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Comme théologien de la liturgie, les enjeux rituels et les enjeux de la création me concernent de façon très particulière[1]. Le xxe siècle a été témoin de l’émergence et de la constitution de mouvements liturgiques dans les différentes Églises chrétiennes, des mouvements qui ont soulevé la question rituelle pour l’inscrire sur le fondement de la foi, et ceci dans une large mesure par la recréation de l’ensemble de l’univers liturgique. On peut interroger les stratégies ainsi que le vocabulaire employés encore aujourd’hui pour donner continuité à la recherche — théorique et pratique — d’une « participation active » à la liturgie, mise en oeuvre comme condition de possibilité — existentielle, symbolique, intersubjective — de la participation au « Mystère du Christ ». Toutefois, dans cette recherche, c’est l’abandon d’une approche juridique, moralisante et doctrinale qu’il faut souligner, un déplacement porté par le passage plus fondamental de la métaphysique au symbolique qui s’est ajouté à la reconnaissance de la liturgie comme « la source et le sommet de toute activité de l’Église » (Vatican II, Sacrosanctum Concilium, § 10). Bref, les mouvements liturgiques, le concile Vatican II, la réforme de la liturgie et sa mise en oeuvre ont présidé à la naissance de la liturgie comme action rituelle à portée symbolique.

Ma fascination pour Artaud et ses écrits, notamment Le théâtre et son double[2], vient du fait — en soi problématique — qu’il est possible de transposer sa faim d’un théâtre vivant, en recherche d’un véritable langage théâtral non représentationnel, mais actif, vers l’apparente satiété que les ministres ordonnés, les agents de pastorale et aussi les théologiens manifestent à l’égard de la liturgie. Ces derniers sont comme des « monstres » qui pensent en systèmes de représentation, sans être capables d’identifier les actes et les pensées, sans se laisser pousser par l’action. Une autre raison de ma fascination — encore plus problématique — c’est la constante référence au divin, au mystère, au spirituel, à la magie, chez Artaud[3]. Il s’agit d’une quête honnête et conflictuelle, d’une lutte avec Dieu, mais sans bénédiction à la fin. Sur Dieu, il est autant légitime de parler que de taire, d’affirmer que de renier, de croire que de blasphémer. L’important est de savoir se taire quand il ne faut plus parler, renier quand la croyance redevient elle-même idolâtre et blasphématoire. Ainsi, dans Le théâtre et son double je retrouve l’appel à la disposition fondamentale qu’est la foi, en amont et en aval de toute représentation de Dieu, conceptuelle ou figurative, orthodoxe ou hérétique. Car les représentations orthodoxes de Dieu risquent elles aussi de tomber dans le piège idolâtrique : il suffit d’inverser le rapport entre le légitime besoin de représentation et la nécessaire prise de conscience de la non-représentabilité de Dieu. C’est alors que la théologie risque de devenir culture séparée de la vie, système qui cache l’action, représentation mentale étouffant l’action vitale. J’arrive ainsi à la troisième raison de ma fascination, celle qui relie les deux premières et qui ouvre vers la théologie liturgique. En dialogue avec Artaud, la théologie liturgique peut revenir sur son coeur battant : l’immédiateté de l’action rituelle au sein de tout essai de médiation de la foi chrétienne. Le réaménagement de la représentation théologique par la mise en valeur de la présentation rituelle de la foi implique l’ensemble de l’édifice théologique parce qu’il se propose de reconstruire rien de moins que le fondement lui-même, c’est-à-dire la relation au Christ. Pour ce faire, les pionniers de la théologie liturgique ont été poussés par l’action liturgique et par la vie de cette action. Ils ont déconstruit la spiritualité intérieure pour la rétablir dans l’extériorité du culte.

Dans cette étude, je commence par la recherche des points de contact entre le théâtre de la cruauté et la liturgie chrétienne dans la perspective de l’appel à une participation active effective et radicale. Mon intuition est qu’une confluence est possible précisément autour de l’enjeu de la vérité de l’action. Ensuite, j’interroge la transcription philosophique du geste artélien faite par Derrida et, notamment, la portée liturgique de la critique théologique du théâtre, c’est-à-dire, la critique de la teneur théologique de tout théâtre représentationnel. Mon intuition, ici, est que la première bénéficiaire d’une telle déconstruction est la liturgie chrétienne, à condition que celle-ci accepte de remettre en valeur la représentation de l’irreprésentable de la vie. Je conclus en revisitant la question du statut des médiations sensibles, dans le but de consolider l’intuition d’un changement culturel plus ample au sein duquel on peut situer l’intérêt pour l’immédiateté symbolique et rituelle qui caractérise autant les propositions d’Artaud que celles de la théologie liturgique naissante.

I. Un filon souterrain

La liturgie a toujours eu son double dans le théâtre pour le meilleur et pour le pire[4]. De son côté, Artaud prend ses distances d’un théâtre représentationnel et plaide pour un théâtre vivant, authentique et bouleversant, un théâtre de la cruauté, cruel et cru. Cette provocation pourra-t-elle être accueillie aussi par la liturgie ? Oui, dans la mesure où elle rejoint et donne une nouvelle impulsion à la participation active[5]. Une liturgie représentationnelle prendra comme miroir le théâtre psychologique et continuera à reproduire la séparation de la vie par l’opposition des ministres-acteurs aux fidèles-spectateurs. Si paradoxal que cela puisse paraître, seulement une liturgie épiphanique trouve son double dans le théâtre de la cruauté, car seule une liturgie qui se laisse refaire par la « participation active de tous » est en mesure de briser le langage et de toucher la vie.

Les différents mouvements liturgiques apparus au long du xxe siècle ont conflué sur la « participation active » comme idéal liturgique et comme devise d’identité. Ainsi, d’un paradigme clérical où le rituel était réservé aux ministres ordonnés, on est passé à un paradigme baptismal ouvrant le rituel à l’implication de tous les fidèles. Dans le paradigme clérical, le rituel incarne la tradition par le biais de la rigidité de l’institution ; dans le paradigme baptismal, le rituel est appelé à redevenir la forme vivante de l’existence croyante. En tant que forme rituelle de la foi, il n’est plus seulement question de mettre à la disposition des fidèles un moyen pour recevoir la grâce divine. De signe qui produit ce qu’il signifie, le sacrement passe à être considéré davantage dans sa dimension de célébration rituelle qui réactualise l’événement fondateur de la mort et de la résurrection du Christ. Bref, le rite est considéré comme le symbole réel de la participation au « mystère pascal », c’est-à-dire, de l’entrée dans la mort du Christ pour atteindre la glorification avec Lui. Il ne s’agit pas de représenter ou d’exprimer une réalité que l’on vivrait ailleurs et autrement, mais de figurer la vie de foi dans son axe fondamental et de faire de la liturgie son symbole en action. Un tel changement de paradigme est lourd de conséquences. Mon objectif, en reprenant les propos d’Antonin Artaud dans sa quête d’un langage théâtral authentique, vivant, gestuel et bouleversant, est d’explorer les conditions de possibilité de l’entrée dans l’ordre de l’action rituelle symbolique. Dans ce sens, les doubles du théâtre de la cruauté seront aussi les doubles de la liturgie. J’en offre ici un aperçu, en suivant l’ordre suggéré par l’ouvrage d’Artaud.

a) Dans les Églises chrétiennes, on parle souvent d’une crise du péché[6] et, par conséquent, d’une désaffection de la ritualité purgatoire du sacrement de la pénitence et de la réconciliation[7]. On dirait que l’on a perdu de vue la physionomie spirituelle du mal qu’Artaud redécouvre dans la peste. Cependant, on n’enquête pas sur les raisons profondes d’une telle indifférence. On a moralisé le péché : l’éthique de l’impératif catégorique est là pour nous réconforter. Toutefois, selon Artaud, nous avons perdu la capacité vitale de réagir au paroxysme du mal. « Si l’on veut bien admettre maintenant cette image spirituelle de la peste, on considérera les humeurs troublées du pesteux comme la face solidifiée et matérielle d’un désordre qui, sur d’autres plans, équivaut aux conflits, aux luttes, aux cataclysmes et aux débâcles que nous apportent les événements[8] ». Artaud pousse très loin cette « image spirituelle » pour y découvrir la gratuité de l’action, la réalité des symboles, la chaîne entre la virtualité du possible et la matérialité de la nature ; bref, l’essence du théâtre : « […] la mise en avant, la poussée vers l’extérieur d’un fond de cruauté latente par lequel se localisent sur un individu ou sur un peuple toutes les possibilités perverses de l’esprit[9] ». En tout ceci, je vois aussi la réalité de ce que la Bible nomme « péché[10] », ce conflit et ce désordre des événements, cette manifestation épouvantable des possibilités perverses de l’esprit humain. « Le théâtre comme la peste est une crise qui se dénoue par la mort ou la guérison. […] et l’on peut voir pour finir que du point de vue humain, l’action du théâtre comme celle de la peste, est bienfaisante, car poussant les hommes à se voir tels qu’ils sont, elle fait tomber le masque, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartuferie […][11] ». Comme cette peste spirituelle, la liturgie pénitentielle est une crise qui se dénoue par la réconciliation et le salut ou la mort…

b) Si seulement la liturgie savait parler le langage qui lui appartient ! La question de la spécificité du langage théâtral inquiète Artaud et c’est un tableau « primitif » qui éveille un tel questionnement : un tableau rempli d’idées métaphysiques, mais très pauvre en idées sociales, un tableau qui laisse parler l’image sans la réduire à un décalque, un simulacre[12]. Comment se fait-il qu’au théâtre, tout ce qui est spécifiquement théâtral soit laissé à l’arrière-plan ? — demande Artaud. Comment se fait-il que, dans la liturgie, tout ce qui est spécifiquement rituel soit commandé par la parole verbale, la parole explicative, la parole dogmatique, la parole normative ? Et Artaud de répondre : « Je dis que la scène est un lieu physique et concret qui demande qu’on le remplisse, et qu’on lui fasse parler son langage concret[13] ». La scène théâtrale, voire liturgique. Il faut que la liturgie parle son langage propre, un langage adressé aux sens, résonnant dans l’espace, sollicitant différents moyens d’expression pour construire la poésie qui provient de leur combinaison[14]. Comme le théâtre, il faut que la liturgie abandonne la naïveté de la représentation d’idées ou d’attitudes de l’esprit pour redécouvrir la force de la forme, la matérialité de la poésie, la puissance de la scène : « […] c’est la mise en scène qui est le théâtre beaucoup plus que la pièce écrite et parlée[15] » ; le théâtre et la liturgie. Et la scène impose la découverte d’un langage actif qui nous met en danger et nous plonge dans une métaphysique en activité. « Faire la métaphysique du langage articulé, c’est faire servir le langage à exprimer ce qu’il n’exprime pas d’habitude, […] c’est enfin considérer le langage sous la forme de l’Incantation[16] ». Qu’est-ce que l’on fait avec le langage dans la liturgie ? On veut parler de Dieu — on veut que Dieu lui-même parle — on veut être sanctifié par Dieu et louer le seul Saint, mais on « naturalise » le langage, comme s’il pouvait exprimer naturellement quelque chose comme la divinité de Dieu, sa sainteté, sa gloire…

c) On regrette l’isolement de la liturgie, pour exiger d’elle la capacité de nous renvoyer à la vie, mais on ne se laisse pas transformer par elle, par sa virtualité. On a même peur de la liturgie et c’est pour cela que l’on essaie de la contrôler idéologiquement. On n’entre plus dans le jeu d’identification avec la « réalité virtuelle » de la liturgie. La question des rapports liturgie-vie[17] est mal posée parce que l’on veut faire entrer la vie dans la liturgie et ainsi neutraliser la capacité de la liturgie à matérialiser le drame essentiel de la vie, annulant « la fabrication liturgique de l’or », l’opération par laquelle la liturgie pourrait combler notre nostalgie de beauté et « résoudre ou même annihiler tous les conflits produits par l’antagonisme de la matière et de l’esprit, de l’idée et de la forme, du concret et de l’abstrait, et fondre toutes les apparences en une expression unique qui devait être pareille à l’or spiritualisé[18] ».

d) On parle aussi beaucoup de l’inculturation de la liturgie[19]. On veut exprimer par là le besoin d’adaptation culturelle de la liturgie. Toutefois, on renferme la liturgie dans sa prétendue identité, c’est-à-dire dans sa « romanité[20] ». La liturgie, pourra-t-elle réapprendre l’idée d’une liturgie pure qui recevrait vie d’une « utilisation nouvelle du geste et de la voix[21] », comme le théâtre occidental par rapport au théâtre balinais ?

Notre théâtre qui n’a jamais eu l’idée de cette métaphysique de gestes, qui n’a jamais su faire servir la musique à des fins dramatiques aussi immédiates, aussi concrètes, notre théâtre purement verbal et qui ignore tout ce qui fait le théâtre, c’est-à-dire ce qui est dans l’air du plateau, qui se mesure et se cerne d’air, qui a une densité dans l’espace : mouvements, formes, couleurs, vibrations, attitudes, cris, pourrait, eu égard à ce qui ne se mesure pas et qui tient au pouvoir de suggestion de l’esprit, demander au théâtre Balinais une leçon de spiritualité[22].

Dans les cultures, surtout les cultures du sud, n’existe-t-il pas « tout un amas de gestes rituels dont nous n’avons pas la clef [23] » ? Artaud savait très bien que relier le théâtre à l’expression par les formes — gestes, bruits, couleurs… — « c’est le replacer dans son aspect religieux et métaphysique, c’est le réconcilier avec l’univers[24] ». Comment ne pas entendre ici une invitation tendue à la liturgie ?

e) Participation active : tel est l’idéal liturgique né avec le Mouvement liturgique qui a été, ensuite, intégré et relancé par le concile Vatican II et la réforme de la liturgie[25]. Nonobstant un tel idéal, la liturgie reste sous l’hypothèque des élites, non plus les élites cléricales, mais celles des laïques, des supposés experts qui en ont pris les soutanes. La participation active de tous à la liturgie reste le grand défi que la liturgie pourra apprendre du théâtre d’Artaud : « […] dans le “théâtre de la cruauté” le spectateur est au milieu tandis que le spectacle l’entoure[26] ». Les moyens d’y arriver sont les plus grossiers : les sons, la lumière et surtout l’action, « le dynamisme de l’action : c’est ici que le théâtre loin de copier la vie se met en communication s’il le peut avec des forces pures[27] ». « Tout ce qui agit est une cruauté. C’est sur cette idée d’action poussée à bout, et extrême que le théâtre doit se renouveler[28] ». Aussi dans la liturgie, il s’agit de proposer un « spectacle total[29] » qui réunit esprit et corps, sens et intelligence, comme condition de possibilité de la rencontre de l’humain avec le divin.

J’ai voulu montrer avec un certain détail la coïncidence possible entre la protestation artélienne et la question liturgique, telle que celle-ci s’est posée notamment dans l’Église catholique depuis le début du xxe siècle. Toutefois, une telle relecture est-elle légitime ? Existerait-il effectivement un tel filon souterrain reliant le théâtre de la cruauté et la liturgie ? Le théâtre de la cruauté n’instaure-t-il pas un espace « non théologique » ? Comment alors s’y plonger dans le but de retourner à la liturgie ? En plus, la mise en valeur de la matérialité des signes n’est-elle pas en conflit permanent avec l’idée d’un Dieu spirituel ainsi qu’avec celle de l’incarnation du Fils de Dieu ?

II. Un espace « non théologique » ?

La position de Derrida est bien connue : le théâtre de la cruauté expulse Dieu de la scène pour produire un espace « non théologique ». Derrida identifie « le théologique » avec la suprématie de la parole, avec le contrôle externe d’un auteur-créateur, bref, avec l’hégémonie de la représentation comme simple rapport imitatif et reproductif qui laisse le public dans la passivité.

La scène est théologique tant qu’elle est dominée par la parole, par une volonté de parole, par le dessein d’un logos premier qui, n’appartenant pas au lieu théâtral, le gouverne à distance. La scène est théologique tant que sa structure comporte, suivant toute la tradition, les éléments suivants : un auteur-créateur qui, absent et de loin, armé d’un texte, surveille, rassemble et commande le temps ou le sens de la représentation, laissant celle-ci le représenter dans ce qu’on appelle le contenu de ses pensées, de ses intentions, de ses idées. Représenter par des représentants, metteurs en scène ou acteurs, interprètes asservis qui représentent des personnages qui, d’abord par ce qu’ils disent, représentent plus ou moins directement la pensée du « créateur ». Esclaves interprétant, exécutant fidèlement les desseins providentiels du « maître ». Qui d’ailleurs — et c’est la règle ironique de la structure représentative qui organise tous ces rapports — ne crée rien, ne se donne que l’illusion de la création puisqu’il ne fait que transcrire et donner à lire un texte dont la nature est nécessairement elle-même représentative, gardant avec ce qu’on appelle le « réel » (l’étant réel, cette « réalité » dont Artaud dit dans l’Avertissement au Moine qu’elle est un « excrément de l’esprit »), un rapport imitatif et reproductif. Enfin un public passif, assis, un public de spectateurs, de consommateurs, de « jouisseurs » — comme disent Nietzsche et Artaud — assistant à un spectacle sans véritable volume ni profondeur, étale, offert à leur regard de voyeur[30].

Une certaine manière de comprendre la liturgie chrétienne et de la mettre en oeuvre coïncide à coup sûr avec cette description de la « scène théologique », et la confirme. Toutefois, Derrida ne pense pas exactement à la liturgie chrétienne, mais à la conservation dans le théâtre d’une structure représentative que le théâtre ne semble pas prêt à abandonner. Que cette structure représentative, et donc essentiellement « théologique », selon Derrida, ait été générée au sein de la liturgie chrétienne n’a apparemment rien d’étonnant.

L’aspect théologique de la structure dénoncée par Derrida apparaît en lien avec « un logos qui se dit au commencement[31] ». Comment ne pas entendre ici un écho du fameux prologue de l’Évangile de Jean ? « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu » (Jn 1,1)[32]. Quoi qu’il en soit, à la représentation théologique, Derrida semble opposer l’irreprésentable de la vie. « Le théâtre de la cruauté n’est pas une représentation. C’est la vie elle-même en ce qu’elle a d’irreprésentable[33] ». On dirait que les échos du prologue continuent à se laisser entendre, car, dans le Verbe, « était la vie et la vie était la lumière des hommes » (Jn 1,4). L’intuition que nous pouvons essayer de mettre à l’épreuve est la suivante : la structure « théologique » qui a perverti le théâtre et l’a transformé en représentation aurait perverti également la liturgie. Celle-ci est ainsi devenue simple mise en scène représentative d’un discours théologique qui a été réduit à son tour à la représentation verbale d’une représentation mentale. Pour appuyer cette intuition de recherche, il faut interroger la portée du « théologique » dans cette approche de Derrida au théâtre de la cruauté, car il en est la cible.

Dans le théâtre de la cruauté, la scène ne représentera plus ; elle ne viendra plus répéter un présent qui est « présence à soi du Logos absolu, présent vivant de Dieu[34] ». Par contre, la scène cruelle deviendra « représentation originaire » et cela dans la mesure où elle implique le spectateur. Elle sera donc clôture de la représentation classique et, en même temps, reconstitution d’un espace de la représentation originaire. « Représentation comme auto-présentation du visible et même du sensible purs[35] ». De cette représentation originaire, la parole ne disparaîtra pas ! Elle « cessera de commander la scène mais elle y sera présente[36] ». Parole et écriture redeviendront des gestes, de telle façon que le geste et la parole se réconcilieront pour rétablir l’harmonie antérieure à la séparation opérée par la logique de la représentation, pour réveiller le sacré et ainsi manifester la vie. « Une nouvelle épiphanie du surnaturel et du divin doit se produire dans la cruauté. Non pas malgré mais grâce à l’éviction de Dieu et à la destruction de la machinerie théologique du théâtre[37] ». L’éviction de quel « Dieu » ? La destruction de quelle « théologie » ? La réponse nous laissera entendre des nouveaux échos évangéliques. « Ce n’est pas le Dieu vivant, c’est le Dieu-Mort que nous devons redouter[38] ». « Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants, car tous sont vivants pour lui » (Lc 20,28 ; Mc 12,27 ; Mt 22,32) — explique Jésus au sujet de la résurrection dans un dictum qui sera appliqué aussi à l’ensevelissement des morts eu égard à l’annonce du Royaume (Lc 9,60 ; Mt 8,22). Par contre, le Dieu-Mort s’appelle aussi « être » et se déguise facilement en « dialectique ». Le Dieu vivant de Derrida sera-t-il le Dieu de la « non-répétition » ? « “Une fois” est l’énigme de ce qui n’a pas de sens, pas de présence, pas de lisibilité[39] ». « Présence pure comme différence pure[40] ». Et nous voici devant le paradoxe : l’irreprésentable doit encore se représenter.

Artaud savait que le théâtre de la cruauté ne commence ni ne s’accomplit dans la pureté de la présence simple mais déjà dans la représentation, dans le « second temps de la Création », dans le conflit des forces qui n’a pu être celui d’une origine simple. […] Le théâtre primitif et la cruauté commencent donc aussi par la répétition. Mais l’idée d’un théâtre sans représentation, l’idée de l’impossible, si elle ne nous aide pas à régler la pratique théâtrale, nous permet peut-être d’en penser l’origine, la veille et la limite, de penser le théâtre aujourd’hui à partir de l’ouverture de son histoire et dans l’horizon de sa mort[41].

Cette idée de la représentation impossible n’est-elle pas celle de la liturgie chrétienne, une liturgie qui est la réactualisation de la seule liturgie qui s’est réalisée « une fois pour toutes » ? Ne devrait-on pas reconnaître dans cet idéal un écho de l’éphapax de la lettre aux Hébreux[42] ? Derrida arrivera à suggérer qu’Artaud n’aurait pas pu éviter de reproduire aussi des « théologèmes hérités » ; que, dans sa guerre incessante contre le christianisme, il se serait montré « hyper-chrétien[43] ». Ainsi, le théâtre de la cruauté peut représenter plutôt un « théologème hyper-chrétien », une hyperbole de la liturgie qu’il critique mais à laquelle il aspire aussi[44]. Il ne s’agit pas de relire le théâtre de la cruauté selon une clef christologique, mais de relire la liturgie selon une clef anthropologique et rituelle, voire dramatique. Car, de la même façon qu’un théâtre se réclamant d’Artaud peut lui être infidèle[45], la liturgie chrétienne pourra aussi réapprendre à être fidèle à la manifestation du Verbe de la Vie.

La critique théologique de Derrida est largement confirmée par la suprématie du langage verbal dans la liturgie. Dans ce sens, la critique d’un théâtre théologique — dans la mesure où il est sous la domination de la parole — est aussi ipso facto la critique de la liturgie chrétienne. Derrida ne fait que reprendre et transcrire philosophiquement cette critique inhérente au théâtre de la cruauté. Une telle transcription adressée à la survivance d’une structure théologique qui marque profondément le théâtre profane et artistique confirme mes intuitions dans un sens très particulier. Derrida assume le fait qu’il y a une identité entre le Logos et la suprématie de l’expression verbale. Cependant, il n’interroge pas le fond biblique de cette référence au Logos, ce qui l’empêche d’expliciter le lien qu’il y a entre l’incorporation du sens et la manifestation de la vie divine. Sans ce lien fondamental, on ne comprendra jamais que la critique théologique du théâtre de la cruauté est aussi une critique liturgique, une critique qui envisage les conditions de possibilité et du langage théâtral et du langage liturgique. Ouvrir un espace pour le Logos comme manifestation de la vie divine est représenter l’irreprésentable de la vie. Dans ce sens, la critique philosophique de Derrida implique en premier lieu la liturgie chrétienne ; ce qui confirme la présence d’un théologème chrétien chez Artaud, lequel, loin d’être perçu comme une attaque, devrait plutôt être accueilli comme un appel à la seule chose nécessaire dans les affaires liturgiques.

III. Le statut des médiations sensibles

Selon Ludovic Cortade, la marque chrétienne chez Artaud serait l’effet de sa fréquentation des mystiques, notamment de Maître Eckhart, du Pseudo-Denys et de saint Jean de la Croix[46]. Cette influence se manifesterait dans la conception artélienne du signe, c’est-à-dire, de la médiation sensible. Il existerait une confluence fondamentale, mais aussi une divergence remarquable, entre le signe artélien et le signe mystique. Là où les mystiques abandonneraient le sensible pour ne contempler que le divin, Artaud reviendrait sur la matérialité des signes. « L’efficacité intrinsèque du rite, qui caractérise toute la conception artélienne des signes, relève de la présentation du mystère, alors que le symbole mystique n’en est que la re-présentation[47] ».

Quelque mise au point s’avère nécessaire. En premier lieu, la lecture des mystiques proposée par Cortade ressemble trop à la théologie sacramentaire protestante : les signes sont des symboles d’un souvenir et non pas des rites efficaces. Pour les mystiques, selon l’interprétation de Cortade, le signe n’est qu’une empreinte laissée par Dieu, un vestige ou un souvenir. Pour cette raison, il faut prémunir l’âme contre la tendance à assimiler le sacré à ses manifestations sensibles. Deuxièmement, la dimension plastique de la liturgie existerait au service d’une parole qui lui est antérieure et que la liturgie ne ferait qu’actualiser[48]. Pour les mystiques, les symboles censés conduire à la contemplation de la lumière invisible ne sont effectifs que dans la mesure où l’intelligence a déjà eu accès à cette même lumière. Il me semble qu’il y a ici une projection moderne et donc largement anachronique sur des textes anciens et prémodernes. Toutefois, le véritable enjeu est qu’un tel anachronisme est mis au service de l’opposition entre les médiations chrétiennes destinées à disparaître au nom de la contemplation divine et la « virtualité incarnée » des signes artéliens.

La question n’est pas d’accéder au stade suprême de l’Être, mais de s’inscrire dans une médiété à la fois physique et ontologique. Le sacré est pour Artaud la quête des forces cosmiques qui animent le monde ; il s’agit de trouver les sons, les images, les gestes qui captent cette énergie sans jamais les figer dans des formes achevées, sous peine d’idolâtrie et sans jamais les soumettre à une transcendance qui les déposséderait de leur efficacité propre. Tension vers l’au-delà, mais rétention dans l’ici-bas : c’est un malheur d’être au monde, c’est un malheur que de le quitter[49].

La démarche artélienne n’est pas apophatique. Elle consiste plutôt à inscrire les formes dans le flux des forces qui animent le monde pour établir une nouvelle adéquation entre les signes et le sublime[50]. Ainsi, contrairement aux mystiques chrétiens, Artaud se refuse à dessaisir les signes de leur efficacité intrinsèque. Artaud rejette deux menaces : celle de la « spiritualisation désincarnée » et celle de « l’incarnation idolâtre[51] ». Par conséquent, il rejette aussi Dieu (pur esprit) et le Christ (Verbe incarné). On ne peut plus parler de transcendance, c’est-à-dire de l’accès du matériel au spirituel, mais de transmutation, de transformation du corps en corps nouveau. « L’efficacité du signe artélien correspond donc à une réaction en chaîne matérielle et ininterrompue des signes désirant leur double[52] ».

La Contribution de Cortade à une analyse comparée avec le mysticisme chrétien est incomplète. Au-delà des mystiques prémodernes, il fallait considérer aussi les liturgistes modernes, ceux qui ont réinventé la liturgie comme « spiritualité » et celle-ci comme liturgie à partir de l’enjeu des médiations sensibles. La confrontation avec les premiers liturgistes donnerait à Cortade la version chrétienne d’un phénomène de mise en valeur de la matérialité, un phénomène culturel en confluence avec l’entreprise d’Antonin Artaud.

Comme toute nouvelle branche scientifique, la théologie liturgique est née d’un geste audacieux et anticipateur. Le long article du bénédictin Maurice Festugière sur « La liturgie catholique », paru en 1913 dans la Revue de Philosophie[53], concrétise un tel geste inaugural et programmatique. Il s’agit plus d’un tâtonnement dans le but de rendre compte d’une problématique que de la présentation de conclusions éprouvées ; plus de l’esquisse d’un plan de travail que d’une oeuvre achevée. Comment concilier la tendance vers l’union immédiate avec Dieu et la liturgie, cette activité qui multiplie l’image, la parole et le geste pour le glorifier[54] ? La réponse trouve sa clef dans l’action ainsi que dans les suites de l’action, et cela marque le début d’une approche qui ne peut plus se passer de la liturgie, laquelle

a tout l’air d’être scientifiquement et ascétiquement ignorée, ou du moins d’être prise en minime considération comme objet et occasion d’expérience religieuse, sous les deux formes ou plus exactement dans les deux moments où elle favorise pourtant si efficacement la vie spirituelle : l’action, c’est-à-dire l’accomplissement de la prière rituelle, des cérémonies, l’administration et la réception des sacrements et sacramentaux ; les suites, les succédanés ou les compléments de l’action, c’est-à-dire les impressions et ferments laissés dans l’âme, soit par l’action liturgique, soit par la méditation des thèmes liturgiques[55].

On peut regretter le vocabulaire, mais l’aspect à retenir coïncide avec le geste épistémologique de confrontation à la ritualité comme médiation matérielle d’une immédiateté spirituelle. On vient de le voir : selon Cortade, l’inquiétude d’Artaud eu égard aux signes se posait dans les mêmes termes ou presque, pour insister sur l’enracinement corporel des signes, là où les mystiques abandonneraient leur matérialité pour s’unir « spirituellement » à la réalité signifiée. On trouve des traces de cette posture chez Festugière, par exemple quand il affirme que la liturgie « ne considère les réalités matérielles que comme des symboles, c’est-à-dire comme des véhicules de la pensée ». Toutefois, l’aspect central de cette apparente dévaluation mystique est la « spiritualisation des sens[56] ». La liturgie envisage l’immatériel tout en se concentrant sur le matériel, l’insensible tout en travaillant le sensible ; un aspect qui réapparaît dans le contexte de la considération de la dimension esthétique et dramatique de la liturgie. Celle-ci s’adonne à l’« étrange entreprise » de la figuration rituelle des rapports entre le monde des sens et un monde auquel les sens n’ont pas accès.

C’est une étrange entreprise, sans doute, que de vouloir figurer et réaliser par des rites matériels des échanges qui se font entre le monde des sens et un monde dans lequel les sens ne pénètrent pas. Mais cette tentative est invinciblement réclamée par la nature religieuse de l’homme, et le succès en est garanti par la condescendance de Dieu qui se prête aux voeux de sa créature[57].

Et Festugière de poursuivre :

La liturgie se charge d’organiser le mystérieux commerce de l’homme, prisonnier des apparences sensibles, et de l’Immatériel. Elle est une conversation engagée entre deux interlocuteurs dont l’un est en-deçà et l’autre au-delà du voile, dont l’un est visible aux yeux et l’autre à la foi. La scène sur laquelle elle se joue appartient au monde des phénomènes ; mais tout ce qui s’accomplit sur cette scène s’adresse et se rapporte au monde des noumènes[58].

La liturgie est une action dramatique où les acteurs « en-deçà du voile » échangent avec l’acteur principal invisible « au-delà du voile ». La liturgie est, donc, comme dirait Cortade, « tension vers l’au-delà, mais rétention dans l’ici-bas ». D’ailleurs, comme dans le théâtre de la cruauté, la liturgie « interdit à tout fidèle le rôle de pur spectateur, pour lui imposer celui de participant[59] ».

Cette confluence secrète qui relie le théâtre de la cruauté à la liturgie par le biais de la matérialité des méditations rituelles trouve sa contre-épreuve dans le fait que les propositions de Festugière ont été reçues précisément comme une mise en valeur exagérée et mal placée de la liturgie par rapport à la spiritualité et au dogme. En effet, la réaction, qui n’a pas tardé, a consisté dans l’essai de replacer la liturgie au bon endroit comme simple représentation de la foi et du dogme. L’effet polémique du geste premier de la théologie liturgique montre que cette nouvelle discipline s’inscrit au coeur du passage d’un paradigme de représentation conceptuelle à un paradigme de présentification symbolique et rituelle. En plus, le fait que de pareilles polémiques réémergent périodiquement autour de la même problématique[60] suggère qu’il s’agit d’un changement fondamental à saisir dans le contexte d’un bouleversement culturel plus ample, caractérisé par la force vivante de l’appétit de briser le langage pour toucher la vie, comme dirait Artaud. La théologie liturgique est née de ce changement culturel, elle s’y inscrit et elle le nourrit. « Ce n’est pas au nom d’une méthode de piété vénérable, c’est au nom de la science de la vie catholique, au nom de la biologie spirituelle du catholicisme que nous protestons[61] ».