Corps de l’article

« Les faits dont on appuie les religions sont anciens et merveilleux,

c’est-à-dire les plus suspects qu’il est possible,

pour prouver la chose la plus incroyable. »

Denis Diderot, Additions aux pensées philosophiques, 1762, pensée XX

En juin 1751 paraît le premier volume de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, l’œuvre collective codirigée par Diderot et D’Alembert. On y trouve un article, non signé, intitulé « Agnus Scythicus[1] », dont on sait avec certitude qu’il est de Diderot[2]. Cet article, qui relève de l’histoire naturelle (rubrique « Botanique »), connaîtra un fort retentissement dans la critique diderotienne et chez les anthologistes[3]. Les lecteurs d’aujourd’hui y cherchent moins une réflexion sur une plante réputée mystérieuse, « l’Agneau de Scythie », qu’une leçon méthodologique sur les plans de l’histoire et de la science. Diderot souhaite en effet offrir à ses lecteurs une marche à suivre rationnelle pour répondre à la question « Qu’est-ce qu’un fait ? » À une époque où règnerait l’infox — les fake news[4], les fausses informations, le mensonge, la désinformation —, il n’est peut-être pas inutile de relire l’Encyclopédie et de tirer des enseignements de son combat « contre la superstition & le préjugé ».

Non, cela n’a jamais existé

La première partie du texte de Diderot est consacrée à faire « l’histoire de l’agnus scythicus, ou de la plante merveilleuse de Scaliger, de Kircher, de Sigismond, d’Hesberetein, d’Hayton Arménien, de Surius, du chancelier Bacon, (du chancelier Bacon, notez bien ce témoignage) de Fortunius Licetus, d’André Lebarrus, d’Eusebe de Nuremberg, d’Adam Olearius, d’Olaus Vormius, & d’une infinité d’autres Botanistes ». En Scythie[5] aurait poussé un abrisseau « d’environ trois piés de haut ». Selon Jules César Scaliger, cité par Diderot, cet arbrisseau aurait ressemblé « parfaitement » à un agneau « par les piés, les ongles, les oreilles & la tête ; il ne lui manque que les cornes, à la place desquelles elle a une touffe de poil ». Sa « pulpe » évoquerait « la chair de l’écrevisse de mer ». Si on l’incisait, il en sortirait « du sang ». Parmi les « animaux carnassiers », seuls les loups auraient été « avides » de cette plante.

Or cette plante, affirme Diderot, à la suite d’Engelbert Kaempfer, qui a été incapable de trouver trace d’un « zoophite qui broute », et de Hans Sloane, n’est pas un « être réel » : « Voilà donc tout le merveilleux de l’agneau de Scythie réduit à rien, ou du moins à fort peu de chose, à une racine velue à laquelle on donne la figure, ou à peu près, d’un agneau en la contournant. » Cet agneau végétal n’aurait sa forme singulière que parce que l’homme la lui aurait donnée.

D’où vient que tant de savants réputés (« du chancelier Bacon, notez bien ce témoignage ») aient cru à l’existence de ce « prodige », de cette « merveille », de cette « fable », de ce « conte », de ces « faits […] merveilleux », de ces « rêveries »[6] ? La réponse de Diderot est catégorique : les plus grandes « autorités » ont adhéré à la « fable merveilleuse » de l’Agneau de Scythie parce qu’elles se sont appuyées, sans les mettre en question, sur les propos de leurs prédécesseurs :

Ce sont des gens dont les lumieres & la probité ne sont pas suspectes : tout dépose en leur faveur : ils sont crus ; & par qui ? par les premiers génies de leur tems ; & voilà tout d’un coup une nuée de témoignages plus puissans que le leur qui le fortifient, & qui forment pour ceux qui viendront un poids d’autorité auquel ils n’auront ni la force ni le courage de résister, & l’agneau de Scythie passera pour un être réel.

Le travail du vrai savant est de tout soumettre au doute[7].

Leçon de méthode

L’essentiel de la méthode proposée par Diderot dans la seconde partie de l’article repose sur une série d’oppositions. Pour répondre à la question « Que croire en histoire naturelle […] ? », mais tout aussi bien au-delà, il faut distinguer les faits « simples & ordinaires » des « extraordinaires & prodigieux » ; les faits « transitoires » des « permanens » ; les faits qui se sont déroulés « dans un siecle éclairé » de ceux qui ont eu lieu « dans des tems de ténebres & d’ignorance » ; les faits qui se sont produits « dans un lieu accessible » de ceux qui se sont produits « dans un lieu inaccessible » ; les faits « clandestins » des « publics ».

Il s’agit encore de s’interroger sur la pertinence des témoignages :

Il faut considérer les témoignages en eux-mêmes, puis les comparer entr’eux : les considérer en eux-mêmes, pour voir s’ils n’impliquent aucune contradiction, & s’ils sont de gens éclairés & instruits : les comparer entr’eux, pour découvrir s’ils ne sont point calqués les uns sur les autres, & si toute cette foule d’autorités de Kircher, de Scaliger, de Bacon, de Libarius, de Licetus, d’Eusebe, &c. ne se réduiroit pas par hasard à rien, ou à l’autorité d’un seul homme.

Tout cela doit servir un but noble, selon les derniers mots de l’article : « Voilà une partie des principes d’après lesquels on accordera ou l’on refusera sa croyance, si l’on ne veut pas donner dans des rêveries, & si l’on aime sincerement la vérité. »

Et si la résurrection de Jésus-Christ n’avait pas eu lieu ?

En 1984, dans sa nouvelle édition des « Textes choisis » de l’Encyclopédie publiés par Albert Soboul en 1952, Philippe Goujard propose de mettre en relation un récit fondateur du christianisme et l’article de Diderot. Qu’arriverait-il si nous appliquions aux récits de la résurrection de Jésus-Christ la leçon de méthode de l’article « Agnus Scythicus[8] » ?

La résurrection relèverait des faits « extraordinaires & prodigieux ». Par définition, elle serait transitoire et elle aurait eu lieu « dans des tems de ténebres & d’ignorance », dans un lieu peu « accessible », sans être tout à fait « clandestin ». Or « Il faut en général que les autorités soient en raison inverse de la vraissemblance des faits ; c’est-à-dire, d’autant plus nombreuses & plus grandes, que la vraissemblance est moindre ». Peut-on faire confiance aux témoins ? Sont-ils des « gens éclairés & instruits » ? L’Évangile de saint Mathieu (Mt, 28,1-6) parle de « gardes », d’un « Ange du Seigneur » et de deux femmes dont l’une, Marie-Madeleine, a longtemps eu mauvaise presse[9]. Quand on ajoute à cela que les faits ont été racontés de façon contradictoire par les Évangélistes, qui n’en étaient même pas témoins directs, cela autorise à douter de la vraisemblance de ce qui se serait passé après la crucifixion de Jésus-Christ.

Une seule chose plaide en faveur du récit de la résurrection : aucun témoin n’avait d’intérêt immédiat à inventer ce fait, bien au contraire.

Il faut considérer si les témoins sont oculaires ou non ; ce qu’ils ont risqué pour se faire croire ; quelle crainte ou quelles espérances ils avoient en annonçant aux autres des faits dont ils se disoient témoins oculaires : s’ils avoient exposé leur vie pour soûtenir leur déposition, il faut convenir qu’elle acquéreroit une grande force; que seroit-ce donc s’ils l’avoient sacrifiée & perdue ?

Les lecteurs de l’Encyclopédie ont-ils utilisé la méthode promue par Diderot pour critiquer un des récits canoniques de la religion catholique ? Ils auraient pu.

Donald Trump

On ne sache pas que Donald Trump, ce soi-disant pourfendeur des « fake news », soit très porté sur la lecture. De même, il est peu probable qu’il soit particulièrement sensible à la pensée des auteurs français du Siècle des lumières, malgré une caricature du Wall Street Journal le montrant à son bureau de la Maison-Blanche avec à sa droite trois ouvrages, dont l’un serait signé d’un collaborateur de l’Encyclopédie, Voltaire. À défaut de servir de modèle au 46e président des États-Unis, l’article « Agnus Sythicus» peut au moins nous rappeler deux choses. D’une part, il est toujours bon de marteler que les « faits » n’appartiennent à personne : ils sont objets de délibérations, mais de délibérations qui devraient être appuyées sur des principes clairs. D’autre part, les intellectuels d’aujourd’hui peuvent tirer une leçon des pratiques de ceux qui se disaient « philosophes » au XVIIIe siècle : s’ils s’en donnent la peine, ils peuvent contribuer de façon éclairée aux débats qui déchirent la sphère publique autour d’eux et contribuer aux nécessaires entreprises contemporaines de « désintox ». Alors, un dictionnaire pouvait être un lieu où faire entendre sa voix. Aujourd’hui, les médias ont changé, mais pas la mission de « l’homme qui pense », dont une des tâches est de lutter contre l’obscurantisme.