Corps de l’article

Les plateformes cinéphiles de vidéo à la demande par abonnement (Mubi, Fandor, LaCinetek, notamment) (ré)assemblent le patrimoine cinématographique en agrégeant des contenus disparates autour des films qu’elles offrent à leurs abonnés. En suivant les itinéraires proposés au sein de leurs catalogues et les incitations générées par ces systèmes, on découvre des assemblages d’images, de sons et de textes, auxquels les films (ou des fragments de films, suivant la capacité d’attention des utilisateurs) se trouvent amalgamés. Si les films ont toujours été accompagnés de paratextes, la forme de ces nouvelles constructions sémantiques, parce qu’elle repose sur des agencements visuels (hiérarchisation sous forme de listes ou de grilles) et des effets temporels (enchainement des contenus en flux continu, rythme des suggestions de visionnement), se prête à une lecture informée par des notions initialement développées autour du montage au cinéma. Ce passage par extension d’éléments d’analyses en provenance du cinéma vers l’articulation des contenus web nécessite une relative prise de distance avec les caractéristiques propres à l’assemblage des plans au cinéma. En 1969, au cours d’une discussion avec Jacques Rivette et Jean Narboni rapportée dans les Cahiers du cinéma, Sylvie Pierre avance une idée de montage attachée à une telle prise de distance. En effet, les trois rédacteurs des Cahiers font « l’essai d’un “montage de films” » et travaillent cet assemblage entre les oeuvres et sur le plan des films eux-mêmes, en interrogeant « les idées de liaison, juxtaposition, combinatoire (et leurs corollaires : différence, coupure, analyse) » (19). Ils espèrent pouvoir étudier, de manière similaire à l’étude du montage de chaque film, « le jeu, lui-même combinatoire (puisqu’instaurant de multiples passages d’une oeuvre à l’autre), de [leur] analyse » (19). Sur ce deuxième plan, leur discussion réaffirme, peut-être sans surprise considérant l’époque, la nécessité de lire l’oeuvre au regard de son contexte de réalisation. L’idée de montage permet alors de penser le montage en tant que lieu de médiation de ce contexte par le film. Lorsque Jacques Aumont (1969) revient sur cette discussion, il souligne, avec raison, que cette idée renvoie à une « pratique théorique » du montage[1]. Pour Pierre, Narboni et Rivette, une telle pratique passe par l’expérimentation d’un usage du terme « montage » élargi à la combinaison des films entre eux.

Partant de cette idée, le présent article propose d’explorer les assemblages d’images produits par les plateformes de visionnement en ligne de longs métrages cinématographiques. Ces assemblages, dans lesquels les longs métrages se trouvent amalgamés à d’autres contenus du web, sont étudiés à partir de travaux et de réflexions en art médiatique et de théories sur le montage cinématographique portant sur la fragmentation, la circulation et l’usage réflexif des images. Dans l’esprit de la combinatoire identifiée par Sylvie Pierre, il s’agit de décrire les sélections, les partis-pris et les croisements cachés par la juxtaposition des films sur ces plateformes ; de mesurer comment celle-ci participe de la gestion d’un « rapport entre le visible et l’invisible », pour reprendre la description du travail de montage au cinéma que propose Aumont (2015, 33).

Lorsque Francesco Casetti (2015) énonce la possibilité de relocaliser le visionnement des longs métrages cinématographiques sur des écrans divers, au-delà même des différents lieux de projection qui prolongeaient déjà son dispositif classique (la salle commerciale de cinéma), il emprunte les caractéristiques des images électroniques aux travaux de Vilém Flusser (2010). Flusser lie le régime de l’image électronique à une manière spécifique de représenter le monde, par agrégation ponctuelle de flux de données disparates. Casetti reprend cette proposition théorique et l’applique au numérique. Selon lui, les images se présentent aujourd’hui sur les écrans sous forme d’un « montage calculé de fragments » (172, notre traduction)[2]. Ces trois éléments – montage, calcul et fragments –, remontés dans l’ordre inverse, forment la structure du présent article. Ils permettent d’aborder la séquence humain/machine/humain qui caractérise tout procédé de montage, tout en laissant au spectateur, en dernier lieu, un temps d’interprétation où se joue l’appropriation des matériaux audiovisuels et un potentiel usage réflexif des images. Assembler des images pour penser : une fonction du montage cinéma amplement discutée par les théoriciens des années 1960, et qui demeure pertinente comme clé de lecture des nouveaux agrégats d’images proposés par le numérique[3]. Devant une sélection de vignettes réparties en grille sur la longueur d’une page web, l’internaute jouit certes de la liberté de choisir un film à visionner, mais il ne peut modifier cette sélection ou même interroger son principe d’ordonnancement. En l’absence de marques d’éditorialisation, le montage des éléments visuels peut alors rester hermétique à sa déconstruction ou sa remise en question.

Lire ces agrégats de contenus culturels à partir d’une idée de montage donne également la possibilité de mesurer les écarts qui séparent deux formes de médiation : celle du cinéma et celle du web. Sensible aux apports de l’approche intermédiale, cet article se penche moins sur la médiation du monde permise par les médias que sur les interrelations qui tissent des liens entre eux ; les écarts et les rapports entre plusieurs médiums enchevêtrés (Froger 2007). Les théories du montage cinématographique – convoquées au détour d’une idée de montage – peuvent éclairer l’articulation des contenus en ligne. D’autant que les plateformes cinéphiles de vidéo par abonnement se présentent comme des lieux de cinéma[4]. Elles donnent accès à des pans du patrimoine cinématographique et de la production récente et constituent l’une des voies de la relocalisation du cinéma[5].

Fragments : des morceaux à requalifier

Alors que les trois rédacteurs des Cahiers expérimentaient l’appairage de films entiers, c’est autour du fragment que s’organisent la constitution et le fonctionnement des réseaux numériques. Ce morcellement appelle à interroger la décomposition/recomposition des oeuvres. La circulation des fragments audiovisuels en ligne rejoue en partie les enjeux soulevés par notre idée de montage.

Depuis 2012, Nicolas Maigret, artiste, commissaire et enseignant à l’École Parsons à Paris, développe The Pirate Cinema, un projet artistique multiplateforme qui présente des fragments de films issus des réseaux de partage entre pairs (P2P). Un mécanisme d’interception capture au hasard une sélection de paquets de données parmi le flux de fichiers audiovisuels échangés (principalement des films et des séries télévisuelles mainstream). Les clips ainsi extraits sont ensuite projetés lors d’installations (comportant de trois à cinq projections simultanées), mais aussi sous forme de performances et en diffusion en continu sur Internet. Dans l’installation, les extraits vidéos défient la mémoire du spectateur cinéphile (ou téléphage), avant de se fondre à nouveau dans un flou de pixels désordonnés. Cette alternance découle du protocole d’échange utilisé. Maigret explique :

Le protocole d’échange de pair à pair (peer-to-peer) est basé sur la fragmentation des fichiers en de petits échantillons, des morceaux ou des unités d’échange. Cette fragmentation facilite la transmission des données entre différents récepteurs. Les fichiers peuvent ensuite être reconstruits échantillon par échantillon, à partir de ces fragments chaotiques […][6].

Le spectateur de l’installation est placé devant une alternance d’images reconnaissables et d’autres, extérieures au régime sémantique. Un scintillement de pixels sépare chaque présentation d’extrait. Lors d’une entrevue pour la section « Next Cinéma » du journal Libération, l’artiste souligne le rôle de révélateur de son installation : « Le dispositif ne produit rien, il se contente de réunir les conditions d’apparition d’une forme qui est déjà là, mais difficile à percevoir. De montrer la nature du film numérique, qui est un flux disséminé à l’échelle mondiale »[7]. Au sein du champ plus large des arts médiatiques, on retrouve cette volonté de représenter les assemblages créés par l’action même du réseau. Dans l’introduction du catalogue d’une exposition consacrée au collage intitulé Montage : Unmonumental Online, les commissaires affirment ainsi : « Le montage à partir d’Internet, l’assemblage de matériaux distincts dans un nouveau tout, est donc aussi bien un inévitable et perpétuel accident qu’une forme d’art émergente et éclairante » (Cornell et al. 2008, notre traduction). Les rapprochements d’Internet – l’appareillement automatique des vidéos, l’ajout de textes et autres contenus d’accompagnement ou la simple mise en lien hypertextuelle – se trouvent illustrés, mimés, réexploités par les artistes. Ces rapprochements plus ou moins accidentels inspirent leur travail et leur pratique du collage. Le traitement de vastes quantités de données et sa représentation dans des images en mouvement sont alors perçus comme producteurs de sens, ne serait-ce qu’accidentellement. Les images du cinéma n’échappent pas à de pareilles formes de remixage dans lesquelles les longs métrages se trouvent échantillonnés. On peut penser à des oeuvres de cinéma génératif, conçues soit à partir de contenus en circulation sur des plateformes comme YouTube, soit au sein de corpus plus restreints, ou encore à l’intérieur d’un même long métrage[8]. Ces propositions artistiques font un usage intensif des capacités de calcul informatique et visent le plus souvent à faire apparaître des éléments cachés ou anecdotiques. L’assemblage de fragments en apparence disparates révèle des structures sous-jacentes, des thématiques ou des motifs aptes à susciter de nouvelles lectures des oeuvres. Un regard réflexif se déploie, similaire à celui produit par l’idée de montage, mais empruntant d’autres voies.

On le voit dans les explications de Maigret, cette nouvelle production de sens s’appuie en grande partie sur une requalification du fragment. La valeur de ce dernier nait du fonctionnement de l’Internet, de la circulation en apparence chaotique des morceaux d’oeuvres sur les réseaux. Pour donner à voir cette production de la machine, le dispositif artistique, le plus souvent un bricolage sur mesure d’appareils technologiques, est relégué au second plan[9].

À rebours de cette (re)valorisation du fragment, Aumont s’interroge, dans son livre Montage. « La seule invention du cinéma » (2015), sur la valeur des « clips » diffusés sur YouTube. Il y dénonce l’arbitraire de la découpe des séquences de films qu’il lie à une perte possible de sens. Aumont ne pointe pas la réduction de l’oeuvre à certaines de ses parties les plus significatives, mais bien l’absence d’intention présidant à cette extraction. S’il ne conteste pas les avantages du DVD, notamment la possibilité d’une lecture fragmentaire et analytique (2012), il observe que la circulation des images en réseau réduit leur valeur et conséquemment celle de leurs éventuels assemblages :

Nous sommes entrés dans une période où le règne de l’oeil se voit contester par celui de l’image, et où par conséquent le montage change de nature, puisqu’il ne s’agit plus tant de régler une succession de plans qu’une succession d’images. Or, si le plan est responsable envers la réalité, l’image n’est responsable que d’elle-même.

2015, 99

Il précise que ce passage du plan à l’image (cette dernière ne pointant plus en direction du monde vécu, mais uniquement en direction d’autres images ou vers le réseau lui-même) ne découle pas de l’avènement du numérique, mais d’une « mutation de la circulation sociale des images » (99). Dans un texte plus récent, il prolonge sa pensée. À ces clips découpés arbitrairement, « bouffées d’images mouvantes », manque, selon lui, un principe d’organisation en oeuvre (2017, 78). De la distinction proposée par Aumont entre image et plan, on retiendra un double enjeu : éviter l’arbitraire dans le découpage des extraits ainsi que l’autoréférentialité à la circulation des images, au réseau. Il faut cependant reconnaître que ces deux écueils marquent également les assemblages produits en dehors du réseau ; sur une table de montage ou, désormais, à partir d’un ordinateur. Pensons à un vieux rêve de cinéphile : employer des moyens techniques pour constituer sa propre cinémathèque, ou plus précisément, produire un montage idéal à partir d’extraits de films jugés importants, voire incontournables[10]. Le résultat comportera sans doute sa part d’arbitraire, d’autoréférentialité ; au niveau de l’assemblage ou, plus sûrement encore, au niveau des fragments. Ceux-ci évoquent les oeuvres dont ils sont extraits, une filmographie, un territoire de cinéma. Au-delà des divers éléments représentés, ils parlent aussi d’autres images, bref de cinéma. Même conduite par une intention pédagogique ou artistique, la sélection reste marquée par le choix de celui ou celle qui la produit, et est donc arbitraire – pourquoi extraire ce passage plutôt qu’un autre ?

Le statut du fragment en circulation sur le réseau ne fait pas consensus. Pour les uns, il garde la trace du fonctionnement du réseau et de son influence créative. Pour les autres, il ne renvoie qu’à celui-ci, défaisant au passage le lien entre les images et le monde qu’elles représentent. On le voit pourtant, les deux perspectives pointent vers le rôle joué par le réseau et, en particulier, la part de ces assemblages numériques échappant à l’humain. Dans un livre intitulé Après le cinéma, Grégory Chatonsky (2013) décrit un type d’image fragmentaire et en ligne, toujours déjà en réseau[11]. Le manque identifié par Aumont renvoie, dans cette perspective différente, à la nature réseautique des fragments et contribue à leur valeur d’évocation. Aumont nie la possibilité d’une manipulation signifiante des films par les mouvements de fragmentation/recomposition décrits précédemment. Ce morcellement empêche leur convocation dans des ensembles de seconds niveaux, des regroupements à la fois nécessaires et signifiants à l’aune de notre idée de montage. Il semble pourtant possible de dépasser cet obstacle en interrogeant à partir des théories du montage les processus qui organisent la circulation et l’agrégation des images du cinéma en ligne, autant de logiques qui forment le contexte de la relocalisation des longs métrages sur le web.

Calcul : la part de la machine

Devant l’installation Pirate Cinema de Nicolas Maigret, on ressent une impression de simultanéité, un peu comme si l’on se trouvait au croisement de plusieurs flux de contenu visionnés au même moment dans différents endroits du globe. Pirate Cinema et les paratextes qui l’accompagnent mettent en lumière les processus à l’oeuvre derrière cette circulation des contenus audiovisuels. Les protocoles, les algorithmes de recherche et les systèmes de recommandation, trois constituants manifestes des réseaux numériques contemporains, sont conçus en réponse au foisonnement continu et en expansion de la matière numérique[12]. Ils correspondent et contribuent à produire un rapport spécifique au temps. Selon Maurizio Lazzarato, « [d]ans le cinéma, le temps est par définition un temps différé (dans lequel on peut représenter le temps et ses synthèses), tandis que les réseaux électroniques et numériques sont dans le “temps réel” de la production du temps social (son jaillissement et son renouvellement continu) »[13]. Toujours guidé par notre idée de montage, il s’agit de prendre en compte le travail à la fois humain et machinique à l’oeuvre au sein des processus visant l’assemblage des films en ligne.

La notion de protocole permet d’appréhender cette dualité dans l’acheminement des vidéos et leur visionnement. Elle désigne un type d’organisation de l’information qui recoupe à la fois des constructions logicielles et des règles plus ou moins transparentes. Selon Alessandra Renzi (2015), les protocoles, ensembles de normes techniques et sociales, modulent – stratifient et hiérarchisent – la circulation des contenus en agissant en priorité sur la visibilité de ceux-ci. Dans le cas de la vidéo par abonnement, on peut penser à la temporalité des échanges, que cela concerne la formulation des commentaires à l’issue du visionnement, l’expression des goûts personnels ou le partage de contenus sur les films.

Les algorithmes sont des programmes opérant sur un mode itératif. Par l’application répétitive de règles formelles, ils font émerger des motifs structurants ou des corrélations à partir de séries de données[14]. Informés par des choix idéologiques (à travers leur programmation), leur action consiste principalement à mettre en lien les contenus et à les rendre visibles selon les requêtes des internautes. Astrid Mager (2012) insiste sur le rôle joué par les différents acteurs de l’économie numérique. Du respect des normes et des standards évoqués plus tôt dépend l’efficacité de l’ensemble. Le bon fonctionnement des algorithmes, de Google par exemple, nécessite et contribue à l’entretien d’une lutte continue autour des logiques de référencement.

Les catalogues web des services de vidéo par abonnement s’inscrivent dans cette logique. Leurs gestionnaires doivent travailler à rendre les contenus compatibles avec les robots d’exploration des moteurs de recherche et optimiser leurs sites, dans un effort continu pour s’assurer du trafic[15]. Cette exigence de compatibilité transcende les différentes strates des catalogues : la structure des sites Internet (et donc les possibilités de navigation offertes), le traitement et la présentation des textes, images et vidéos contextuels, jusqu’aux films eux-mêmes, dont les descriptions, les métadonnées associées, les formats, voire même les encodages, se doivent de répondre à un ensemble de codes et de lignes directrices. On retrouve ici notre vision duale qui voyait s’agencer, dans l’esprit des rédacteurs des Cahiers, le niveau de la combinatoire des films avec les divers choix de montage repérés au sein des oeuvres mêmes. La présentation des films dans les catalogues numériques, l’assemblage des oeuvres (ou fragments d’oeuvres) entre elles ou avec d’autres images, textes ou sons, s’effectue sous les auspices d’une logique d’ensemble qui force leur reconfiguration sous une forme préétablie, compatible avec les systèmes en place.

À partir de l’idée de grammatisation, Bernard Stiegler (1996, 2015) expose comment un signal, produit à partir de l’observation des pratiques des internautes et transformé par la machine, vient moduler à son tour les aspirations des utilisateurs[16]. Ce processus s’appuie sur une représentation schématique des besoins : ceux-ci sont émis par des sujets rationnels et peuvent être agglomérés dans de plus grands ensembles selon leurs attributs[17]. Les acteurs du numérique ont aujourd’hui massivement recours à des systèmes de recommandation basés sur ces prémisses. Ces derniers ont l’avantage de s’adapter facilement à la forte instabilité des liens et des interactions sur le web ainsi qu’à l’ajout de nouvelles données. Les algorithmes de recommandation récoltent des données sur le parcours des utilisateurs et les utilisent comme base pour effectuer des rapprochements entre eux, mais aussi avec de probables nouvelles interactions. Ils constituent des profils pour suggérer des contenus par appareillement (Hosanagar et al. 2013). Leur code et leur fonctionnement restent confidentiels. Grâce à cette opacité, ces systèmes répondent, en coulisse, à plusieurs finalités (entretenir l’intérêt pour le service ou mettre de l’avant certains contenus commandités, par exemple)[18]. Dans son oeuvre Deep Subtitles (2016), Chatonsky met en lumière avec humour leur relatif manque d’efficacité[19]. Des photogrammes extraits du film Blow Up (Michelangelo Antonioni, 1966), listés verticalement sur un page web, reçoivent des sous-titres produits par la reconnaissance machinique des éléments présents à l’image. Non seulement le système se trompe abondamment, mais il rate surtout le contexte des images, c’est-à-dire le récit du film. Malgré leurs résultats imparfaits, les systèmes de recommandation influencent le visionnement en ligne par l’intermédiaire de processus aux fonctionnements cachés et qui reposent sur des assomptions idéologiques à propos de la nature des choix individuels.

On a bien deux régimes régulant l’accès aux films des catalogues en ligne : la mise en forme des contenus (principalement par des listes et des mosaïques de vignettes) et les processus prescriptifs basés sur la génération de recommandations. Alors que le premier tient de l’articulation du sens selon des choix potentiellement interrogeables et descriptibles à l’instar de notre idée de montage, le second échappe au régime sémiotique. La mécanique de son intervention (Pourquoi tel contenu plutôt qu’un autre ? Quelle systématique dans les regroupements proposés ?) est a-signifiante, c’est-à-dire de l’ordre de la machine[20]. Il faut souligner l’emprise de ces processus sur la mise en visibilité des contenus. Si les services de vidéo par abonnement semblent aujourd’hui vouloir s’en distancier, préférant mettre de l’avant des sélections cinéphiles et des programmations réalisées par des humains, l’ampleur des catalogues proposés les rend en quelque sorte indispensables.

La machine semble ici mise à contribution dans un sens opposé à la « problématique historique du montage » (Aumont 2015, 39). Cette dernière consiste à éprouver (du côté des praticiens comme de celui des théoriciens) la tension entre rupture visuelle et continuité mentale. Au cinéma, le passage d’un plan à l’autre est l’occasion de réactualiser cette tension, que ce soit pour en diminuer au maximum les effets ou, au contraire, pour induire une réflexion à son propos chez le spectateur. Sur les plateformes de vidéo par abonnement, et incidemment dans le reste de l’univers numérique, le flux d’images est donné en continuité. On peut considérer le regroupement sur une même page d’éléments disparates (listés ou en mosaïque), la lecture automatique de contenus apparentés à la fin des vidéos, ou encore les agrégats de films sur mesure proposés à l’utilisateur. Le partage de l’esprit de la combinatoire – un trait spécifique à plusieurs films ou un aspect du contexte, par exemple – se trouve alors sacrifié sur l’autel du « temps continu ». Les images sont offertes sans possibilité de découvrir le principe de leur assemblage.

Montage : interruptions réflexives

Le changement de nature du montage à l’heure de l’image en réseau, tel que décrit par Jacques Aumont, ne tient que si l’on omet la part de l’humain dans tout processus d’assemblage. Le montage calculé de Casetti est déjà un produit humain/machine de la circulation des images, ceci avant même son appropriation par l’internaute à partir de l’écran de son terminal. On l’a vu, les systèmes algorithmiques qui rassemblent et mettent à disposition des ensembles de contenus numériques s’appuient sur le comportement des utilisateurs, les traces laissées par leurs visionnements. Ce premier montage d’éléments déjà constitués en séries d’ensembles signifiants appelle cependant, et à nouveau frais, de nouvelles manipulations. La circulation des images requiert leur perpétuel (re)montage. Sans cela, on risque de se limiter à une vision préconstruite du monde, comme le souligne Jacques Rivette :

[…] penser le montage, c’est penser la critique d’un texte préexistant : d’un « donné » qui n’est lui-même […] qu’un fabriqué […] si toute pensée cohérente du montage est de facto pensée critique, toute forme de refus, ou de dédain, du montage n’implique-t-il pas la mentalité théologique, c’est-à-dire l’acceptation du monde tel qu’il est […], sans Histoire ni médiation […] ?

Pierre, Rivette et Narboni 1969, 27

Cela vaut tout autant pour l’assemblage des plans que pour celui des films[21]. Il y a donc de la place pour de nouvelles propositions artistiques où l’on ressent que le travail de la machine n’opère pas de lui-même, mais selon une série de codes établis au préalable[22]. Est-il suffisant d’éclairer le rôle de la machine dans ces nouvelles constructions de sens ? François Albera (2002) rappelle la centralité de l’instrument technique dans la capture automatique des images (par la caméra analogique), mais aussi dans les combinaisons subséquentes des éléments capturés (rendues nécessaires par la nature de fragment des photogrammes et des plans). Devant le montage final d’un long métrage, on peut déceler les traces des technologies utilisées, leur éventuelle emprise sur le produit fini. De façon similaire, on peut déconstruire les agrégats numériques pour en révéler la nature machinique. Au sujet de cette influence, le passage au numérique implique des changements, sans que ceux-ci constituent des modifications majeures du paradigme médiatique. C’est du côté de la circulation en réseau qu’il faut situer l’enjeu et la nécessité d’un possible usage réflexif des images. Face à la continuité du flux de contenu, comment garantir la possibilité de s’interroger à partir et à propos des images ? L’idée de montage peut faciliter cette éventuelle lecture critique, a fortiori si elle est repensée à l’aune des processus numériques d’agrégation. Afin d’envisager un usage réflexif de ces assemblages d’images, un bref retour sur les pensées du montage parait nécessaire. Deux fonctions du montage peuvent schématiquement être distinguées : celles qui font circulation et celles qui provoquent des interruptions.

Pour les premières, il est intéressant d’observer comment le documentariste et théoricien Artavazd Pelechian (1992) décrit son montage à contrepoint. Au lieu de juxtaposer deux plans côte à côte, il préfère les séparer par plusieurs autres plans et augmenter ainsi la distance entre eux. Les fragments placés dans l’intervalle deviennent autant d’intermédiaires aptes à soutenir la réflexion du spectateur. Ils entrent en relation entre eux, ainsi qu’avec le reste du montage. Pelechian propose une analogie avec la structure de l’atome pour bien souligner l’interrelation des équilibres et des mouvements de sens au sein du film. Il s’agit alors de « définir et savoir à l’avance quels éléments pourront et devront se trouver en position de réciprocité à distance […]. Il faut programmer à l’avance tous leurs itinéraires, leurs capacités de développement, les formes et les trajectoires de leurs mouvements complexes […] » (94). Pelechian préconise un contrôle total sur les associations possibles entre les plans. Cette vision s’oppose bien évidemment aux conceptions davantage ouvertes à l’imprévu des représentations contemporaines de l’assemblage en réseau. On observe, par contre, une similaire exigence de circulation du sens entre les fragments.

Au contraire, Albera (2002) situe du côté d’Eisenstein une conception du montage qui s’inspire du discontinu de l’appareil cinématographique. À la dialectique du choc entre deux plans, associée de manière canonique au réalisateur soviétique, Albera préfère le concept de superposition qu’il oppose à celui d’enchainement :

[…] Eisenstein, comme Nekes, refuse le lexique de l’enchainement, voire de la substitution pour parler de « superposition » – « chaque élément successif n’est pas disposé à côté mais par-dessus » –, superposition qui permet la tension, la contradiction, la non-congruence, etc. des éléments en jeu[23].

22

Cette possibilité est intimement liée au fonctionnement de l’appareil, où le défilement discontinu de la pellicule provoque une illusion de continuité. C’est pourquoi Albera juge que les apports de la philosophie deleuzienne aux études cinématographiques, notamment l’idée de flux, ont peut-être contribué à détourner notre regard des aspects fondamentalement discontinus du cinéma. Selon cette perspective, le montage permet avant tout d’interrompre le flux des images, une rupture qui tient plus de l’ouverture réflexive que du simple arrêt : « La succession-juxtaposition se situe du côté de l’assemblage, de l’enchainement linéaire ; la superposition indique une complexité, une hétérogénéité, éventuellement un mélange » (24). À partir de cette opportunité créée par l’interruption, il s’agit de rejouer la nécessaire exploration de l’illusion de continuité produite par le défilement discontinu de la pellicule ou celle du montage en continuité. À l’image du Pirate Cinema de Maigret, des propositions artistiques inspirées par le réseau permettent d’explorer ces nouveaux assemblages et de briser ponctuellement la surface du défilement des images. Afin d’éviter que cette ouverture réflexive tourne à vide – et c’est peut-être là un écart avec le montage au cinéma –, il faut considérer, au-delà d’une prise en compte du rôle de la machine, que les fragments d’images en réseau parlent en tout premier lieu de celui-ci, de sa manière particulière d’agglomérer les contenus en unités de sens. Parce qu’ils contribuent à former l’espace d’hybridation des longs métrages à ces logiques d’Internet, les services de vidéo par abonnement gagneraient à intégrer ces expérimentations artistiques. Une idée de montage renouvelée et mettant en lumière les effets de la combinaison des films entre eux et avec d’autres contenus web aiderait ainsi à repenser la forme des catalogues en ligne. Cela suppose de tenir compte du statut équivoque des fragments en circulation, entre autoréférentialité et évocation de processus réseautiques à comprendre et à déconstruire. L’agrégation des films sur les plateformes de visionnement par abonnement peut ainsi se faire sous la forme d’un enchainement sans possibilité réflexive ou, au contraire, bénéficier des interruptions produites par le (re)montage des fragments en circulation.