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Dans son essai Ces voix qui m’assiègent, Assia Djebar constate qu’« écrire en et sur l’Europe, c’est entrecroiser des mémoires » (Djebar 1999 : 238) et « évoquer […] "ces absents, ou ce quelque chose d’absent, qui nous, qui vous tourmente" » (Djebar 1999 : 239). Djebar qui, dans ce même texte, s’autodiagnostique comme vivant « entre deux territoires, entre deux langues; également entre deux mémoires » (Djebar 1999 : 206), exprime ici le besoin ressenti par des légions d’écrivain.e.s contemporain.e.s de traiter de l’histoire personnelle et collective sous l’angle non pas du national, restreignant, mais celui, pluriel, d’un « entrecroisement » de mémoires, terme qui désigne en français le multidirectional memory de Michael Rothberg (2009). Les travaux de ce dernier s’insèrent dans le large mouvement de redécouverte de l’histoire et du référent et dans celui tout aussi important de la découverte de l’hétérogène « cartographié » au Québec depuis les années 1980 (L’Hérault 1991). Dans ce qui suit, nous examinerons cette nouvelle écriture "hétérogène" du monde et de l’histoire dans un roman de Nancy Huston, écrivaine « migrante » (Mathis-Moser 2012)[1] comme Assia Djebar et qui, dans ses fictions tout au long de sa carrière, n’a cessé de renouveler son regard sur le passé, mais aussi sur les enjeux sociétaux de l’actualité[2].

Nancy Huston à l’intersection de plusieurs voies

La voie du monde ou Comment écrire le monde?

« Le monde revient. Et c’est la meilleure des nouvelles », jubilent les 44 signataires, dont Nancy Huston, du manifeste « Pour une littérature-monde en français », publié le 16 mars 2007 dans Le Monde. De leur point de vue, ce retour programmatique du monde connaît deux facettes, l’une matérielle et référentielle, l’autre culturelle et géographique. Ainsi le retour du monde est-il synonyme, d’une part, de la redécouverte « [du] sujet, [du] sens, [de] l’histoire, [du] "référent" » (Manifeste 2007). Dès 1992 [!], Michel Le Bris – directeur, avec Jean Rouaud, de l’ouvrage collectif Pour une littérature-monde (2007) – avait lancé un appel d’urgence aux écrivains les enjoignant de revenir à la littérature en tant qu’écriture du monde, après « des décennies de soumission aux diktats des sciences humaines, de laminage par les chars lourds de l’idéologie, de déconstruction au nom du Signe-roi, ou d’abandon à ses petits émois » (Le Bris 2007 : 25).

D’autre part, dans un sens culturel et géographique, le monde en question ne semble plus se définir à travers un centre unique et nombriliste mais à travers ce qui, depuis toujours, avait été relégué aux marges. « [L]e centre […] est désormais partout, aux quatre coins du monde », constatent les signataires du Manifeste, et ces « quatre coins » s’infiltrent dans le texte « par des voies de travers, des sentiers vagabonds » (Manifeste 2007). En tirer la conclusion que la F/francophonie supplantera désormais le centre français hexagonal serait illusoire car les signataires du Manifeste vont plus loin : pour eux, « l’émergence d’une littérature-monde en langue française consciemment affirmée, ouverte sur le monde, transnationale, signe l’acte de décès de la francophonie » (Manifeste 2007) tout comme celui des littératures nationales. Dire le monde ne revient donc plus « à "exprimer" une culture » (Le Bris 2007 : 36) quelle qu’elle soit, et, par conséquent, n’exprime pas non plus une histoire nationale spécifique. Bien au contraire, pour les auteurs, il s’agit de s’en « arrach[er] » car c’est « en s’arrachant ainsi à la culture qu’on la déchire, la troue, et l’ouvre au dialogue avec les autres » (Le Bris 2007 : 25-26). C’est ici que se dessine le lien avec le souci de l’hétérogène qui préoccupa Pierre L’Hérault dans sa « cartographie » et, en même temps, avec la réalité vécue par Nancy Huston et la thématique de ses romans.

À la redécouverte du référent et des « quatre coins » du monde s’ajoute une troisième dimension. À la différence de la notion de Weltliteratur selon Johann Wolfgang Goethe qui, à l’époque, revêtait une signification à la fois interculturelle et interdisciplinaire (Borsò 2003), celle de littérature-monde des temps modernes, tout en incorporant l’idée de l’interculturel, vise essentiellement le champ littéraire et, plus particulièrement, le genre romanesque. Dans le Manifeste de 2007, il est question de prose narrative, qu’il s’agisse du roman d’aventures, du roman policier ou du récit de voyage, et il y est également question, comme points de référence, des « romans bruyants, colorés, métissés » (Manifeste 2007) d’outre-Manche qui auraient précédé l’émergence d’une littérature-monde en français. La jeune génération d’écrivains, « débarrassée de l’ère du soupçon », confie désormais ses lectures du monde au roman, au récit et à la fiction et « s’empare sans complexe des ingrédients de la fiction pour ouvrir de nouvelles voies romanesques » (Manifeste 2007).

La voie de l’histoire ou Comment écrire l’histoire?

La fiction est donc le nouveau mot de passe et l’histoire lui sert de référent. En même temps, cet enchevêtrement de fiction et d’histoire remet sur le tapis non seulement le roman dit historique mais aussi les phénomènes concomitants de l’historiographie et de la mémoire. De ce vaste champ de réflexion qui, pour une large part, remonte aux travaux de Maurice Halbwachs, ne retenons que quelques idées de base qui faciliteront la lecture du roman hustonien.

Dans son oeuvre monumentale Les lieux de mémoire (1984), Pierre Nora prend comme point de départ l’accélération de l’histoire qui génère sans cesse du passé mort, pour expliquer le besoin croissant de mémoire dans nos sociétés. Il constate également qu’avec la disparition de sociétés, d’idéologies et de « milieux de mémoire » (Nora 1984 : xlii) l’adéquation jusque-là valable de l’histoire à la mémoire est devenue obsolète. Tandis que la mémoire se cantonne dans des lieux de mémoire, l’histoire est confrontée à la naissance d’une nouvelle conscience historiographique qui vise « l’histoire de l’histoire » (Nora 1984 : xx) et remplace ainsi « une histoire-mémoire par une histoire-critique » (Nora 1984 : xxi). À travers cette « histoire de l’histoire » cependant, s’opèrent des transformations particulièrement palpables à partir des années 1970. Au lieu de prétendre à une objectivité abstraite et absolue qui évite toute pollution d’avec le contemporain, au lieu de se soumettre aux contraintes imposées par les idéologies des années 1960, la méfiance à l’encontre du regard globalisant se fait jour et la notion d’idéologie cède le pas à celles de mentalité et de « culturel » (Robin 1989 : 44-45). Si l’histoire équivaut désormais à une « reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus » (Nora 1984 : xix), elle a de nouveau besoin d’une « réflexion sur le mémoriel » (Robin 1989 : 38) et, de ce fait, délègue à l’individu le devoir de se souvenir. L’individu remonte dans le couloir du temps et, avec lui, l’écrivain et ses personnages acceptent le défi de revisiter le passé :

[…] c’est en définitive sur l’individu et l’individu seul que pèse […] la contrainte de mémoire; comme sur son rapport personnel à son propre passé que repose sa revitalisation possible. L’atomisation d’une mémoire générale en mémoire privée donne à la loi du souvenir une intense puissance de coercition intérieure. Elle fait à chacun l’obligation de se souvenir et du recouvrement d’appartenance le principe et le secret de l’identité. Cette appartenance, ce retour, l’engage tout entier. Quand la mémoire n’est plus partout, elle ne serait nulle part si ne décidait de la reprendre en charge, d’une décision solitaire, une conscience individuelle. Moins la mémoire est vécue collectivement, plus elle a besoin d’hommes particuliers qui se font eux-mêmes des hommes-mémoire

Nora 1984 : xxx

Dans cette nouvelle constellation du rapport entre mémoire et histoire, c’est Régine Robin qui, dans Le roman mémoriel : de l’histoire à l’écriture du hors-lieu, trace une typologie de la mémoire fort utile (et souvent commentée) pour capter le travail de (et sur) la mémoire dans le texte littéraire. Elle sert d’arrière-fond à notre analyse, même si, dans les pays germanophones, la palme revient à Jan et à Almeida Assmann pour avoir révolutionné le champ avec leurs innombrables publications sur les formes et fonctions de la mémoire culturelle, sur les espaces de la mémoire, sur la mémoire nationale ou encore sur les interférences entre mémoire et histoire (cf. A. Assmann 2007, parmi d’autres). Robin distingue quatre types de mémoire, aux frontières perméables. La « mémoire nationale », officielle, qui a fonction de conservation et de commémoration et qui dispose de son propre calendrier de dates significatives, contribue à la construction d’un « habitus national » (Robin 1989 : 50) et véhicule ainsi « la saga identitaire, saga de la continuité de la Nation et de l’État et de sa légitimité » (Robin 1989 : 50). La « mémoire savante », « argumentati[ve], rationnel[le] » (Robin 1989 : 59), respecte la chronologie, l’événement et la factualité et incarne « le méta-discours qu’une société se raconte sur elle-même » (Robin 1989 : 51), comparable en cela au savoir de l’historien chez Nora. Par « mémoire collective », Robin entend la mémoire vivante et vécue d’un groupe qui y puise son identité, mémoire associative et sélective, « oscill[ant] entre le silence, l’amnésie, la reconstitution imaginaire et le détail intensément revivifié » (Robin 1989 : 55) et rappelant, en ceci, la mémoire communicative et culturelle de Jan Assmann (Mertz-Baumgartner 2004 : 175-178). Si, en dépit de son caractère fragmenté, la mémoire collective a intérêt à « retotaliser » et à « donner du sens au passé » (Robin 1989 : 59), la « mémoire culturelle », quatrième facette selon Robin, y renonce. Elle admet son éclatement, sa polyphonie et ne relève pas d’un « groupe au sens identitaire du terme » (Robin 1989 : 56). Son cadre préféré est la fiction, et sa fonction, selon Birgit Mertz-Baumgartner (2004 : 178), consiste à prendre justement le contre-pied de la mémoire nationale et de la mémoire collective, pour découvrir leur face cachée. Et si par ailleurs la mémoire nationale et la mémoire collective relèvent du chronotope de l’épique, la mémoire culturelle relève de celui du roman polyphonique (Robin 1989 : 58).

Ces réflexions sur la mémoire et sur l’histoire – et nous touchons ici au vif du roman hustonien – sont inextricablement liées à la question de l’identité. C’est encore Robin qui oppose la mémoire collective et la mémoire culturelle, sur la base d’une distinction entre « la mémoire-identité » qui cherche à donner une unité stabilisante au groupe (dont fait partie, bien évidemment, l’individu), et « la mémoire qui pulvérise cette identité » (Robin 1989 : 101), donc contre-mémoire en quelque sorte qui remet en question toute identité monolithique, y compris celle du groupe. Helmut Koopmann reprend ce fil de réflexion en 1995 en soulignant le lien entre identité, histoire et mémoire dans son analyse de l’écriture des auteurs allemands exilés avant et pendant la Seconde Guerre mondiale :

Wer immer sich, wann und aus welchen Gründen auch, ins Exil begibt, der verlässt den Raum seiner Geschichte, da er das Kontinuum verlässt, in dem er lebte und das ihn nicht nur mitgeformt hat, sondern das ihm letztlich seine Identität gab. [...] Wer ins Exil geht, verlässt [...] sein eigenes Ich; er ist quasi nicht nur aus seiner, sondern damit aus der Geschichte schlechthin herausgefallen

Koopmann 1995 : 77[3]

Cet émigrant sans histoire et sans visage, mort vivant pour ainsi dire, rappelle inévitablement la protagoniste de L’empreinte de l’ange (Huston 2001 ; ci-après E), la jeune Allemande Saffie qui s’expatrie en France dans les années 1950. Dans son cas comme dans celui de tout émigrant ou exilé, il s’agira donc de redécouvrir, d’admettre et de remettre en question, par le travail de la mémoire, les éléments éparpillés de ses multiples histoires – histoire de famille, histoire nationale, histoire locale, histoire des mentalités, histoire de l’éducation, histoire de l’âme et des sentiments (Koopmann 1995 : 77) – pour devenir enfin une identité certes multiple, mais en mesure de se confronter à sa propre existence. Michael Rothberg, en fin de compte, met en avant des éléments de réflexion complémentaires qui permettent de mieux comprendre le tissu mémoriel de L’empreinte de l’ange. À la suite de son ouvrage Multidirectional Memory : Remembering the Holocaust in the Age of Decolonization (2009), il déclare que : « the borders of memory and identity are jagged » et que : « collective memories of seemingly distinct histories are not easily separable from each other but engage dialogically » (Rothberg 2014 : 176)[4].

Mais où en est le roman historique de nos jours? Est-il encore de mise? Constatons, avec les signataires du Manifeste, que notre époque se doit d’ouvrir de nouvelles voies au genre romanesque. Loin des romans historiques qui prennent pour arrière-fond un épisode de l’histoire en y faisant figurer des événements ou des personnages réels et fictifs, loin du souci de vérité historique objective à laquelle les auteurs pensent pouvoir accéder par le biais d’une documentation exhaustive, loin aussi du roman historique populaire, traditionnel et linéaire, l’époque est à une écriture tout autre. Il ne s’agit pas d’écrire l’histoire mais de « comprendre ce qui s’est passé » (Viart 2008a : 130). Dominique Viart, dans Littérature française au présent (ouvrage co-publié avec Bruno Vercier), définit les enjeux de cette nouvelle écriture "historique" comme suit : le "roman historique" contemporain

diffère des romans historiques traditionnels, dans ses contenus et dans la manière qu’[il] a de dire le passé : ici, plus de récit linéaire, de chronologie tendue par un sens positif, mais la reconstruction hésitante et inquiète d’expériences partielles, habitée par une double question : comment est-on arrivé là? L’homme a-t-il encore un quelconque avenir?

Viart 2008a : 130

Cette reconstruction hésitante et inquiète d’expériences partielles est aussi ce qui caractérise aussi le roman hustonien et tout particulièrement L’empreinte de l’ange.

Dans le biotope de la France littéraire du XXe siècle, « comprendre ce qui s’est passé » se réfère essentiellement à quatre expériences historiques : celle de la Grande Guerre de 1914-1918, celle de la Seconde Guerre mondiale, celle des camps et, plus tard enfin, celle de la Guerre d’Algérie. Il est bien connu que la représentation discursive, voire romanesque, de l’histoire du XXe siècle n’a pas toujours suivi de près les événements en question. Ce n’est qu’au début des années 1980 qu’après une longue éclipse du référent, « la littérature se réhistoricise » (Viart 2008a : 134) par l’entremise du roman policier d’abord et par le biais d’auteurs comme Jean Rouaud ou Claude Simon qui évoquent la Grande Guerre dans, respectivement, Les champs dhonneur (1990) et L’acacia (1989). Dans le cas de la Seconde Guerre mondiale, l’immédiat après-guerre voit d’abord une prolifération d’oeuvres qui lui sont consacrées, signées par Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Robert Antelme, Jorge Semprún, Élie Wiesel et tant d’autres. Cette explosion d’oeuvres littéraires traitant de la guerre sera suivie d’une disparition presque totale du sujet historique qui ne refera surface qu’à partir des années 1980, avec une focalisation prononcée sur les années noires et la Shoah. Dans le cas de la Guerre d’Algérie enfin, Viart observe d’abord la quasi occultation de cette thématique en littérature et la tendance, en France, à remplacer le questionnement politique et historique par la réflexion sur des enjeux identitaires. Donc, toutes sortes d’oublis de l’histoire ne seront articulés que tardivement par une nouvelle génération d’écrivains qui n’a connu ni les camps ni les guerres et qui s’approche des réalités historiques et politiques « sur le mode de l’énigme » (Viart 2008a : 137), en tâtonnant. Nancy Huston fait partie de cette génération et, grâce à son origine canadienne, elle se trouve même à une double distance sécuritaire face aux événements de l’histoire française et européenne du XXe siècle. Ce dernier point renvoie aussi à l’importance accordée par Homi Bhabha aux discours minoritaires dans l’écriture de l’histoire et le processus d’autogénération d’une nation, discours dont la tâche consiste à subvertir tout effort de totalisation. Nancy Huston représente, entre autres, le groupe d’auteurs migrants et, par conséquent, un regard "minoritaire".

L'écriture de Huston intervient donc au croisement de plusieurs courants. Huston écrit à un moment où la littérature française redécouvre l'histoire et cultive la mémoire; elle écrit à un moment où cette littérature prend ses distances par rapport aux excès de la théorie du signe, et elle écrit enfin à un moment où d’innombrables voix venues d'ailleurs réclament le genre du roman et la langue française pour mettre en scène leur vision du monde et de l'histoire. Dans ce qui suit, L'empreinte de l'ange nous servira d’illustration : imprégné d'un jeu miroitant d'éclairages français, allemands, hongrois, juifs et algériens, ce roman nous parle d’histoire(s) et il nous parle du monde et de ses « quatre coins ».

L’empreinte de l’ange

Nancy Huston, auteure d’une quinzaine de romans, d’autant d’essais et de nombreux autres textes, mise sur le roman parce que le roman lui permet « de ne pas se contenter d’une [seule] identité » (Huston 1999 : 105). Née à Calgary, installée aux États-Unis pendant plusieurs années, Huston débarque en France en 1973, dans un exil « joyeusement choisi » (Huston 1996 :178) et avec un « besoin d’histoire » à cause « de la modernité irréductible de [son] passé » (Huston et Sebbar 1986 : 86) et de ses deux pays d’origine, le Canada et les États-Unis. En même temps, l’exil lui sert de distanciation par rapport à une situation familiale traumatisante et devient presque sa planche de salut.

L’empreinte de l’ange, roman publié en 1998, dialogue avec l’histoire de mainte manière et met en scène le monde au sens des signataires du Manifeste de 2007, avec le retour du sujet, de l’histoire, du référent. Saffie, une jeune Allemande arrivée à Paris dans les années 1950, épouse Raphaël, un flûtiste français, avec qui elle aura un enfant, Emil. Malgré son mariage, Saffie reste absente, indifférente et renfermée jusqu’au jour où elle tombe amoureuse d’András, un réfugié hongrois d’origine juive, fabriquant d’instruments de musique et communiste engagé. C’est dans cette relation qu’elle redécouvrira son propre passé refoulé ainsi que la vraie France de la Guerre d’Algérie. Le père de son fils finira par deviner sa liaison et poussera l’enfant sur les rails d’un train à grande vitesse. Saffie, elle, disparaît littéralement de la trame de l’histoire.

Intrigue simple : histoire d’un adultère ou d’une grande passion selon le point de vue où l’on se place, ménage à trois dont le centre est un enfant, aimé de chacun des trois adultes impliqués mais condamné à payer pour tous. L’histoire à proprement parler commence en mai 1957 et se termine en automne 1963, et même par un épisode 35 ans plus tard, évoqué dans l’épilogue où Raphaël et András se croisent une dernière fois dans un café parisien. L’histoire passe par la voix d’un narrateur omniscient qui rapporte les faits historiques, se permet des questions et des commentaires, tire les ficelles sur un ton dénoué d’émotion et invite le lecteur à se livrer à son histoire : « Oh! soyez mon Dante et je serai votre Virgile […], je resterai à vos côtés, ne vous abandonnerai point pendant la lente spirale descendante des marches » (: 10). En même temps, cette voix omnisciente et sèche transmet au lecteur « ses doutes, son malaise, ses perplexités » (Viart 2008b : 244), tout comme « les narrateurs déstabilisés » dont parle Viart à propos de la nouvelle génération d’auteurs qui écrivent le monde. Même si la chronologie de base est respectée, elle n’est pas « tendue par un sens positif » (Viart 2008a : 130) car elle reste fragmentée, pleine de retours en arrière et d’anticipations, juxtaposant le réel vécu et le réel remémoré, mais aussi – de manière de plus en plus précipitée vers la fin du roman – le vécu des protagonistes. Ainsi la tragédie finale éclate-t-elle dans une narration polyphonique, portée par la superposition de voix qui concourent à mettre en évidence la complexité de ce qu’on est convenu de désigner sous le nom de réalité et d’histoire :

– Et ça fait combien de temps que ça dure? hurle Raphaël en le secouant comme un prunier.

Le souffle coupé par la peur et par la violence du vent, Emil ne peut répondre. Il bat des jambes dans le vide, essayant de reprendre pied.

La seconde d’après, il n’est plus là.

András a mis un disque de Roland Kirk, disque sur lequel le génial aveugle joue en même temps du stritchophone et de la flûte nasale. Pendant que Saffie se rhabille, il va rue des Écouffes leur acheter des pâtisseries tunisiennes : cornes de gazelle, zlabias, sachebakias, makrouds… András les trouve moins indigestes que les Apfelstrudel et autres Mohnkuchen d’Europe centrale. […]

Raphaël tire sur le signal d’alarme pour arrêter le train.

Devant la petite glace au-dessus de l’évier, Saffie se recoiffe.

: 213-214

La toile de fond de ce drame qui se précipite vers son dénouement, haletant et irrésistible, est la Guerre d’Algérie qui s’insère dans une France « en pleine effervescence » (E : 9) comme une « ligne de faille » (Huston 2007) de plus en plus perceptible. Pour l’instant, cependant, on ignore, oublie, refoule le fait que « quatre mille jeunes Français, ayant subi un entraînement militaire en Allemagne, se trouvent actuellement en Algérie pour participer – non à une guerre, bien sûr, mais à un processus de pacification qui s’avère, disons, assez délicat » (E :9). Au fil des pages, le narrateur déploie devant le lecteur faits, dates, événements et cruautés de ce « processus de pacification », expression synonyme de guerre, et il égratigne par-là les sensibilités de la mémoire nationale et collective des Français. Mais en réalité l’histoire a une portée beaucoup plus large car la guerre d’Algérie condense ici toutes les guerres, toutes les souffrances, tous les oublis, tous les refoulements et tous les engagements discutables. Comment rester innocent? « Comment comparer les souffrances? » (E : 7) L’épigraphe du livre résume les lignes de force du roman. L’empreinte de l’ange, cette marque d’innocence que porte tout nouveau-né, est trompeuse car en apprenant à parler, Emil apprendra à mentir, et le monde qui le voit grandir le laissera « atomisé, perdu » (E : 199). Incarnation de l’innocence perdue, il sera immolé.

Outre le jeu de dates, l’histoire s’incarne dans les protagonistes du roman. « Dans la conjoncture actuelle », observe Régine Robin à propos du roman contemporain,

un étrange triangle se met en place : d’abord l’individu […], puis, le réel plat, tel qu’on le perçoit, un nouveau "réalisme" […], puis, le passé fantasmé, complexe, tellement complexe qu’on ne l’a pas compris sur le coup et qu’on ne peut le juger après coup. Le passé est indéchiffrable, il ne se donne que dans l’anecdote, voire dans l’amnésie ou une mémoire-démémoire

Robin 1989 : 88

Pour les trois protagonistes, qui sont on ne peut plus différents les uns des autres mais dont le trait commun est la perte de l’innocence, il s’agit de comprendre ce qui s’est passé. Raphaël, fils de bourgeois, avec une propriété en Bourgogne et des vignobles en Algérie, éduqué sous le signe de la saga nationale, a perdu son père dans un accident pendant l’Occupation, événement qui valut à sa mère – pour qui la culpabilité est héréditaire – de vouer une haine irréductible à tout ce qui est allemand :

Allemande. Le mot lui-même presque tabou dans cette maison rue de Seine. Sa mère ne disait ni les Boches ni les Chleuhs ni les Fridolins ni même les Allemands, elle disait simplement ils et du reste, le plus souvent, elle ne disait rien du tout, elle se contentait de serrer les lèvres.

E : 20

Tenté de s’engager dans la Résistance, Raphaël y renonce sans trop de peine pour "sauver le monde" par sa musique. Mais ce même Raphaël paisible et suiveur qui, à un niveau individuel, tente de comprendre ce qui s’est passé entre lui et l’Allemande, n’hésitera pas à être le bourreau de son fils.

András, juif et communiste convaincu, issu d’une famille presque entièrement exterminée par les nazis, et dont la mère, sceptique, pense que « ça peut recommencer comme avant, pour les juifs » (E : 120), fuit devant les Russes lors de la Révolution de Hongrie en 1956. Il s’engage corps et âme en faveur de l’indépendance de l’Algérie et lutte, lors du massacre des 17 et 18 octobre 1961, aux côtés du FLN. Ayant d’abord épargné à Saffie le poids de son histoire de juif hongrois sous la botte hitlérienne, il finira par la forcer à faire face au monde et à l’histoire. Mais le doute subsiste : « De quelles vérités se doit-on d’être au courant, et lesquelles peut-on se permettre d’ignorer? Puis-je me foutre de ce qui s’est passé ce matin mais à l’autre bout du monde – ou alors ici même, mais en l’an mille? » (E : 121). Après les évènements d’octobre, il revient le visage « durci, marqué, parcouru de tics. […]. De ce que lui-même a fait […], András ne dira ce jour-là, et ne dira jamais, rien » (E : 195). L’empreinte de l’ange a disparu.

Saffie en fin de compte est la plus marquée de tous. Absente, indifférente, la voix fragile, elle se comporte comme quelqu’un qui « a déjà vu ça […]. Elle a tout vu » (E :21). Lorsque Raphaël la désire, elle « ne se fige pas comme quelqu’un qui a peur, mais comme quelqu’un qui sait à quoi s’attendre » (E : 34). Elle se laisse faire et n’arrête pas de laver le sol comme si elle devait purifier le monde. En fait, elle a tout vu : le viol et le suicide de sa mère, son propre viol, la mort de son amie Lotte, les bombardements; on lui a expliqué comment on tue des bébés et il lui fallut apprendre que son père, vétérinaire qui aide les animaux malades à mourir en paix, travaille aussi et surtout dans l’industrie chimique chargée de la Solution finale du Troisième Reich. De là l’incapacité de chanter de Saffie qui chantait auparavant des berceuses aux chiens mourants :

– Moi, je ne peux pas les laisser comme ça! […]

– Souvent, András… les animaux n’étaient pas bien enterrés… Tu comprends, mon père était fatigué, il faisait des trous pas assez profonds… La terre bougeait et ça remontait, les pattes ressortaient… Quand j’allais dans le jardin, je marchais… comme sur un tapis mousse de cadavres.

E : 140, 142

Saffie sera le bourreau de son père car elle le confrontera implacablement aux documents qui prouvent son rôle actif dans le système nazi, mais son acte de violence et de vengeance restera refoulé pendant de longues années.

Si András, exilé comme Saffie, vit scindé en deux comme Lilliane dans Les variations Goldberg ou Lin dans La virevolte (Bond 2001), Saffie, au début du roman, est une identité absente, une non-existence, comme l’est Omaya dans le roman Histoire d’Omaya qui se cache dans un hôpital psychiatrique. Traumatisée, Saffie choisit librement son exil pour se sauver du passé, pour sortir de l’histoire et quitter son propre moi (Koopmann 1995 : 77). Morte vivante sans histoire et sans visage, elle prend le nom de son mari, déchire son ancien passeport et s’acharne à apprendre la nouvelle langue. Contrairement à la langue maternelle, cette langue étrangère, sans enfance et innocente, la mettra à l’abri des « histoires au premier degré » (Huston 1999 : 50), de l’émotion et de la névrose. « Mutti! Quand Emil se mettra à parler, il l’appellera non pas Mutti mais maman. C’est terminé Mutter, et la Muttersprache avec : supendues, une fois pour toutes… » (E : 74), médite-t-elle, et plus loin, le narrateur commente sa capacité de duplicité totalement dépourvue de culpabilité par le fait que ses vies se déroulent en français et que « parler une langue étrangère c’est toujours, un peu, faire du théâtre » (E : 156). Le retour de la langue maternelle ne se fera que tardivement et ponctuellement en présence d’Emil, au moment émouvant où András est parti.

Pourtant, l’oubli de l’ailleurs et de l’autrefois si ardemment voulu ne fonctionne pas toujours. La mémoire refoulée refait surface dans des cauchemars, dans des moments de réaction excessive, dans la répétition de l’abandon maternel par le refus de la maternité et, surtout, à travers l’objet fétiche de la patte de caniche en peluche qui incarne la blessure initiale et aussi tout ce que la mémoire collective a de plus caché, de plus abject : le père aimant-bourreau. C’est grâce à sa passion pour András que Saffie apprendra à rompre le silence et à récupérer le refoulé. Elle finira même par jouer avec le mot boche et par jeter dans la Seine la patte de caniche. Mais il s’agira d’abord de rassembler, dans un processus douloureux, les éléments éparpillés de toutes ses histoires antérieures, familiale, nationale, émotionnelle et autres, et d’accepter que ces voix de la mémoire restent partielles et contradictoires. En même temps, elles se heurtent à l’Autre tout aussi immergé dans un même travail de mémoire avec ses contradictions : András sera à la fois amant, père-substitut d’Emil-Saffie, Juif, communiste et militant qui se souille les mains. La mémoire culturelle ne retotalise pas, elle admet les fissures. La revitalisation de l’identité passera donc par l’hétérogène, le pulvérisé et le multiple.

Conclusion

Si l’on se propose de faire le point après ces observations, on est tenté de recourir une fois de plus à une formulation de Dominique Viart qui caractérise les personnages qui peuplent le roman contemporain de la Seconde Guerre mondiale comme suit : « Chacun porte en lui, en puissance, de possibles abandons, des renoncements et des lâchetés » (Viart 2008 : 158). Ce chacun est l’Allemand et le Français, le Juif et l’Algérien, dont les « expériences partielles » et les rencontres inévitables avec l’histoire sont reconstituées de manière « hésitante et inquiète ». Comme l’avancent Michel Le Bris et Jean Rouaud, Nancy Huston « déchire » et « troue » les cultures pour les ouvrir au dialogue car elle aime « tout voir » et entremêler le bien et le mal. De là très certainement aussi le refus de sauver ses personnages.