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Expériences construites sur une temporalité élargie, les séries télévisées sont des agencements parfois fragiles qui dépendent de plusieurs opérations de montage. Selon Jean-Pierre Esquenazi, le montage sériel télévisuel naît du besoin de « faire sens de la succession des épisodes, en transformant une contrainte pragmatique en une opération intervenant périodiquement dans le flux narratif et consistant à conférer une certaine autonomie à un épisode tout en l’insérant significativement dans ce flux » (2016, 122). En effet, le montage sériel télévisuel, qui émerge dans les années 1980 avec la VHS et qui se transforme depuis avec Internet, la TiVo, le replay et les plateformes de streaming, est un agencement de fragments visant la « complexité » narrative (Mittell 2006, 2015). Il opère sur le plan de l’épisode comme sur le plan de l’ensemble des saisons. Dans le cadre des plateformes de vidéo à la demande, la coprésence d’options formelles ou narratives est de plus en plus visible, certainement davantage que pour la télévision classique. Dans celle-ci, l’inscription des programmes dans un flux et dans une grille imposait l’émergence de certaines formes télévisuelles, en lien avec la mémoire des téléspectateurs qui devait s’activer dans des temporalités imposées. Aujourd’hui, une nouvelle ergonomie, centrée sur les utilisateurs, apparaît. Les fictions se donnent comme des oeuvres que l’on peut consulter indépendamment d’un flux télévisuel jouant sur des intervalles, ce qui permet aux téléspectateurs de gérer leur flux, de faire des liens, des retours en arrière, ou de connecter des parties du système selon une temporalité qui leur appartient, conformément à l’ère post-réseaux (Lotz 2007). Le potentiel d’expérimentation dans le montage se trouve donc renforcé par le contexte spécifique d’une technologie basée sur une logique d’hyperpersonnalisation du choix, dépendant d’algorithmes liés aux usages (Uricchio 2004, Re à paraître).

Entre continuité et autonomie, le montage sériel télévisuel peut être conçu comme un ensemble de techniques favorisant la convergence et la coexistence d’une multiplicité de lectures parfois contradictoires, ainsi que l’émergence d’identités complexes et l’apparition de chemins détournés et de sensibilités alternatives. En raison de cette instabilité créative, nous proposons ici de lire le montage sériel télévisuel à travers la lentille des études queer (Butler 2006, Halberstam 2011).

Outil heuristique, la posture queer dépasse les distinctions binaires et les pratiques dominantes (de pouvoir et narratives [Butler 2006]) et propose des façons alternatives de construire une relation à l’espace (Ahmed 2006). Refusant la logique traditionnelle du succès et trouvant dans l’échec un point de départ pour la remise en cause des structures hégémoniques (Halberstam 2011), elle peut se révéler un instrument intéressant pour l’analyse du montage de certaines séries. Il s’agit de mettre au centre la multiplicité des options possibles dans un parcours sériel (en considérant que l’identité se trouve entre plusieurs options) qui expérimente des chemins différents, polyphoniques, qui entament simultanément une pluralité de voies.

Dans ce sens, nous identifierons le montage comme un ensemble de catégories couvrant, d’une part, la relation entre les éléments (les plans, les séquences) au sein de l’épisode – un agencement similaire au montage cinématographique – et, d’autre part, les relations des épisodes à la totalité de la saison et de la série – un agencement plus proprement sériel. De plus, nous suggérerons une autre utilisation du terme montage, liée à l’acception du terme anglais editing : le montage comme performance ou geste capable de réactiver certaines significations au fil des saisons, par des lectures et réécritures à rebours, qui bouleversent a posteriori le sens de l’ensemble. Si cette dernière catégorie joue avec une traduction un peu abusive du terme editing, elle a le mérite de souligner le geste de « réactivation sérielle » (Boni 2017) qui, par les effets de rythme et de mémoire spectatorielle, nous permet de faire valoir l’importance du potentiel queer de la sérialité.

Raccorder les parties et le tout

Transparent (Jill Soloway, 2014-2019) et I Love Dick (Sarah Gubbins et Jill Soloway, 2016-2017) sont deux séries caractérisées par une logique de production militante, de plus en plus visible (pensons aussi à Sense8 [2015-2018] des soeurs Wachowski, produite par Netflix). Leurs formes et sujets proposent des alternatives à la perspective hétéronormée, par la mise en scène de personnages trans, queer ou aux prises avec un amour non partagé et un désir débordant. Aussi, dans ces fictions, les structures et les genres sont soumis à une plus grande porosité : par exemple, la durée de 30 minutes, autrefois typique de la comédie, est utilisée par des séries développant des questions d’identité de genre et sexuelle, et mettant de l’avant un point de vue qui mêle humour et drame. De plus, l’auteure-productrice Jill Soloway s’est exprimée à plusieurs reprises sur les possibilités créatives inédites qui lui ont été offertes par ce nouveau contexte. Au cri de « Tell your own story[1] », elle propose une innovation sur le plan des contenus, de la structure et de la forme, conformément à sa propre identité non binaire et à son projet politique.

Le montage de ces séries contribue à restituer une perception nouvelle des relations et de l’espace. La mise en forme se trouve à contrecarrer les codes de la continuité, cherchant plutôt à créer un effet de rupture et de fragmentation. Remarquons notamment que dans I Love Dick, série adaptée du roman autobiographique éponyme de Chris Kraus (1997), qui a été défini comme un Madame Bovary écrit à la première personne[2], l’expérimentation est centrale. On lit dans The Guardian : « Il pourrait s’agir de la naissance d’une nouvelle esthétique », capable d’apporter à la télévision la « poésie visuelle », une « anarchie de la libre association » et une « obsession pour la subjectivité » de l’art vidéo et des films de femmes cinéastes des années 1990[3] (Berman 2016), y compris le travail de cinéaste de Kraus elle-même. Ceci devient apparent lors de moments qui ponctuent la narration, parfois caractérisés par une plus grande liberté stylistique par rapport au reste de l’épisode.

Suivant cette logique queer qui anime les formes et les contenus, le montage de ces deux séries est à concevoir 1) comme assemblage ou raccordement d’images qui jouent sur une fragmentation, et 2) comme relecture ou réécriture du passé. Deux pistes d’analyse s’offrent à nous, complémentaires et entrelacées : a) celle du déchirement, de la perte de repères, et b) celle de la transformation et du renversement de sens que le montage rend finalement possible.

Déchirement et désorientation

Emphatisant l’élément militant et réflexif propre au travail de Soloway, le montage rend tangible le bouleversement de perspective progressif vécu par les personnages. Commençons par Transparent : les Pfefferman, bourgeois juifs vivant à Los Angeles entre de grandes maisons avec piscine entourées de verdure et de luxueux bureaux de start-ups, sont contraints d’accueillir une révélation : Mort (Jeffrey Tambor), le patriarche, se reconnaît comme femme. La série tournera autour des enjeux de l’identité trans, se proposant comme un produit innovant sur les plans du thème et du langage. L’emploi de la caméra à l’épaule, les cadrages et éclairages qui soulignent la dissonance, l’importance des dialogues et le choix des acteurs confirmeraient nos hypothèses.

Dans le premier épisode, les frères et soeurs sont conviés dans la maison de famille où vit, seule, Mort/Maura qui tente pour la première fois, et en vain, de faire son coming out. La séquence se déroule à l’intérieur d’un environnement chargé de souvenirs : le montage intervient ici, connectant des bribes hétérogènes et inconciliables, dans une construction narrative qui évoque une dissonance. Un plan d’ensemble, sombre, mais éclairé par des sources de lumière éparses, chaudes, distribuées à l’intérieur et autour d’une grande bibliothèque, nous montre Ali (Gaby Hoffmann) et Josh (Jay Duplass) attendant le dîner, assis sur le tapis, dans le bas de l’image. Ils ont retrouvé un vinyle de leur enfance, ayant appartenu à leurs parents, Photographs and Memories de Jim Croce (1974). En contemplant la couverture du disque, Ali caresse le visage grandeur nature du chanteur et se rappelle que, à quatre ans, elle l’avait « épousé ». « I would never be happy again », dit-elle, dans le ton théâtral qui la caractérise. Soeur et frère commencent à chanter, d’une voix hésitante, ivre : « Operator, would you help me place this call? ». Le plan suivant montre le groupe assis à table. La chanson de Croce qui se poursuit sur cette image est le récit synthétique, mais déchirant, de la perte d’un amour, d’une trahison, d’un départ – de la constatation qu’une époque est révolue à jamais. Le sentiment d’une désorientation s’installe : les faits ne correspondent plus à ce qu’on ressent. C’est à partir de cette non-correspondance entre le ressenti de l’individu et le rôle qu’il doit jouer – dans la famille, dans la société – que peut s’amorcer la série. La tentative de trouver une façon de faire face à la désorientation est donc la question à laquelle Transparent tente constamment d’offrir une réponse (conformément à la « matrice », concept proposé par Guillaume Soulez [2011]).

Par le montage, le rapport de la personne à l’espace et aux choses s’active différemment. Si chacune des performances des protagonistes passe par le corps et s’inscrit dans un espace, les personnages peuvent, avec plus ou moins de succès, chercher une concordance avec le monde qui les entoure. Or, dans Transparent et I Love Dick, le succès n’est pas au rendez-vous : comme dans la chanson de Croce, « that’s not the way it feels ». La théorie queer peut à ce propos soulever une analogie intéressante. Selon Sara Ahmed, « in a lesbian relationship I have had to reinhabit space, in part by learning how to be more cautious and by seeing what before was in the background, as bodies and things gathered in specific ways » (2006, 101). Ce qui était auparavant à l’arrière-plan prend place, maintenant, au premier plan : visuellement, l’harmonie entre la figure et le fond s’altère, jusqu’à ce que l’opposition binaire entre les deux ne soit plus clairement visible. Cette désorientation se manifeste d’abord par un vertige, que le montage contribue à rendre perceptible, comme nous le voyons dans l’exemple suivant.

Au début de la saison 3 (S3E01), Mort/Maura, en talons haut et longue robe rose, s’égare dans un centre commercial. Elle cherche désespérément une jeune femme suicidaire à laquelle elle voudrait venir en secours. Ne la trouvant pas, elle est rapidement submergée par un sentiment d’inaptitude qui, s’ajoutant aux tensions identitaires qui la traversent, lui fait perdre ses repères. Sans pour autant lui être ouvertement hostile, l’espace lui résiste : la caméra à l’épaule transmet le vertige, l’enchaînement rapide des images contribue à créer le sentiment d’un espace continu, mais sans repères. Et, brusquement, tout s’écroule. Perdue au milieu d’un foisonnement de kiosques de vendeurs de pacotille et de junk food, Maura a du mal à se frayer un chemin. On perçoit son mal de mer ; son corps oscille, la caméra bouge encore plus rapidement, des plans en plongée ou contre-plongée s’ensuivent, Maura s’évanouit. « In a way, my body extends less easily into space. I hesitate, as I notice what is in front of me. The hesitation does not stop there but has redirected my bodily relation to the world, and has even given the world a new shape » (Ahmed 2006, 101-2). La transition est représentée visuellement comme un processus dans lequel le personnage doit réapprendre à avancer dans l’espace.

Ce type de montage s’inscrit dans la tradition cinématographique et dans la tradition de la complexité narrative télévisuelle, et fonctionne sur la mise en place d’une continuité, dans laquelle des techniques de focalisation et de renforcement de la dimension subjective peuvent s’inscrire, jouant aussi sur la dimension de la rupture. Dans Transparent, cependant, la narration ne se trouve jamais remise en cause. Dans I Love Dick, en revanche, le dispositif arrive à se permettre davantage de libertés, jusqu’à rapprocher les spectateurs de la sensation d’échec de la protagoniste par le biais d’effets de montage qui intègrent des effets de glitch, mimant un échec du dispositif de visionnage.

C’est un bouleversement et une perte de repères que vit Chris (Kathryn Hahn), cinéaste dont les productions sont vouées à l’échec. Le récit parcourt le déchirement du couple formé de Chris et du professeur de littérature Sylvère (Griffin Dunne), à partir du moment où ils rencontrent l’artiste de renom Dick (Kevin Bacon), dans le village de Marfa, Texas, où Sylvère est chercheur en résidence. La série reprend la dimension cérébrale du roman, dans un style fragmentaire, hétérogène, collant à la peau du personnage de Chris, mobilisant la dimension visuelle, temporelle et spatiale et nous imposant ses actions (parfois gauches, démesurées) ainsi que la matérialité visuelle de ses fantaisies. Elle devient un terrain dans lequel prennent vie différents brouillons d’une recherche : au fil des épisodes se consolide un rythme fait de tentatives et d’essais. Chris franchit les frontières imposées et les rôles que la société lui assigne lorsqu’elle assume son désir pour Dick.

Le rythme altéré qui communique ce rapport difficile au monde se retrouve dans certaines séquences où l’image s’arrête, gèle, en décalage avec une bande-son qui se poursuit sans interruption. Les spectateurs sont confrontés à des arrêts sur image lorsque Chris est informée que la Mostra de Venise a refusé son film pour une question de droits musicaux non payés. En colère, elle peste dans la cour de la nouvelle maison, Sylvère tentant en vain de la calmer, lui mettant les mains sur les épaules. Les dialogues et le bruit ambiant (un train qui passe) se poursuivent alors que l’image s’arrête sur quatre plans montrant Chris, et Sylvère qui la touche. Le même effet se produit lorsque, invitée avec son mari à un cocktail de bienvenue au centre des arts, Chris aperçoit Dick. Un montage image-son saccadé introduit le moment incertain et bouleversant de la rencontre. Le premier arrêt est sonore : pendant leur premier dialogue, qui est bref, chargé de double sens renvoyant à l’univers des cowboys et garni d’allusions sexuelles, tout autre bruit disparaît. Ensuite, Chris invite Dick à souper : Dick accepte immédiatement, donnant rendez-vous au couple le soir même. Suivent trois arrêts sur image sur Chris, accompagnés d’une musique (« El Pajaro », de Lhasa de Sela) qui évoque la surprise, la curiosité déroutante et le désir, naissant, et désormais avéré. Reflétant l’effet sur la cinéaste de son interaction avec Dick, ces arrêts sur image interrompent la fluidité du montage et chamboulent le rythme du récit. Le sentiment de frustration, pour les spectateurs, sur le plan de l’ergonomie du visionnement, double la frustration de Chris. Dans ces arrêts sur image, le montage n’est pas seulement une technique narrative, mais aussi un outil qui véhicule une sensibilité particulière, en rupture avec la norme.

Montage : « aller partout dans une oeuvre et la faire bouger »

Dans la préface du roman I Love Dick, Eileen Myles souligne le rôle du « travail d’édition », traduction de l’anglais editing, effectué par l’auteure : « Chris really knows […] how to edit. Which is the best performance of all. To go everywhere imaginable in a single work and make it move » (Myles 2006, 15). Ce télescopage non conventionnel des termes editing (au sens du travail des éditeurs) et montage (tel qu’utilisé dans la langue française) nous amène vers une acception de montage qui, parallèlement à la logique d’assemblage au coeur de la complexité sérielle, consiste à amender, corriger, réagencer des éléments hétérogènes de façon à enrichir et parfois bouleverser le sens initial d’un récit. La série est capable, par ses répétitions et explorations, de produire « un centre toujours décentré, […] une périphérie toujours déplacée qui […] répète [les concepts] et les différencie » (Deleuze 2011, 3).

Remarquons, dans l’adaptation télévisuelle, la présence d’intertitres ou de cartons, des textes en lettres majuscules, blanches sur fond rouge, qui interrompent la diégèse et interpellent le spectateur, ponctuant certains concepts-clés de la série, prises de conscience ou moments de réflexion. Rappelant Godard, le long métrage Gravity and Grace de Chris Kraus (1996) ou le travail de Barbara Kruger, ils marquent les nombreux liens intertextuels de la série et renvoient à la structure épistolaire du roman. Ils sont également des moments qui réorganisent l’ensemble du contenu, nous invitant à tourner la page, à suivre le développement avec les intentions militantes de Soloway, soit la déconstruction active du regard masculin et la construction active d’un regard féminin radical[4].

Ainsi, on pourrait dire qu’ils contribuent à créer un effet d’ilinx, une désorientation temporaire, un vertige intense qui altère momentanément le cours d’un mouvement : c’est « the feeling of being pulled into a cyclone », comme le dit le personnage de Geoff (Adhir Kalyan)[5]. D’ailleurs, en revendiquant la légitimité de son regard radical, Chris expérimente et incarne cet ilinx. Elle est maladroite, bruyante, mange et écrit par compulsion. Elle utilise une trame sonore dans son film sans l’autorisation des compositeurs. Elle harcèle Dick, se pointe dans son cours au centre d’art sans invitation, expose Sylvère à l’embarras. Cette agressivité s’affiche donc aussi dans le rouge vibrant des cartons, dans leur contraste avec les grosses lettres blanches qui jaillissent à l’écran et s’y superposent, ainsi que dans le ton de Chris qui, par ces intertitres, s’adresse à Dick et aux spectateurs. Le montage semble ici se reconnecter à deux dimensions typiquement télévisuelles : l’urgence, ainsi que le rappel à l’attention.

À l’ère de la télévision en direct, le montage était soumis à un fonctionnement rapide : le réalisateur, responsable de l’aiguillage des différentes vues des caméras, était comparé à un « chef d’orchestre » dont le talent consistait à « avoir une vision globale du spectacle, diriger et contrôler à chaque instant » tous les éléments de l’émission (Delavaud 2007, 82). Le montage télévisuel a toujours été caractérisé par ce sentiment de rapidité, de vertige, certes non plus nécessaire à l’âge du montage vidéo et, aujourd’hui, numérique, mais capital dans l’établissement d’une prédisposition psychologique face au « télévisuel » en opposition au « cinématographique ». Tout en visant la « qualité », les séries nées sur les plateformes contemporaines peuvent se réclamer d’une tradition télévisuelle, que l’on retrouve dans leur organisation en épisodes (malgré leur livraison en blocs saisonniers) et dans cette urgence, également visible dans le montage d’éléments étrangers à la matière première de la série.

En fait, les intentions militantes de I Love Dick se révèlent également par un travail citationnel qui convoque des fragments d’oeuvres de Chantal Akerman, Cheryl Donegan, Carolee Schneemann et Louise Bourgeois, entre autres, dont le contenu dédouble, appuie ou accentue les actions de Chris. À cet égard, I Love Dick pourrait être perçue comme une suite de « réactivations sélectives » (Boni 2017) de ces oeuvres ; un travail d’édition qui regroupe des objets artistiques précis que le récit mobilise autour d’une thématique et d’un propos communs, et les organise en suivant un fil narratif.

Des éléments intrinsèques au texte télévisuel sont, eux aussi, matière à reconstitution, et donc répétition, au sein de l’intrigue, comme les lettres de Chris qui deviennent l’élément central de la pièce de théâtre créée par Devon (E03). Le dédoublement de certains plans par ces reenactments/« ré-interprétations » marque des moments importants du récit et met en évidence leur dimension politique, tout en évoquant un aspect particulièrement puissant dans le détournement des stéréotypes, ou l’autodérision queer, qui prouve la possibilité de monter et remonter en vue de semer le doute sur la stabilité des représentations. La question du montage et du remontage d’une oeuvre est en fait déclinée tout au long du récit : l’assemblage des lettres les unes après les autres, créant une sorte d’accordéon (E03) ; la sculpture de Dick que Toby brise, et que Dick ensuite « remonte » en ajustant le titre avec une nouvelle date (E03) ; ou dans le passage de consignes dans l’institut et le nouvel accrochage d’oeuvres de femmes (E07). Le présent du récit de Chris est finalement amendé, soigné, renforcé par ces interventions étrangères.

Concevoir le montage comme une dynamique qui s’installe « partout dans une oeuvre et la fait bouger » encourage finalement une réflexion sur la nature numérique de la télévision contemporaine. Dans I Love Dick, le montage des épisodes reflète la présence constante des hyperliens et de l’hypertexte. L’insertion des citations filmiques dans les moments-clés du récit, en plus de provoquer une rupture dans sa fluidité, permet une sorte d’hypermontage qui est, certes, intertextuel, mais qui permet également une exploration hypertextuelle via l’outil X-Ray d’Amazon. Il suffit que le spectateur-internaute glisse son curseur par-dessus l’image pour qu’un ensemble d’informations s’affiche devant ses yeux. Par ces suggestions en ligne, qui se font au moment du visionnement, le montage complexifie l’univers fictionnel au fur et à mesure que le spectateur regarde l’épisode, et ce, par l’appel à d’autres univers (filmiques ou, de manière plus large, artistiques) que les images évoquent. Le montage plus audacieux et novateur favorisé par les nouveaux modèles d’écriture « complexe » et de diffusion est aussi équilibré par un surplus de contenus disponibles. Ces objets ancillaires actualisent (et bénéficient de) la nature sérielle des fictions télévisuelles : leur fragmentation encourage la pause du récit pour « aller ailleurs », arrêter, prendre un autre chemin et y revenir, renforçant la dimension polyphonique.

Refaire

Conformément à une idée du queer au sens de « multiple », le montage peut correspondre à la tentative, par les personnages, de se réapproprier le réel par une répétition. Refaire permet de se situer dans un rapport complexe avec le passé. Dans Transparent, s’il est évident que Maura vit à la première personne un bouleversement de point de vue, il est vrai que les autres membres de sa famille doivent tous y faire face. L’écriture de Soloway arrive à renouveler dans chaque épisode la question matricielle (« Comment faire face à la dissonance ? »), lui offrant constamment un nouveau souffle. La série diffère la découverte de soi, la complexifiant par une exploration des fonctions de la mémoire et de la construction d’un regard et proposant, finalement, une expérience dans laquelle nous devons faire le lien entre les parties et le tout. Ainsi, certaines parties peuvent nous hanter, déstabilisant le sens global, nous suspendant à une émotion éphémère, microscopique, qui nous rappelle à chaque fois la fragilité de nos certitudes, surtout lorsqu’elles sont basées sur une archive familiale en proie à la tempête.

Dans le générique, la série met en branle le mécanisme d’une réécriture de l’histoire qui laisse surgir, même dans des images de famille conventionnelles, le doute d’une non-adhésion à la norme : une « nouvelle configuration » silencieuse serait déjà en cours, elle agirait dans le passé et serait donc à retrouver à travers la série, véritable machine à remonter la mémoire. Des images de films de famille sont montées sur la musique carillonnante du piano de Dustin O’Halloran, évoquant la douceur, la minutie des exercices d’une enfance protégée, fortunée, et travaillant la répétition de ces mouvements microscopiques et sériels qui sont le tissu de la mémoire familiale. On en reconnait les rituels : anniversaires, Bar Mitzvah, vacances au bord de la piscine. Des enfants plaisantent, dansent et, parés pour la fête, soufflent sur leurs bougies. Puis des corps adolescents, des corps en transition. Et la musique – appuyée par l’intervention de notes plus graves – contribue à évoquer cette transformation implacable qu’impose le vieillissement (des corps, des souvenirs, des idées, des espaces). Un jeune garçon en particulier retient l’attention : il danse, gauche et un peu efféminé, dans un décor de paillettes. Ensuite, un plan rapproché d’une femme lourdement maquillée dans le style des années 1970-1980 remplit l’écran, ajoutant une dimension encore plus ambiguë par le renvoi à la proximité avec l’image d’une drag queen. S’agit-il, pourrions-nous demander, du même régime d’énonciation – le film de famille – ou bien de l’intrusion, de l’émergence d’un désir (d’expression d’une identité de genre) qui vient perturber le défilement des souvenirs (déjà non binaires) ?

La famille Pfefferman, système déstabilisé par le fonctionnement différent d’une de ses composantes, vit elle-même un « remontage », tentant de se maintenir en vie. Elle y arrivera, à condition de se laisser traverser et perturber, d’accepter ce nouveau regard. Le format sériel permet l’apparition graduelle de gestes d’auto-affirmation des personnages, entre égoïsme et droit d’être libre à tout prix. Il permet aussi de replonger dans le passé avec une attention chirurgicale pour certains moments-clés, en consacrant par exemple tout un épisode au passé d’Ali (S02E08, « Best New Girl ») ou de Mort/Maura (S03E06, « If I Were A Bell »). Cette temporalité qui s’élargit à souhait permet aux spectateurs d’être témoins des mutations de chaque personnage, réaction en chaîne qui s’amorce (la série semble nous dire que nous ne pourrons jamais remonter suffisamment dans le passé) comme dans un jeu de domino. En résultera l’instabilité de l’ensemble de l’espace. La sensation d’une non-adhésion est évidente, mais elle fusionne toujours avec la recherche constante de la douceur du souvenir, de la chaleur familiale des affects, qui restent primaires au fil des épisodes, malgré les ruptures et les déchirements.

L’épisode « To Sardines and Back » (S03E03) présente, en ouverture, la question de la mémoire sérielle. On apprend qu’en 1992, les enfants avaient reçu en cadeau une tortue appelée Nacho, disparue mystérieusement quelques mois plus tard. Les téléspectateurs la découvrent marchant dans les tuyaux d’aération de la maison, dans un montage qui traverse l’adolescence des Pfefferman et qui remonte jusqu’à la séquence du LP de Jim Croce, à laquelle nous assistons du point de vue de Nacho. Ainsi, une présence a-t-elle vécu, pendant près de vingt-cinq ans, à l’intérieur de l’espace intime, domestique, demeurant invisible, derrière les murs et cachée dans sa carapace. Véritable unheimlich, Nacho reviendra en fin d’épisode, à la plus grande surprise de tout le monde (Ali et Sarah la prennent d’abord pour un animal nuisible qu’elles fuient, mais Josh la reconnaitra, ému) et pour le plus grand bonheur des petits-enfants. La comparaison avec la trajectoire de Mort/Maura est facile – c’est aussi l’épisode dans lequel elle annonce sa volonté de se soumettre à une opération de réassignation sexuelle. Et la séquence est d’autant plus efficace qu’elle nous propose une expérience sérielle : comme la tortue, la série traverse le passé, se loge dans plusieurs espaces et, par son regard déplacé, arrive à porter au jour des dimensions invisibles, jusqu’alors cachées.

La série permet de revivre – et remonter – le passé en considérant celui-ci comme un espace qui se laisse traverser et approprier à nouveaux frais. Le préfixe trans est en effet significatif de ce parcours sériel. Suivant une ligne transversale, Transparent propose de construire la dimension queer de la famille à partir d’un moment où elle ne sait pas l’être et de proposer ensuite une exploration qui montre les relations dans un espace constamment retravaillé : l’identité comme construction sociale, les liens affectifs comme richesse et comme menace. Remarquons qu’elle nous propose aussi de gommer ce passé. Le mensonge vécu trop longtemps doit être amendé, c’est ce que la série affirme haut et fort. Dans une courte séquence, on voit Maura se familiarisant avec une pratique que des amies trans lui montrent, qui consiste à transformer l’image photographique d’elles-mêmes enfants : au crayon, on ajoute à ces images de garçons des barrettes pour cheveux ou des traits de jeune fille. C’est une façon visuelle de s’approprier l’histoire, de la réécrire, de la rééditer. Ainsi, au lieu de correspondre à un découpage, la notion de montage sous-entendue par Transparent est plutôt celle d’un travail d’édition, face à un matériau trop large et complexe pour être saisi de manière linéaire. Rendu possible par la structure sérielle, le montage correspond à une archéologie de la mémoire qui s’attache aux traces du passé pour les faire ressembler au présent. Une autre façon de construire, à un prix élevé, mais nécessaire, « the way it feels ».

Le geste de refaire n’est pas propre seulement à Transparent. Dans I Love Dick, refaire sert à rendre visible la sexualité des personnages, tout en soulignant des points tournants qui altèrent le destin de Chris, comme nous pouvons observer dans deux épisodes différents. La première occurrence a lieu lors du dîner de Chris, Sylvère et Dick dans un restaurant de luxe aux couleurs texanes (E01). Chris, cadrée toujours séparément des deux hommes, subit les commentaires de Dick qui dénigre son oeuvre artistique et, en même temps, discrédite le travail des femmes cinéastes en général. C’est le début d’une compétition (dont elle est la seule concurrente) : le carton « game on » conclut cette séquence. Mais Chris se réapproprie le réel en recréant son passé, ce qui lui permet de le réparer. Les images issues de sa fantaisie qui apparaissent peu après inventent une interaction érotique entre elle et Dick (et ce, avec une participation insignifiante de Sylvère) ; une interaction qui, pourtant, est avant tout revendicatrice. La mélodie de la trame de fond[6] produit un environnement romantique, alors que ses paroles accentuent davantage le caractère politique de la série et de l’imagination de Chris : « Fire in the brain / Of those who died trying to make / Sense of the life below fire escapes […] ». Nouvelle version des faits passés, ce reenactment est sollicité pour accentuer le moment de cette « rencontre unique et fortuite qui peut altérer le cours des événements de la vie d’une personne » (comme le souligne Chris dans sa première lettre à Dick, qu’elle lit à Sylvère pendant que les nouvelles images du souper défilent à l’écran).

Finalement, l’épisode intitulé « A Short Story of Weird Girls » (E05) est un exemple de montage centrifuge, sur le plan de la saison, car il interrompt le flux du récit offrant une série de flashbacks avec une structure et expression formelle différente du reste des épisodes. C’est le moment où des femmes, habillées en rouge, exposent des événements marquants de leurs vies. Leur passé inclut le début de leur vie sexuelle et, en quelque sorte, leur transformation de filles en femmes (et en féministes), tout en mettant en évidence la participation – directe ou indirecte – de Dick dans ces expériences intimes.

Conclusion

Le montage, au sein des séquences, des épisodes, mais aussi des saisons, entendu comme geste d’édition, joue un rôle central en favorisant la répétition, l’agencement, le retour dans le passé autant dans les récits que dans les structures sérielles. Les remontages, ici parfois des reenactments, sont compatibles avec une perspective queer qui permet de « resignifier et réélaborer les normes » (Bénichou 2017). Le queer, au sens d’instabilité des identités, de multiplicité et de désorientation, permet de lire une certaine relation, sérielle, à l’espace et au temps que les séries analysées proposent, comme la possibilité de re-monter le passé et de le relire de façon différente. Conformément à la position de Sara Ahmed, qui identifie dans la position queer une impossibilité d’appréhender l’espace de manière droite, les objets ici étudiés arrivent à proposer des montages de plans et de séquences qui transmettent de nouvelles sensibilités. La désorientation y devient forme de connaissance : les moments d’euphorie et les déceptions cuisantes que vivent la famille Pfefferman ou Chris au cours des épisodes de leurs séries respectives arrivent à transmettre un regard qui défie la norme.

La sérialité comme forme narrative et comme esthétique facilitée par les nouvelles plateformes se révèle un outil efficace contre les stéréotypes et les simplifications : en étudier le montage nous montre la progression, la transformation dans son devenir d’identités jamais figées, dans un jeu de continuités et discontinuités. Sans se résumer à une opération linéaire allant d’un point A à un point B, la série retravaille et réactive constamment un ensemble d’informations audiovisuelles hétérogènes et parfois même contradictoires, créant un potentiel de rupture et de déstabilisation des conventions, donnant aussi voix à des positions minoritaires voire militantes, ou simplement exposant une difficulté de saisir le monde de manière univoque.

Instabilité, multiplicité d’options et inclusion de l’échec : loin d’être la logique qui traverse toutes les fictions sérielles produites pour les plateformes Internet, le queer est un outil heuristique intéressant qui nous permet aussi de penser l’ergonomie des nouvelles plateformes en lien avec la tradition télévisuelle et la possibilité de choisir entre une multiplicité de titres qui entretient une nouvelle navigabilité de l’objet sériel. Penser en termes d’ergonomie présuppose finalement une image de la série comme espace, dans lequel l’acte de remonter, au double sens de produire une relation de correspondance et de regagner l’endroit d’où on est venu, se révèle crucial.