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Introduction au dossier

L’expression « autogouvernement » (ou self-government) est ancienne. Elle a été mobilisée dans un passé lointain, à l’époque des premières formulations des idéaux que nous associons depuis à la démocratie moderne, afin de qualifier le système qui permettait aux colonies britanniques de bénéficier d’une certaine autonomie administrative puis, dans le contexte américain, d’exprimer ce qui était réputé le centre de gravité des modes de vie et des systèmes politiques démocratiques. Thomas Jefferson par exemple concevait le « droit au self-governement » comme le droit le plus précieux.

Mais la perspective s’est modifiée. Au fur et à mesure que le système représentatif a empiété sur le système participatif, l’autogouvernement a été plus ou moins oublié et les faits qui en relèvent, supprimés. La « crise » de la démocratie dite « représentative » vient de là. Dans cette crise, ce n’est pas le principe de la représentation des citoyens qui est en cause. Ce qui l’est est le processus, impliquant des choix bien précis, — dont le système de la représentation indépendante ou le rejet du mandat impératif —, au cours duquel le système représentatif a marginalisé, voire supplanté le système participatif. La démocratie comme régime dans lequel le peuple et « chacun, dans sa sphère, prend une part active au gouvernement de la société », selon la définition de Tocqueville (1868, 118), s’est amenuisée à tous égards, y compris bien sûr au niveau de l’organisation de la société civile et des « corps intermédiaires » qui étaient chers à Tocqueville et, qui, en France, ont été dissous[1].

La citoyenneté participative est certainement menacée par des formes de représentation invasive et très indépendante des électeurs. Mais elle l’est en outre par le développement ancien d’une mentalité pour laquelle le « gouvernement » est un mal, nécessaire peut-être, mais un mal tout de même. L’autogouvernement, qui implique que le gouvernement soit une action valable, détonne de positivité par rapport à une longue série de conceptions dépréciatives des pratiques politiques quelles qu’elles soient. C’est le cas du concept de gouvernementalité de Foucault, qui assimile le gouvernement à la gestion contrôlée des sujets humains et à la domination rationnelle des populations via une administration puissante, assise sur des concepts « scientifiques ». Le concept marxiste du gouvernement comme produit de rapports de force sociaux entre classes dominées et classes dominantes n’est pas non plus positif, le communisme visant sa suppression. Quant à l’autogouvernement dont Marx étudie la pratique au niveau des groupes d’activités privés (ou « sphères privées »), il ne peut jamais accéder au niveau politique de l’intérêt général et du bien commun, la conscience de soi citoyenne faisant défaut aux corporations comme à la société civile en général. L’idée, souvent rapportée à une théorie politique réaliste qui va de Machiavel et Hobbes à Schumpeter, suivant laquelle le gouvernement se confond avec un organe de monopolisation de la violence, de même que l’habitude d’associer le gouvernement à un contrôle extérieur inique et de soutenir l’idéal libéral suivant lequel le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins, selon les mots de Bentham, ne sont pas non plus en faveur de l’association entre autogouvernement et liberté que nous suggérons ici d’emblée. En effet, dans le cas qui nous occupe, le gouvernement apparaît comme une pratique indépendante des divers complexes de forces déterminantes qui ont souvent été allégués pour justifier qu’il soit confisqué ou condamné et qu’il faille dans l’idéal penser la politique comme un moyen provisoire utilisé suivant l’objectif d’instaurer un équilibre tel qu’aucun gouvernement ne serait finalement plus nécessaire. La finalité ultime de la politique serait son auto-suppression.

Cette tradition dépréciative, certes motivée par nombre de réalités historiques, se traduit par une autre habitude à laquelle la philosophie de l’autogouvernement que nous visons voudrait s’opposer, celle qui consiste à éprouver imaginativement et émotionnellement la politique comme étant associée à la seule lutte contre ou pour le pouvoir, à la critique via « l’usage public de la raison » (selon l’expression de Kant reprise par Habermas), voire à un combat héroïque contre l’écrasante domination des dirigeants en place. Si utiles que soient parfois ces comportements, il reste qu’ils réduisent la politique à un instrument pour régler par tous les moyens nécessaires, y compris par la suppression de l’adversaire, les conflits qui adviennent, et dédouanent les citoyens « ordinaires » de prendre des initiatives en amont des décisions de leurs mandataires et de forger leur futur.

Sans s’opposer dans l’absolu à cela, la politique de l’autogouvernement apporte un complément indispensable. Elle offre un levier pour résister à l’oubli de la politique en tant qu’art de se gouverner sans un maître et exercice de liberté. Or c’est bien la redécouverte de cet art qui aujourd’hui anime un large éventail d’ « initiatives citoyennes » dans de très nombreux domaines qui vont de l’éducation à la santé en passant par l’économie, l’agriculture ou l’aménagement d’un territoire. C’est d’ailleurs à un tel art que nous avions pris l’habitude d’associer la démocratie antique et, suivant l’expression de Benjamin Constant, « la liberté des anciens ». Les citoyens qui s’assemblaient sur la place du marché d’Athènes (l’agora) pour discuter, proposer des lois, exposer leur point de vue, faire de beaux discours, délibérer ou voter n’étaient pas voués à occuper la place de spectateurs ayant le regard rivé sur le pouvoir en place afin de surveiller son action, l’acclamer ou au contraire le critiquer. Ils faisaient valoir leur capacité d’agir et d’exercer une réelle influence sur le cours des choses et les affaires de la cité.

L’objectif des contributions rassemblées dans le volume, ainsi que du projet plus vaste dans lesquels ils s’insèrent, n’est pas, contrairement à la plupart des théories destinées à amender le système politique qui constitue leur objet, de critiquer « la démocratie » en général comme régime impossible, sous prétexte que le peuple ne se préoccuperait plus que d’intérêts privés (Benjamin Constant), qu’il serait incapable de discerner l’intérêt général, qu’il serait de toute façon incompétent (Lippmann) ou fondamentalement manipulable (Schumpeter). L’enjeu de ce dossier est d’explorer et de remobiliser la notion perdue d’autogouvernement, et ce afin de mieux identifier les valeurs et la culture sur lesquelles la démocratie politique devrait reposer pour être plus stable et plus durable qu’elle ne l’est actuellement.

À partir d’un ensemble de problèmes liés au fonctionnement des démocraties modernes, jusqu’en des terrains bien précis, et de textes philosophiques déterminants (ceux de Jefferson, Tocqueville, Castoriadis, Dewey, Addams etc.), les articles rassemblés permettent tout d’abord d’identifier la spécificité de la notion d’autogouvernement. Nous proposons des repérages concernant son évolution historique, les lieux de sa contextualisation, les problèmes ou les impasses par rapport auxquels elle s’offre comme solution, ses différences marquées par rapport à d’autres notions apparemment proches et mieux connues, tels l’autogestion, l’autodétermination ou la gouvernance locale.

Ce travail de clarification est indispensable dans la mesure où l’autogouvernement est une notion mal connue. Si, dans la tradition républicaine issue des doctrines du contrat social, en France notamment, le citoyen est investi de la fonction de sélectionner ses gouvernants, de les surveiller et, soit de les acclamer, soit de les critiquer, sa fonction d’initiative, d’entreprise, d’action positive, est beaucoup moins estimée et mise en pratique. Or l’autogouvernement désigne cette phase essentielle mais négligée de la vie politique qui consiste, on l’a dit, à « se gouverner sans un maître », à prendre des initiatives, à participer activement à l’identification et à la construction des problèmes et des intérêts publics, à prendre réellement part aux décisions concernant les groupes auxquels chacun est lié, et ainsi de suite.

L’image récurrente du pilote qui tient le gouvernail du navire est à peine une métaphore. Il est bien connu qu’elle joue un rôle central dans la philosophie de Platon qui tient l’art de naviguer et l’art de gouverner comme analogues : le pilote compose avec une multiplicité d’éléments qu’il doit connaître et agencer : l’embarcation, le personnel à bord, les marées, les courants, les vents, les intempéries, et aussi les étoiles qui servent à diriger le tout. Comme le rappelle Socrate à Adimante, « le vrai pilote doit étudier le temps, les saisons, le ciel, les astres » ; « celui qui est véritablement apte au pilotage » devrait être « appelé observateur d’étoiles[2] ». Ni armateur ni capitaine, il ne cherche pas plus à dominer l’équipage qu’à dominer les éléments, la mer et le vent. Mais, à la manière du « royal tisserand », il organise ces variables en un tout dont les éléments convergent pour lui permettre de suivre sa route et d’atteindre son but. Jefferson compare lui aussi la communauté politique à un navire : « Quand les habitudes et de la pratique de l’autogouvernement ne sont pas coutumières, le navire politique a bien des voiles, mais il n’a pas de lest[3]. » Il part donc à la dérive.

L’autogouvernement est plus qu’une politique, c’est une école. Comme l’a montré dans Le public et ses problèmes John Dewey (2009) qui a beaucoup insisté sur ces aspects, l’indépendance dont jouit ou devrait jouir l’individu dans la conduite de sa vie et au cours de ses associations avec autrui n’est pas seulement la condition d’une bonne société en général, c’est aussi la condition du développement même de l’individualité humaine. Si Dewey n’emploie pas le terme d’autogouvernement, il recourt à celui d’expérience, exprimant les corrélations intimes entre la « croissance » du sujet, l’exploration active du monde qui est le sien et l’enrichissement du monde commun.

Faire une expérience selon Dewey n’est pas avoir une expérience ; c’est faire avec une situation donnée afin de la modifier conformément aux intérêts (qui sont toujours des inter est, des choses entre le sujet et l’objet) dont l’insatisfaction initiale engendre un plan d’action. Or le processus par lequel l’expérience se planifie et s’organise, se vit et se teste, se vérifie et produit des résultats dont l’évaluation est finalement décisive, est une forme de participation fondamentale et irremplaçable. Qu’il s’agisse du plan individuel ou du plan commun, l’expérience ne peut être vécue par autrui et apportée de l’extérieur. Soit elle est « mon » ou « notre » expérience, soit ce n’est pas une expérience.

Sur le plan individuel, elle conditionne la subjectivation du soi, le développement de ses pouvoirs, l’entraînement de ses perceptions, la formation de la personnalité. En éprouvant les conséquences concrètes de ses activités, l’individu s’oriente par rapport à la situation qu’il a créée et tâche ensuite soit de l’amender, voire de s’en affranchir, soit de la préserver. Ce qu’il est et ce qu’il devient dépendent de la nature de ses liens et des intérêts qui sont générés par la forme d’unité, parfois ponctuelle et précaire, qu’il forme avec l’environnement, humain et non-humain, qui se trouve être le sien.

Ainsi s’explique que la formation de l’individualité résulte d’un processus environnemental et notamment social. Ce n’est qu’en interagissant avec les autres qu’un individu se différencie pleinement en développant son individualité propre. En outre l’interaction n’est telle que si l’individu a effectivement accès aux éléments (ressources, biens, équipements méthodologiques, connaissances, symboles en tout genre) qui constituent la culture du groupe auquel il est lié. Plus l’environnement est pauvre, moins il est partagé, moins l’expérience advient, plus l’individualité est rétrécie. Plus l’environnement est riche et généreux, comme l’école devrait l’être, plus grandes sont les variations de l’expérience possible, mieux l’individualité se développe-t-elle. En effet, l’autogouvernement n’est ni inné ni réservé à une catégorie supérieure équivalente à ce qu’on appelait l’« aristocratie naturelle » au 18e siècle. Il est enseigné et appris. Jefferson, dont le projet de division administrative de l’État, — allant de la ferme à l’État fédéral en passant par la commune et le comté —, était parallèle à celle qu’il avait envisagée pour l’école, — chaque niveau de formation, du primaire au supérieur, ayant dans l’idéal correspondu à un niveau territorial d’union sociale —, concevait l’autogouvernement comme à la fois la pierre angulaire d’un pays libre, une compétence dont devait être crédité tout être humain et le fruit d’une éducation appropriée. Il écrit par exemple que « dans la société, les compétences au self-government ne sont pas innées. Elles sont le résultat d’habitudes et d’un long entraînement[4] ». Mais cela n’empêche pas de croire, et même, cela implique de croire que « chaque homme et chaque groupe d’homme sur la terre possède le droit au self-government. Ils le reçoivent avec leur vie des mains de la nature[5] ».

L’autogouvernement constitue donc une modalité de l’expérience ordinaire dont le déroulement, sans être bien sûr politique au sens habituel du terme, est pré-politique, au sens où il prépare l’individu à organiser son action et à valoriser la socialisation qui la rend possible, sans laquelle il ne disposerait ni de matériau ni de valeurs ni de témoin.

Quant au plan collectif, l’expérience partagée ou commune acquiert des caractéristiques bien précises qui, en sus des processus de subjectivation qui viennent d’être signalés, se déploient sur le terrain de l’objectivation. L’autogouvernement comme forme d’accès à l’individuation bénéficie alors de l’apport d’activités destinées à la production d’espaces, de faits, d’institutions ou de règles, communes. Progressivement, des individus différents parviennent à un accord sur la nature ou le projet de tel ou tel fait dont, tant que rien de décisif ne s’y oppose, ils peuvent ultérieurement faire une base pour des activités et des accords ultérieurs.

Cet aspect explique que nous ayons voulu distinguer l’autogouvernement aussi bien des phénomènes essentiellement collectifs tels l’autogestion ou l’indépendance administrative des peuples exerçant leur droit à disposer d’eux-mêmes, que de phénomènes plutôt individuels comme l’autonomie, le libre arbitre, les libertés négatives, la maîtrise de soi, et ainsi de suite. C’est bien à l’intersection entre collectivisme et individualisme que nous nous sommes situés. Là s’étend le vaste domaine de l’expérience partagée dont l’autogouvernement est la condition de possibilité.

Nous faisons donc l’hypothèse que l’utilité supérieure de l’autogouvernement est de tisser des liens étroits le plan de l’individualité et celui de la communauté (ou du commun). Que l’on interroge Dewey (I. Tafere, N. Bernier), Castoriadis (S. Chapel), la crise environnementale (A. Létourneau), les partisans d’une participation populaire accrue (F. Dupuis-Deri), ou encore Jane Addams (N. Bernier), l’art comme création (M. Thériault), l’intégration socio-politique de populations exclues comme celle des vieillards (I. Pariente-Butterlin), c’est toujours l’interaction fondamentale entre l’individuel et le social que l’on rencontre.

Avec plus d’efficacité et de clarté que la notion complexe et quelque peu usée de « démocratie », l’autogouvernement, qui peut s’appliquer à n’importe quel niveau des associations, parvient à exprimer l’idéal éthique et politique de la réciprocité entre la fabrique de l’individualité et le fonctionnement des communautés.

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