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L’analyse du mouvement est un élément fondamental dans l’invention du cinéma. Ses prémisses remontent aux premiers travaux chronophotographiques (1870) menés notamment par le chercheur-physicien Étienne-Jules Marey (1830-1904). Ses travaux reposent sur la construction scientifique des mouvements internes et externes d’un corps, quel qu’il soit : humain, animal ou autre. L’inscription graphique du mouvement se fait au moyen de tracés et de diagrammes obtenus à l’aide d’un fusil chronophotographique qui capte une succession « rapide » d’instants quelconques du corps en mouvement. Cette analyse réalise des incisions dans le temps permettant ainsi une décomposition interne du geste. Le mouvement du corps « chronophotographié » dépend d’une logique temporelle qui découle d’un ensemble d’images-mouvement (Deleuze 1983, 90). Cette technique issue de la science moderne rendra possible l’invention du cinéma par la suite, réalisant de fait une rupture épistémologique avec la science de l’époque antique, qui repose sur les instants privilégiés par le biais d’une succession de poses. L’expérience du corps en mouvement a conduit Deleuze à affirmer que ce qui est en mouvement est bien la matière et non pas la forme ou la succession de poses qui émanent des instants privilégiés ; « c’est la matière : non pas quelque chose qui serait caché derrière l’image, mais au contraire l’identité absolue de l’image et du mouvement […]. L’image-mouvement et la matière-écoulement sont strictement la même chose » (86). Ce n’est pas la forme qui se transforme, c’est la matière qui passe d’un état à un autre.

L’image-mouvement au cinéma est donc définie comme une succession mécanique d’instantanés caractérisée essentiellement par l’équidistance. Cette succession mécanique du mouvement par un codage (de mouvement) serait intrinsèque à la notion d’agencement dans l’image-mouvement. On peut rappeler ici que Deleuze et Guattari abordent également l’agencement dans Mille plateaux (spécifiquement dans le chapitre « Traité de nomadologie : la machine de guerre »). Ils le définissent comme « […] tout ensemble de singularités et de traits prélevés sur le flux » (1980, 540). L’agencement se ferait, dans ce cas de figure, par l’entremise d’outils et d’appareils spécifiques, une véritable synthèse de mouvement intrinsèque à un codage, dans le but d’atteindre une perception pure du mouvement. Tout cela – les lignes et les vitesses mesurables – constitue un agencement : « Le semblable et le digital, la ressemblance et le code, ont au moins en commun d’être des moules, l’un par forme sensible, l’autre par structure intelligible : c’est pourquoi ils peuvent si bien communiquer l’un avec l’autre » (Deleuze 1985, 41).

La problématique de l’image-mouvement réside dans l’idée selon laquelle la perception du mouvement à l’aide d’une succession de poses (à travers les instants privilégiés) et la perception du mouvement par l’intermédiaire de dispositifs de captation de mouvements (analysant les instants quelconques) réduisent l’interprétation du mouvement à un temps uniforme ne tenant pas compte de la singularité du mouvement qui se situe à même l’intervalle. Cet intervalle est doté d’un rapport affectif qui relie les instants d’un même mouvement. L’analyse et le transfert de ce qui se passe à l’intérieur des instants (dans l’« interinstant ») seraient de l’ordre de l’intensif et de l’incommensurable. S’appuyant sur les prémisses bergsoniennes du mouvement, Deleuze insiste sur ce rapport de l’affect avec le mouvement. Il y a lieu de nous poser la question de savoir à quel point cela va nous contraindre à saisir l’essentiel du mouvement, à savoir les micromouvements ou les microexpressions qui entrent dans ce régime de l’image-mouvement intensif et qui échappent à la mesurabilité de même qu’à l’agencement. Dans ce cas précis, la question serait donc de savoir non pas comment un mouvement succède à un autre mouvement, mais plutôt comment un mouvement donné se continue dans le mouvement suivant.

L’intervalle entre deux mouvements instantanés, même minime, serait-il insaisissable à l’égard de l’analyse des micromouvements, voire des microexpressions au sein d’un même (et seul) mouvement exécuté ?

Deleuze tend à classer les films d’après le type d’images qui prédomine dans le montage de chacun de ceux-ci. Pour notre part, nous aborderons sa classification sous un autre angle pour tenter de comprendre le processus de l’analyse du mouvement en commençant par les travaux chronophotographiques de Marey jusqu’à la capture du mouvement numérique des personnages en images de synthèse (dans le cinéma dit hybride). Nous entamerons une catégorisation de l’image-mouvement par le biais de la capture du mouvement numérique transférée sur les personnages en images de synthèse. Cette classification saura éclairer par la suite le rapport d’individuation avec certaines catégories de l’image-mouvement (particulièrement l’image-perception et l’image-affection).

1. L’agencement et l’intervalle

Dans son article « Archéologie de la motion capture », Trond Lundemo (2014, 68) mentionne qu’en 1971, le chercheur en informatique Caus Pias explore les éléments basiques d’un bref mouvement à l’aide d’un ordinateur. Il analyse un plan de documentaire qui ne dépasse pas trois secondes et dans lequel le mouvement du personnage serait celui qui consiste à tirer une bouffée de cigarette. Pour Pias, il s’agit d’analyser les différents constituants de ce mouvement succinct. « [L]’analyse, entre autres basée sur la reconnaissance des formes et la vitesse du mouvement, aboutit à l’inévitable conclusion selon laquelle seul [ce personnage], et seulement lui, fume une cigarette de cette manière » (68). L’idée d’une modélisation des mouvements, ou « d’une classification universelle des gestes au moyen du cinéma » (68) semble donc incommensurable, selon cette expérience. La singularité des actions enregistrées nous amène ici à cette appréhension deleuzienne de l’intervalle qu’il a exposée dans son deuxième ouvrage, L’image-temps (1985). Nous cherchons à comprendre, à travers cette expérience, cette appréhension de l’intervalle, en d’autres termes, l’appréhension de ce qui est flux et de ce qui est en devenir à travers la singularité des actions enregistrées. Cela conduit, semble-t-il, à un autre niveau de compréhension du mouvement, voire des micromouvements : « S’il est vrai que le précédent se continue dans le suivant, le suivant n’est pas la répétition du précédent » (Deleuze 1983, 120).

Ce niveau de compréhension dévoile-t-il un autre régime de l’image-mouvement au cinéma ? Celle-ci est susceptible de dépasser les points de départ bergsoniens auxquels Deleuze s’est référé dans L’image-mouvement (1983). La synthèse de l’image-mouvement la révèle comme une matière reconstituée selon un agencement d’instants quelconques et d’après une coupe régulière dans le but d’atteindre la perception pure du mouvement. Deleuze aboutit ici à un deuxième niveau d’appréhension de l’image-mouvement, validant le fait que « le premier centre d’indétermination de l’image est l’image-perception » (1983, 96). C’est cette première catégorie de l’image-mouvement qu’il définira plus tard comme un ensemble d’éléments qui agissent sur un centre et qui varient par rapport à lui.

S’appuyant sur deux entretiens donnés par Deleuze après la publication de L’image-temps, Raymond Bellour explique dans son article « Une pensée du cerveau » que

[l]es enchaînements sont souvent paradoxaux, et débordent de toutes parts les simples associations d’images. Le cinéma précisément parce qu’il met l’image en mouvement, ou plutôt dote l’image d’un automouvement [qui] ne cesse de tracer et retracer des circuits cérébraux.

2008, 188

C’est dans ce même ordre d’idée qu’on passe de cette catégorie de l’image-perception à une autre catégorie, celle de l’image-affection. Deleuze s’appuie sur Peirce pour définir l’affect du mouvement, désigné par une icône (ou signe) qui renvoie à son objet par des caractères internes (ressemblance). Cette définition est utilisée pour désigner l’image-affection, qui est exprimée comme qualité ou puissance et située dans l’intervalle (en son sein) ni indivisible ni divisible. C’est le statut de l’entité selon Deleuze, c’est-à-dire de ce qui est exprimé par une expression. Deleuze demeure dans un premier temps « prudent » avant d’entamer le rapport avec l’entité « dividuelle » (ni indivisible ni divisible) et l’intensité ou la puissance propre à l’image-affection (révélée par son échelle de plan). Ces traits de singularité sont situés dans l’intervalle au sein d’un même mouvement qui découle d’une puissance par « points de fusion, d’ébullition, de condensation, de coagulation, etc. » (Deleuze 1983, 146). Attachés autant aux gestes qu’aux lumières, ces traits de singularités clapotent dans l’image et accèdent à des visibilités labiles, éphémères, locales ou microscopiques. Aussi fragiles soient-ils, « ces points ou zones ont néanmoins une réalité et une sorte d’autonomie figurative qui permettent à Deleuze d’affirmer cette composition par points singuliers […], une part d’affect de qualités ou de puissances » (Béghin 2008, 167). Selon Deleuze, l’image-affection découle d’une série intensive qui dévoile ici sa fonction « de passer d’une qualité à une autre, de déboucher sur une nouvelle qualité. Produire une nouvelle qualité, opérer un saut qualitatif » (1983, 128). Mais revenons ici à la définition de l’affect qui retenait exactement ces deux caractères : une tendance motrice sur un nerf sensible. En d’autres termes, « une série de micromouvements sur une plaque nerveuse immobilisée. […] Ceux-ci n’auront plus principalement que des tendances au mouvement ou des micromouvements capables, pour un même organe ou d’un organe à l’autre, d’entrer dans ses séries intensives » (26).

Cette théorie de l’intervalle sera façonnée par certains cinéastes selon la spécificité de leurs langages cinématographiques et rendra possible ultérieurement l’image-temps par une restitution des intervalles à la matière. L’intervalle ne sera plus seulement « ce qui sépare une réaction d’une action subie, ce qui mesure l’incommensurabilité et l’imprévisibilité de la réaction, mais au contraire, une action donnée dans un point de l’univers, trouvera la réaction appropriée dans un autre point quelconque » (118). Mais nous nous demandons dans quelle mesure on considère que « toute perception est d’abord sensori-motrice » (95).

2. Le schème sensorimoteur et la capture du mouvement numérique

Le sensorimoteur est ce qui relève à la fois des fonctions sensorielles et de la motricité. Nous nous appuyons ici sur Simondon (dans son ouvrage Invention et imagination) pour comprendre le rapport entre le sensorimoteur et l’image-mouvement. Selon cet auteur, il existe un contenu moteur des images et « l’équipement moteur [serait] en avance sur l’équipement sensoriel […]. Les images de mouvements seraient en ce sens des schèmes de conduites prêtes à se réaliser, mais encore contenues dans le système nerveux au lieu d’être effectivement réalisées les unes après les autres » (2008, 31). Poursuivons avec Simondon, pour affirmer sa thèse sur le sensorimoteur : il démontre que certains faits d’imitation existent « chez les oiseaux (mots du langage humain, airs musicaux, perfectionnement du chant spécifique) ; mais de tels faits sont rares et entrent plutôt dans la catégorie générale des perfectionnements d’un schème inné que dans celle d’une imitation pure » (39). Il revendique que le schéma corporel est une « représentation que chacun se fait de son corps, et qui sert de repère dans l’espace » (39). Le schème sensorimoteur serait selon lui un schéma corporel et qui, de surcroit, intervient comme un sélecteur dans « l’anticipation imaginative des différents mouvements » (41). Le raisonnement de Simondon serait susceptible d’éclaircir donc les conditions de reproduction d’un mouvement. Devrions-nous comprendre que, pour qu’un mouvement puisse être reproduit, l’image motrice, elle, devrait être codée ?

Pour illustrer ce propos, prenons comme exemple la transposition des mouvements et de la performance corporelle de l’acteur sur son corps en images de synthèse : la technique de la performance capture permet à ce dernier d’interpréter de multiples rôles dans un même film. Ici, la performance capture agit comme un code qui véhicule des mouvements et des expressions de l’acteur réel avant sa transposition dans son corps de synthèse. Or, il semble « [rare qu’un code] soit simplement un mécanisme de transport neutre » (Manovich 2010, 157). Il peut de la sorte brouiller certains mouvements ou expressions ou les rendre inconcevables. Dans ce même ordre d’idées, Simondon laisse entendre que la configuration de mouvements imaginés pour chaque intervalle devrait puiser dans un schéma corporel. Deleuze rejoint Simondon sur plus d’un point, tout en maintenant la définition bergsonienne de l’affect : « [une] tendance motrice sur un nerf sensible » (Deleuze 1983, 96).

Il y a lieu d’articuler la thèse de Simondon avec les techniques de capture de mouvements numériques afin d’établir (ou pas) le rapport d’analogie entre les deux.

Dans cette étape, nous allons répartir sur deux niveaux cette technique de capture de mouvements afin de comprendre à quelle catégorie d’image-mouvement chaque niveau appartient. Soulignons que Deleuze emploie les catégories de l’image-mouvement en rapport avec le cadrage qui exprime, entre autres, la signification propre à chaque échelle de plan et pour chaque état [de chose] exprimé par l’image-mouvement. Il alloue à chaque type d’images son échelle de plan caractéristique qui le distingue des autres : le plan d’ensemble pour l’image-perception, le plan moyen pour l’image-action et le gros plan pour l’image-affection.

Rappelons que si Deleuze tend à classer les films d’après le type d’images qui prédomine dans le montage de chacun de ceux-ci, pour notre part, nous aborderons son ouvrage L’image-mouvement sous un autre aspect afin de catégoriser la motion capture et la performance capture. Dans un premier temps, nous exposerons les débuts de cette technique de capture de mouvements numériques appelée motion capture (mocap). Elle consiste à capter les grands mouvements du corps par le biais de capteurs infrarouges (sous forme de points) qui sont apposés sur les principales articulations des membres de ce corps en mouvement. C’est pourquoi il faut, de surcroit, revenir à la notion de figure pour aborder la capture de mouvements. Celle-ci détache le corps matériel du mouvement effectué, autorisant dans ce cas une forme d’échange corporel. N’importe quel corps pourra dès lors être visuellement greffé sur ledit mouvement.

Ainsi, toute figure serait considérée comme une équation déterminée par les instants quelconques exprimés comme une « coupe instantanée » du devenir. Dans cette perspective, Deleuze définit la figure comme « le signe de telles déformations, transformations ou transmutations » (1983, 244). En effet, la perception des mouvements dans ce premier niveau de motion capture induit une sorte de « saccade » des mouvements – qu’on se rappelle simplement les personnages « hyperréels », en images de synthèse, dans le film Final Fantasy de Hironobu Sakaguchi (2001). Ici, la technique de motion capture manifeste visiblement ses limites dans la captation des mouvements effectués (les micromouvements et les expressions à un niveau serré). Cela provoque aussitôt une sensation « d’inquiétante étrangeté » lors du visionnement de certains mouvements, les plus simples en particulier, qui manquent souvent de crédibilité (se retourner, sourire, etc.).

À l’instar de Final Fantasy, il s’est avéré dans l’ensemble que ces premiers films, tournés en images de synthèse produites par motion capture, avaient tendance à induire chez le spectateur ce sentiment d’inquiétante étrangeté qui « se produit souvent et aisément quand la frontière entre fantaisie et réalité se trouve effacée, quand se présente à nous comme réel quelque chose que nous avions considéré jusque-là comme fantastique, quand un symbole revêt toute l’efficience et toute la signification du symbolisé » (Freud 1985, 251). Étant donné que la motion capture ne tient pas compte de l’intervalle et du continuum, qui est cette continuité, voire cette modulation interne du mouvement, ne pourrions-nous pas dire que ce premier niveau de motion capture agit par agencement, considère uniquement la succession des mouvements lors de leur captation ? Comme nous l’avons annoncé précédemment, la compréhension de ce premier niveau de capture de mouvements serait susceptible de rejoindre la catégorie d’image-mouvements qui lui est associée. Référons-nous ici à Deleuze pour situer ce premier niveau de motion capture et sa catégorisation dans l’image-mouvement. Cette technique permettait de révéler le premier pôle de l’image-mouvement ; il s’agit de l’image-perception telle qu’elle a été définie par Deleuze : « un ensemble d’éléments qui agissent sur un centre, et qui varient par rapport à lui » (1983, 291). L’auteur assigne à cette catégorie d’image une échelle de plan d’ensemble, qui serait adéquat à ce niveau de perception (générale) du mouvement.

Nous arrivons ici au deuxième niveau, celui de la performance capture. Afin de mieux appréhender ce second niveau de capture de mouvement, nous faisons référence au personnage joué par Sam Worthington dans le film Avatar (James Cameron, 2009). Le transfert de la performance de l’acteur (mouvements, micromouvements et expressions faciales) lors du tournage sur son avatar en images de synthèse révèle une modélisation à un niveau « micro », c’est-à-dire à un niveau plus serré d’analyse et de transfert des mouvements. Bien que ce niveau de capture de mouvements intègre par défaut l’image-perception, pourrions-nous dire qu’il correspond, simultanément, à la catégorie d’image-affection ?

À ce propos, Flavio Bernardini souligne dans son article « Le psychique du rôle » le rapport étroit entre la performance capture et le « gros plan » comme échelle de plan, « considérant que la performance capture reprend et relance […] l’esthétique du gros plan propre au cinéma classique. […] De fait l’esthétique du gros plan ne concerne dorénavant plus seulement le visage, mais le corps dans son intégralité, présent dans l’espace sans toutefois y exister » (2014, 93). Mais revenons à cette catégorie d’image-affection ; Deleuze définit celle-ci comme étant « ce qui occupe l’écart entre une action et une réaction, ce qui absorbe une action extérieure et réagit au-dedans » (1983, 291). Deleuze associe cette image-affection au gros plan, la considérant comme un pur affect. Cette échelle de plan serait désormais révélatrice de détails et pourrait contenir un rapport affectif avec le mouvement. « Les affects forment des combinaisons singulières, ambiguës, toujours recréées » (143). La performance capture intègre les expressions et les micromouvements – c’est-à-dire, ce qui occupe l’intervalle – correspondant aux « entités » de micromouvements ou expressions, qui échappent au premier niveau de capture de mouvements. Ce deuxième niveau de performance capture est reproduit avec une caméra miniature dirigée sur un visage et captant le moindre mouvement des traits de visagéité et des mouvements oculaires. Pour qu’un mouvement puisse être reproduit, l’image motrice serait dans ce cas de figure issue simultanément d’une capture de mouvements et d’une performance de l’acteur selon une configuration des mouvements « imaginés » pour chaque personnage en images de synthèse qui demeure en interaction avec son avatar et son environnement en images de synthèse. L’image-mouvement puise dans un « schéma corporel ». C’est dans cette perspective que Simondon affirme désormais que « le schéma corporel intervient comme un sélecteur dans l’anticipation imaginative des différents mouvements » (2008, 41).

La performance capture sépare le mouvement de l’apparence visuelle du corps qui l’exécute ; elle repose sur l’inscription « indicielle » d’un signal qui découle d’un corps en les divisant en points séparés avant d’en proposer une reconstitution synthétique à caractère numérique. Sa caractéristique essentielle en l’occurrence est d’enregistrer les moindres mouvements sans inscrire les détails visuels du corps qui les exécute, la réduisant dans une première phase à une figure en équation, mais comportant d’emblée ses formes de singularités. Le mouvement inscrit serait l’objet d’un transfert corporel, puisqu’il engendre une matrice de mouvement pouvant visuellement « habiter » n’importe quelle enveloppe en images de synthèse. Dans le cas du film Avatar, l’enveloppe fut le personnage fantastique de la planète Pandora. Ce transfert spécifique de mouvements a su maintenir le respect de « cette sémiologie des attitudes corporelles distinguant chaque […] espèce, selon son système d’action » (Simondon 2008, 32). Afin de penser cette différence en performance capture, il convient de l’analyser plus profondément afin de relever ses caractéristiques précises qui la différencient des formes établies des images en mouvement. En l’occurrence, bien qu’elle soit parfaitement indicielle, la performance capture permet de « détacher » aussi les traits visuels du corps et de les séparer du mouvement effectué. Ce qui autorise une forme d’échange corporel.

Il faut souligner que ce deuxième niveau de capture de mouvements agit dans l’intervalle même, traçant ainsi des lignes de fuite en son sein ; celles-ci révèlent un autre ordre de composition d’affects. Cela amène à affirmer que cette performance capture tient à saisir toutes formes de mouvements, « d’intermouvements », voire de micromouvements. Pour atteindre cette finalité, la performance capture intègre la succession des mouvements selon un type de codage qui correspond à ce que Deleuze appelle l’agencement.

Or, certains paramètres « nomades » résistent au codage révélant ainsi une « opacité du code » qui survient lors de la transposition des « signes » ou « données » sur l’interface du logiciel et lors de la transposition de ce code sur le personnage en images de synthèse. Dans un deuxième temps, la performance capture intègre le « continuum » ou la « modulation ». D’après Deleuze, la modulation est « une mise en variation du moule, une transformation du moule à chaque instant de l’opération, si elle renvoie à un ou plusieurs codes, c’est par greffes. Greffes de code qui multiplient sa puissance. […] Les ressemblances et les codifications sont de pauvres moyens ; on ne peut pas faire grand-chose avec des codes, même en les multipliant. […] C’est la modulation qui nourrit les deux moules, qui en fait des moyens subordonnés, quitte à en tirer une nouvelle puissance » (1985, 42). Car, dit-il, « la modulation est l’opération du réel […] qu’elle constitue et ne cesse de reconstituer l’identité de l’image et de l’objet » (42).

3. L’individuation et les catégories de l’image-mouvement : l’image-perception et l’image-affection

Selon Simondon, l’individuation « sous forme de collectif fait de l’individu un individu de groupe, associé au groupe par la réalité préindividuelle qu’il porte en lui et qui, réunie à celle d’autres individus, s’individue en unité collective » (1964, 12). Gilbert Hottois, auteur de Simondon et la philosophie de la « culture technique », considère que Simondon ne cesse de souligner la réalité relationnelle et interactive de l’individuation. « C’est la relation qui est dynamique : sa mise en oeuvre est l’individuation même » (Hottois 1993, 42). Rappelons que précédemment, nous avons abordé, essentiellement, deux catégories de l’image-mouvement : l’image-perception et l’image-affection. Deleuze considère que l’image-affection est celle qui suspend l’individuation : « […] les affects n’ont pas d’individuation. […] Ils ont des singularités qui entrent en jonction virtuelle, et constituent à chaque fois une entité virtuelle, et constituent à chaque fois une entité complexe, c’est comme des points de fusion, d’ébullition, de condensation, de coagulation, etc. » (1983, 146). C’est en ce sens que Deleuze inspire à mieux l’expliciter. Contre toute attente, nous postulons que l’image-affection est elle-même individuation. En d’autres termes, l’image-affection et l’individuation seront la même chose.

En effet, si on configure la trajectoire graphique de l’image-mouvement, la ligne, voire l’entité qui relie les deux points (A) et (B) d’une trajectoire d’un mouvement serait bien l’image-affection. Les deux points – (A) par rapport à (B) – impliquent un rapport d’individuation. Mais ce rapport d’individuation ne serait jamais possible sans cette ligne virtuelle de l’affect. Nous avons souligné précédemment que l’affect, c’est l’entité. Cette entité est dans ce cas puissance ou qualité, puisqu’elle s’exprime comme icône. Dans un premier temps, cela semble s’opposer à la définition même de l’image-affection qui, par essence, suspend l’espace-temps et, donc, suspend l’individuation. Afin de mieux expliciter cette suspension de l’espace-temps, évoquons ici Jean Epstein qui considère que

[l]’image d’un oeil, d’une main, d’une bouche […] – non seulement parce qu’elle se trouve grossie trois cents fois, mais aussi parce qu’on la voit isolée de la communauté organique – prend un caractère d’autonomie animale. Cet oeil, ces doigts, ces lèvres, ce sont déjà des êtres qui possèdent, chacun, ses frontières à lui, ses mouvements, sa vie, sa fin propres. Ils existent par eux-mêmes.

1946, 6

N’est-ce pas l’essence même du cinéma qui repose sur les capacités de captation rendues possibles par l’invention technologique de l’appareil de prise de vues ? Parallèlement, Deleuze considère qu’il existe des icônes de traits et des icônes de contours. L’icône comporte, selon lui, deux pôles (internes). « C’est le signe de composition bipolaire de l’image-affection » (1983, 138). Cette puissance, voire cette qualité, pourrait donc être actualisée dans « les états de choses » ; ceux-ci impliquent des coordonnées spatiotemporelles et des connexions réelles avec l’espace-temps.

Conclusion

Somme toute, nous avons opté pour une classification de la technique de capture de mouvement numérique (selon la catégorisation deleuzienne de l’image-mouvement).

Deleuze explique comment se creusent, gonflent et déplient les déterminations de cette image-mouvement. Chacune découle selon une trajectoire et révèle ses figures propres. Dans son texte « De la figure cinématographique » (1981), Andreï Tarkovski appelle « figure » ce qui exprime le « typique », mais l’exprime dans une pure singularité, quelque chose d’unique. Deleuze l’exprime comme une singularité immanente, « une vie », voire un « interstice subjectif ». « C’est le signe, c’est la fonction même du signe, mais tant que les signes trouvent leur matière dans l’image-mouvement, tant qu’ils forment les traits d’expression singuliers d’une matière en mouvement » (1983, 123). C’est sur cette ligne de fuite qu’il conçoit la « genèse cinématographique » du mouvement. Rappelons, aussi, que nous avons mis l’accent sur deux de ces catégories (déterminations) : l’image-perception et l’image-affection. Chacune ayant sa propre figuration dans l’espace-temps filmique. L’image-perception se situe sur le premier point (ou pôle) de la trajectoire du mouvement ; l’image-affection, elle, occupe l’intervalle et se figure comme entité « dividuelle », elle « instaure » ainsi une certaine « ambigüité ». Notre analyse aboutit à un premier niveau de capture de mouvement, la motion capture, qui agit par agencement. À ce premier niveau, on reconnait, uniquement, la succession des mouvements au détriment de l’intervalle, voire du continuum ; occultant, en partie, cet enchainement et cette modulation interne du mouvement. Selon cette logique, nous avons associé l’image-perception au premier niveau de capture de mouvement. Aussitôt que ce premier niveau est entamé, nous parcourons le deuxième niveau de capture de mouvement, la performance capture. Celle-ci intègre en même temps l’agencement et l’intervalle. C’est dans cette perspective que nous l’avons associée simultanément à l’image-perception et à l’image-affection. Nous osons déduire que cette classification de la capture de mouvements dans le cinéma (en images de synthèse) favorise « l’anticipation imaginative des différents mouvements » (Simondon 2008, 41). Elle – cette classification – peut, également informer sur l’évolution et les conditions de reproduction de mouvements depuis l’avènement du cinéma jusqu’à nos jours.