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Je voudrais, dans cet article, avancer l’argument selon lequel l’Accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l’Union européenne (UE) peut être considéré comme le modèle d’un nouveau type d’accords commerciaux régionaux ou préférentiels[1]. L’AECG innove sur de nombreux points. Entre autres sur la définition de l’investissement et le mécanisme de règlement des différends investisseur/État, la reconnaissance des qualifications professionnelles, la défense de la culture ou encore les services. La véritable innovation n’est pas là, mais dans le fait que ces accords introduisent la coopération règlementaire internationale dans le corps du texte et mettent en place des mécanismes institutionnels combinant dialogue et discipline commerciale.

Beaucoup de chemin a été parcouru dans la libéralisation des échanges depuis la signature de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) en 1947. Sujet hautement sensible, les réglementations nationales sont aujourd’hui présentées comme l’un des derniers grands obstacles à la libre circulation des produits, des capitaux et même des personnes. Pour ceux qui en défendent l’argument, la mondialisation a gagné tous les domaines de la vie en société et trop souvent, les réglementations s’enchevêtrent, se dédoublent ou, pire, protègent des intérêts établis. Sans doute convient-il de faire la part des choses entre ce qui est légitime et relève de l’ordre du bien commun et ce qui n’est qu’une forme de protectionnisme déguisé, mais l’essentiel n’est pas là. Plus décisive encore que la mondialisation, la révolution dans les technologies de l’information et des communications est aujourd’hui en train de bouleverser en profondeur nos modes de production, nos modes de consommation, nos modes de vie… L’interconnexion, l’organisation en réseaux, la dématérialisation, etc. sont au coeur d’un bouleversement qui n’affecte pas seulement l’organisation du commerce, mais aussi la vision que nous en avons. Il ne suffit plus que les marchés soient ouverts et les conditions d’une concurrence équitable respectées à l’intérieur des frontières ; encore faut-il que les systèmes règlementaires nationaux soient suffisamment interopérables, autant pour assurer la fluidité de ce nouveau commerce qui a surgi avec les nouvelles technologies que pour rapprocher davantage les espaces économiques nationaux les uns des autres.

Nous sommes ici sur un terrain nouveau qui demande des méthodes nouvelles de négociation, mais dont les enjeux aussi sont tout, sauf strictement commerciaux. C’est la particularité de ces nouveaux accords de défricher ce terrain et de proposer de nouveaux cadres institutionnels pour faire avancer ce « dialogue entre régulateurs », pour reprendre une expression utilisée en entrevue par Pascal Lamy[2]. L’AECG en fait partie, à côté de ces mégapartenariats que sont le Partenariat transpacifique, le Partenariat atlantique ou le Partenariat économique régional global. Sa ratification n’est certes pas encore totalement complétée mais il a, contrairement à ces derniers, le mérite d’exister et, plus encore, celui de mettre en place un nouveau cadre de dialogue dans les relations commerciales entre le Canada et l’Union européenne. Je me propose de revenir sur ce nouveau cadre dans les pages qui suivent, mais, d’abord, replaçons l’AECG et ces nouveaux accords dans leur contexte[3].

I. Des accords d’intégration aux accords d’interconnexion

Les règles régissant les accords commerciaux régionaux ont peu changé depuis la signature du GATT en 1947[4]. Faisant preuve d’une grande tolérance à leur endroit, les États membres de l’OMC préfèrent reconnaître leur contribution à la libéralisation des échanges et au développement du commerce international et, par la même occasion, oublier qu’en se multipliant hors du contrôle de l’OMC, ils en minent la légitimité. Toujours est-il qu’en autorisant à l’époque les unions douanières et les zones de libre-échange, les négociateurs souhaitaient satisfaire les pays qui désiraient s’engager dans de grands projets d’intégration régionale sans nuire pour autant à l’esprit d’ouverture ordonnée des marchés qui allait animer les grandes négociations commerciales internationales d’après-guerre. Ainsi, l’article XXIV du GATT, l’un des plus connus avec l’article I, est né d’un compromis somme toute satisfaisant pour tout le monde, et ce même si les accords commerciaux régionaux (ACRs) constituent une exception majeure au principe fondateur du GATT, celui de la nation de la plus favorisée sous sa forme inconditionnelle. L’enchâssement des accords commerciaux dans des projets régionaux d’intégration de grande portée alors paraissait d’autant plus légitime que l’ouverture des marchés en était le socle et que les pays qui s’y étaient engagés l’étaient également au GATT. Et de fait, il y eut au cours de cette première vague d’accords commerciaux ce que l’OMC a appelé dans un rapport récent[5] une forme de « coexistence pacifique » entre multilatéralisme et régionalisme. Ajoutons que la plupart de ces ACRs étaient des unions douanières, ce qui était dans le fond conforme à l’esprit du temps : créer de grands espaces économiques de solidarité. Le grand bouleversement viendra dans les années 1980.

A. L’ALÉNA et les accords de deuxième génération

Le vieux monde de la guerre froide s’effondre alors avec la crise de la dette et l’implosion de l’URSS. Parallèlement, l’État providence est remis en question et avec lui la vision bienveillante d’une intégration positive, autrement dit orientée vers des objectifs politiques. Les politiques publiques prennent alors une autre orientation, tournées de plus en plus vers le secteur privé, la déréglementation et le libre-échange. Sur le plan commercial, deux changements majeurs vont se faire sentir. Premièrement, les pays ne font pas que s’ouvrir à la concurrence internationale ; ils se tournent également vers l’extérieur, avec trois conséquences : (1) l’insertion compétitive dans l’économie mondiale s’impose comme l’une des grandes priorités de politique économique ; (2) l’intégration régionale, jusque-là tournée vers l’intérieur, se délite, notamment là où l’intégration des marchés n’a pas rempli ses promesses ni créé les complémentarités économiques que l’on attendait ; (3) et une fois l’appel du large entendu, disposer d’un accès privilégié, sécuritaire et élargi aux grands marchés, quand ce n’est au principal marché, devient dès lors une contrainte incontournable. D’où un premier changement radical : désormais engagés dans une intégration compétitive à l’économie mondiale, les pays, qu’ils soient en développement ou développés, vont multiplier les appels à la négociation d’accords commerciaux en tout genre, enclenchant ainsi une nouvelle vague d’accords bilatéraux de libre-échange et d’investissement.

Le deuxième changement est de nature différente. Les négociations commerciales multilatérales étaient jusque-là centrées sur l’ouverture des marchés (barrières tarifaires et non tarifaires), plus précisément des biens, de même que sur l’application et l’extension du principe de non-discrimination à la frontière. Avec la mondialisation qui s’impose et s’étend toujours davantage, les préoccupations commerciales changent : la protection des droits des entreprises (investissement et propriété intellectuelle) et la reconnaissance de l’égalité de traitement à l’intérieur des frontières s’imposent dorénavant comme de nouvelles priorités commerciales. Mais d’autres sujets émergent également, comme par exemple le commerce et l’accès aux marchés des services, les marchés publics, les télécommunications, etc. Particulièrement sensibles à tous ces sujets, les États-Unis vont alors relancer leurs partenaires commerciaux et chercher à les engager dans un nouveau cycle de négociations multilatérales non sans se montrer aussi ouverts à des négociations bilatérales. Ils vont ainsi donner une impulsion nouvelle au GATT, cette bicyclette qu’il s’agissait de faire avancer plus vite et d’orienter dans des directions nouvelles. Ce sera le plus ambitieux cycle de négociation jamais entrepris jusque-là, le cycle de l’Uruguay. Loin de s’en tenir à la seule voie multilatérale, ils s’engageront également dans celle fort prometteuse des accords bilatéraux[6], donnant ainsi l’exemple à tous ceux qui étaient tentés de les suivre dans la même voie.

Le modèle de cette nouvelle génération d’ACRs reste incontestablement l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA). Certes, beaucoup d’accords furent signés après lui et par le fait même, ces accords iront toujours plus loin. Malgré tout, l’ALÉNA reste un accord phare. D’abord, il est le premier grand accord – en dehors de celui conclu avant lui par les États-Unis avec le Canada – à inclure des dispositions en phase avec la mondialisation et les demandes des entreprises. On peut évoquer les chapitres consacrés aux marchés publics (ch. 10), à l’investissement (ch. 11), au commerce transfrontalier des services (ch. 12), aux télécommunications (ch. 13), aux services financiers (ch. 14), à la propriété intellectuelle (ch. 17), etc. Il est également le premier grand accord à avoir introduit dans la négociation la méthode de la liste négative, une méthode aujourd’hui largement utilisée tout comme il est le premier à avoir été signé par les États-Unis avec un pays en développement, en l’occurrence le Mexique, de surcroît sur la base de l’égalité de traitement. Enfin, menées parallèlement à celles de l’Uruguay, les négociations de l’ALÉNA pesèrent lourdement sur leur orientation, sur leur contenu et, aussi, il faut bien le dire, sur leur réussite.

Il n’a échappé à personne que l’ALÉNA avec ses institutions de type contractuel et sa conception fort étroite d’une intégration réduite à la constitution d’une zone de libre-échange ne pouvait d’aucune manière être comparé au projet européen et à ceux qui s’en étaient inspirés. On a beaucoup moins souligné, par contre, le fait que l’ALÉNA n’était vraiment plus dans l’esprit de l’article XXIV, encore moins dans la vision que l’on avait jusque-là du régionalisme. Sur la façon dont les négociations ont été menées et les engagements pris, ce qui s’est passé pour l’ALÉNA ressemble à bien des égards à ce qui s’est passé pour le GATT ; il ne s’agit pas à proprement parler d’un accord d’intégration, mais d’un ensemble consolidé d’engagements bilatéraux[7]. Parler dans ce cas d’accord commercial régional est tout à fait exagéré. Certes nous sommes en présence de trois pays voisins, mais pour autant – toutes les études l’ont confirmé par la suite – il n’y a jamais eu d’intégration à trois ; tout au plus, intégration des économies canadienne et mexicaine à celle des États-Unis. Une autre grande différence avec ce qui se passait auparavant doit être soulignée. Enchâssées dans des projets d’intégration, avons-nous dit, les unions douanières et les zones de libre-échange devaient être compatibles avec les règles du GATT. Avec l’ALÉNA et tous les accords qui vont adopter le même modèle, on n’est plus dans le même cas de figure. Ce qui caractérise ces accords c’est que, justement, ils vont plus loin sur le plan des règles comme des engagements que ce que l’on retrouve au niveau multilatéral (OMC+) et que leur finalité était non seulement d’ouvrir de nouveaux chantiers, mais aussi de faire pression tant sur d’éventuels partenaires que sur ceux à l’OMC pour les inciter à s’y engager également. Comme le montre l’enlisement complet du cycle de Doha, cela n’a trompé personne, mais pour autant les ACRs ont continué de proliférer, d’aller toujours plus loin en marge de l’OMC, voire de gagner désormais toutes les régions de la planète. Avant d’y revenir, concluons cette partie par un rapide récapitulatif.

Si l’on reprend la nomenclature introduite par Carreau et Julliard[8], le régionalisme peut être de coopération ou d’intégration. Le régionalisme de coopération est surtout porté après la Guerre par les accords d’association (Association européenne de libre-échange, Association latino-américaine de libre-échange), et le régionalisme d’intégration par les accords de marché commun (Communauté économique européenne, Marché commun centre-américain). Dans le premier cas, les institutions sont de type intergouvernemental et dans le second, de type communautaire. C’est la première ligne du tableau 1. On peut appliquer la même nomenclature aux accords commerciaux de deuxième génération. Les accords d’intégration de type communautaire font toutefois place à des accords de type contractuel, et les accords d’association à des dialogues renforcés, voire à des forums de coopération. Le tableau 1 reprend ces différents modèles.

Tableau 1

Les accords de première et deuxième génération

Les accords de première et deuxième génération

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B. L’Asie entre en scène

La troisième grande vague d’ACRs ne viendra pas d’Europe ou d’Amérique, mais d’Asie. Il n’y a jamais eu beaucoup d’appétence dans cette partie du monde pour les grands projets d’intégration comme en Europe ou en Amérique latine, ni non plus d’ailleurs pour les accords commerciaux « à l’américaine ». Les premiers en raison de leur finalité fédératrice, et les seconds en raison de leur formalisme juridique. Pendant longtemps l’Asie, et tout particulièrement l’Asie de l’Est et du Sud-Est, s’est contentée de cadres de coopération flexibles et dotés d’institutions souples et polymorphes. Toujours est-il que c’est dans ce contexte de régionalisme parfois qualifié d’ouvert, que le commerce intrarégional a pu se développer rapidement au point de représenter pour l’Asie entière 57 p. cent du commerce total en 2015, contre 63 p. cent pour l’Union européenne et 25 p. cent pour l’Amérique du Nord[9]. Ce pourcentage est d’autant plus significatif qu’aux dires de la Banque asiatique de développement, la proximité géographique, culturelle ou économique ne peut seule l’expliquer. Une autre caractéristique de cette partie du monde, du moins l’Asie orientale et sud-orientale, est d’avoir su combiner développement interne et ouverture sur l’extérieur d’un côté et ouverture unilatérale des marchés et régionalisme à la carte de l’autre. Ce régionalisme a pris la forme d’accords bilatéraux de partenariat qui ont suivi de près le développement des chaînes de valeur, leur permettant ainsi de se déployer d’un pays à l’autre et de mettre en place ce modèle de développement qui fait aujourd’hui l’originalité et la réussite de l’Asie de l’Est et du Sud-Est. Une grande part de ce commerce intrarégional est du commerce d’intrants, les pièces et composantes des produits circulant d’un pays à l’autre le long des chaînes de valeur. En témoigne le fait que dans cette partie de l’Asie, les deux tiers des exportations en valeur ajoutée proviennent de l’extérieur.

La « crise asiatique » de 1997-1998 fit prendre conscience aux pays d’Asie non seulement de la faiblesse de leurs institutions régionales, mais aussi du degré élevé d’interdépendance de leurs économies. Jusque-là, l’intégration économique avait surtout été de facto et les accords commerciaux étaient malgré tout peu nombreux. La coopération va alors rapidement gagner l’Asie. D’abord, dans l’urgence sur le plan monétaire, avec l’initiative de Chiang Mai. Mais aussi sur beaucoup d’autres plans, notamment celui du commerce.

En 2000, sur un total de 55 accords commerciaux identifiés par la Banque asiatique de développement (BAD)[10], 39 d’entre eux étaient en vigueur et 16 autres en négociation ou en cours de ratification. Quinze années plus tard, en 2016, la BAD en identifiait 225, soit 147 en vigueur et 78 en négociation ou en cours de ratification. Sur ces 225, 160 étaient des accords bilatéraux et 65 des accords plurilatéraux, et 138 d’entre eux avaient été notifiés à l’OMC[11]. Singapour, la Chine, le Japon, mais aussi la Corée et l’Inde sont particulièrement actifs dans ce domaine. Ainsi, en 2015, Singapour avait 20 accords en vigueur, la Chine et la Corée 16, le Japon et l’Inde 15… Ces accords ciblent les partenaires, dans la région, mais aussi de plus en plus en dehors, et l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) reste le point focal des initiatives régionales. Plusieurs changements ont pourtant commencé à se faire sentir. Deux en particulier. D’abord, en relation avec les chaînes de valeur, une insistance plus grande est mise sur leur cohérence, notamment pour ce qui concerne les règles d’origine et les règlementations nationales. Le nombre d’accords plurilatéraux s’accroît également. Quant aux engagements commerciaux, ils se font plus précis, plus contraignants aussi sur un plan juridique. Ces tendances nouvelles vont dans le sens d’une intégration plus « en profondeur », portée par les chaînes de valeur, mais on peut y voir aussi l’influence des accords de plus en plus nombreux à être signés avec des pays « hors zone ».

Le second changement a trait au délicat équilibre de puissance que les pays de la région étaient parvenus à préserver en dépit des litiges territoriaux et des rivalités historiques. Ceci, on le doit là encore aux réseaux commerciaux et financiers transfrontaliers qui font d’eux des partenaires de raison autant que des concurrents commerciaux, mais aussi à l’ASEAN. Tout en poursuivant la construction de sa propre communauté économique, l’organisation régionale n’a jamais ménagé ses efforts pour promouvoir un régionalisme ouvert et une intégration régionale dont elle n’a cessé d’affirmer qu’elle en était à la fois le moteur, le centre et l’arbitre[12]. Les masques sont peut-être en train de tomber avec la présidence de Xi Jinping : que ce fût à Davos au mois de janvier ou plus récemment lors du sommet des « Nouvelles routes de la soie » tenu à Pékin les 14 et 15 mai 2017, la Chine revendique désormais sans détour non seulement ses ambitions, mais aussi sa vision de l’économie et de la gouvernance mondiale. Plus ferme que jamais en mer de Chine, elle n’hésite plus à affirmer sa prétention à vouloir conclure rapidement les négociations d’un Partenariat économique régional global (en anglais, Regional Comprehensive Economic Partnership, ou RCEP) dont elle en revendique maintenant le leadership.

Rien n’est encore fait. D’autant que l’Inde, l’autre géant d’Asie, ne voit pas les choses ainsi. Mais le projet, s’il est mené à terme, va regrouper les treize pays de l’ASEAN+3 (Chine, Corée du Sud et Japon), auxquels s’ajoutent l’Australie, l’Inde et la Nouvelle-Zélande). Cela représente plus de 3,5 milliards de personnes et environ 30 p. cent du PIB et des exportations mondiales. Les négociations couvrent le commerce des marchandises et des services, l’investissement, la coopération économique et technique, la propriété intellectuelle, la concurrence, le commerce électronique, les télécommunications, le règlement des différends et d’autres sujets qui prennent en compte les particularités régionales, notamment les facilités pour les petites et moyennes entreprises, la construction de capacités, la coopération et le développement. L’objectif est à la fois d’obtenir un accord avancé dans ces différents domaines, de rationaliser les accords dits ASEAN+1. On peut cependant s’attendre à ce que les engagements commerciaux soient beaucoup moins avancés que pour le l’Accord de partenariat transpacifique (TPP) (en anglais, Trans-Pacific Partnership), notamment pour l’accès aux marchés pour les services (notamment financiers), les produits agricoles et alimentaires, et l’harmonisation règlementaire. On a souvent parlé d’une « voie Asean » en matière d’intégration ; vu les nouvelles dynamiques qui se dessinent en Asie depuis le retrait américain du TPP, on peut s’attendre à voir prendre forme un modèle institutionnel sensiblement différent.

C. L’AECG, les partenariats et les accords de troisième génération

Toutes les grandes négociations commerciales d’Après-guerre s’inscrivent dans leur temps et toutes restent marquées autant par le contexte géopolitique de l’époque que par les évolutions de l’économie mondiale. Il n’y a donc rien de particulier à constater que le TPP) soit une grande alliance destinée autant à jeter un pont sur le Pacifique qu’à répondre aux grandes manoeuvres de la Chine en Asie, que le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (T-TIP) (en anglais, Transatlantic Trade and Investment Partnership) soit lui-même la réponse de l’Europe au TPP et à la montée en puissance de la Chine, ou encore que l’AECG réponde pour le Canada au besoin de trouver de nouveaux partenaires après que les États-Unis aient choisi de pivoter vers l’Asie-Pacifique. Les considérations géopolitiques ne font toutefois pas un accord ; elles en expliquent encore moins le contenu et les orientations. Chaque négociation a, bien entendu, sa propre dynamique, mais on ne peut qu’être frappé par la très grande ressemblance au niveau des objectifs comme du contenu entre le TPP, le T-TIP et l’AECG. Deux traits caractérisent ces nouveaux accords :

Premièrement, tout en mettant à niveau les accords déjà existants, ils font de la coopération règlementaire internationale leur enjeu principal. On y retrouve ainsi cinq grandes catégories de dispositions : (1) les dispositions traditionnelles qui touchent à l’accès aux marchés, à l’égalité de traitement et au règlement des différends ; (2) les dispositions que je qualifierais d’ALÉNA+, soit celles que l’on retrouve dans les accords de type ALÉNA, mais en les rehaussant, en les complétant, en les mettant à niveau ou encore en les élargissant à de nouveaux sujets ; (3) les dispositions transversales, comme celles qui touchent au travail, à l’environnement, aux petites et moyennes entreprises ; (4) les dispositions relatives aux règlementations intérieures ; et (5) les exceptions, nombreuses en raison de la généralisation de la méthode de la liste négative.

Deuxièmement, ils introduisent un nouveau cadre institutionnel, le partenariat. Ce n’est pas une formule nouvelle, mais elle était surtout réservée jusque-là aux relations particulières que certains pays ou blocs régionaux souhaitaient entretenir avec d’autres pays, généralement en développement, en transition ou en émergence. Appliquée aux nouvelles négociations, elle permet de croiser coopération et discipline en matière de règlementation et de combiner ainsi deux méthodes de travail différentes, le dialogue renforcé propre aux fora spécialisés comme l’Asia-Pacific Economic Cooperation (APEC) ou le Dialogue transatlantique et l’engagement réciproque propre à la négociation des ACRs.

Comment expliquer ce virage dans la négociation commerciale ? Trois facteurs, me semble-t-il, poussent dans ce sens. Premièrement, beaucoup d’accords, l’ALÉNA en tête, portent l’empreinte de leur temps. Ainsi, quand l’ALÉNA entre en vigueur le 1er janvier 1994, la révolution dans les technologies de l’information et des communications n’en était encore qu’à ses débuts, le web venait à peine de voir le jour et le commerce électronique n’existait pas. Les accords de type ALÉNA couvrent un périmètre très large, mais ils ne sont pas évolutifs. Les plus récents incorporent bien entendu ces nouveautés, mais aussi d’autres règles, d’autres disciplines, tant et si bien que l’ensemble tend à former un patchwork manquant singulièrement d’uniformité, sinon de cohérence. Tout comme en Asie, le même besoin de rationalisation et de mise à niveau se fait ici sentir. Un des traits caractéristiques des nouveaux accords, ce n’est pas qu’ils soient plurilatéraux ou transrégionaux, mais qu’ils regroupent des pays déjà liés pour la plupart par des accords commerciaux.

L’émergence des chaînes de valeur globale (CVG) est un second facteur. La CVG est un concept récent[13]. Jusqu’aux années 1990, le modèle le plus courant d’internationalisation des firmes multinationales consistait à voir dans l’implantation de filiales à l’étranger le moyen le plus simple de contourner les barrières commerciales et de se rapprocher des marchés, d’exploiter directement les ressources naturelles dans des conditions avantageuses, ou encore de gagner en efficacité en délocalisant certaines activités à l’étranger. Destinés d’abord à protéger les multinationales, les accords de type ALÉNA s’inscrivent dans cette dynamique d’internationalisation. Mais, à l’instar de ce qui se passe en Asie, l’internationalisation a changé de modèle, ou du moins, deux modèles se croisent désormais : celui des filiales et celui des chaînes de valeur. Ce dernier accorde une grande place à la circulation des intrants, aux services commerciaux, aux entreprises locales, souvent de taille moyenne sinon petite, aux moyens de communication, etc. Un mot résume cette nouvelle réalité économique : fluidité. Fluidité de circulation transfrontalière le long des CVG, mais également fluidité entre les réseaux. C’est le troisième facteur.

Avec les technologies de l’information et des communications, nous sommes entrés dans un Nouveau Monde, celui de l’interconnexion. L’intégration a profondément marqué les ACRs de première et deuxième génération. C’est un concept fort, combinant les idées de fusion, de concentration et, en fin de compte, d’unité. Le concept fait moins sens aujourd’hui alors que l’économie se développe davantage en réseaux. Ils peuvent être transfrontaliers, à l’image de ces chaînes de valeur qui parcourent les régions, les continents, le monde, mais ils sont surtout désormais hors frontières, et de plus en plus dématérialisés. À l’image de l’internet, auquel le commerce électronique doit son existence et les services commerciaux, nouveau moteur du commerce mondial, son essor. L’harmonisation des règles devient ici un élément clé. Qu’il s’agisse d’établir des normes techniques, macro-prudentielles, sociales, environnementales, etc. communes, reconnues et efficaces, nous sommes au coeur d’un chantier que, sous la pression des changements technologiques, les gouvernements n’ont d’autre choix que de faire avancer. De multiples façons[14], dont celle des accords commerciaux.

II. L’AECG et la coopération règlementaire

Les accords commerciaux ont toujours pour effets, une fois ratifiés, de modifier les législations, réglementations et autres procédures administratives des parties contractantes. Les premières à l’avoir été et à l’être encore aujourd’hui sont celles relatives aux droits de douane, aux conditions d’admission, aux procédures douanières et autres licences d’importation ou d’exportation. D’abord limitées aux marchandises et aux tarifs, les disciplines commerciales ont été étendues aux barrières non tarifaires, puis aux services pour couvrir aujourd’hui la facilitation des échanges[15]. L’élargissement des négociations multilatérales aux barrières non tarifaires a conduit les pays à se pencher sur une très large panoplie de mesures administratives, techniques, juridiques, etc. susceptibles d’affecter le commerce des marchandises. Si certaines d’entre elles sont carrément restrictives, d’autres, beaucoup plus nombreuses, sont légitimes, mais néanmoins susceptibles d’entraîner des coûts pour les opérateurs. Il est très généralement difficile de les distinguer, mais un important travail a été accompli au GATT puis à l’OMC pour mieux définir les procédures, y introduire plus de transparence et les rendre plus prévisibles. Dans la même veine, deux accords majeurs furent conclus lors du cycle de l’Uruguay. Le premier accord, sur les obstacles techniques au commerce (OTC), porte, entre autres, sur l’étiquetage, l’emballage, les procédés et méthodes de fabrication ou encore l’évaluation de la conformité[16]. Quant au second, il porte sur l’application des mesures sanitaires et phytosanitaires (STS) et vise à assurer l’innocuité des produits alimentaires, à protéger la santé des animaux et à préserver les végétaux tout en introduisant plus de cohérence, d’harmonisation, de transparence et de rigueur scientifique. On relèvera d’ailleurs à ce sujet que les gouvernements sont encouragés à recourir aux normes internationales et, dans le cas de l’Accord STS, à s’appuyer sur des évaluations scientifiques, sans obligation toutefois de leur part[17]. Ajoutons que l’extension des négociations commerciales à des domaines nouveaux, notamment les télécommunications, entraîne inévitablement les gouvernements sur le terrain de l’harmonisation et de la neutralité technique.

Les négociations de l’Uruguay et celles de l’ALÉNA ont permis d’ouvrir un autre domaine règlementaire important : celui de la protection des droits des entreprises et des conditions d’opération à l’intérieur des frontières. Les négociations de l’Uruguay ont permis plusieurs avancées dans ce domaine, notamment la conclusion de l’Accord sur la protection des droits de propriété intellectuelle liés au commerce (ADPIC) et de celui sur les services, sans oublier ceux sur l’investissement et les marchés publics, de moindre portée toutefois. Ces accords participent d’une logique différente des précédents puisqu’il s’agit d’établir pour les opérateurs étrangers des conditions adéquates de concurrence à l’entrée comme à l’intérieur des frontières et de leur assurer la plus large protection possible.

D’autres domaines règlementaires comme ce qui touche à l’environnement, au travail, à la culture ou encore à la sécurité financière, n’ont été que très marginalement touchés par les négociations commerciales, du moins dans le cadre de l’OMC, mais, par de là l’extension du périmètre des négociations, il existe une tendance marquée pour introduire non seulement plus de transparence et de cohérence, mais également plus d’uniformité et d’harmonisation dans les pratiques règlementaires[18]. L’harmonisation n’entre pas dans le mandat de l’OMC et le droit de légiférer et de réglementer demeure un droit fondamental, mais les textes n’en encouragent pas moins les États membres à appliquer les normes internationales voire les bonnes pratiques reconnues. Dans ce domaine, de nombreux organismes, y compris privés, existent, mais que ce soit dans le cadre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), des nouveaux accords commerciaux ou encore des accords sectoriels comme l’Accord sur le commerce des services en cours de négociation, on voit se dessiner une volonté de donner une empreinte nouvelle à la coopération en matière de réglementation et par la même occasion de changer de méthode de travail.

J’ai évoqué plus haut les raisons qui poussent les gouvernements à aller dans ce sens, mais il faut prendre aussi la mesure du fait qu’outre les débats sociétaux qu’elle suscite, la coopération en matière de réglementation n’a pas toujours été mise en place dans les bons cadres à l’échelle internationale. Forte pourtant d’une solide expérience en matière de principes et de pratiques normatives, l’OCDE n’a vraiment été saisie de ce dossier qu’au tournant des années 2010. Jusque-là, la coopération règlementaire internationale a surtout été abordée soit sur une base bilatérale, généralement dans le cadre d’un dialogue renforcé comme dans le cas du dialogue transatlantique entre le Canada et l’Union européenne ou entre celle-ci et les États-Unis, avec ses accords-cadres, ses plans d’action et programmes conjoints, ses sommets et rencontres de haut niveau, etc., soit sur une base régionale ou plurilatérale, comme dans le cadre de l’APEC par exemple. Ces structures ont, certes, permis l’échange d’avis et d’informations, voire produit certains accords sectoriels, mais d’une façon générale, l’attention politique qui leur est accordée reste sporadique et peu soutenue, et donc les résultats ont toujours été fort en deçà des attentes. Les ACRs de type ALÉNA prévoient généralement la mise en place de groupes de travail techniques, mais là encore, on est très loin du compte et les structures prévues n’ont jamais vraiment été mises en place. Comment l’AECG aborde-t-il la question ?

A. La coopération règlementaire

L’AECG aborde la coopération règlementaire à plusieurs endroits du texte, mais plus spécifiquement dans deux chapitres : le chapitre 12 traite de la réglementation intérieure et le chapitre 21 de la coopération en matière de développement[19]. Le chapitre 26, consacré aux dispositions administratives et institutionnelles, énumère et précise la liste et mandat des comités spécialisés, dont le Comité de gestion mixte pour les mesures sanitaires et phytosanitaires, le Forum de coopération en matière de réglementation, le Comité des indications géographiques, etc. (art. 26.2).

Le chapitre 12 porte sur les procédures et les exigences en matière de délivrance de licences et de qualifications nécessaires pour offrir un service ou toute autre activité économique. Il vise à faire en sorte que les procédures et obligations soient 1) claires et transparentes, 2) objectives, 3) établies d’avance et accessibles au public, et 4) « qu’elles ne compliquent pas ni ne retardent de façon indue la fourniture d’un service ou l’exercice de toute autre activité économique. » (art. 12.3.7). Des mécanismes sont également prévus pour procéder en cas de litige à un examen rapide des mesures prises.

Le chapitre 21 porte sur la coopération en matière de règlementation. Le gouvernement du Canada et la Commission européenne étaient convenus lors du Sommet tenu à Ottawa en mars 2004 de sortir du cadre traditionnel des relations commerciales et d’aborder de nouveaux domaines, dont la coopération règlementaire, dans l’objectif de faciliter le commerce et l’investissement. Un nouveau cadre avait alors été adopté pour un Accord de renforcement du commerce et de l’investissement (ARCI). Il était notamment prévu de mettre en place un « Cadre relatif à la coopération en matière de réglementation et à la transparence » en vue de promouvoir la coopération bilatérale en matière de réglementation, de favoriser les bonnes pratiques de réglementation et de donner à un Comité de coopération règlementaire le mandat de superviser un programme de travail portant sur des initiatives sectorielles. Des négociations vont être amorcées et lors du sommet de Berlin de 2007, les dirigeants vont inviter « les autorités de réglementation de l’UE et du Canada à renforcer la compatibilité et la convergence règlementaires en prenant en considération les mesures de chacun avant d’adopter des approches uniques. » Ils vont également à s’engager à conclure « dès que possible un accord de coopération en matière de réglementation ». Les objectifs restaient cependant assez flous, la démarche privilégiait la prise de connaissance mutuelle et le partage d’informations. La volonté politique n’était toutefois pas vraiment là et les négociations de l’ARCI furent finalement interrompues. Les négociations de l’AECG, officiellement lancées le 6 mai 2009 lors du Sommet de Prague, participent du même objectif d’élargir le champ des négociations aux réglementations et de les rendre compatibles.

Quatre objectifs spécifiques se trouvent définis dans le chapitre 21 : (1) « contribuer à la protection de la vie, de la santé ou de la sécurité des personnes, de la vie ou de la santé des animaux ou à la préservation des végétaux et à la protection de l’environnement » […] ; (2) « instaurer la confiance, approfondir la compréhension réciproque de la gouvernance règlementaire et tirer parti de l’expertise et des points de vue respectifs » […] ; (3) « faciliter le commerce et l’investissement bilatéraux » […] ; et (4) contribuer à l’amélioration de la compétitivité et de l’efficacité de l’industrie. Plus précisément, il s’agit (1) de « prévenir et éliminer les obstacles inutiles au commerce et à l’investissement », (2) « d’améliorer les conditions de la compétitivité et de l’innovation, y compris en cherchant à assurer la compatibilité, la reconnaissance d’équivalence et la convergence des réglementations » ; (3) de « promouvoir des processus règlementaires transparents, efficients et efficaces qui appuient les objectifs de la politique publique et permettent aux organismes règlementaires de remplir leur mandat, y compris par la promotion de l’échange d’informations et d’une meilleure utilisation des pratiques exemplaires » (art. 21.2.4.).

Sur le plan des principes, le texte de l’accord fait preuve d’une très grande souplesse. Les parties reconnaissent l’utilité de la coopération, « s’engagent à assurer des niveaux élevés de protection de la vie et de la santé des personnes et des animaux, de préservation des végétaux et de protection de l’environnement » (art. 21.2.2), s’engagent « à développer davantage leur coopération en matière de réglementation en tenant compte de leur intérêt mutuel » (art. 21.2.4.), entreprennent des activités de coopération sur une base volontaire, ne sont pas tenues d’y participer et peuvent refuser ou cesser de coopérer. Trois principes se trouvent cependant affirmés : le droit souverain des parties de légiférer et de réglementer[20], le haut niveau de qualité recherché en matière de réglementation et la liberté de choix en matière de participation aux activités de coopération, lesquelles sont définies d’un commun accord[21]. On notera toutefois qu’en cas de refus, les parties doivent motiver leur décision.

Sur le plan de la méthode ensuite, le but n’est pas tant de rechercher l’harmonisation que de rendre les réglementations compatibles, de favoriser leur convergence et de faciliter ainsi le commerce. L’article 21.4 définit ainsi dix-neuf types d’activités allant de la discussion et de la consultation à des actions conjointes en passant par l’échange d’informations, y compris sur des projets de réglementation, la collecte de données et des évaluations, la comparaison des pratiques et méthodes, etc. Deux éléments ressortent ici clairement. D’une part, on cherche à introduire des critères de scientificité dans l’évaluation tant des méthodes que des pratiques en matière de réglementation[22]. Et d’autre part, il ne s’agit pas simplement de procéder à cette évaluation de manière rétroactive, mais de favoriser également la coopération bilatérale dès le début de l’élaboration de nouvelles mesures de manière à pouvoir « échanger des informations sur les actions, les mesures ou les modifications règlementaires envisagées au stade le plus précoce possible » (art. 21.4.f.).

Enfin, il est prévu de mettre sur pied un Forum de coopération en matière de réglementation (FCR) « en vue de faciliter et de promouvoir la coopération en matière de réglementation » (art. 21.6)[23]. Il doit remplir quatre fonctions : (1) offrir un cadre de discussion sur les questions d’intérêt commun ; (2) aider les régulateurs à identifier des partenaires potentiels et leur offrir les outils appropriés ; (3) procéder à l’examen des initiatives prévues ou en cours en matière de réglementation « qu’une Partie considère comme pouvant donner lieu à la coopération » ; et (4) encourager le développement d’activités de coopération bilatérale et examiner les progrès, les réalisations et les pratiques exemplaires dans différents domaines. Le FCR est coprésidé par des représentants de haut-niveau ayant rang[24] de sous-ministre pour le Canada et de directeur général pour la Commission européenne. Il relève du Comité mixte qui en supervise les travaux.

B. Question de méthode…

La réciprocité est avec l’égalité de traitement la pierre angulaire du système commercial moderne. La coopération règlementaire internationale n’entre pas à proprement parler dans ce cadre. Les réglementations, comme toute institution, ont leur histoire et ne sont pas faciles à changer. Encore moins à rapprocher quand les principes qui les fondent et les choix collectifs qui en sont à l’origine sont différents. Les différences s’enracinent dans l’histoire, la politique et les valeurs. À bien des égards le protectionnisme qu’on peut y déceler, les différences de méthode qui peuvent exister entre les systèmes règlementaires, ne sont que la pointe de l’iceberg. Certes, un travail de « nettoyage » et de rapprochement se justifie, mais en même temps comment faire la part des choses entre ce qui relève du protectionnisme et ce qui relève de l’intérêt collectif ? Entre ce qui relève de méthodes différentes et ce qui relève de valeurs différentes ? Ainsi en est-il du principe de précaution ou des dénominations géographiques reconnus en Europe communautaire, mais pas au Canada. Le dialogue, la compréhension des différences et l’échange d’informations constituent une étape incontournable, mais en même temps, comment la dépasser et progresser sur le sentier de la convergence règlementaire [25]? Il n’existe pas route unique et dans le cas de l’AECG[26], nous en sommes encore au stade exploratoire et comme le montre la très grande variété des méthodes retenues, toutes les options sont ouvertes. On peut néanmoins faire quatre observations.

Premièrement, la voie choisie est celle de la coopération, du dialogue et de la transparence. Le Forum de coopération en matière de réglementation n’a pas de compétence décisionnelle. Mais ses avis et recommandations vont compter et, en remontant au Comité mixte, devenir décisionnels s’ils sont acceptés par les deux parties[27]. Les avis et évaluations demandés par l’une des deux parties sur des réglementations annoncées ou en gestation ne seront pas non plus sans avoir des conséquences sur le cadre à l’intérieur duquel pourront être définies les futures réglementations.

Deuxièmement, le dialogue coopératif n’est pas limité aux seules agences responsables de la réglementation et de la régulation ; il est étendu aux « entités privées ». L’expression couvre les parties intéressées et notamment les représentants des milieux d’affaires, des milieux universitaires, des organisations non gouvernementales et des organisations spécialisées. Cette ouverture traduit une tendance nouvelle dans le domaine de la coopération règlementaire. Non seulement les organisations techniques spécialisées, privées ou non, sont-elles de plus en plus impliquées quand il s’agit de définir des normes et des standards, mais on constate également une collaboration de plus en plus étroite entre les agences gouvernementales et les acteurs privés, experts ou non[28].

Troisièmement, toujours difficile à atteindre, l’harmonisation règlementaire n’est plus nécessairement recherchée, les milieux d’affaires ne montrant d’ailleurs à son endroit qu’un intérêt modéré. Le texte de l'accord parle plutôt de compatibilité, de reconnaissance d’équivalences, de convergence, ou encore de reconnaissance des évaluations de conformité[29]. Ces méthodes offrent une plus grande souplesse et permettent de mettre les systèmes règlementaires en interopérabilité sans buter sur l’obstacle des pratiques établies par les agences nationales.

Quatrièmement, les objectifs visés sont d’abord commerciaux. Il s’agit, entre autres, de « prévenir et d’éliminer les obstacles inutiles au commerce et à l’investissement », d’« améliorer les conditions de la compétitivité et de l’innovation » et de « promouvoir des processus règlementaires transparents, efficients et efficaces ». On peut se demander toutefois si en lui confiant un mandat très large et en associant les entités privées à son fonctionnement, le FRC ne pourrait pas permettre d’aborder plus efficacement les questions sociétales comme l’environnement, le travail, le développement durable, la culture, etc. Même si elles font l’objet de chapitres particuliers dans l’AECG comme dans de nombreux autres accords commerciaux[30], leur inclusion dans les accords fait toujours débat et les résultats ne satisfont personne. Le FCR pourrait offrir l’opportunité d’élargir le débat sur les normes du travail, environnementales ou autres en le déplaçant du champ restrictif des disciplines commerciales vers celui plus constructif de la coopération règlementaire.

C. Coopération ou cohérence règlementaire ?

La façon dont va fonctionner le Forum de coopération reste encore obscure[31], mais les deux parties ont pris le parti de faire de la coopération règlementaire un trait caractéristique de l’AECG et de mettre en place un mécanisme institutionnel particulier pour rapprocher les règlementations, actuelles ou futures, et ainsi faciliter les échanges commerciaux entre les deux rives de l’Atlantique. Je voudrais pour conclure cette partie comparer brièvement le texte de l’AECG et celui du TPP. La coopération par le dialogue, en effet, est une voie possible ; la cohérence règlementaire en est une autre. Privilégiée par les États-Unis, c’est celle qui a été retenue par les négociateurs du TPP. Elle est précisée dans le chapitre 25 du texte de l’accord intitulé en français : Cohérence en matière de règlementation.

On notera tout d’abord que le texte est beaucoup plus précis que celui de l’AECG, surtout au niveau des définitions. La cohérence règlementaire est ainsi définie : « la cohérence en matière de règlementation concerne l’application de bonnes pratiques de règlementation durant la planification, la conception, l’adoption, la mise en oeuvre et l’examen des mesures règlementaires, afin de faciliter l’atteinte des objectifs des politiques nationales, ainsi que dans le cadre d’initiatives intergouvernementales visant à accroître la coopération en matière de réglementation dans le but de faire avancer ces objectifs et de stimuler le commerce et l’investissement internationaux, la croissance économique et la création d’emplois » (art. 25.2). Ou encore, une mesure règlementaire « désigne une mesure d’application générale se rapportant à toute question visée par le présent accord, qui est adoptée par un organisme de réglementation et à laquelle il est obligatoire de se conformer » (art. 25.1).

La cohérence règlementaire se fait à deux niveaux : à l’interne, les parties contractantes sont invitées à se doter, si ce n’est le cas, de processus et mécanismes de coordination entre les agences règlementaire ; à l’externe, les parties ces processus et mécanismes devraient de façon générale réunir des caractéristiques essentielles faisant en sorte qu’il soit possible a) d’examiner les projets de mesures règlementaires, b) de renforcer la coordination et la consultation entre les organismes nationaux, c) de formuler des recommandations en vue d’apporter des améliorations systémiques à la réglementation, et d) de rendre publiquement compte des mesures règlementaires ayant fait l’objet d’un examen, de toute proposition d’amélioration systémique à la réglementation, et des mises à jour sur les changements apportés […] (art. 25.4.2). Les parties sont également invitées à encourager les organismes de réglementation compétents, conformément à ses lois et règlements, à mener des études d’impact de la réglementation au cours de l’élaboration de projets de mesures règlementaires visées, dont l’impact économique (art. 25.5). Elles sont également invitées à faire preuve de clarté, de concision et de cohérence dans la rédaction des réglementations et de transparence de publicité dans leur mise en oeuvre.

Un comité sur la cohérence en matière règlementaire est également créé. Composé de représentants gouvernementaux, le comité pilote les activités coopération, lesquelles peuvent consister en des échanges de renseignement, des dialogues ou réunions entre les Parties ou avec des parties intéressées, des programmes de formation, des rencontres de coordination entre les agences chargées de la réglementation, des examens des dispositions prises ou de mise en oeuvre, etc.

Enfin, on notera pour finir que les parties « affirment l’importance […] du droit souverain de chacune des parties de déterminer ses priorités en matière de réglementation et d’établir et de mettre en oeuvre des mesures règlementaires pour répondre à ces priorités au niveau que cette partie estime approprié (art. 25.2.b) », mais doivent malgré tout rendre compte au comité et notamment lui fournir les renseignements relatifs à a) la coordination des agences de réglementation et à l’examen des mesures visées, b) aux études d’impact réalisées par les agences, c) à la publication et à l’accessibilité des mesures, d) l’examen des mesures visées, et e) à la fourniture au public des renseignements relatifs aux mesures projetées. Par contre, aucune des parties ne peut recourir au mécanisme de règlement des différends (art. 25.11).

À bien des égards, la démarche et la procédure projetées dans le TPP ressemblent à celles mises en place aux États-Unis sous la présidence d’Obama : meilleure coordination des agences et coopération plus étroite entre ces dernières ainsi qu’avec leurs vis-à-vis à l’international, prise en compte des incidences des réglementations sur le commerce et la compétitivité internationale des entreprises, études d’impacts des réglementations existantes et, surtout, envisagées, application des principes de transparence, de clarté et de prévisibilité aux mesures règlementaires, etc. Le mécanisme du TPP est aussi plus contraignant que le mécanisme AECG. Certes, le recours au mécanisme de règlement des différends est écarté, mais il y a tout lieu de penser qu’il ne s’agit là que d’une mesure temporaire et que, une fois le principe de la cohérence règlementaire mieux accepté, ce recours soit inclus dans les futurs accords américains. Enfin, la démarche coopérative est beaucoup plus procédurière pour le TPP que l’AECG. Elle laisse peu de marge de manoeuvre aux Parties une fois déterminées et rendues publiquement accessibles les mesures règlementaires visées par la coopération intergouvernementale.

***

Beaucoup de critiques ont été formulées à l’encontre de l’AECG, notamment à propos du mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États. Des améliorations substantielles ont été apportées au texte de l’accord, mais le processus de ratification, déjà long et difficile, n’est pas encore complété. En me concentrant sur la coopération règlementaire, j’ai surtout voulu attirer l’attention du lecteur sur ce qui me paraît être l’aspect le plus novateur de l’Accord. Non seulement elle y occupe une place centrale, et dans ce sens l’AECG s’inscrit de plain-pied dans son temps, mais surtout elle y est abordée dans une perspective de dialogue.

Notre époque est marquée du sceau de l’interconnexion. Les technologies de l’information et des communications, en mettant le monde en réseaux, bouleversent nos modes de production, de consommation et de vie et poussent en conséquence nos institutions à s’y adapter. L’interopérabilité des systèmes règlementaires est devenue un enjeu majeur. L’OCDE en a été saisie, mais également d’autres organisations internationales et, depuis le tournant de la décennie actuelle, les accords commerciaux. L’AECG participe de cette transformation. La coopération règlementaire y fait l’objet de deux chapitres particuliers, mais elle lui est aussi transversale. Un Forum de coopération en matière de règlementation a aussi été institué.

Cette structure institutionnelle, d’un type nouveau, est très différente de celle que l’on retrouve dans le TPP. Elle n’a pas tant pour objet de favoriser la cohérence règlementaire que d’introduire un dialogue inclusif autour de cette cohérence et de la mise en place de mécanismes de concertation, de reconnaissance mutuelle et de convergence normative. L’AECG est un accord évolutif. Le texte de l’accord le prévoit explicitement. Qui décidera toutefois des évolutions futures de l’Accord ? Le texte de l’accord donne toutefois au Forum un mandat suffisamment large tout comme il prévoit une large participation des « entités privées » pour que celui-ci y joue un rôle important. Il s’agit d’une opportunité qui mérite d’être saisie si l’on ne veut pas que le dialogue soit à sens unique, autrement dit en faveur du monde des affaires, ni que la coopération règlementaire ne soit engagée que dans une seule voie, celle de la convergence commerciale.