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Le chiffon à poussière dans la main, je fis le tour de ma chambre, mais quand j’arrivai au sofa je ne savais plus si je l’avais épousseté ou non… si la vie de nombreux hommes, avec toute sa complexité, s’écoule inconsciemment, alors c’est comme si elle n’avait pas été.

Léon Tolstoï, Journaux

Tolstoï est, à côté de Pirandello, le seul grand classique à avoir suscité chez Paolo et Vittorio Taviani un intérêt constant. Le recours à son oeuvre littéraire, dans la filmographie des réalisateurs toscans, se concrétise à travers trois adaptations, considérablement espacées dans le temps, dans lesquelles il est possible de constater l’évolution de leur vision à l’égard des grandes questions soulevées par l’écriture tolstoïenne : « [L]e thème des passions, politiques et idéologiques d’abord, essentielles ensuite ; le thème du rapport de l’homme avec la nature […] ; le thème de la valeur de la représentation artistique » (Cuccu 2001, 9). Penchons-nous à présent de plus près sur San Michele aveva un gallo (Saint-Michel avait un coq, 1972), la première des trois adaptations réalisées par les Taviani, tirée du texte Le divin et l’humain, un récit publié par Tolstoï en 1906. Notre analyse portera en partie seulement sur le rapport au modèle littéraire. Nous élargirons en effet notre perspective à un discours plus large sur la représentation du personnage principal, dont nous chercherons à faire ressortir les caractéristiques, notamment du point de vue de sa dimension allégorique de héros contemporain. Nous étudierons essentiellement les choix figuratifs de l’écriture tavianienne, constamment orientés par l’élaboration d’une figure isolée et tragique, ainsi que d’un espace scénique qui accompagne toujours de façon allusive, dans la construction symbolique et théâtrale, le parcours du protagoniste.

À l’origine de l’intérêt des Taviani pour Le divin et l’humain, on trouve un désir profond d’analyse de tout ce qui concerne les espoirs et les contradictions que rencontrent ceux qui se proposent de changer radicalement leurs relations humaines. Le récit de Tolstoï est construit selon un modèle d’enchaînements, qui unit dans une relation occasionnelle les événements de la vie de trois personnages : le jeune propriétaire Svetlogub, qui choisit de servir le peuple en allant jusqu’à épouser la cause révolutionnaire ; un vieillard schismatique, fervent partisan d’une transformation évangélique de la société russe ; et Meženetskij, lui aussi révolutionnaire, qui parvient à se tuer en prison, persuadé que n’adviendra jamais une transformation sociale radicale et fatigué de l’horreur du quotidien de sa vie.

Le scénario de San Michele dévie franchement de la structure de l’intrigue tolstoïenne et se focalise surtout sur Meženetskij, procédant à une actualisation politique de son système de valeurs : l’histoire est transposée en Italie, et sert de toile de fond à une apologie des possibilités de la révolution. La transposition géographique permet ainsi un rapprochement avec l’horizon d’attente du spectateur, contraint de réfléchir à des problématiques bien vivantes dans sa conscience historique. Les événements racontés fonctionnent ainsi à la manière d’une fable allégorique des dynamiques contradictoires qui caractérisaient le début des années 1970, l’une des époques les plus intenses de l’histoire politique nationale.

Le personnage tavianien, interprété par Giulio Brogi, s’appelle Giulio Manieri. Il appartient à une famille aisée, mais il a renoncé à toutes ses richesses pour épouser la cause des anarchistes internationaux. Giulio se retrouve ainsi à la tête d’un groupe de révolutionnaires, dont la stratégie consiste à essayer de soulever les paysans pour réaliser une révolution agricole. Son insuccès entraîne Giulio en prison, où il passe dix années extrêmement dures en isolement, avant d’être transféré dans une nouvelle prison dans la lagune de Venise. Durant son transfert, il rencontre d’autres révolutionnaires, plus jeunes que lui, et surtout très différents de lui : convaincus de la nécessité de l’industrialisation, ils pensent que seule l’organisation du mouvement ouvrier peut aboutir à un renversement de l’ordre social. Pour eux, Giulio n’est rien d’autre qu’un philosophe, quelqu’un de déphasé, dont les idées ne sont pas en adéquation avec son époque. Le film se conclut sur l’image de Giulio qui se laisse tomber à l’eau, prêt à se tuer parce qu’il est conscient de l’échec de sa mission.

Tolstoï et l’Histoire, pour parler d’aujourd’hui

Le découpage du film suit une structure tripartite, presque symphonique. La vaste section initiale raconte la tentative d’insurrection manquée du groupe de Giulio, l’arrestation de ce dernier et sa condamnation à mort, commuée en une longue peine d’emprisonnement. Ces événements, inspirés de l’insurrection anarchiste d’avril 1877 conduite par Cafiero et Malatesta à San Lapo, dans le Matese, sont évidemment absents de la source littéraire. La section centrale condense en vingt minutes les dix années d’isolement au cours desquelles Giulio « médite sur lui-même et cherche à imaginer le monde de l’extérieur », lequel, dans la section finale, qui se déroule dans la lagune durant le transfert des prisonniers, se révèle « ne pas être celui qu’il avait vu dans son esprit » (Aristarco 1974, 21). Le temps du récit est organisé en blocs conceptuels et narratifs, ce qui contribue à soustraire les événements à un aspect strictement documentaire, ainsi qu’à réduire l’approfondissement psychologique du personnage, comme si son histoire n’était que la traduction illustrative d’une thèse historiographique.

Il y a en effet au centre de San Michele une réflexion sur l’utopie, sur ses limites et sur sa possibilité. Selon Gérard Legrand, « Giulio se situe à la charnière des derniers mouvements directement inspirés par la Révolution française et des mouvements présocialistes des années 1850-1860 » (1990, 69). La sympathie des réalisateurs prévaut sur la perception des limites politiques de tels mouvements – limites que l’on peut facilement reconnaître dans leur absence de pragmatisme –, ce qui se traduit par la façon dont ils attribuent à leur personnage les traits du héros épique, son individualité obstinée et son implacable détermination. Davantage que dans le respect des phases du récit et des situations de l’intrigue du modèle littéraire, souvent reconstruite avec une liberté considérable, on retrouve dans cette fidélité à soi-même le fond tolstoïen de l’histoire du protagoniste : c’est dans la valeur de ses choix que se reconnaît la dignité de l’individu, dans le fait qu’il résiste, face aux contradictions de l’histoire. Il s’agit de problématiques bien présentes dans la conscience collective du début des années 1970, elles aussi profondément marquées par la désillusion qui fait suite à la Résistance et par le vide qui est en train de s’ouvrir entre les différentes perspectives d’évolution sociale – entre la persistance d’une instance radicale, qui justement donne lieu à cette époque à la lutte armée et au succès de diverses organisations extraparlementaires (les premières actions des Brigades rouges remontent à 1970), une stratégie attentiste, qui a pour but de produire un changement au cours du temps, une fois que les travailleurs auront acquis une conscience de classe plus développée, et un individualisme croissant, de matrice bourgeoise, qui se superpose toujours plus intensément, en le brouillant, au désir de changement : variables dont les mouvements et les intellectuels de gauche discutent longuement. Le fait de situer l’histoire dans la période post-risorgimentale, par ailleurs, reproduit l’état d’esprit d’une autre époque déjà marquée historiquement par la désillusion : au moment des événements du Matese, quinze années ont passé depuis l’unification nationale, et l’espoir qu’elle puisse être accompagnée d’une transformation réelle du cadre sociopolitique s’est révélé illusoire. L’Italie, surtout dans le sud qui est appauvri par les politiques fiscales et économiques des premiers gouvernements nationaux, continue à être un pays caractérisé par de profondes inégalités et soumis à une violence diffuse ; et le nouvel État, comme ce fut le cas dans le Matese, n’hésita certainement pas à intervenir avec son appareil répressif face à la revendication d’instances égalitaires.

Le film des Taviani déplace quelque peu en avant l’histoire, de 1 877 au milieu des années 1880. Ce léger glissement temporel a pour but de faciliter le rapprochement de la contemporanéité, grâce à la possibilité de « souligner la distance qui s’est désormais créée entre le révolutionnaire vieux style et les jeunes movimentisti, un thème typique dans les réflexions et polémiques autour de la contestation des années soixante-huit » (Kezich 2004, 167). Désormais,

sur l’autre bateau voyagent […] le réalisme politique et le socialisme scientifique, avec leurs raisons de validité permanente, mais aussi avec les risques naissants de dogmatisme et de bureaucratisation, ainsi que les militants ouvriers et les enfants rebelles de la bourgeoisie, la longue patience prolétarienne et l’agitation des jeunes, la lucidité de la conception léniniste du parti et la grisaille des appareils.

Zambetti 1974, 118

Tout l’épisode récupère de manière assez précise une situation analogue du récit tolstoïen : ici aussi, la confrontation entre Meženetskij et les jeunes révolutionnaires socialistes s’avère insoutenable pour le protagoniste, contraint à reconnaître l’inutilité historique de sa propre initiative politique et en même temps intolérant face à la suffisance de ses interlocuteurs. La divergence des deux perspectives de lutte émerge explicitement au cours d’un bref échange de répliques entre les prisonniers socialistes :

3e jeune — Les gens comme Manieri voudraient voir l’homme changer sous leurs yeux. […] Nous, au contraire, nous savons que, selon toute probabilité, ce n’est pas nous qui…
2e jeune — … ce n’est pas nous, mais d’autres qui, demain, l’auront aussi pour nous : la récompense.
— C’est pour cela qu’on travaille. […]
— Bien sûr… quelle joie ! […] Quelle perspective joyeuse… mon Dieu, quelle joie !

Si d’un côté, donc, nous avons un petit groupe de jeunes militants, engagés sans grand espoir dans la fondation d’un nouveau modèle social et déjà marqués par une « nostalgie de l’avenir » (Zambetti 1974, 118) symptomatique, de l’autre nous avons le témoignage isolé du protagoniste, sa hâte de renouveau qui ne peut pas s’empêcher de tout vouloir tout de suite et qui, pour cette raison, est elle aussi destinée à ne pas se réaliser. Le film des Taviani se charge ainsi de mettre en relief, d’une façon médiate et allégorique, les premières fissures internes à l’ample front de contestation qui, à partir de 1968, a traversé l’Europe occidentale, avec d’un côté sa composante minoritaire, « les gens comme Manieri », désireuse de transformation immédiate et peu encline au compromis avec les pouvoirs constitués, de l’autre les planificateurs, qui tendent à déplacer dans le temps la réalisation du projet de transformation sociale auquel ils se sont voués et qui sont disposés à transiger avec le système et à accepter les formes de la démocratie parlementaire et bourgeoise.

L’aspiration à une transformation radicale du monde, la nécessité d’un parcours accompli dans la solitude constituent donc les traits tolstoïens les plus reconnaissables dans le personnage tavianien, et font l’objet d’une traduction cinématographique explicite à travers le recours à certains procédés d’écriture. Comme l’ensemble du récit tolstoïen est centré sur la caractérisation de grandes figures isolées, les Taviani recourent dans leur film à l’utilisation systématique du monologue, du gros plan, de l’itération verbale et figurative, en particulier, pour souligner l’isolement de Giulio ; le tout culmine dans la longue section centrale de la captivité, où la solitude du personnage, mise en évidence par le traitement théâtral du corps et des paroles de l’acteur, devient également un élément du scénario.

Giulio Manieri, ou l’écriture de la solitude

Tout au long de San Michele, la présence physique du personnage à l’intérieur du cadrage est pratiquement constante, par moments presque obsessionnelle. Le gros plan et les autres plans rapprochés sectionnent son corps en l’arrachant au contexte spatial de l’histoire. La première section du film est déjà en ce sens hautement significative. Il suffit de penser à la longue séquence du transfert vers l’échafaud, probablement la scène la plus proche, dans tout le film, de l’histoire du jeune condamné à mort Svetlogub qui ouvre Le divin et l’humain. Giulio est sur une charrette, la caméra le suit en montrant son corps et son visage, lequel est souvent tourné, symboliquement, vers une direction opposée à l’escorte. Cette séquence occupe environ sept minutes du film, durant lesquelles la focalisation sur le personnage se fait presque péniblement insistante. Les rencontres qui accompagnent le voyage de Giulio ne font qu’exacerber son isolement désespéré. Ainsi, lorsqu’il demande de l’eau aux carabiniers, sa requête reste sans réponse ; de même, lorsqu’il voit un ami penché à sa fenêtre, ce dernier, embarrassé, est invité par sa femme à se retirer. Les fenêtres fermées de l’immeuble familial elles-mêmes, auxquelles les frères de Giulio n’ont pas le courage de se tenir, témoignent de la solitude du protagoniste, se succédant devant lui dans une série de plans en contre-plongée de plus en plus lointains et illuminés par le soleil, de sorte que Giulio apparaît quant à lui déjà enfermé dans l’ombre de la charrette qui avance.

Cette mise en évidence du caractère solitaire d’un parcours de formation, toutefois, n’est pas limitée aux seules séquences où Giulio apparaît à l’intérieur du cadrage. Reprenons ainsi la longue section initiale : le personnage est souvent représenté en champ moyen et en plan général, avec les révolutionnaires qu’il conduit, et pourtant il semble toujours être marqué par la différence, reconnaissable essentiellement dans la distance chromatique créée par la couleur marron de son manteau, qui contraste avec le gris et le noir des vêtements des autres conspirateurs. Ici, même le plan général, procédé traditionnel destiné à souligner la valeur collective des actions humaines, est contaminé par une note dissonante, qui isole le protagoniste et nous le rend toujours reconnaissable. C’est justement dans cette séquence initiale, en outre, qu’est mis en relief son piètre pragmatisme : Giulio confirme son plan même quand il se rend compte que nombre de ses compagnons ont fait défection (« sinon, il aurait mieux valu rester chez soi »), et il préfère attendre que les cloches de la messe retentissent pour rencontrer moins de monde, comme si l’objectif d’une initiative insurrectionnelle pouvait se passer de l’implication des masses populaires. Le projet est donc en soi désespéré et mal réalisé, mais ce qui compte pour Giulio, c’est la « propagande du fait ». Très clairement, donc, le protagoniste est mû par une tension qui n’est pas strictement politique, et qui le projette dans une dimension existentielle authentiquement tolstoïenne : pour lui, le succès de l’initiative militaire qu’il conduit est indubitablement moins important que la cohérence avec ses idéaux.

Le monologue constitue un autre procédé d’écriture destiné à accentuer l’isolement du personnage. Dès la première partie du film, on note son utilisation abondante : les paroles du protagoniste sont souvent prononcées en présence d’autres personnages, mais constituent en substance des a parte, car incapables de susciter une quelconque réplique. Lors de la séquence de l’insurrection, par exemple, Giulio harangue la population locale sans qu’aucune voix réagisse à son appel. Mais c’est surtout durant le transport vers l’échafaud que les paroles du personnage se détachent de la réalité pour se perdre dans la rêverie. Ainsi, la réponse de Giulio à l’appel tardif de son frère est prononcée à distance et à voix basse ; même les paroles adressées au commandant du manipule sombrent dans le silence, alors que ce dernier est assis sur le siège, juste derrière Giulio. L’obstination de Giulio est également donnée à voir ici à travers la répétition verbale « Où étais-je ? », l’énumération des noms de ses compagnons comme des rues traversées, et le fait qu’il précise ses dernières volontés avant son exécution. Par ailleurs, c’est sur le même principe itératif que se fonde la comptine à l’origine du titre du film, récitée par Giulio, enfant, pour supporter son enfermement dans le cagibi. Cette formule rassurante que créait la répétition lui permettait alors d’affronter la peur de l’obscurité ; à présent, pour le personnage devenu adulte, elle constitue un soutien précaire contre le doute qui l’assaille quant à son parcours politique et humain.

Allégorie, prison, rédemption

La tension émotionnelle du protagoniste émerge dans la vaste séquence centrale du film ; à ce moment, la cellule où Giulio est reclus devient « la scène d’une vocation innée au monologue, à la réinvention de la vie grâce au secours de la mémoire et de l’imagination » (De Santi 1988, 80). Comme le Meženetskij tolstoïen, contraint de supporter sept années de réclusion dont il tentera de s’évader en recourant au rêve et à l’engagement intellectuel, dans l’isolement le plus total, Giulio est obligé de s’imposer une discipline rigide dans sa tentative désespérée de donner une signification à l’absence de tout, à travers une réinvention fantastique des limites sordides auxquelles est soumise son existence.

L’adoption d’un système de règles et la tentative d’organisation du temps représentent les premières manifestations du besoin de rationalité du personnage, qui cherche à donner un sens à l’incompréhensible aliénation à laquelle il est soumis. « Parler à voix haute ! » se répète Giulio, avant de réfléchir à une série d’activités qui lui permettront de scander les différents moments de la journée. Mais c’est surtout par l’imagination qu’il construit un espace-temps autre. De simples détails visuels ou auditifs sont alors transfigurés en souvenirs de jours lointains : l’eau qui s’écoule le long du mur rappelle à Giulio le bord de mer où il vendait des glaces, et le commentaire sonore reproduit la sonnette de son chariot, le bruit du vent, la voix des enfants et le cri des mouettes. En fin de compte, au néant de ses journées Giulio oppose utopiquement leur reconstruction imaginaire, afin de se les rendre chargées de signification : « il réussit à vivre ; il refuse de survivre ; avec une force et une imagination et un désespoir et une joie qui réaffirment les dimensions de l’homme » (P. Taviani, dans Mingrone et al. 1974, 51).

Cette attention pour les dynamiques tragiques de la vie d’un prisonnier a une correspondance évidente avec le climat du moment historique où le film a été tourné : dans les années 1971 et 1972, les prisons italiennes sont soulevées par un vaste mouvement de protestation des détenus, souvent politisés, qui refusent de participer aux procès et aux activités organisées par les institutions, et réclament un traitement humain, une autonomie plus grande et de meilleures conditions de vie. Jamais autant qu’alors l’opinion publique italienne n’a été appelée à s’intéresser au drame des conditions carcérales : les Taviani le font avec leur art à eux, en constituant la figure d’un prisonnier exemplaire, dans laquelle ils condensent les problématiques – matérielles et surtout psychologiques – impliquées dans le statut concentrationnaire. Giulio Manieri, avec son douloureux engagement pour la dignité et la survie, est ainsi le résultat, sur le plan de la construction dramaturgique, de la participation des réalisateurs à la tragédie quotidienne de la détention, dont ils cherchent à connaître les abysses et pour laquelle ils voudraient tracer une voie de sortie.

Le travail intellectuel intense du personnage devient ainsi la traduction cinématographique parfaite du procédé allégorique par lequel le donné particulier, incompréhensible et douloureux, est inséré péniblement dans une dimension plus large apte à le doter d’une signification. L’étroitesse physique et cognitive du contexte conditionne inévitablement le résultat de la recherche : l’effort tend essentiellement à offrir des connaissances partielles, rarement réconfortantes. Nous sommes, avec les Taviani et avec Tolstoï, au coeur de la modernité ; la correspondance symboliste avec la nature étant perdue définitivement, le sujet cherche désespérément à reconstruire une unité perdue, à réacquérir une signification – ne pas laisser la vie s’écouler sans en avoir conscience, pour revenir aux Journaux de Tolstoï cités en exergue. De tout cela, la cellule de Giulio et sa lutte intellectuelle irrépressible constituent une métaphore extraordinaire.

Sandro Zambetti (1974, 117) écrit : « Manieri personnifie concrètement la force de l’imagination et la valeur de l’utopie, mais il introduit aussi, en même temps, une réflexion fondamentale sur le cinéma et sur l’art en général comme activité qui peut être révolutionnaire dans la mesure où elle réussit à être créative. » Le motif de l’art comme rédemption, par ailleurs, occupe une place d’une importance centrale au sein du cinéma des Taviani : dans le contexte carcéral de San Michele, il constitue une anticipation indiscutée de son traitement dans Cesare deve morire (César doit mourir, 2012), où la mise en scène d’une tragédie shakespearienne provoque un court-circuit émotionnel dans l’âme des détenus-acteurs et les pousse à prendre conscience de la misère de leur condition et à trouver un sens à leur parcours humain dans les formes sublimes de la représentation théâtrale. Ce n’est évidemment pas un hasard si la construction d’une existence imaginaire, aussi bien dans San Michele que dans Cesare deve morire, connaît certains moments d’autoréflexion extraordinaires, où le cinéma réfléchit sur lui-même. Dans Cesare, ils constituent l’ossature du film, représentation d’une représentation, à laquelle se superposent de façon répétée les interférences du vécu, tragique lui aussi, des détenus-acteurs, avec tous leurs souvenirs et toutes leurs pensées. Dans San Michele, on distingue également une séquence dans laquelle la représentation propose une réflexion sur elle-même et sur sa fonction. Il est onze heures, et Giulio Manieri convoque une réunion du groupe Pisacane. L’étroit périmètre de la cellule exhibe alors son caractère scénique de caméra cinématographique, où alternent les voix de quatre personnages, différemment positionnés dans des lieux bien précis et tous interprétés par le même acteur. Le découpage suit les règles du montage classique, utilisant le champ/contrechamp et un régime du regard absolument conventionnel : les points de vue se succèdent, et les raccords entre un plan et l’autre, absolument réguliers, confirment l’interaction verbale entre les dramatis personae impliquées dans la discussion. Or, justement ici, les Taviani n’hésitent pas à saper un tel système, en insérant dans le découpage deux plans dans lesquels ils montrent l’ensemble de l’espace carcéral, occupé par le seul Giulio, filmé de dos. L’élargissement du champ, qui s’ajoute à l’insistance de l’anaphore (les deux plans sont presque identiques), déclenche un court-circuit logico-rationnel, révélant toute la précarité de la construction mentale du protagoniste. L’ensemble du procédé met finalement en lumière un artifice : « le montage classique américain est subverti de l’intérieur et se transforme en un montage dialectique eisensteinien » (Premuda 2004, 86). L’offensive « linguistique » contre la tentative de Giulio a par ailleurs un correspondant précis dans le contenu même du débat, qui glisse bien vite de la planification de tentatives d’insurrection aux accusations contre Giulio, destinées à révéler « les contradictions, les vices qui minent sa pensée politique » (86). Durant le débat, le rôle hégémonique de Giulio, souligné en outre par le fait qu’il reste toujours debout, alors que ses compagnons sont allongés ou assis, est en effet plusieurs fois mis en accusation. Selon ses compagnons, Giulio met sa propre personne au-dessus de tout ; il parle pour tous et prend des initiatives pour tous, mais il appelle ses compagnons par leur nom de famille et garde ses distances ; son enthousiasme pour un projet de libération collective cache un égoïsme de fond : une dialectique à laquelle n’échappe aucun mouvement et qui, dans le contexte politique des années 1970, devait entrer en résonance évidente avec le climat du moment. Les deux champs moyens « objectifs » qui suivent, où le protagoniste apparaît seul, sont pour Giulio l’occasion d’« une première prise de conscience, [d’]une réflexion sur sa propre nature » (Aristarco 1974, 24).

Quelque chose de similaire se répète un peu plus tard. Giulio imagine de nouveau être en compagnie de ses amis, qu’il invite à l’opéra. La lumière de la bougie remplace le spectacle sur la scène, et le commentaire sonore reproduit le choeur Guerra, guerra ! le galliche serve de la Norma de Bellini. Le passage met en relief l’animosité de l’héroïne d’opéra, son irréductibilité au compromis qui la porte à faire un choix extrême. La reconstruction, dans les événements humains, d’une absoluité perdue avec le déclin d’un imaginaire authentiquement religieux et la distinction nette entre des instances morales opposées constituent les traits spécifiques du mélodrame du xixe siècle. Et Giulio, de façon désormais explicite, est un personnage de mélodrame, animé par une tension constante dans sa quête d’un idéal, seul contre tous. Le passage de l’opéra de Bellini s’accorde ainsi parfaitement à l’imagination du protagoniste, reproduisant l’état d’esprit de Giulio, projeté dans un avenir qu’il imagine glorieux. Toutefois, la mise en scène se passe alors de la multiplication des points de vue qui avait caractérisé la précédente réunion des internationalistes, et c’est le seul Giulio qui parle et est filmé. La dialectique avec le monde extérieur devient en somme toujours plus problématique : le protagoniste semble se replier sur lui-même, confiné dans le rôle, toujours plus illusoire, d’acteur de l’histoire ; en témoigne la rêverie politique sur laquelle la soirée se termine, dans laquelle Giulio imagine des foules qui l’acclament et le succès futur du mouvement internationaliste, pour lequel il se sent « honteusement heureux ».

Le recours à la dimension théâtrale, dans San Michele, n’est par ailleurs pas limité à la séquence centrale de la prison. Dès la section initiale, en effet, la construction de l’espace de la petite ville où les internationalistes organisent leur coup de force est ouvertement théâtrale, avec l’hôtel de ville qui clôt la scène, ceinte par l’église et la grange comme des rideaux qui délimitent le champ d’action des personnages. La scène de l’exécution de Giulio qui n’aura pas lieu est également théâtrale : l’entrée en scène du chariot transportant le condamné s’effectue sur les notes du Capriccio italien de Tchaïkovski, et le point de vue de certains plans est situé sur le balcon d’un ancien palais, où s’entassent de façon compacte, comme dans une loge, les représentants de la classe dirigeante locale. Fortement théâtral est également le recours à deux plans brefs entièrement occupés par L’Adoration des Mages, chef-d’oeuvre du Pérugin, dont l’espace visuel apparaît rigoureusement subdivisé entre une partie centrale, soulignée par l’élément architectural, où sont situés les protagonistes de l’événement, deux espaces latéraux, occupés par les observateurs, et le délicat paysage de collines du décor, à l’arrière-plan, sur lequel se clôt l’image.

Une telle insistance sur la théâtralité, naturellement, n’est pas dépourvue de recherche : multiplier l’effet de fiction revient à mettre entre parenthèses le potentiel révolutionnaire de l’action armée qui, ainsi replacée dans les coordonnées rassurantes de la représentation scénique, et devant un contre-chant constant chargé d’ironie qui en problématise la portée subversive, compromise par des instances qui la resituent dans un espace visuel « connu », n’est donc plus perturbante.

Dans la lagune, territoire de l’échec

Un saut expressif important marque le passage à la section finale du film. Nous sommes dans la lagune de Venise, où Giulio est transféré pour purger le reste de sa peine. Le paysage immobile, sa lumière éteinte et dépourvue de contrastes, le silence, interrompu seulement par les voix humaines et le bruit de l’eau frappée par les rames, confèrent aux photogrammes du début de la séquence un sens de fixité stupéfaite. L’ouverture du paysage, le caractère labyrinthique des canaux qui divisent les sèches de la lagune mettent à l’épreuve la capacité de relation que Giulio n’a exercée que sur lui-même durant toutes ses années de captivité, donnant forme, voix et couleurs aux murs verticaux qui fermaient son monde – un monde de privation, qui n’avait toutefois pas égratigné le caractère poïétique de son regard. Tout ce que Giulio avait construit doit à présent se confronter à ce lieu dont l’indéfinité déconcertante le confond.

Au moment de cette brève parenthèse où il est restitué à la nature et aux relations sociales, Giulio vient de récupérer son manteau marron – et son identité ; soudainement, la caméra se charge de représenter un nouveau régime de relation avec le monde, abandonnant le protagoniste et se déplaçant rapidement sur la surface de l’eau, à vol d’oiseau et au son d’une symphonie, comme pour laisser encore parler la rêverie du personnage. Ainsi, « la lagune […] favorise l’émergence d’une dimension du voir qui ne dépend plus d’un point de vue central et identitaire » (Salvatore 2004, 236), mais appartient plutôt à une instance anarchiste qui, si elle semble d’un côté l’expression d’une anxiété devant la libération, de l’autre renvoie à la crise du sujet et à sa prétention de ramener le monde à un système compréhensible et modifiable, alors qu’au contraire rien ne peut être défini : un peu comme dans les rêves, où il peut aussi nous sembler voler, sans que nous ne réussissions toutefois jamais à fuir ni à comprendre où nous sommes.

Bientôt, de nouveau, une impression de suspension trouble, de fin imminente se diffuse sur l’histoire, ce dont l’espace lumineux entourant la rencontre avec le groupe de jeunes subversifs, qui a significativement lieu sur l’île de Sant’Ariano, juste le long du mur de l’ossuaire de la ville, constitue le signe. À partir de ce moment, le commentaire sonore est réduit au minimum : l’attention de la mise en scène se déplace sur la relation entre Giulio et les compagnons qu’il vient de rencontrer, marquée du point de vue cinématographique par une constante séparation dans l’espace scénique : un seul carabinier et un seul rameur accompagnent le protagoniste, dont le regard insistant se perd dans le hors champ à la recherche des jeunes révolutionnaires, qui sont pour leur part transférés tous ensemble vers la prison de Sant’Alvise. Giulio demeure isolé ; s’il manifeste un attachement solidaire vis-à-vis de ses futurs compagnons de détention, il adopte aussi à leur égard une attitude paternaliste et contradictoire, par exemple en suggérant des comportements que lui-même n’observe pas, comme son invitation à ne pas collaborer alors qu’il rame vers la nouvelle destination carcérale. Aux yeux des jeunes, Manieri est un homme en retard sur son époque, prisonnier de sa mission et incapable de tenir compte d’un nouveau cadre économique. Et c’est précisément à travers ce regard de l’extérieur que les Taviani construisent l’épaisseur tolstoïenne de leur personnage, sa détermination obstinée dans la réalisation d’un parcours d’évolution personnelle, dont le résultat ne se mesure pas tant à la capacité d’atteindre des objectifs politiques qu’à celle de rester fidèle à une instance idéale, dans une défense infatigable de sa dignité. Comme le rappelle Toesca : « la dimension de la révolution concerne la vie, et c’est sur ce plan qu’elle se définit » (1974, 16). Lorsque Giulio est informé de la situation par le jeune le plus au courant, la caméra, en mode subjectif, ne se détache plus de ce dernier et de ses compagnons, filmés du bas, selon le point de vue du protagoniste. Le refus du champ/contrechamp, en cette circonstance, est particulièrement révélateur de la marginalisation de Giulio, de l’inutilité de ses arguments potentiels, qui en effet explosent peu après dans une confrontation agressive sur les stratégies de lutte adoptées par les différents mouvements révolutionnaires de l’époque. Une prise de distance, à travers le plan large, du point de vue de la caméra éloigne les voix des personnages, submergées par le silence de la lagune, qui apparaît dès lors comme un territoire symbolique rappelant la mort qui plane sur toute initiative humaine – et le voyage des détenus lui-même, un transfert escorté, sur une barque, renvoie nécessairement à la métaphore nautique du passage à une condition de non-existence, selon des modèles bien implantés dans l’imaginaire littéraire occidental. Toute possibilité de relation sociale est maintenant fermée à Giulio, qui ne réussit à se lier ni aux autres révolutionnaires ni au carabinier qui l’escorte. D’autre part, dans l’espace ouvert de la lagune, il ne peut plus se reposer sur la fuite dans la rêverie : les anciennes armes, affinées dans la cellule, sont inutiles, et aucune réunion imaginaire du groupe Pisacane ne peut être convoquée, car à présent Giulio, comme il le dit lui-même, n’en peut plus. Imaginer l’avenir, en face du néant et du silence qui l’entourent, lui est devenu impossible.

Maintenant qu’ont été abordées « toutes les tonalités de la solitude du révolutionnaire, et au sens large de l’intellectuel engagé à changer les hommes et la société » (Pintus 1974, 130), une pesante atmosphère de mort envahit le paysage de la lagune, ne laissant qu’une issue extrême au protagoniste de San Michele, la seule qui puisse encore lui permettre de donner une forme accomplie à son désir utopique de fuir l’inconscience de l’obsession tolstoïenne, celle qui, souvent, fait que nous vivions perdus dans la complexité, comme si la vie n’avait pas été : une solution poursuivie avec une détermination semblable à celle dont fait preuve Meženetskij dans le récit tolstoïen, capable, pour abandonner à jamais l’horreur de son existence, de se prendre en quelque sorte sur ses propres genoux et de se tuer en se laissant tomber dans le vide avec une corde autour du cou, déjouant ainsi le manque d’espace de sa cellule. Toutefois, même si le suicide de Giulio contient indiscutablement, comme l’affirme Pier Marco De Santi (1988, 81), « le désir de clore “en beauté” une expérience qui sinon se détériorerait », il est hors de doute que ce geste du protagoniste constitue également une réponse à une réalité insensible à la volonté humaine de la changer. Ainsi, ce que Vittorio Taviani (dans Mingrone et al. 1974, 51) définit comme « une ultime intuition » n’est rien d’autre que « l’acceptation plus profonde de son propre destin » (Salvatore 2004, 237) ; et le fait de ne pas reculer face à ce destin constitue l’un des traits les plus reconnaissables du héros tragique et de l’incommensurabilité de son désir avec l’horizon du compromis. Ici, Lacan et sa lecture d’Antigone viennent à l’esprit, qui soulignent la contiguïté entre désir et pulsion de mort, la coïncidence entre la fascination et l’horreur. En effet, à l’instar d’Antigone, Giulio ne s’abaisse pas aux compromis avec son destin, mais le comprend en soi, il y adhère avec un sentiment que nous ne pourrions absolument pas définir comme un sentiment de résignation : celui-ci est au contraire déterminé par la superposition de la volonté, de la rêverie et du tourbillon provoqué par l’abîme. Ainsi, encore une fois, en approfondissant le coeur de la réflexion qui anime Le divin et l’humain, les Taviani dépassent le discours historico-politique par une réflexion éthique beaucoup plus large sur la fonction de l’individu et sur sa relation avec l’histoire, laquelle situe le sujet dans une perspective qui met en jeu sa soif de connaissance, sa capacité à entrer en relation avec les significations, et à en reconnaître la valeur dans sa propre existence.

Notes pour une conclusion, entre Rossellini et Tolstoï

San Michele se termine par une référence explicite au cinéma de Rossellini, déjà signalée, par ailleurs, avec le cadre de la lagune dans la section finale, un renvoi très clair au célèbre épisode de Paisà qui se déroule dans le delta du Pô et qui constitue lui aussi l’épilogue à l’ensemble du film. Cet hommage est l’affirmation d’un lien, fondé sur l’idée d’un cinéma non consolateur, capable d’affronter de grandes questions éthiques. Dans Paisà comme dans San Michele, donc, le paysage vénitien est le théâtre d’un sacrifice, qui se concrétise dans le bruit des corps tombant dans l’eau. Chez Rossellini, toutefois, le sacrifice des soldats américains, accourus au secours des partisans et exécutés pour cette raison par les Allemands, se charge de sens à travers la voix hors champ, qui le rachète synthétiquement en l’inscrivant dans la perspective de la libération nationale imminente (« Ceci se passait à l’hiver 1944. Au début du printemps, la guerre était finie »), alors que, dans San Michele, le bruit sourd produit par le corps du protagoniste qui tombe dans l’eau conclut le film en se superposant à une coupe de montage précoce, qui clôt sur du noir la représentation avant que la surface de l’eau ne se referme sur Giulio. Ce dénouement constitue l’un des écarts les plus significatifs que le texte filmique présente à l’égard du scénario d’origine. Ce dernier, en effet, prévoyait une réaction instinctive de la part de Giulio, son effort vain pour remonter sur la barque, en plus d’un panoramique final sur l’embarcation des jeunes ouvriéristes qui s’éloigne, comme pour suggérer l’idée de l’Histoire qui continue à avancer. Dans le film, au contraire, rien ne fait suite au geste du protagoniste : aucun effet interne à la narration qui implique les autres personnages, pas d’intervention extradiégétique, comme une didascalie ou un commentaire en voix off, qui le justifie et nous en montre le sens dans une perspective historique. Le silence qui tombe de façon soudaine sur le suicide du personnage, qui se referme seulement sur quelques coups de tambour et sur le sombre commentaire musical accompagnant le générique, est l’un des signes les plus évidents du pessimisme des Taviani, portés à mettre en doute le sens de l’intervention humaine dans l’Histoire et à en souligner toute l’attitude velléitaire et la conscience désolée.

La ratio qui entraîne la relecture du modèle rossellinien est donc l’achèvement, la « carte » dont parle Bloom (1973, 14) : le sens de l’affinité porte à s’approprier un texte et, surtout, à reconnaître un attachement psychologique pour lequel on veut montrer, par la nouvelle oeuvre, une sorte de marque de reconnaissance, qui serait la manifestation allusive d’un idem sentire. En même temps, on va bien au-delà de l’imitation caractéristique d’un simple hommage : le modèle est replacé dans un nouvel horizon, ses traits sont déclinés dans un contexte différent, de façon à suggérer un parcours original. Dans le climat du début des années 1970, la référence à Paisà représente indiscutablement une allusion au déclin définitif des idéaux de la Résistance et à la définition toujours plus problématique d’un programme de transformation sociale partagé. L’absolue gratuité du geste suicidaire de Giulio, le silence quant à ses conséquences replacent les espoirs propres à l’époque néo-réaliste dans la perspective conflictuelle des années de la contestation, suggérant presque inévitablement un mouvement de régression, marqué par la nostalgie d’une période caractérisée par un engagement collectif pour un changement de la société italienne, et par la conscience du caractère irréalisable de ce projet dans le présent.

La récupération de Tolstoï devient donc un signe du dépassement de Rossellini, et surtout de cette époque exceptionnelle que son cinéma avait représentée à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le divin et l’humain, avec ses trois histoires de détenus reliées de façon indirecte uniquement, est la réponse la plus claire aux instances populaires et solidaires qui animent Paisà et, en général, le cinéma rossellinien. La représentation d’une communauté en mouvement est désormais remplacée par un horizon individuel, et seule une recherche personnelle peut animer le parcours du sujet : les hommes, chez Tolstoï, apprennent les uns des autres, mais évoluent inévitablement dans la solitude. Du point de vue cinématographique, les Taviani transposent les relations interposées du récit de Tolstoï dans un horizon marqué par les divisions, ce qui se traduit, après les illusoires plans larges de la séquence initiale, par une focalisation toujours plus étroite sur le protagoniste et sur les fantasmes qui assaillent son désir de rédemption. Tolstoï représente ainsi un point d’abordage presque nécessaire, un banc d’essai à partir duquel mesurer de nouveau le sens de l’expérience humaine, au-delà de la perspective utopique qui avait marqué l’époque révolue du néo-réalisme.