au mot kn le sens de ce qui est juste, correct, bien, droit, honnête, etc.[134] Plusieurs textes bibliques montrent que cette traduction est justifiée (cf. Ex 10,29 ; Nb 27,7 ; Jg 12,6 ; Jr 8,6 ; 23,10 ; Pr 15,7 ; etc.). En outre, comme en Qo 8,10, en 2 R 7,9, le mot kn est rattaché au verbe ‘śh et a le sens de « bien » ou « correctement ». Au contraire, d’autres donnent au mot kn le sens d’« ainsi[135] ». Ce sens est bien attesté dans la Bible (cf. Gn 1,7 ; Jg 5,31 ; Jb 5,27 ; etc.), mais aussi dans les trois autres emplois en Qo (3,19 ; 5,15 et 7,6). À mon avis, il ne faut pas choisir l’une ou l’autre traduction, car toutes les deux sont également possibles.

Troisièmement, faut-il lire le verbe wyštkḥw ou wyštbḥw et comment doit-on comprendre ces verbes ? Ceux qui traduisent l’expression kn ‘św par « ils avaient agi ainsi » optent tantôt pour le verbe škḥ[136], tantôt pour le verbe šbḥ[137]. Les interprétations sont différentes, même parmi ceux qui retiennent l’un ou l’autre verbe. Par exemple, selon Fredericks, ce sont les habitants de la ville qui seront heureusement capables d’oublier les dirigeants hypocrites et oppresseurs (cf. 8,9) et c’est là la preuve que tout est temporaire (hbl)[138]. Cette interprétation est improbable, car elle suppose que le v. 9 est intimement rattaché au v. 10 et que le mot hbl a une connotation strictement temporelle. D’aucuns croient que ce sont ceux qui venaient (hlk) du lieu saint qui ont oublié dans la ville que les méchants avaient agi ainsi[139]. Cette interprétation n’est pas justifiée, puisqu’elle suppose que le verbe bw’ se rattache au verbe qbr et que le w qui précède l’expression mmqwm a un sens adversatif. Pour la même raison, il faut refuser l’interprétation selon laquelle ce sont ceux qui venaient (hlk) du lieu saint qui ont été oubliés[140]. Pour sa part, Faessler est d’avis que les méchants sont à la fois le sujet et l’objet du verbe oublier : « et font oublier dans la ville ce que — ô certes ! — ils ont fait[141] ». Cette traduction n’est pas justifiée, car elle suppose que le verbe škḥ est au hiphil (cf. Jr 23,27), alors qu’il est au hitpael. À mon avis, si l’on retient le verbe škḥ et le mot kn au sens d’« ainsi » — c’est-à-dire « ils ont été oubliés dans la ville ceux qui avaient agi ainsi » —, il y a quatre interprétations possibles et non une seule, comme le croient les exégètes. Les deux premières supposent que ceux qui avaient agi ainsi sont les méchants et que ceux-ci ont été oubliés, soit par le peuple (si ce sont les méchants qui fréquentaient le lieu saint), soit par ceux qui fréquentaient le lieu saint, c’est-à-dire les pieux ou les autorités religieuses. Autrement dit, le v. 10 vise à dénoncer non seulement les méchants, mais aussi l’hypocrisie des pieux — ceux qui fréquentaient le lieu de culte, voire les autorités religieuses qui étaient de mèche avec les méchants — qui ont aussitôt oublié le comportement des méchants. Les deux autres interprétations supposent que ceux qui avaient agi ainsi et qui sont oubliés sont les opposés des méchants, donc des justes. Autrement dit, le v. 10, comme le v. 14, dénonce la doctrine traditionnelle de la rétribution en opposant les justes, qui sont oubliés ou négligés, aux méchants qui sont ensevelis. Par ailleurs, si l’on donne un sens adversatif au w qui précède le verbe bw’, on peut comprendre que les justes oubliés ou négligés, qui sont opposés aux méchants ensevelis, sont précisément ceux qui fréquentaient le lieu saint.

Enfin, si l’on retient le verbe šbḥ et l’on donne au mot kn le sens d’« ainsi », quatre interprétations sont possibles. Les deux premières supposent la traduction suivante : « et ils ont été loués[142] dans la ville d’avoir agi ainsi / parce qu’ils ont agi ainsi ». Qo dénonce le fait que les méchants ont été bien traités au moment de leur mort, car ils ont été ensevelis, et de leur vivant, car ils ont été loués d’avoir agi ainsi, c’est-à-dire méchamment ; ces méchants sont loués soit par le peuple (dans ce cas, ils peuvent aussi avoir été loués pour avoir fréquenté le lieu saint), soit par les autorités religieuses (si ce sont elles qui fréquentent le lieu saint). Autrement dit, selon cette première interprétation, Qo dénonce la méchanceté et l’hypocrisie de ceux qui fréquentent le lieu saint ainsi que l’absence d’intervention divine. Par ailleurs, les personnes louées peuvent également être celles qui ont enseveli les méchants. Autrement dit, ce sont les complices des méchants qui sont dénoncés par Qo. Les deux autres interprétations supposent la traduction suivante : « ils se sont vantés[143] dans la ville d’avoir agi ainsi / parce qu’ils ont agi ainsi / d’avoir agi correctement / parce qu’ils ont agi correctement ». Selon cette traduction, Qo dénonce soit la fierté des pieux qui se sont rendus complices des méchants en organisant leurs funérailles, soit l’attitude arrogante et prétentieuse des méchants qui vivent et meurent en toute impunité. Selon cette dernière interprétation, le v. 10 porte exclusivement sur la conduite mauvaise et prétentieuse des méchants, laquelle conduite est dénoncée au v. 11.

8. gm zh hbl

Reste à savoir comment traduire ce verdict, notamment le mot hbl, mot-clé par excellence de tout le livre. Bien entendu, cette seule question a déjà fait l’objet de nombreuses études qu’il n’est pas question de reprendre ici[144]. À mon avis, le verdict vise à dénoncer l’observation du v. 10 et c’est pourquoi la traduction du mot hbl par absurdité me semble adéquate. En effet, ce mot témoigne bien d’une disparité entre deux phénomènes que l’on pense associés par un lien d’harmonie ou de causalité, mais qui sont en réalité disjoints ou même contradictoires.

Conclusion

Qo 8,10 est-il un texte illisible ? C’est parce que ce verset est illisible à la première lecture qu’il faut le lire et le relire, afin de découvrir que, contrairement à ce que la grande majorité des exégètes croit, il a plus d’un sens possible. Bien entendu, j’ai montré que toutes les lectures ne sont pas recevables et que certaines sont plus convaincantes que d’autres. En outre, dans l’ensemble, ma lecture de ce verset 10 a plusieurs mérites. Premièrement, elle respecte le texte massorétique, qui correspond à la lectio difficilior, tout en prenant en considération la double lecture škḥ / šbḥ attestée dans les manuscrits hébraïques et les anciennes versions. Deuxièmement, elle reconnaît que l’ensemble du chapitre 8 doit être interprété tel qu’il se donne à lire actuellement, sans présupposer une histoire rédactionnelle quelconque. Troisièmement, elle permet de voir que, du point de vue structurel, 8,10-15 forme une petite unité dans laquelle le v. 10 peut être lu en parallèle avec le v. 14 et interprété comme un chiasme opposant les méchants ensevelis à ceux qui ont agi correctement, mais qui sont oubliés, voire négligés. Une telle lecture, qui n’exclut aucunement d’autres interprétations, suppose que Qo 8,10.14 présente une réflexion à mi-chemin entre Qo 7,15-18 et 9,1-6. En effet, comme le souligne Schwienhorst-Schönberger, il y a une certaine progression dans les thèses défendues par Qo : les justes n’ont pas un meilleur sort que les méchants avant la mort (7,15-18), ni dans la mort (8,10-14), ni après la mort (9,1-6)[145]. Il ne reste donc à l’être humain que le bonheur du présent (8,15 ; 9,7-10). Quatrièmement, ma lecture a permis de montrer que le v. 10 pouvait être traduit et compris de plus d’une façon. Que l’on considère que le v. 10 traite d’un seul sujet (les méchants) ou de deux sujets opposés (les méchants et les justes), dans les deux cas, et avec diverses nuances, il vise à faire une critique virulente de la société. En effet, dans ce v. 10, Qo dénonce : 1) le fait que les méchants aient été ensevelis en toute impunité ; 2) la doctrine traditionnelle de la rétribution, en opposant les justes (peut-être ceux qui fréquentaient le lieu saint), qui sont oubliés ou négligés, aux méchants ensevelis ; 3) la conduite mauvaise des méchants ; 4) l’hypocrisie des pieux, voire des autorités religieuses, qui ont aussitôt oublié le comportement des méchants ; 5) le fait que les méchants soient loués, par le peuple ou par les autorités religieuses, d’avoir agi méchamment ; 6) le fait que les complices des méchants soient loués d’avoir organisé les funérailles ; 7) la fierté des pieux qui se sont rendu complices des méchants, notamment en organisant les funérailles ; 8) la prétention et l’arrogance des méchants ; 9) l’absence totale d’intervention divine. En dénonçant surtout l’absence totale d’intervention divine, Qo dément la doctrine de la rétribution et des psalmistes, selon laquelle Dieu refuse aux méchants l’accès au Temple, punit les méchants de leur vivant ou au moment de leur mort. En rappelant le fait que les méchants fréquentent en toute impunité le Temple, il déclare illusoire la confiance du psalmiste (cf. Ps 5 ; 15 et 24). En définitive, la critique de Qo a des incidences non seulement éthiques et cultuelles, mais aussi et surtout théologiques.