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Parmi les termes qui, au cours des quinze dernières années, ont sollicité la critique littéraire désireuse de commenter le rapport qu’entretient la fiction contemporaine avec l’histoire, on pourra songer d’emblée à ceux d’« autofiction », de « biofiction », d’« enquête », de « témoignage ». On sait que ce dernier terme a tout particulièrement suscité l’engouement critique (voir notamment Coquio 2004; Jouhaud, Shapira et Ribard 2009; Marcus 2018; Mesnard 2007; ou le numéro « L’aire du témoin » [Acta fabula 2013]), comme si, depuis que les témoins des deux grandes guerres du XXe siècle ont pour la plupart disparu, il s’agissait de s’interroger sur la présence – ou l’absence postulée, selon le cas – de la posture du témoin direct au sein de la littérature contemporaine. Certains, comme Emmanuel Bouju, suggèrent qu’une telle posture subsiste bel et bien dans le « roman istorique », fondé sur la figure ou sur une fiction du témoin oculaire, de l’istor. Évolution récente associée au roman de la fin du siècle dernier, ce sous-genre « actualise le temps historique comme temps vécu au présent » (Bouju 2013 : 52); alors que le « roman de l’historien », en déclin après avoir été dominant depuis les années 1980, serait fondé sur la rétrospection, sur une entreprise qui remonte clairement du présent pour se réapproprier ce qui demeure des événements du passé, lesquels, cependant, se présentent souvent dans la fiction sous la forme de simples indices, de bribes, de reliquats (Bouju 2013). Sans songer à nier les mérites d’une telle distinction, qui permet notamment de réfléchir autrement à la thématique de la « filiation », qui a été associée par de nombreux chercheurs à l’une des tendances des littératures française (e. g. Demanze 2008; Viart 1999) ou québécoise récentes (e. g. Caumartin et Lapointe 2007; Cellard et Lapointe 2011), ni à désavouer les constats, souvent pertinents, des chercheurs qui évoquent une poétique de l’« archive » (Huglo 2007) ou de l’« événement » (Parent 2011), il nous semble également nécessaire d’avoir recours à d’autres avenues pour examiner le « retour à l’histoire » dont seraient porteurs, outre le roman contemporain, d’autres médias tels que le film et la bande dessinée.

De ce point de vue, s’attacher à l’écriture contemporaine de l’histoire en contexte littéraire et médiatique sous l’angle de la mise en scène de l’Autre nous paraît une avenue toute désignée. À cet égard, deux voies principales nous intéressent : d’abord, les dimensions proprement interculturelles de la mise en fiction de l’histoire, qui nous semblent de plus en plus thématisées dans les oeuvres contemporaines, jusqu’à être parfois pleinement revendiquées; puis, celle de la « fiction biographique », un moyen que privilégient les écrivains contemporains pour intégrer l’histoire à la fiction. Le dossier que nous proposons met ainsi en relief l’importance, dans le traitement réservé à l’histoire au sein d’oeuvres littéraires et cinématographiques contemporaines, de phénomènes complexes de perception de l’Autre (Lüsebrink 1996) et d’intertextualité transculturelle (Schmeling 2010 : 16), au même titre que l’élaboration d’une mémoire interculturelle (Keller 2003; Lüsebrink 2016 : 41-42) et de rencontres interculturelles. Quant à la deuxième voie, celle de l’écriture contemporaine de l’histoire par le biais de la représentation de personnages illustres ou, au contraire, de personnages méconnus dont les auteurs contemporains dressent la biographie fictionnelle, le dossier que nous proposons a l’intérêt d’exhiber l’actualité ou la concordance, en contexte québécois et canadien, de constats qui ont souvent été prioritairement associés à la littérature française (Viart 2014 : 89-103). Sous ce rapport, la parution récente de l’ouvrage de Robert Dion, Des fictions sans fiction ou le partage du réel (2018), a nourri le présent dossier[1]. Dion désigne « l’écriture de la personne réelle proprement dite » et « l’écriture de l’histoire » comme deux des trois « voies privilégiées par lesquelles le réel, aujourd’hui, s’insinue dans la fiction – et la fiction dans le réel » (Dion 2018 : 16). Le chercheur précise bien, toutefois, que ces avenues souvent élues par les écrivains contemporains pour étancher, d’une certaine manière, la soif de réel caractéristique de notre époque, « ne sont pas mutuellement exclusi[ve]s » (Dion 2018 : 16). La logique de ce dossier d’Eurostudia, qui, tout en étant majoritairement consacré à des oeuvres ou à des témoignages parus en français, intègre également l’analyse d’une oeuvre germanophone ainsi que l’étude de quelques oeuvres anglophones, va dans le sens de l’approche ouverte par l’ouvrage de Dion, dont les hypothèses sont fondées sur des analyses des littératures française et québécoise, mais aussi allemande. Ainsi, en diversifiant les angles, voire en adoptant, dans un cas précis, une démarche pleinement comparatiste[2], ce dossier dévoile les modalités multiples par lesquelles l’écriture de l’Autre alimente les fictions contemporaines de l’Histoire.

Les textes de la première partie sont consacrés aux perceptions de l’Allemagne au Québec et sont majoritairement issus d’une journée d’étude que nous avions organisée au Centre canadien d’études allemandes et européennes (CCEAE) de l’Université de Montréal le 22 septembre 2017. À l’occasion du trentième anniversaire de la chute du mur de Berlin, la publication de ces articles nous semble des plus pertinentes. Les stéréotypes culturels, souvent présents dans les textes d’intellectuels ou d’écrivains québécois qui, au XXe siècle, ont réfléchi sur leur rapport avec l’Allemagne ou qui ont intégré des figurations de l’Allemagne (e. g. Belleau 1982; Turgeon 1988), et dont les oeuvres ont déjà été commentées par la critique (Dion 2007; Filion 2010 et 2017), ne sont certes pas absents dans les témoignages et les fictions étudiés dans cette section. En revanche, les articles révèlent aussi que des moyens divers, qui vont au-delà de la simple stéréotypisation des discours, ont été retenus par les écrivains et les gens de théâtre québécois pour représenter l’Allemagne.

D’abord, l’article d’Ève Léger-Bélanger invite à se pencher sur des usages productifs de l’ironie et de la caricature dans la mise en fiction de l’histoire allemande, ainsi que sur les stratégies qui permettent l’intrusion de la personne réelle (l’Empereur Guillaume II et son fils, notamment) dans la fiction. La contribution de Sophie Devirieux, « L’appel de Berlin. Rétrospective d’une fascination des artistes de théâtre », relie la fascination pour la dramaturgie allemande et pour l’Allemagne chez les artistes de théâtre québécois à des interrogations de nature historique ou politique tout en présentant une réflexion d’envergure sur le lieu. Il s’agit ici de retracer la transformation du regard posé sur l’Allemagne et, particulièrement, sur sa capitale grâce à l’analyse de deux numéros de la revue de théâtre Jeu, qui permet à l’auteure de suggérer l’existence de deux générations différentes, au sein du milieu théâtral québécois, qui ont manifesté un intérêt marqué pour l’Allemagne. Enfin, dans cette section, Hans-Jürgen Lüsebrink s’attache au récent Un roman d’Allemagne de Régine Robin (2016), qui comporte une pensée du rêve socialiste tout en accordant une place de choix à certains des écrivains les plus importants de l’ex-République démocratique allemande. L’analyse de cette oeuvre s’inscrit également dans le projet, cher aux directeurs du présent dossier, d’entreprendre l’inventaire des représentations d’une Allemagne divisée au Québec, de la chute du mur puis de la réunification subséquente du pays.

La deuxième partie est consacrée à la mise en fiction de l’histoire dans des contextes franco-allemands. Ainsi, dans ses deux premières sections, ce dossier devrait stimuler la réflexion sur les similitudes et les différences qui peuvent être décelées entre une démarche de mise en fiction de l’histoire d’un pays distant et l’entreprise qui consiste plutôt à mettre en fiction ce qui relève d’une histoire qui a été effectivement partagée, en l’occurrence l’histoire des relations très étroites qui ont été entretenues avec un pays voisin. Dans cette partie, Thomas Schmidtgall étudie le roman français contemporain Effroyables jardins de Michel Quint (2000) et son adaptation cinématographique par Jean Becker (2003). Schmidtgall se penche sur les moyens narratifs, intertextuels ou paratextuels retenus par l’écrivain et le cinéaste afin de mettre à mal une vision simpliste de la Deuxième Guerre mondiale et du temps de l’occupation allemande en France. Le choix de mettre en fiction l’histoire en s’appuyant sur la relation intertextuelle est également envisagé par Louise-Hélène Filion dans sa contribution qui porte sur le récent roman graphique allemand Verlorene Illusionen (2017), clairement inspiré d’Illusions perdues. Elle montre de quelle manière le bédéiste Helmut Wietz transpose la satire des milieux littéraires et journalistiques parisiens menée par Balzac dans le contexte d’une Allemagne divisée qui partage de nombreux traits avec le monde hypercontemporain. Ainsi, Wietz s’autorise à réécrire certaines pages de l’histoire des médias en RFA et en RDA. Notons que les contributions de Schmidtgall et de Filion repèrent les ressources qui, dans le film et la bande dessinée actuels, favorisent tant la représentation de l’histoire que sa réécriture, voire la sortie ponctuelle, mais bel et bien délibérée, de celle-ci.

La troisième partie réunit deux contributions qui évoquent l’un des thèmes privilégiés des écrivains contemporains qui intègrent l’histoire par le biais de la fiction : les colonisations-décolonisations. En exposant comment Nancy Huston, dans son roman L’empreinte de l’ange (1998), présente des histoires d’amour qui font intervenir le questionnement identitaire (un couple franco-allemand et un couple juif-allemand) tout en resituant la guerre d’Algérie dans le sillage direct des meurtrissures laissées par la Deuxième Guerre mondiale, Ursula Mathis-Moser ouvre un questionnement relatif au dialogue des histoires dans la fiction contemporaine, tout en assurant, en raison de sa mise en évidence du cadre franco-allemand du roman de Huston, une transition par rapport à la section précédente du dossier. Sylvère Mbondobari, pour sa part, s’attache aux fonctions du passé et aux stratégies destinées à mettre ce dernier en scène dans le roman postcolonial. Il postule que l’écriture de l’histoire en contexte postcolonial repose souvent sur des formes d’oralité; plutôt que de présenter le passé selon une vision totalisante et neutre, le romancier postcolonial exhiberait la reconstruction textuelle et narrative de celui-ci par le récit, plus précisément par le biais d’un auteur-conteur qui s’appuie volontiers sur une mémoire qui fait explicitement le tri, et qui s’autorise l’oubli.

La dernière partie porte le regard sur le deuxième grand enjeu théorique dont on a exposé l’importance en contexte contemporain : l’écriture de l’histoire par le biais de la « personne réelle ». Alors que cet enjeu a déjà été évoqué ici et là dans les sections précédentes, il se voit en clôture du dossier placé au tout premier plan de l’analyse. Ainsi, Paul Morris s’interroge sur les représentations de la vie et de la mort de Jean de Brébeuf, personnage clé de l’imaginaire canadien, dans des textes littéraires francophone, anglophone et autochtone, proposant une approche comparée des littératures canadiennes. L’hypothèse de Morris, selon laquelle l’appropriation textuelle de la figure de Brébeuf refléterait trois différentes conceptions de l’identité nationale canadienne, chacune étant propre à l’une des trois nations fondatrices, donne lieu à une approche tripartite stimulante qui rappelle à quel point les positionnements inter- ou transculturels sont susceptibles d’être nourris, déjà, par les premières rencontres et expériences historiques telles que le contact entre les colons et missionnaires de la Nouvelle-France et les habitants du Nouveau Monde. Robert Dion, quant à lui, examine la réappropriation du « roman à clés » dans le roman québécois contemporain, relevant les dispositifs de « floutage » qui permettent à Louis Hamelin dans La constellation du Lynx (2010) de revenir sur un événement important de l’histoire récente du Québec, la crise d’Octobre 1970, et à Hélène Frédérick dans Forêt contraire (2014) d’imaginer les possibles d’une « non-rencontre » entre une narratrice et l’écrivain allemand Lothar Baier. Ainsi, à travers un genre pourtant décrié, Hamelin et Frédérick intègrent le réel dans la fiction, et a fortiori les personnes réelles, reliant des questions personnelles à des enjeux plus larges, historiques ou sociologiques.

Notons que plusieurs articles du dossier envisagent des événements ou des époques souvent représentés dans la fiction contemporaine : la Grande Guerre (Léger-Bélanger), la Deuxième Guerre mondiale (Schmidtgall, Mathis-Moser), le Troisième Reich et l’Holocauste (Lüsebrink), les tumultueuses années 1970 (Dion), mais également les années 1980 (Devirieux, Filion) dont la présence est véritablement croissante dans la fiction actuelle (Rubino 2014 : 11). En dernier lieu, l’un des apports indirects du dossier est de mesurer la valeur d’expressions théoriques désormais consacrées, qui relèvent des champs de la communication interculturelle et des recherches sur la mémoire pour éclairer la démarche de nombreux écrivains, dramaturges et cinéastes contemporains dont le rapport à l’histoire se présente, d’emblée, comme fortement marqué par l’interculturalité.