Corps de l’article

Introduction

La diffusion stéréophonique arrive à la RTF[1] dès le début des années 1950. Une nouvelle étendue sonore se déploie ainsi dans l’espace domestique. Une différenciation et une gradation d’authenticité (Benjamin et Gandillac 2008), selon les termes de Walter Benjamin, sont devenues possibles grâce aux développements des procédés techniques de reproduction (sonore). Les moyens techniques de la prise et de la reproduction du son, s’appuyant sur l’aspect spatial de sa diffusion, donnent naissance à un espace sonore complexe pouvant être défini comme une cospatialité sonore permise par la radio.

Le terme cospatialité, emprunté à la géographie liée à l’espace des sociétés humaines, définit une interaction entre des couches spatiales superposées et interconnectées. Nous proposons dans cette étude le terme de « cospatialité sonore » qui nous permet de décrire l’espace sonore produit par l’artifice[2] de la stéréophonie à la radio et l’espace sonore domestique. Le théâtre radiophonique (Hörspiel, Radio Drama, ou radio-théâtre) se situe à la croisée du théâtre et de l’art radiophonique.

Dans un premier temps, il nous semble nécessaire d’étudier l’apparition de la diffusion stéréophonique, notamment à travers les traités et les essais du début des années 1950, ce qui permettra d’appréhender une certaine vision de la conception de l’espace sonore et les qualités recherchées par la stéréophonie dans le temps. Ensuite, quelques précisions concernant les techniques de prise de son et la mise en espace en stéréophonie à la radio nous permettront d’éclairer les étapes et les possibilités de création d’espaces sonores. Dans la dernière partie, nous développerons le cœur de ce propos, à savoir l’artifice de la stéréophonie et l’émergence de la cospatialité sonore à la radio. Tandis que dans le domaine sonore, la notion de « spatialité » existe bien avant les pièces de théâtre radiophonique en stéréo, l’arrivée de la stéréophonie a permis une expansion de la spatialité sur plusieurs plans.

Apparition de la diffusion stéréophonique à la RTF

La diffusion en stéréophonie a commencé notamment par la « téléphonie stéréophonique » d’Alexander Graham Bell à la fin des années 1870. En 1881, le « Théâtrophone » de Clément Ader est présenté à l’occasion de la première Exposition internationale d’Électricité. Il transmettait le son de l’Opéra de Paris à l’espace de l’exposition, un son en biphonie, en utilisant le système de transmission téléphonique (cf.  Thaberge, Devine, et Everrett 2015).

En 1925, la BBC diffuse pour la première fois un concert de musique classique en stéréophonie. Gabriel Germinet et Pierre Cusy, dans leur ouvrage sur le théâtre radiophonique (1926, 31) publié en 1926, décrivent le procédé de diffusion stéréophonique par la radio (le même utilisé en 1950 par Garrett et Bernhart). Les Laboratoires Bell aussi mènent des recherches à ce sujet à partir de 1930.

En 1942, à la suite d’expérimentations menées lors du Stage de Beaune sur les techniques d’enregistrement et la mise en espace des microphones, Pierre Schaeffer et Jacques Copeau développent leurs recherches notamment sur les déplacements spatiaux des acteurs face aux micros, cherchant à recréer à la radio les déplacements sur la scène théâtrale. Quatre ans plus tard, c’est l’arrivée de la musique concrète par Schaeffer assisté par Pierre Henry. Schaeffer constate aussitôt que la diffusion spatiale de cette musique est une nécessité pour son exécution. Il ne considère pas la stéréophonie comme une technique d’augmentation du réalisme mais plutôt comme un outil de restitution de l’espace et du mouvement, qui donne aux objets sonores un aspect orchestique et cinématique (Schaeffer 1970, 182).

José Bernhart et Jean Wilfrid Garrett ont commencé à développer les aspects techniques de la stéréophonie dès la fin des années 1940 à la RTF. José Bernhart, dans son Traité de prise de son (1949), met l’accent sur le rôle de la prise de son et l’évolution technique du microphone en lien avec la reproduction sonore. Il utilise le terme de mise en page sonore pour désigner les réglages de studio de prise du son, la direction, l’emplacement et la distance des sources sonores avec le microphone. En plaçant deux microphones à la place des deux oreilles d’une tête artificielle, celle-ci devient l’outil de captation semblable à une écoute binaurale. Bernhart (1949) se demande comment définir la qualité d’une reproduction sonore, puisque l’espace sonore étant capté par un microphone est déjà transposé. Selon lui, pour obtenir la perspective sonore à l’aide d’une captation microphonique semblable à l’audition directe, il faut réunir deux paramètres : la direction du son et la distance à laquelle semble se trouver la source sonore.

La première diffusion d’Une larme du diable en stéréophonie dirigée (soit la transmission du son sur deux canaux distincts), le 19 juin 1950, est le fruit des recherches de Bernhart et Garrett sur la diffusion stéréophonique. La pièce a été écrite par Théophile Gautier en 1839 mais n’a jamais été jouée sur scène. C’est donc dans une adaptation radiophonique de Jean Forest, sous la direction artistique de René Clair que la pièce est représentée pour la première fois.

Lors de la 9e séance du Centre d’Études Radiophoniques (en juin 1953), Jean Tardieu, à l’époque directeur du Club d’essai, parle des activités parallèles de Schaeffer, Bernhart et Garrett, soit la spatialisation de la musique concrète d’un côté et la stéréophonie de l’autre. En comparant les propos fondamentaux de trois groupes d’art (les arts visuels, les arts auditifs et les arts du spectacle), il souligne cette qualité des arts du spectacle, qui mêlent à la fois l’organisation de l’espace pour la vue et celle du temps pour l’audition. Selon lui, la télévision et la radio sont des médias qui permettent la transmission de spectacles à domicile, ce qui accentue l’effet des échanges spatio-temporels. En analysant les qualités et les paramètres qui construisent chacun de ces moyens d’expression, il constate que l’espace est le lien qui les réunit.

C’est ainsi qu’il y a quatre ans, ici-même, au Centre d’Études Radiophoniques, tandis qu’à l’étage supérieur, Pierre Schaeffer inventait la musique concrète, deux autres chercheurs, José Bernhart et Jean Wilfrid Garrett étudiaient les moyens d’ajouter à l’illusion de profondeur, déjà obtenue par les artifices de la mise en ondes, dans une œuvre dramatique ou musicale, une autre dimension spatiale : l’impression de situation ou de déplacement latéral, telle qu’elle résulte des conditions normales de l’audition bi-auriculaire.

(Tardieu 1957, 103‑4)

Jacques Poullin (1957, 105), ingénieur collaborateur de Schaeffer au groupe de recherche musicale, écrit en 1954 que les systèmes de reproduction sonore ne permettent qu’une reproduction rapprochée du phénomène sonore original en l’absence des caractéristiques de position de chacun des constituants élémentaires de l’espace de prise de son. La notion de reproduction fidèle apparaît aussitôt dans son discours. Selon lui, il faut avoir les informations sur la fréquence, le spectre, le niveau et les coordonnées spatiales du son ainsi qu’un espace de reproduction et les positions des sources sonores identiques à l’espace de prise de son. Les systèmes stéréophoniques pour reproduire une écoute bi-auriculaire permettent aussi de travailler avec le paramètre de profondeur. D’après lui, malgré la différence existant entre l’écoute directe et l’écoute microphonique (due à la capacité d’écoute sélective par l’humain), on peut créer l’impression de mouvement des sons dans l’espace par les variations de distance entre la source et le microphone. Cela donne également la « possibilité de la perception de l’auditeur à créer artificiellement un espace de reproduction sonore » (Poullin 1957, 107) selon sa position dans l’espace d’écoute.

En 1960, Pierre Hémardinquer, dans son essai sur la pratique de la stéréophonie (1960, 4‑5), parle de la répartition des sons des instruments dans l’espace, de leur localisation spatiale et de l’effet de volume et d’ampleur. Pour lui, la stéréophonie est plutôt une évolution nouvelle de la technique sonore dans le but de recevoir à domicile l’impression complète de l’audition directe (d’un orchestre). L’audition radiophonique avec les radio-récepteurs spécialement adaptés est l’une des trois principales applications pratiques des techniques stéréophoniques. Les termes de musique mécanique ou de musique artificielle, par exemple, désignent des musiques diffusées à travers des haut-parleurs. Pour lui aussi, il est question d’une reproduction en haute-fidélité et d’une sensation d’espace au lieu d’une création d’espace sonore.

Roland Condamines (1969, 37‑44), en parlant des microphones et de la construction de la stéréophonie, affirme qu’un dispositif de reproduction sonore doit tenir compte de trois paramètres : direction, intensité et phase. En reproduisant ces trois paramètres, à l’aide de micro, haut-parleur et oreille, il trouve un équivalent aux sources réelles et à l’oreille. Les paramètres de directivité des microphones, limités à l’époque, dépendent de la fréquence des sons captés et il semble que pour les sons aigus, ils perdent leur capacité omnidirectionnelle. Ce que Roland Condamines nomme la stéréophonie vraie[3] résulte du couplage de deux micros à directivité cardioïde[4] sur le même plan et distancés de 17 cm avec un angle de 120° entre les deux microphones. À travers ces écrits, on peut observer que la reproduction technique d’espace sonore à la radio dépend à la fois de la prise de son, de son traitement et de sa diffusion sur le dispositif d’écoute.

Une question se pose à ce sujet, basée sur l’historiographie de la fidélité sonore de Jonathan Sterne. Selon lui, « l’idée d’une meilleure reproduction sonore est une norme fluctuante au fil du temps. […] Après 1878, chaque époque possède sa propre fidélité parfaite » (Sterne et Boidy 2015, 322‑24). Peut-on alors s’appuyer sur son propos pour parler de la notion de fidélité dans la reproduction de l’espace sonore par la radio comme d’une notion évolutive avec la technologie de la diffusion stéréophonique ?

En outre, il est non seulement question de reproduire des espaces sonores mais aussi d’en créer de nouveaux à l’aide de dispositifs de reproduction sonore.

Reproduire cet espace sonore permet de « placer le reflet de l’original dans des situations qui seraient inaccessibles à l’original lui-même » (Benjamin et Gandillac 2008, 20). L’exemple le plus parlant est la diffusion de théâtre radiophonique en stéréo. Mais comment expliquer de nos jours cet espace complexe produit ou reproduit par la radio stéréophonique et les degrés d’authenticité qui en découlent ?

L’artifice de la stéréophonie et la cospatialité sonore

Par quels artifices aurait-on pu représenter au théâtre des êtres, des choses, ou des substances aussi dénuées de pesanteur et qui ne prennent corps que grâce au prestige de la poésie ? Il a fallu attendre jusqu’à ce jour pour imaginer ces artifices, et c’est la radio qui nous en fournit le secret. (Clair 1950)

C’est Jean Forest qui propose à René Clair de diriger l’adaptation radiophonique d’Une larme du diable de Gautier. René Clair, lors d’une interview (1951), parle de cette expérience de réalisation radiophonique. Selon lui, Une larme du diable est une pièce de théâtre en liberté qui n’est pas destinée à la représentation scénique et est un théâtre injouable : « En effet il y a, dans ce texte, des personnages qui changent de forme, d’aspect et ainsi de suite, et il aurait été presque impossible d’en faire une réalisation cinématographique. Mais à la radio cela m’a semblé un exemple typique de ce que l’on peut faire à la radio et presque uniquement à la radio » (Gambetti 1979, 85).

Selon Walter Benjamin, « l’authenticité d’une chose réside dans tout ce qu’elle peut transmettre d’elle depuis son origine, de sa durée matérielle à son pouvoir d’évocation historique » (2008, 21).

Nous proposons d’observer tout d’abord les différentes strates d’espace sonore fabriquées par l’artifice de la stéréophonie à la radio, puis de voir comment la reproductibilité de l’espace sonore par la radio peut donner lieu à une cospatialité sonore authentique.

La cospatialité sonore

Il faut préciser que la notion de cospatialité[5] vient de l’analyse des interactions des espaces urbains complexes.

Selon Jacques Lévy, dans le contexte de l’espace urbain, le principe même de cospatialité définit la carte géographique générale, non pas comme un référentiel unique, mais comme un référentiel parmi d’autres références, en raison de la représentation « feuilletée », multicouches de l’espace. Néanmoins, « il faut d’abord identifier l’espace urbain de référence » (Lévy et Lussault 2013, 236) et prendre en compte ses couches. Vient ensuite le deuxième élément de la cospatialité : le commutateur, soit ce qui assure la relation entre les couches spatiales superposées, « c’est-à-dire fonctionnant sur la même étendue, mais non nécessairement interactives » (Lévy et Lussault 2013, 210).

Partant de ce principe de cospatialité, entendu comme un espace multicouches composé des couches communicantes entre elles, l’idée proposée ici est de transposer cette notion dans le domaine sonore, afin d’analyser l’espace sonore produit par la radio stéréo chez les auditeurs.

L’espace physique par la stéréophonie à la radio

Les procédés qui permettent une prise de son (en studio), une transmission par l’émetteur de la radio et une réception (à domicile) permettent de penser l’espace physique du son en stéréophonie comme l’une des strates de l’espace sonore. Façonner et former l’espace physique du son stéréophonique à la radio se passe dans un premier temps par la prise de son, en utilisant une tête artificielle et un couple de microphones permettant une captation sur deux voies séparées. Les paramètres de direction et de distance des sons en rapport avec le couple de microphones sont à prendre en compte dans cette phase. L’acteur qui joue sur scène en stéréophonie à la radio s’occupe de travailler à la fois les plans sonores et les mouvements. L’une des difficultés dans ces cas est le déplacement dans les plans rapprochés (Vierne 1970), car les centimètres parcourus près des micros peuvent correspondre à des mètres à l’écoute. La difficulté est la même pour les parties mobiles du décor et les bruits dans des plans rapprochés. Pour les plans éloignés du microphone, l’espace physique à disposition facilite la tâche de la captation des déplacements.

Suite à la première diffusion d’Une larme du diable, Roger Richard, José Bernhart et Jean Wilfrid Garrett, commentent, lors d’une émission radiophonique (1950), le mouvement des sources sonores dans l’étape de la réalisation. On mentionne que le son en mouvement dans l’espace constitue une nouvelle dimension d’expression : c’est le cas des effets sonores utilisés dans la pièce radiophonique pour évoquer le changement rapide du lieu, par exemple. Pour ce faire, un effet de changement de hauteur d’un son est associé à un déplacement du son de gauche à droite pour accentuer le déplacement à l’écoute. L’éloignement et le rapprochement des sources sonores et des personnages sont créées artificiellement dans le studio d’enregistrement par une baisse d’intensité sonore du potentiomètre.

Ce travail de mise en espace du son par les déplacements des sources est notamment utilisé lorsque la brise apporte à Dieu la chanson prise sur les lèvres d’un des personnages. Afin de rendre au chant transporté par la brise son caractère volant et tournant, le son a été mis en mouvement sur deux axes, avant-arrière et gauche-droite, et traité avec les effets de la chambre d’écho dans le studio.

Lors d’une interview en 1988, Garrett aborde de nouveau le sujet (1988). Selon lui, la voix de Dieu a été placée au centre de la pièce et pour donner un effet tournant à la voix de Satanas, l’équipe a travaillé également sur l’intensité sonore et les effets d’écho.

La première diffusion stéréophonique d’Une larme du diable, s’est faite simultanément sur deux stations de radio : France 1 et France 2 (avant que les studios de radio en France ne soient équipés de systèmes de réémission stéréo au début des années 1960). Ce système nécessitait chez les auditeurs deux postes de radio, réglés sur deux chaînes : le récepteur de gauche sur France 1 et le récepteur de droite sur France 2. L’auditeur prenait alors position à égale distance des deux postes de radio, placés de 1 m 50 à 2 m l’un de l’autre et réglés à la même intensité sonore[6]. Plus tard, à partir de la fin des années 1950, l’utilisation de la FM (modulation de fréquence) en stéréo sur un seul émetteur, et la diffusion sur un récepteur équipé d’un décodeur, remplacent les premiers dispositifs.

Ainsi, l’ensemble des trois maillons de la chaîne stéréo, prise de son (en studio), transmission et diffusion sur des haut-parleurs, rend possible l’espace physique du son stéréo à la radio.

L’espace de spectacle imaginatif

Le spectacle imaginatif (Imaginative spectacle) est l’un des trois éléments essentiels d’une expérience d’écoute radiophonique d’après Tim Crook (1999, 66), à savoir : la position physique, l’espace acoustique et le spectacle imaginatif à travers lequel l’auditeur prend un rôle actif physique, intellectuel et émotionnel.

Une autre strate importante de cette cospatialité est l’espace de l’imagination de l’auditeur. C’est ce que Clair nomme la scène imaginaire, à propos de la diffusion d’Une larme du diable :

Quant à la scène où nous allons monter notre spectacle, c’est la meilleure que l’on puisse trouver, celle où tous les miracles et les féeries se jouent. Cette scène c’est votre propre imagination .

(1950)

Il faut par ailleurs préciser que non seulement le théâtre radiophonique en soi mais aussi toutes les descriptions préparatoires pour l’écouter, données par René Clair juste avant sa diffusion, permettent aux auditeurs d’accéder à l’espace sonore imaginaire.

Oubliez un instant vos préoccupations d’aujourd’hui, vos projets de demain, le cadre même où vous vous trouvez au moment où je vous parle. Voulez-vous un conseil ? Faites comme moi, éteignez cette lumière. […] Croyez-moi, le plaisir que nous espérons vous donner sera gâché si les murs qui vous entourent empêchaient votre esprit de se rendre au rendez-vous aérien qui lui est fixé par l’auteur depuis si longtemps .

(Clair 1950)

En proposant aux auditeurs d’éteindre la lumière ou de fermer les yeux, une écoute acousmatique[7] devient possible, permettant à l’auditeur d’être transporté dans la scène imaginaire. Une écoute dans le noir et en stéréophonie donne les moyens de former et préciser l’image sonore (l’entrée, sortie des personnages en scène, changement de lieux, etc.) sur cette scène imaginaire.

La scène imaginaire sera également un espace pour atteindre un dépassement des limites temporelles. Pour commencer la pièce, René Clair évoque un voyage dans le passé pour convoquer l’auteur Théophile Gautier, lui parler et l’inciter à venir et à jouer son propre rôle. Ainsi, la voix qui représente Gautier présente à son tour son spectacle. En 1905, Jules Claretie, dans son article La vie à Paris, a fait référence à un enregistrement de Victorien Sardou qui cite Gautier : « On saura peut-être un jour mettre la parole en bouteille, et pour l’entendre, il suffira de déboucher le flacon » (« Enregistrements parlés » s. d.) (une forme d’antériorité sur cette sensation de « faire revenir » l’auteur chez soi).

Tout au long de la pièce, la stéréophonie est aussi l’outil pour marquer les passages entre les scènes (la présentation de la pièce par Gautier commence sur une voie centrale mais se termine sur la voie de droite, ensuite, la pièce commence par la voix du premier personnage sur la voie de gauche).

Les artifices évoqués par René Clair fournissent par ailleurs les moyens de construire l’espace imaginaire de la scène théâtrale radiophonique. L’espace du spectacle imaginatif s’enrichit des effets de grandeur de l’espace acoustique, des effets de profondeur, de largeur et des mouvements. C’est ce qui nourrit et renforce la scène imaginaire, en accompagnant les voix des personnages, les bruitages et la musique ainsi que les mouvements des éléments sonores.

Selon Adolphe Appia (1983, 182), l’artifice est un moyen ou un procédé qu’emploie l’artiste et par conséquent, l’œuvre d’art se définit comme le résultat de cet artifice dit « artistique ». La fiction artistique est d’après lui une portion prise dans la réalité de la vie qui est offerte par l’artiste hors du temps et de l’espace dont elle provient : « Indécis, l’espace radiophonique stimule aussi bien la création de lieux infinis qu’une angoisse profonde à l’idée de leur disparition, de leur immatérialité » (Carpentier 2008, 51).

Ainsi, l’espace sonore imaginaire comme le résultat artistique deviennent la scène où va se dérouler la pièce de théâtre radiophonique.

L’espace sonore reproduit à distance

La distance géographique entre deux espaces est matérialisée par des composantes sonores différentes. La radio permet au son de voyager en temps réel d’un espace vers l’autre, ce qui était aussi devenu possible avec l’invention du téléphone. Le son transmis par la radio chez les auditeurs, est à l’image d’une autre forme d’interspatialité nommée l’interface (Lévy et Lussault 2013, 522), soit la mise en contact des deux espaces. On peut dire que la radio permet une forme d’interface sonore entre l’espace sonore produit à la station de radio et les multiples espaces qui reçoivent l’œuvre radiophonique.

R. Murray Schafer (2010, 141) adopte le terme de schizophonie pour désigner la séparation d’un son original de sa transmission ou de sa reproduction électroacoustique. Ce son, qui était original par l’unicité de son existence, dans un espace/temps unique, était inséparable de son mécanisme producteur avant l’apparition des techniques d’enregistrement et de transmission. La radio donne, entre autres, la possibilité de reproduire l’espace à partir d’un ensemble de composants sonores, délocalisés de leur source et diffusés de manière simultanée vers de multiples lieux.

L’ensemble des espaces sonores coexistants et produits par la diffusion stéréophonique, l’espace physique du son (de la prise de son à sa diffusion), l’espace de la scène sonore imaginaire et l’espace sonore produit à distance composent ainsi les strates de la cospatialité sonore de la diffusion stéréophonique à la radio.

L’authenticité de la cospatialité sonore

Ce qui manque à une reproduction (sonore) parfaite selon Walter Benjamin, c’est le « ici et maintenant » (le hic et nunc) : c’est ce qui détermine le concept d’authenticité d’un phénomène original. Selon lui, les techniques de reproduction permettent en revanche d’obtenir une différenciation et une gradation d’authenticité (2008, 18‑19). Se basant sur cette idée, Jonathan Sterne (2015, 314) mentionne que non seulement la reproduction ne sépare pas la copie de l’original, mais qu’elle propose une forme d’originalité. La question de l’origine de l’authenticité, recherchée dès l’arrivée des techniques de reproduction sonore, se manifeste par des termes comme fidélité sonore, qui fait référence à ce rapport inhérent entre l’original et la copie.

Les appareils d’enregistrement et de reproduction sonore, selon Sterne, « nous incitent à penser le son produit comme la médiation d’un son live […] tantôt amélioré tantôt altéré au cours du processus » (2015, 314). En parlant de l’artifice de l’authenticité et des techniques de reproduction sonore, il revient sur l’idée des degrés d’authenticité, une expérience d’écoute particulière et non pas une reproduction de la réalité.

Une diffusion de l’œuvre radiophonique en stéréo trouve à chaque fois son ici et maintenant au moment même de la sortie de la membrane du haut-parleur chez les auditeurs. L’espace domestique devient un lieu de diffusion avec ses résonances et ses étouffements propres. Le son diffusé par la radio fusionne avec la symphonie domestique, l’espace du territoire sonore chez l’auditeur, selon Barthes (1992, 218). Les sons familiers et permanents de l’espace domestique, leurs résonances dans les pièces de vie, forment une toile du fond sonore même si nous avons tendance à ne plus les entendre. La cospatialité sonore inclut les différentes strates d’espace sonore qui viennent se mélanger avec la symphonie domestique. Dès lors, ce qui est donné à entendre à travers les haut-parleurs est unique à chaque diffusion. Une larme du diable ne fait pas exception à cette cospatialité sonore.

Conclusion

Les étapes de la réalisation et de la diffusion d’Une larme du diable témoignent de l’importance des possibilités de la diffusion stéréophonique à son arrivée à la RTF. La scène imaginaire du théâtre radiophonique s’enrichit d’une nouvelle dimension, notamment grâce à la possibilité de séparation des voix sur des canaux distincts ou encore les déplacements des sons d’un canal à l’autre. La reproduction de l’espace sonore à distance profite aussi des avantages de la stéréophonie, par exemple pour attribuer aux sources sonores des placements plus précis telles qu’elles peuvent être réceptionnées chez les auditeurs. Nous pouvons dire que le théâtre radiophonique, enrichi par les qualités de la stéréophonie, donne lieu à une cospatialité sonore chez l’auditeur. L’expérience d’écoute est unique lors de chaque diffusion et différente selon chaque lieu. L’artifice de la stéréophonie à la radio permet l’existence d’une cospatialité sonore, de par sa nature unique et sa réalité immédiate, au moment même où le flux sonore traverse la membrane du haut-parleur et se déploie dans l’espace domestique. Les équipements de radio pour la captation et la transmission d’espaces sonores à distance ont permis aux auditeurs de percevoir une forme de cospatialité sonore sans même quitter leur fauteuil.