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Le 25 mars 2017, lors du sommet consacré au 60e anniversaire du traité de Rome, les dirigeants européens ont adopté une déclaration sur l’avenir de l’UE dans laquelle, pour la première fois à ce niveau politique, est évoquée officiellement la possibilité d’une action différenciée des États membres : « Nous agirons de concert, si nécessaire à des rythmes différents et avec une intensité différente, tout en avançant dans la même direction[1] ». Cette déclaration reprend une idée avancée récemment par plusieurs dirigeants européens dont le président français et la chancelière allemande, que l’on retrouve également dans le Livre blanc sur l’avenir de l’Europe de mars 2017 de la Commission européenne[2]. Cette problématique de la différenciation est donc au coeur des débats actuels, et apparaît pour certains comme une solution, voire la solution pour que l’Union européenne sorte des crises qu’elle connaît depuis plusieurs années.

La notion de différenciation est en rupture avec la vision traditionnelle de l’intégration européenne orientée vers l’uniformité[3]. La différenciation implique en effet le passage d’un système qui s’est construit sur une volonté de réduire les différences entre les États à un système qui tendrait désormais à prendre en considération ces différences[4].

D’un point de vue sémantique, les notions de « différenciation » ou « d’intégration différenciée[5] » font partie des expressions permettant de caractériser ce phénomène, mais historiquement, d’autres formulations à connotations moins neutres ont souvent été utilisées. Ainsi, les notions d’Europe « à plusieurs vitesses » ou « à géométrie variable » ou encore de « cercles concentriques » traduisent en principe l’idée d’une différenciation qui se positionne au niveau de la rapidité d’intégration. Dans ces hypothèses, certains États souhaitent aller plus vite que d’autres dans le processus d’intégration, ces derniers ne rejoignant les premiers que lorsqu’ils seront prêts. On le voit, il s’agit ici d’une acception plutôt positive de la différenciation, fondée sur la capacité des États.

On rencontre aussi l’expression d’« Europe à la carte », qui a une connotation sensiblement différente. Cette notion renvoie à l’idée que les États choisiraient ce qu’ils décident de garder ou non dans ce que leur propose l’Europe. L’acception retenue ici est plus négative, car elle se fonde non pas sur la capacité objective des États à renforcer l’intégration, mais davantage sur leur volonté.

Si cette logique de différenciation connaît un regain d’intérêt certain, elle n’est pourtant pas nouvelle[6]. Mais ce qui est nouveau, c’est le changement de paradigme qui touche à son interprétation. En effet, il semblerait que l’on soit en train de passer d’une différenciation subie, non assumée pendant des années, car acceptée uniquement lorsque la voie de l’intégration unanime ne fonctionnait pas, à une intégration qui serait choisie, assumée, car considérée comme la seule voie pour permettre à l’Union de continuer à fonctionner. Dans un entretien accordé à plusieurs quotidiens européens, l’ancien président de la République française François Hollande considérait en mars 2017 que : « L’Europe à 27 ne peut plus être l’Europe uniforme à 27. Longtemps, cette idée d’une Europe différenciée, avec des vitesses différentes, des rythmes distincts pour progresser a suscité beaucoup de résistance. Mais aujourd’hui, c’est une idée qui s’impose. Sinon, c’est l’Europe qui explose[7] ». La différenciation est désormais envisagée tant par plusieurs chefs d’États européens que par le président de la Commission comme une des pistes les plus sérieuses susceptible de relancer l’Union européenne, particulièrement fragilisée ces dernières années. Nous verrons dans un premier temps que la différenciation est depuis longtemps une réalité subie (I), avant d’évoquer les caractéristiques que pourrait avoir une différenciation assumée comme solution de relance de l’Union européenne (II).

I. Les raisons d’une différenciation subie

Un des objectifs traditionnels de l’Union européenne est la « création d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe[8] ». Pourtant, la différenciation existe depuis longtemps, se basant sur des fondements différents et prenant des formes diverses.

A. Les fondements multiples de la différenciation

On trouve les premières traces d’une volonté de différenciation dans le processus d’intégration dès le début des années 1960 lorsque le Royaume-Uni commence à manifester sa volonté d’adhérer aux Communautés, tout en demandant à ne pas bénéficier de certaines dispositions des traités. Plus précisément, plusieurs fondements peuvent être identifiés, tant en dehors des traités que dans leurs dispositions.

En dehors du système des traités, les possibilités de différenciation existent depuis longtemps : ainsi, l’ensemble des États membres ne participaient pas au Système monétaire européen créé en 1979[9]. Autre illustration, l’espace Schengen s’est construit en dehors des traités communautaires, par la voie intergouvernementale classique, jusqu’à son intégration dans les traités communautaires en 1997. De façon plus récente et assez similaire, la signature du TSCG (Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance) en mars 2012 a pris la forme d’un traité intergouvernemental classique, faute de pouvoir recueillir l’accord de l’ensemble des États membres[10]. De façon assez logique, cette forme de différenciation hors traités est assez souple, car elle n’obéit pas aux mêmes contraintes procédurales que celle qui s’exerce dans le cadre des traités. Elle s’inscrit en effet dans le cadre général du droit international des traités en laissant une marge de manoeuvre importante aux États. La liberté des États membres de recourir à cette forme de coopération hors des traités n’est limitée que par le respect du droit de l’Union et des compétences exclusives de l’Union européenne.

Dans le système des traités, et contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, la logique de différenciation est présente dès l’origine, par exemple au travers de la mise en place des périodes transitoires, qui permettaient nouveaux États d’intégrer de façon différée et progressive le droit de l’Union, ou encore des clauses de sauvegarde applicables pendant la période transitoire du marché commun. D’autres exemples peuvent être cités, comme notamment les articles 349 et 355 du TFUE relatifs aux régions ultrapériphériques qui consacrent une forme de différenciation prenant en compte la spécificité de ces régions et l’adaptation du droit de l’Union et des politiques communes à leur situation.

Mais c’est en 1992 avec le Traité de Maastricht que la différenciation va se développer, impliquée par la structure même de l’Union européenne. En effet, l’organisation en trois piliers justifie non seulement des rythmes, mais aussi des méthodes différentes pour atteindre les objectifs de l’Union. À l’intérieur même du premier pilier, constitué par le Traité sur les Communautés européennes[11], pouvaient être identifiés plusieurs éléments de différenciation, dont le plus connu est constitué par l’Union économique et monétaire. Quelques années plus tard, avec le traité d’Amsterdam, c’est une tout autre logique qui est retenue, puisqu’est mis en place dans les traités un mécanisme spécifique, les coopérations renforcées[12], autorisant certains États à aller plus vite que d’autres dans l’intégration. Dans le domaine de la défense, le traité de Lisbonne a ouvert la possibilité d’une différenciation dans le domaine de la sécurité et de la défense au travers de coopérations structurées permanentes[13].

B. Les différentes formes de la différenciation

La différenciation peut être appréhendée au travers de trois logiques différentes.

En premier lieu, dans une logique constructive[14], la différenciation peut être analysée comme une volonté susceptible de favoriser l’intégration, au travers d’un processus qui pourrait être rapproché de celui de l’expérimentation. Il peut en effet exister des domaines dans lesquels les États peuvent avoir des réticences, car ils n’ont pas de visibilité sur les coûts et les bénéfices liés à une politique commune. C’est par exemple le cas dans le domaine industriel, où de nombreux projets ont été développés dans un cadre intergouvernemental au départ réduit, puis se sont progressivement étendus à d’autres États. Ainsi, dans le domaine spatial, la coopération mise en place à l’origine ne concernait que l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni, et actuellement, l’Agence spatiale européenne compte 22 États membres.

La mise en place de l’espace Schengen peut également être analysée comme une différenciation constructive dans la mesure où cette coopération initialement lancée hors traités par cinq États membres en 1985 est désormais intégrée dans les traités et rassemble 22 États membres de l’Union et 4 États non membres.

Autre exemple, le droit de l’Union prévoit également des hypothèses de différenciation qui peuvent s’analyser comme un processus de convergence tendant à rapprocher les situations avant d’adopter une politique commune. C’est bien sur l’exemple des critères de convergences fixés par le traité de Maastricht pour l’entrée dans la zone euro. De ce point de vue, la question de la participation à l’euro est tout à fait symptomatique des problématiques de la différenciation, car elle en contient deux sortes : d’une part, il est possible d’identifier une différenciation constructive temporaire fondée sur la capacité des États. En effet, le principe est que l’ensemble des États membres a vocation à adhérer à l’euro, dès qu’ils remplissent les conditions prévues[15]. Lors de la mise en place de la zone euro en 1999, 11 États en étaient membres, ils sont 19 en 2018. La différenciation peut donc avoir dans ce cas un effet d’entraînement. D’autre part, à côté des États qui ne peuvent pas rejoindre la zone euro, car ils ne remplissent pas encore ces conditions, on trouve des États qui ne souhaitent pas la rejoindre. L’appartenance à la zone euro est donc un exemple classique d’application du diptyque capacité/volonté de renforcement de l’intégration.

En second lieu, dans une logique défensive, la différenciation peut se définir comme la volonté de rester en dehors d’une politique ou d’une intégration plus approfondie, et ainsi de se protéger de l’évolution jugée trop rapide de la construction européenne.

Le traité de Maastricht constitue une étape importante s’agissant de cette logique de différenciation, car c’est dans le cadre de son adoption que s’est développé le recours aux clauses d’opt out ou clauses d’exemption. Ainsi, s’agissant de l’UEM, le Royaume-Uni et le Danemark bénéficient d’une dérogation permanente. Dans la même logique, le Royaume-Uni s’est initialement [16]opposé à l’adoption des dispositions sociales du traité de Maastricht. D’une certaine façon, la boîte de Pandore était ouverte, et en effet, les traités suivants ont confirmé cette tendance à institutionnaliser dans les traités des demandes spécifiques de certains États : Ainsi, la signature du traité d’Amsterdam a permis au Royaume-Uni, à l’Irlande et au Danemark de bénéficier de dérogations sur les dispositions relatives à la libre circulation et lors des négociations relatives au Traité de Lisbonne le Royaume-Uni, la Pologne et la République tchèque ont demandé à ce que l’application de la Charte des Droits fondamentaux soit limitée sur le territoire.

La troisième logique relative aux différentes formes de différenciation est une logique institutionnalisée, qui se fonde sur la procédure des coopérations renforcées créée par le Traité d’Amsterdam[17]. Selon l’article 20 Traité sur l'Union européenne (TUE) « Les coopérations renforcées visent à favoriser la réalisation des objectifs de l'Union, à préserver ses intérêts et à renforcer son processus d'intégration ». Il est intéressant de rappeler les objectifs essentiels de ce mécanisme, qui est avant tout perçu, même si cela peut sembler paradoxal, comme un moyen de renforcer l’intégration. Cela se traduit notamment par le fait qu’il est appréhendé comme une procédure d’exception à laquelle les États ne peuvent recourir que dans l’hypothèse où les objectifs de la coopération ne peuvent pas être remplis en utilisant la procédure classique qui implique l’ensemble des États[18]. Ainsi, les traités insistent sur le fait que les coopérations renforcées « sont ouvertes à tout moment à tous les États membres[19] ».

A l’origine, les conditions de mise en oeuvre de ce mécanisme étaient très restrictives. Cela peut s’expliquer par le fait que les États avaient une vision doublement négative de cette forme de différenciation se traduisant d’une part dans leur volonté de se réserver la possibilité de ne pas y participer, tout en ayant d’autre part la possibilité d’empêcher qu’une coopération renforcée ne voit le jour sans eux. Le traité de Lisbonne a simplifié la procédure en précisant qu’une telle coopération devait englober au moins neuf États membres et que la demande devait être faite à la Commission, qui la transmet au Conseil. Celui-ci doit l’approuver à la majorité qualifiée après avoir obtenu l’approbation du Parlement. Ainsi, dans cette logique institutionnalisée, la coopération renforcée apparaît comme une réponse rationnelle permettant à certains États membres et aux institutions de contourner l’opposition d’un ou plusieurs États à l’adoption d’un acte.

Le bilan de l’application de ce mécanisme est assez limité. Il a été utilisé pour la première fois en 2010 dans le champ du droit privé européen, lorsque le Conseil a adopté, le 20 décembre 2010, un règlement facilitant, dans quatorze pays, les procédures de divorce entre époux de nationalité différente[20]. Dans le même domaine, ont été adoptés en 2016 entre dix-sept États membres deux règlements relatifs respectivement à une coopération renforcée dans le domaine de la compétence, de la loi applicable, de la reconnaissance et de l'exécution des décisions en matière de régimes matrimoniaux[21] et à une coopération renforcée dans le domaine de la compétence, de la loi applicable, de la reconnaissance et de l'exécution des décisions en matière d'effets patrimoniaux des partenariats enregistrés[22].

Le deuxième domaine d’application des coopérations renforcées a été celui des brevets, avec l’adoption en mars 2011 d’un règlement entre 25 États membres relatif au régime linguistique des brevets[23]. Les deux États membres qui étaient en désaccord avec ce texte ont contesté la décision du Conseil devant la CJUE, qui a considéré dans son arrêt du 16 avril 2013 que le Conseil n’avait fait que recourir à un outil dont il dispose en vertu des traités et que :

Pour autant qu’elle soit conforme aux conditions énoncées aux articles 20 TUE ainsi que 326 et suivants TFUE, (…) la décision attaquée n’est pas constitutive d’un détournement de pouvoir, mais elle contribue, au vu de l’impossibilité de parvenir à un régime commun pour l’ensemble de l’Union dans un délai raisonnable, au processus d’intégration.[24]

Autre domaine dont la sensibilité explique la difficulté de rassembler l’unanimité, l’instauration d’une taxe sur les transactions financières dont le principe d’une coopération renforcée en la matière a été posé dans une décision de janvier 2013[25]. Cette décision a fait l’objet d’un recours par le Royaume-Uni au motif qu’elle produisait des effets extraterritoriaux qui ne respectaient pas les compétences des États non participants, recours rejeté par la CJUE dans son arrêt du 30 avril 2014[26].

De plus, en mars 2017, treize États ont notifié leur volonté de mettre en place un parquet européen dans le cadre d’une coopération renforcée. Ce parquet devrait être chargé de « diriger des enquêtes et d’exercer des poursuites pénales dans le domaine de la lutte contre la fraude aux intérêts financiers de l’UE » et notamment la fraude à la TVA[27].

Enfin, dans le domaine de la défense, 23 États ont signé en novembre 2017 une notification conjointe[28] et l’ont transmise à la Haute Représentante de l’Union pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité. Cette notification constitue la première étape de la mise en place de la coopération structurée permanente, le Conseil devant ensuite adopter une décision établissant cette coopération.

Que le bilan du recours aux coopérations renforcées soit mitigé constitue à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle pour l’Union européenne. Le point négatif renvoie à la vision classique (historique ?) selon laquelle une décision non unanime est un échec, le point positif s’appuie sur le dynamisme et la souplesse du système institutionnel, qui par cet instrument, permet à un nombre réduit d’États de ne pas ralentir le processus d’intégration souhaité par la majorité.

II. Les potentialités d’une différenciation assumée

Le discours politique actuel laisse entrevoir la possibilité d’une nouvelle dynamique dans la construction européenne, dynamique qui prendrait acte de la volonté de certains États d’approfondir l’intégration dans certains domaines, tandis que d’autres ne le souhaiteraient pas. Cette généralisation de la différenciation aurait certains avantages, mais comporterait également des risques non négligeables.

A. Les éventuels avantages d’une différenciation généralisée

D’un point de vue institutionnel, les avantages semblent évidents, le recours à une différenciation généralisée permettant par principe de surmonter les blocages et donc de conférer une plus grande souplesse au fonctionnement du système. Dans la mesure où les fondements et les mécanismes existent déjà, un recours plus large aux coopérations renforcées ou à la coopération structurée permanente dans le domaine de la défense ne nécessiterait pas nécessairement de modifications des traités. Ces derniers mois, le discours politique européen met de plus en plus souvent l’accent sur les aspects positifs du phénomène, comme en témoignent les débats autour de la coopération militaire, Federica Mogherini estimant par exemple que ce nouvel outil va « permettre de développer davantage nos capacités militaires pour renforcer notre autonomie stratégique[29] ». Dans un domaine aussi sensible que celui de la défense, dans lequel les États, au nom de considérations tenant à la souveraineté nationale, ont traditionnellement des réticences à coopérer, la réussite de cette coopération aurait une portée symbolique importante. Au-delà des aspects économiques qui devraient permettre des économies d’échelle pour les industries de la défense, la perspective de mettre en place des projets communs dans le domaine militaire, même s’ils sont limités au départ à des projets de développement concernant le matériel, a une dimension politique certaine. Néanmoins, il faut garder à l’esprit que la sélection des dossiers se faisant à l’unanimité, il sera certainement compliqué de parvenir à des accords entre les 23 États membres de cette coopération…

Plus généralement, et au-delà du domaine militaire, la Commission, dans son livre blanc sur l’avenir de l’Europe[30] envisage un scénario dans lequel la différenciation constitue une piste possible : « Dans un scénario où l’UE-27 continue comme aujourd’hui, mais où certains États membres souhaitent faire plus ensemble, une ou plusieurs « coalitions de pays volontaires » se dégagent pour collaborer dans des domaines politiques spécifiques. Il peut s’agir de politique telle que la défense, la sécurité intérieure, la fiscalité ou les affaires sociales[31] ». Dans la mise en place de ce scénario, le statut des autres États membres ne serait pas modifié, et ceux-ci resteraient libres (comme prévu dans le système actuel des coopérations renforcées) de rejoindre les autres États plus tard. La différenciation resterait donc un processus ouvert. Le livre blanc propose des potentialités éventuelles de réalisation de cette différenciation à l’horizon 2025 en prenant notamment l’exemple de la sécurité et de la justice. Ainsi, la Commission imagine que plusieurs pays pourraient décider de « renforcer la coopération entre les forces de police et les services de renseignement » et s’échanger « toutes les informations dans le cadre de la lutte contre la criminalité organisée et les activités liées au terrorisme[32] ».

Ainsi, la différenciation pourrait contribuer à une relance de l’intégration, avec la condition que le processus d’entraînement se réalise. Mais contrairement au constat qui aurait pu être fait il y a quelques années, il paraît aujourd’hui difficile d’identifier des pays moteurs susceptibles d’entraîner d’autres États dans cette dynamique.

B. Les risques réels d’une différenciation généralisée

Les risques d’un recours étendu aux mécanismes de différenciation sont divers. Celui qui semble le plus évident tient au risque de fragmentation de l’Union. En effet, dans une Union de plus en plus divisée, les différenciations risquent logiquement de renforcer cette tendance, notamment par des crispations de la part des États restés en dehors de ces mécanismes. Au-delà, il est également possible d’estimer que les écarts entre les États risqueraient de se renforcer, tant au niveau économique que politique. Ainsi, dans l’hypothèse de la mise en place d’un budget de la zone euro, il ne serait pas illogique de penser que le budget de l’Union à 27 tendrait à diminuer.

Certains États ont déjà manifesté une forte réticence à la logique de différenciation, par exemple la Pologne, dont le président appelait en mars 2017 « à résister aux tendances séparatistes visant à créer des espèces de clubs au sein de l’Union européenne[33] ».

Un autre risque afférent au recours à une différenciation généralisée tient au renforcement inévitable de la complexité du droit qui en résulterait. Actuellement, le droit de l’Union reste encore peu accessible et insuffisamment lisible pour les citoyens européens et le développement des différenciations risquerait de le rendre totalement inaccessible. Dans la même logique, l’hétérogénéité du droit applicable qui en résulterait générerait une complexité accrue. Ainsi, les superpositions de droits applicables entre un droit commun identique pour l’ensemble des États membres et des coopérations qui se rajoutent pourraient conduire à un réel imbroglio juridique. De plus, en fonction de ces cadres juridiques et de leur application différenciée entre les États, les droits des citoyens seraient susceptibles de varier selon leur État de résidence.

Ainsi, les risques d’un recours généralisé aux mécanismes de différenciation semblent pour l’heure plus nombreux que les avantages. Sur le principe tout d’abord, la différenciation est, il faut le garder à l’esprit, la manifestation de l’échec des États membres à avancer de concert. Cette voie reste un palliatif à l’impossibilité d’une intégration harmonisée et consensuelle résultant soit de la capacité, soit de la volonté de certains États membres. Mais même avec un nombre réduit d’États participant, le succès d’une coopération renforcée n’est pas garanti, comme le montre l’exemple de la taxe sur les transactions financières. La négociation reste toujours un exercice périlleux, notamment sur des sujets aussi sensibles que la fiscalité ou la défense.

Jean Monnet écrivait en 1976 dans ses mémoires « j’ai toujours pensé que l’Europe se ferait dans les crises, et qu’elle serait la somme des solutions qu’on apporterait à ces crises[34] ». La différenciation ne peut pas à elle seule constituer la solution miracle pour sortir des crises et des blocages, mais elle peut être une réponse pragmatique ne dispensant pas pour autant les États d’une volonté politique indispensable à sa réalisation.