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Fabriquer consiste à informer la matière, à l’assouplir et à la plier, à la convertir en instrument afin de s’en rendre maître. C’est cette maîtrise qui profite à l’humanité, bien plus encore que le résultat matériel de l’invention même[1].

Henri Bergson

La façon suggérée par Bergson d’aborder les arts inspire la démarche dans laquelle nous nous sommes tout d’abord engagée dans le cadre du présent texte. Le concept d’ouvragement, dont nous suggérons l’examen, concerne la formation de la matière ou du matériau. De leur formation dépend, bien sûr, l’in-formation dont toute œuvre fait la promotion en la destinant à la réception, et, cela, nonobstant la manière (réaliste ou non) avec laquelle elle se présente. Le dévoilement[2], au sens où il en sera ici question, se conçoit à partir de l’ouvragement. Cette dernière idée s’inscrit dans la mouvance de certaines réflexions qui, plus récentes que celles de Bergson, s’attachent à la philosophie de l’image. Bernard Stiegler, qui fait partie des philosophes de l’image, a instauré le néologisme suivant, dont il précise le sens : « Il faut parler d’une techno-logique, d’une logique animant proprement la technique elle-même » (1994, 49). Le dévoilement, dont le même philosophe discute à la suite de Heidegger, concerne la diversité des contenus, de même que les conditions techno-logiques de leur apparition dans les systèmes de représentation. Comme l’ouvragement, la techno-logie, reste dans l’œuvre et autorise le dévoilement de contenus toujours singuliers. Moins associé à la technologie, aux technologies ou aux appareils, le terme ouvragement tend à indiquer le travail, l’in-formation de la matière en vertu desquels le sens émerge, se dévoile. Il est susceptible de le faire à partir du dessin, de l’image photographique, du film.

Lorsque le dessin et l’image photographique se retrouvent dans un film, on a affaire à un matériau mixte, à une intermédialité. Cette dernière est susceptible de se manifester par appariement ou ressemblance, relativement à la reprise de formes d’autres systèmes représentationnels que l’œuvre d’accueil (une image filmique fixe peut ainsi être associée au support de la photographie, fixe par nature). L’intermédialité se reconnaît également à l’emprunt d’un matériau habituellement étranger au système d’accueil (une citation littéraire superposée à une image filmique). Ce genre d’ouvragement à caractère intermédial révèle la nature relationnelle de l’image. L’intermédialité incite, en effet, à réfléchir aux relations établies entre les systèmes de représentation, de même que — pour revenir sur les propos de Bergson présentés en exergue — à la matière ou aux matériaux destinés à leur usage.

Penser l’empreinte

Remontant même brièvement jusqu’aux anciennes conceptions platoniciennes, l’on constate que

[…] la problématique de l’eikōn [de l’image] est […] associée dès le début à celle de l’empreinte, du tupos, sous le signe de la métaphore du bloc de cire, [et que] l’erreur [à l’origine de cette problématique est] assimilée soit à un effacement des marques, des sēmeia, soit à une méprise semblable à celle de quelqu’un qui mettrait ses pas dans la mauvaise empreinte. On voit du même coup comment le problème de l’oubli est dès le début posé, et même doublement posé, comme effacement de traces et comme défaut d’ajustement de l’image présente à l’empreinte laissée comme par un anneau dans la cire .

(Ricœur 2000, 8)

La métaphore du bloc de cire rappelée par Ricœur, mais mise à profit par Platon dans le Théétète devait illustrer les défauts de la mémoire. Les empreintes ou les traces laissées dans l’âme, la mémoire autrement dit, peuvent s’effacer, ou être trompeuses parce qu’insuffisamment ressemblantes relativement à la réalité ou à l’une de ses parts :

[Au sortir de cette métaphore, u]ne ligne de partage [exigeait d’être] tirée entre les marques « extérieures », celles de l’écriture proprement dite, celles des marques des discours écrits, et la composante graphique inséparable de la composante eikastique [ou de la part imitative] de l’image, en vertu de la métaphore de l’impression de la cire .

(Ricœur 2000, 16)

Extérieures, les marques ou traces — entendons ici les empreintes — ont aussitôt été associées à l’eikōn, à l’image et à sa composante eikastique, à un simulacre ou à une imitation, dirait aussitôt Platon. Si les empreintes laissées dans la mémoire étaient tenues pour trompeuses, parce qu’imprécises, celles qui se présentent comme des extériorités le sont également, mais parce qu’elles sont trop précises, trop proches de la réalité. Excluant les déconsidérations platoniciennes auxquelles le simulacre ou l’imitation ont été associés, précisons que des ajustements sont immanquablement nécessaires à l’« effectuation » de l’empreinte. Façonnée, cette dernière invite à considérer l’ouvragement dont l’eikōn dépend et à laquelle elle est forcément assortie. Outre l’apport du formant (support ou pellicule), le dispositif photonique argentique recourt à des ajustements (choix du sujet, cadrage, angle de prise de vue, etc.). Ils sont de l’ordre de l’ouvragement, qui dépend de l’intentionnalité du photographe muni d’un appareil argentique.

Du point de vue de l’écriture et de la représentation, l’ouvragement tient lieu d’explication à caractère ontologique[3]. Son apport est utile au moment où les médiations nécessaires à la production de signes semblent peu apparentes au terme de la réception, comme c’est le cas lorsqu’il s’agit d’empreintes photoniques, par exemple. L’ouvragement, la production du signe et les ajustements qui lui sont nécessaires, apparaissent toutefois avec plus d’efficacité lorsque l’on songe à ce que les mêmes empreintes photoniques excluent. Les cadres et les hors-cadres traduisent les rapports d’inclusion et d’exclusion auxquels l’image photographique donne lieu.

La production du visible n’est pas uniquement liée à la reproduction par l’empreinte photonique. L’abandon de questionnements qui auraient contribué à en dévoiler l’ouvragement s’explique par les qualités qu’on lui a durablement conférées. Elles s’accordent à la reconnaissance d’un réalisme certain ou à celle d’un certain naturel. Il semble que l’un et l’autre soient somme toute assez peu réfléchis puisqu’immédiatement (dans l’instant et à cause de sa matérialité médiatique) associés à l’image photonique. Certains ont, en effet, longtemps cru que la photographie argentique reproduisait la réalité en procédant simplement par empreinte.

Empreinte. Production du visible et problème de reproduction

Nous nous approchons ici d’un aspect de la conception de l’empreinte proposée par Jean-Marie Schæffer :

En tant qu’empreinte chimique, l’image photographique est, dit-il, le résultat d’une interaction purement matérielle entre deux corps physiques, effectuée par l’intermédiaire d’un flux photonique. L’effet de cette interaction est une trace visible pour l’homme. Il faut [toutefois] distinguer la production du visible et le problème de sa reproduction .

(Schæffer 1987, 20)

Répondant à cette invitation, qui a trait à la distinction entre la production du visible et le problème de sa reproduction, mais reprenant quelque peu l’auteur à propos de l’interaction qu’on présumerait purement matérielle entre les corps physiques dont l’empreinte témoignerait, on admettra l’exigence de prendre en compte les trois faits suivants :

  • le fait que l’appareil photographique n’est pas qu’un pur moyen susceptible d’introduire, par une sorte d’automatisme matériel, un simple produit, une « pure fin », ainsi que le dirait Stiegler[4] ;

  • le fait que le rapport entre la prise et ce qui est saisi par elle diffère de manière remarquable, voire de façon saisissante, sitôt que l’on songe, par exemple, à ce que l’image exclut ;

  • le fait que la production du visible ne saurait être réduite à sa seule prise ou saisie, puisque l’exercice de médiation y apparaît immanquablement lorsqu’il est visé.

Ne considérer que le rapport d’interdépendance entre l’appareil (le moyen) et son produit (la fin) ; omettre de mesurer la différence entre la prise effectuée et les règles de l’intentionnalité ou de la « pensivité » selon lesquelles, notamment, des restes de monde sont évacués de l’image ; fermer cette dernière sur elle-même plutôt que de l’ouvrir sur la perception ou sur le point de vue qui la génère serait occulter le travail même de la visibilité de l’image. La pensivité se reconnaît dans les images matérialisées et à partir d’elles, puisque, en toutes occasions, « [l]a perception est la pensée de percevoir » (Merleau-Ponty [1945] 1979, 47). C’est la raison pour laquelle il est aisé de croire que toute écriture dessine, à sa manière, un état de présence, que certains ont, à une époque, associé à l’énonciation sans en explorer la portée techno-logique ou philosophique (selon, ici, l’emploi proposé par Bernard Stiegler, cité plus tôt). Ce dernier déplorait, à juste titre, que la technique ait, d’un point de vue philosophique, longtemps constitué un impensé (Stiegler 1994, 11).

L’usage de la technique auquel il songe n’est pas tout à fait le même que celui auquel pensait Bergson au moment où il supposait que force était de se rendre maître de la matière, de l’informer, d’en faire un instrument. Il est toutefois le même que celui qu’espérait Heidegger. Dans son esprit, de même que dans celui de Stiegler à la suite, il ne suffit pas de fabriquer, mais d’ouvrir la tekhnè à des dévoilements, à ce qui fait sens. « Le point décisif, dans la tekhnè, ne réside aucunement, nous dit Heidegger, dans l’action de faire et de manier, pas davantage dans l’utilisation de moyens, mais dans le dévoilement […]. C’est comme dévoilement, non comme fabrication, que la tekhnè est une pro-duction[5] » (1986, 23). Le terme ouvragement, que nous utilisons, milite en faveur de l’idée de formation ou d’in-formation, de la formation qui informe la matière ou le matériau à l’aide de la technique, technique qui provient elle-même d’un ouvragement. Comme la tekhnè, l’ouvragement veille sur la production de sens.

Inscription et empreinte

Envisageant ce que le dessin dévoile (une femme nue allongée), et ce, à titre d’exemple d’ouverture de la tekhnè, l’on remarque que, à une certaine époque, il était exécuté à l’aide d’un dispositif plus rudimentaire que ceux qui sont associés aux techniques actuelles. L’intersecteur, qui a été inventé par Alberti, et dont nous reprenons la description plus loin, a permis de reproduire des modèles sous la forme d’un dessin, d’un tracé. Des ajustements étaient déjà nécessaires, car il a fallu poser le dispositif quelque part, choisir un modèle et le faire au gré d’une intentionnalité fondatrice.

Figure 1

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Cet intersecteur avait l’avantage de présenter (nous citons Alberti) « toujours les mêmes surfaces immobiles puisque, après avoir placé [l]es repères [sur une toile transparente, il était aisé de] retrouve[r] aussitôt la même pointe de la pyramide qu’auparavant, ce qui est très difficile à obtenir sans [lui][6] ». Si cet intersecteur palliait le problème de la reproduction du visible, la production du visible continuait de dépendre des habiletés du dessinateur, celui qui trace, dessine, inscrit. Le dessin était, par ailleurs, vraisemblablement destiné à la toile, c’est-à-dire à un second ouvragement. En plus de satisfaire une intentionnalité, qui se conçoit sitôt qu’il est question de reproduction ou de production du visible, le dessin avait ainsi un caractère transmédial (transformationnel dans ce cas-ci) ; il allait, en effet, devenir peinture. Il n’est pas question ici d’empreinte, mais d’inscription, de tracé, voire, tel qu’y pense Jean-Louis Déotte, d’archives : « Le champ du disegno c’est, nous dit-il, celui de l’esquisse, de la trace sur un papier [… de] l’archive, [… du] dess(e)in […] » (2008, paragr. 12).

En plus des autres camera obscura consacrées au tracé, à l’archive ou au dess(e)in, la camera obscura de Niépce, c’est-à-dire l’héliographie ou l’écriture par le soleil[7], a vu le jour en 1827. Si l’appareil a mérité le qualificatif obscura, c’est sans doute parce que la tendance a été de considérer le problème de la reproduction du visible plutôt que les dévoilements relatifs à sa production. À considérer le même appareil du côté de la production du visible, il aurait pu être qualifié de camera lumina ou, reprenant le titre de l’ouvrage de Roland Barthes, de « chambre claire », puisqu’« [i]lluminer le monde, c’est le faire accéder au Sens » (Schæffer 1987, 195) ou c’est se prêter, à son propos, à un certain dévoilement. La camera lumina a mis en lumière des pans de réalité de son époque. Dévoilement ou, c’est selon, illumination sont techno-logiques, techniques et logiques. Ils dépendent d’un rapport logique à la technologie dans la mesure où elle permet ceci ou cela, ou les interdit. Les êtres ou les choses de l’être ne sont pas dévoilés par l’appareil (la technologie), mais avec son aide. Ils impliquent une pensivité (une logique).

Figure 2

La camera obscura de Niépce

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Depuis la première camera lumina de Niépce, la technologie a évolué. Les électrons ont pris le relais des photons, et des fonctions utiles à la transformation des images (entendez ajustement à l’aide de fonctions apparentées à Photoshop) ont été intégrées à la caméra. Ces avancées techno-logiques ont assurément facilité la production du visible. Force est toutefois de songer, pour simplifier sans doute à l’extrême, à la capacité qu’avaient les photographes qui, entre la camera obscura et la caméra numérique, ont continué à placer leurs appareils au bon endroit, de s’ajuster à l’environnement. À partir des négatifs, certains ont pu décider de ne pas développer les images jugées moins réussies ou importantes. Autrement dit, les choix ont, à un moment, non seulement porté sur les modèles (sujets ou objets) visés à l’aide de l’appareil, mais sur le développement des prises de vue, voire, pour revenir à l’idée heideggérienne, sur le dévoilement d’étants de choses, soit celui des choses de l’être. En bref, depuis l’intersecteur (d’Alberti) ou l’héliographie (de Niépce) jusqu’à aujourd’hui, des ouvragements interviennent à plusieurs étapes de la production du visible. La photographie numérique permet le saisissement d’objets, de même, en effet, que leur transformation ou de nouveaux ajustements à l’aide de logiciels spécialisés. Tout intersecteur (voile, dispositif, appareil argentique ou numérique) satisfait ainsi un dessein ou est promis à une destinée.

Les écritures étalées dans l’espace proviennent d’ouvragements effectués au gré de la conscience ou, pour éviter ce genre d’emploi terminologique immédiatement associé à la phénoménologie, de la pensée. La venue à soi du visible (selon Merleau-Ponty[8]), la mise en présence d’un champ quasi perceptif qui se manifeste par les images (d’après Schæffer[9]) ou de l’intentionnalité sont bien ce qui, pour finir, détermine la nature de l’image ; la nature de l’image, pourrait-on dire, est, de sa production à sa réception, moins d’être artificielle que relationnelle. L’image s’ajoute moins à la nature — en étant artificielle en ce sens — qu’elle ne permet l’établissement d’une relation avec cette dernière ou, ce qui est différent, avec le monde et les écritures qu’il comprend. Faisant partie du monde, les écritures de l’image présentent autant d’offres d’entrée en relation, de réinscriptions, de transcriptions, d’intermédialités.

Éloignement, rapprochement, mouvement

D’un point de vue relationnel, l’image se laisse définir à partir de la phénoménologie. On précisera aussitôt que ce ne sont pas le dispositif et l’appareil, ou même l’image obtenue avec leur aide, qui ont un caractère phénoménologique, mais plutôt la relation qu’ils induisent et permettent, justement, de mettre en lumière, de dévoiler. Ils le font à la condition qu’on prenne la peine de lier ou de mettre en relation le problème de la reproduction du visible et la visibilité de l’image.

Y songeant dans cet esprit, en privilégiant une posture phénoménologique, l’on conçoit que la nature de l’image est de se situer dans le temps et l’espace, de proposer, d’évoquer, de rappeler ou de faire du temps et de l’espace ; d’être associée aux choses de l’être et d’en permettre le dévoilement. Si les images sont matérielles, la perception et la pensivité qui les traversent sont « matérialisables » par l’image. Elles sont reconnaissables, « conceptualisables », concevables. Au terme de la lecture qu’on fait d’elles, le legs des images est, justement, de donner matière à penser.

Selon Heidegger, « [l]’expression « phénoménologie » signifie en premier lieu une conception méthodologique. Elle ne caractérise pas les objets de l’investigation philosophique en ce qu’ils sont, en leur contenu, mais la manière dont s’y prend celle-ci » (Heidegger 1986, 54). Sitôt qu’il est question d’écriture, cette manière, descriptive (forcément), incite à la considération des supports (surfaces, dispositifs, appareils) et de la représentation (de ce qui est surfacé et surfaçable, c’est-à-dire matérialisé et matérialisable, ou conceptualisé et conceptualisable). Cette manière descriptive, qui caractérise la phénoménologie, inviterait également à la considération de l’historia, ainsi que l’envisageait déjà Alberti à propos de la représentation. Cette dernière en constitue une dans la mesure où elle implique une entrée en relation. Aux étapes de l’écriture et de la lecture, en vertu desquelles la phénoménologie se conçoit et se déploie, le Dasein (l’être-là ou l’être présent) se mobilise. Il le fait dans la mesure où il s’agit, ainsi qu’insiste Heidegger, d’un concept de relation. Le philosophe note, par ailleurs, que les objets qui apparaissent hors de soi dans l’espace, ou qui sont, selon son expression, déloignés, invitent naturellement à s’en rapprocher et à en saisir le sens. « La vue et l’ouïe, nous dit le philosophe, sont des sens à distance non en raison de leur portée mais au contraire parce que le Dasein en tant qu’il déloigne — rapproche ce qui est éloigné — et se maintient principalement en eux » (Heidegger 1986, 147). À suivre la réflexion de Heidegger, on considérera que la lecture implique le maintien du Dasein dans des objets assortis au domaine des arts, dont le dessin, la photographie et le film.

Bergson envisage tout d’abord l’émergence d’images dans le quotidien : « Mon corps [est un] objet destiné à mouvoir des objets, [il] est donc un centre d’action — et donc de perception — (1939, 12). […C]hoses et états, dit encore Bergson, ne sont que des vues prises par notre esprit sur le devenir » ([1907] 1959, 148). Ces deux agencements phénoménologiques, dont l’un a trait à la perception et l’autre à la pensée, forment le nœud de la partition existentielle à laquelle pense Bergson — du moins dans Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit. Ailleurs, il le fait disparaître. C’est dire que les ouvragements relatifs au zoopraxinoscope de Muybridge ne seraient plus affaire de perception ou de pensée. Dans L’Évolution créatrice, il semble, en effet, penser que le mouvement est uniquement dû à l’appareil :

Comment reproduire la souplesse et la variété de la vie ? [Il] y a une […] manière de procéder […] aisée en même temps [qu’]efficace.  C’est de prendre sur le régiment qui passe une série d’instantanés, et de projeter ces instantanés sur l’écran, de manière qu’ils se remplacent très vite les uns les autres. Ainsi fait le cinématographe. Avec des photographies dont chacune représente le régiment dans une attitude immobile, il reconstitue la mobilité du régiment qui passe. Il est vrai que, si nous avions affaire aux photographies toutes seules, nous aurions beau les regarder, nous ne les verrions pas s’animer : avec de l’immobilité, même indéfiniment juxtaposée à elle-même, nous ne ferons jamais du mouvement. Pour que les images s’animent, il faut qu’il y ait du mouvement quelque part. Le mouvement existe bien ici, en effet il est dans l’appareil .

(Bergson [1907] 1959, 179)

Le mouvement des corps physiques vus à l’écran n’est pas dans l’appareil, mais dans l’empreinte produite à partir d’une chorégraphie mondaine, soit à partir de la position des appareils photographiques dans l’espace ou dans un environnement choisi en fonction de contenus possibles. Le mouvement, qui se manifeste par les images, dépend tout d’abord de l’intentionnalité de leur auteur et des possibilités des appareils ou du dispositif — du point de vue de la création et de la fabrication des appareils, l’intentionnalité est, ici encore, déterminante. Le dévoilement du mouvement procède cette fois encore par ouvragement, par ajustement ou formation de l’image-empreinte, par agencement ou transformation des images-empreintes à l’aide du montage.

Bien que longue, l’explication qui suit a son importance.

[L]es cyanotypes[10] montrent que les [tirages contact des] négatifs destinés à l’étude de la figure humaine, largement inspirés de la peinture académique, ont été réalisés à des intervalles aléatoires. Mais le montage final leur confère une véritable force graphique par l’harmonie sérielle construite autour du contraste des actions. Chacune des images [de certaines] planches est le résultat de six prises de vues différentes réalisées simultanément. La composition de la planche publiée à partir de ce matériel témoigne des concepts esthétiques de Muybridge, basés sur la symétrie et la répétition. Les vues sont disposées de manière à produire un rythme alterné avant-arrière sur le plan vertical, tandis que leur disposition horizontale engendre une sorte de dilatation temporelle, l’œil se promenant doucement d’image en image tout autour du corps .

(Braun 2001)

Figure 3

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Les variations temporelles indiquent que ces images ont fait l’objet d’un travail d’ajustement et d’agencement, de formation des images-empreintes et de leur transformation par le montage. Elles impliquent un processus esthétisant effectué à l’aide de ces variations temporelles, car, ainsi que Marta Braun l’indique, Muybridge privilégiait la symétrie (dans l’image et entre les images) et la répétition (des images). Le caractère relationnel de l’image en mouvement est une fois encore mis en évidence, puisque symétrie et répétition impliquent des ajustements et agencements, la formation et la transformation des images.

On s’entendra aisément sur ce fait : de façon générale, l’espace et le temps sont non seulement habités (par des marcheurs), ils sont également meublés (d’images, c’est-à-dire d’écritures). Ces dernières ressemblent à des chrysalides qui solidifient des temps et des espaces, des perceptions et des pensées, des mondes et des sociétés. Elles se dessinent sur fond expérientiel et en témoignent. Des lettres gravées sur les pierres tombales, des ornementations, des journaux, des tickets de métro, des peintures, des dessins, des photographies, des environnements scéniques, des films font partie de notre quotidien. Ainsi notre corps, qui est destiné à faire naître des images ou qui sert d’aiguillon à la reconnaissance d’images variées, croise-t-il, jour après jour des écritures diversifiées, de même que des écritures soumises à des variations intermédiales ; ainsi chacun des objets sémiotiques d-éloignés, ou qui fait appel à la vue et à l’ouïe, intime-t-il une entrée en relation, une exploration qui participe au dévoilement à partir d’ouvragements différents.

Composition et intermédialité

Songeons à titre d’exemple (plutôt que d’objet d’analyse) au film The Pillow Book, réalisé en 1996 par Peter Greenaway. Bien que nous ne soyons pas à même de le vérifier, nous pourrions croire que ce film accueille sur l’écran une partie des notes dites « de chevet » écrites au XIe siècle par Sei Shōnagon, une dame d’honneur appartenant à la cour impériale du Japon, qui était en quête de bonheurs simples. On constatera sans peine que le film, qui ne repose pas sur le bonheur d’un point de vue thématique, est offert à la composition, à ce que nous pourrions qualifier ici de « vidéocité[11] », non pas parce que le film a été fait sur support vidéo, mais parce que, comme la vidéo d’une certaine époque, il superpose des écritures variées. Le film, qui constitue une écriture, recourt à des écritures.

Figure 4

The Pillow Book de Peter Greenaway

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Selon Philippe Dubois,

[au] réalisme perceptif de l’échelle des plans humanistes du cinéma, la vidéo oppose […] un irréalisme de la décomposition/recomposition de l’image. À la notion de plan, espace unitaire et homogène, la vidéo préfère celle d’image, espace démultipliable et hétérogène. Au regard unique, structurateur, le principe de l’agencement signifiant et simultané des vues. C’est ce que j’appellerai, dit-il, l’image comme composition .

(Dubois 1995, 168)

La vidéocité ou la pictura (peinture), est ainsi devenue une éventualité du cinéma. Vidéocité, pictura et cinéma ont en commun l’image comme composition. Dans le cas filmique qui nous occupe, cette composition relève d’un ouvragement et, à partir de là, d’un dévoilement. Il a un fort caractère intermédial. L’image, qui n’engendre plus mécaniquement la perspective, et le film, qui ne dépend plus strictement de la continuité, s’en sont dé-faits. Ils s’en sont dé-faits, car il aurait été plus facile de les reconduire que de les éviter. Le caractère optionnel de la perspective pour l’image et de la continuité pour le film a contribué à la découverte de l’ouvragement qui leur est nécessaire. Cela se remarque d’autant plus que l’image a trouvé des épaisseurs, des stratifications et que le film propose des surimpressions, des superpositions, des cadres multiples dans un même cadre, des écritures juxtaposées, dont les mentions écrites font partie. Le matériau du cinéma s’apparaît ou se montre alors qu’il se prête naturellement à une écriture d’écritures.

Conclusion

Que nous est-il arrivé depuis que nous sommes conscients que l’empreinte ne constitue plus la voie obligée de l’écriture ou que l’empreinte a été remplacée par des inscriptions, réinscriptions, transcriptions, intermédialités ? Que s’est-il passé depuis que le numérique a remplacé l’argentique ? Il s’est passé que l’écriture, pourtant si ancienne et déjà intermédiale, a regagné (ce qui a été notre chance) un caractère d’étrangeté, et que son ouvragement, à partir de supports diversifiés, apparaît, et il apparaît comme une nécessité sur le plan de l’écriture. Reprenant les termes utilisés par Merleau-Ponty, disons que « […] la conscience [qui] tend à poser des objets, puisqu’elle n’est conscience, c’est-à-dire savoir de soi, qu’en tant qu’elle se reprend et se recueille elle-même en l’objet identifiable » (Merleau-Ponty [1945] 1979, 86), a trouvé, dans un même objet, des identités intermédiales variables et soumises à des variations imaginatives diversifiées.

Dans les cas d’espèces référencés ici, l’empreinte, le dessin et le film intermédial (par médiation et intentionnalité), l’idée de la vidéocité, celle de la pictura ou de la composition, le dess(e)in (le devenir), qui y apparaissent, sont tenus pour des ouvragements nécessaires. Étant soumise à ouvragement, l’intermédialité du cinéma met authentiquement ou naturellement en présence l’écriture des écritures.