Corps de l’article

Introduction

La certification des designers professionnels repose, en général, sur deux productions prescrites, en fin de cycle préparant aux diplômes valant grade de Master : la conduite d’un projet de design et la rédaction d’un « mémoire ». D’un côté, avec le projet, les étudiants mènent une activité de conception caractérisée par des tâches fondées sur l’élaboration d’états de représentation du modèle de l’artefact à concevoir (Lebahar, 2007). Ce sont des images opératives qui informent sur le modèle et ses caractéristiques. De l’autre, ils élaborent un texte appelé « mémoire », généralement situé en amont du projet de design, mais concomitant à la phase d’analyse du problème de conception (Darses, Détienne & Visser, 2001).

La rédaction du « mémoire », prescrite par les référentiels de formation (Tortochot & Lebahar, 2008), est un « allant de soi » institutionnel (Crinon & Guigue, 2006). Cette prescription peut toutefois interroger quand elle s’adresse à des étudiants qui privilégient habituellement d’autres moyens d’expression que l’écrit, comme le dessin ou la maquette, par exemple. Aussi, observer le fonctionnement cognitif et symbolique subjectif des étudiants qui répondent à cette prescription ainsi que certains aspects opérationnels de ces réponses (Lebahar, 2009, p.70) permettent de cerner en partie le rôle de la rédaction du mémoire dans le développement de la compétence de conception. En ce sens, cet article cherche à répondre à une double question. La première est centrée sur les sujets qui apprennent : la rédaction d’un mémoire participe-t-elle l’activité de conception des étudiants ou l’empêche-t-elle ? La seconde met en regard les pratiques enseignées et celles qui sont mises en oeuvre en situation professionnelle : si l’exercice imposé du mémoire permet le développement de la compétence de conception, contribue-t-il au renouvellement des pratiques (Crinon & Guigue, 2006, p. 120) et, a fortiori, aux mutations des situations professionnelles (Mayen, 2012) ? La tentative de réponse proposée par cet article s’inscrit en prolongement des travaux menés sur les situations d’apprentissage de l’activité de conception selon une approche pluridisciplinaire de la cognition et de l’action (Lebahar, 2007 ; Moineau, 2016 ; Moineau & Tortochot, 2019). Il est construit en quatre parties.

Tout d’abord, il tente de montrer en quoi l’état de la littérature sur le sujet est assez large, pluridisciplinaire tout en étant convergent sur un point : l’écrit réflexif facilite les apprentissages dans une interaction sociale, mais jusqu’où et pourquoi faire ? La théorie de l’activité, celle des champs conceptuels, les approches de la didactique professionnelle qui en découle, et de la linguistique, sont mobilisées pour tenter de cerner les enjeux de l’écrit, considéré comme genre de « texte opératif » (Narváez, 2015) dans une formation professionnelle. La deuxième partie propose un cadre méthodologique pluriel, issu des réflexions théoriques mobilisées. Il est construit sur les travaux menés tant en psychologie clinique de l’activité qu’en linguistique ou en didactique professionnelle. Ces croisements n’ont de sens que parce qu’ils proposent de regarder un même objet, le « mémoire » avec des outils complémentaires. Ainsi, deux observations ont été conduites dans deux formations au design. Il s’agit, d’une part, d’une École Supérieure d’Art et de Design (ESADSE) et, d’autre part, d’une formation au Diplôme supérieur en Arts appliqués (DSAA). La première analyse est celle des prescriptions curriculaires des deux formations. Elle permet de mieux saisir la superposition impensée de deux « projets », celui du mémoire et celui de la création-conception. Cette superposition conditionne les interactions des étudiants avec des sources de connaissances externes (collectes et analyses documentaires, dialogues avec d’autres sujets et formes diverses d’énonciation, états de représentation) et avec des artefacts intermédiaires (productions graphiques, maquettes, vidéos, expérimentations plastiques, etc.) produits en même temps que le mémoire. La seconde analyse porte sur les discours des étudiants interrogés sur les traces de l’activité de rédaction, elle-même analysée avec des outils psycho-sémiologiques (Lebahar, 2007). Ces derniers délivrent des informations précieuses sur la compétence de conception qu’ils développent. La troisième partie de ce papier présente quelques résultats significatifs structurés à partir de l’analyse curriculaire. La confusion qui règne dans la prescription ouvre dans les faits de nombreuses possibilités d’écriture, de genres de textes variés. De fait, les étudiants s’emparent de stratégies opportunistes pour avancer tant du côté de la rédaction, malgré les empêchements, que du côté de la conception dès lors que le mémoire devient un outil de la conception, un texte opératif, instrument d’un processus réflexif complexe conduisant implicitement à questionner la profession.La dernière partie discute les résultats du point de vue des enjeux théoriques énoncés. Elle met en avant comment les états de représentation se nourrissent des métaconnaissances acquises durant la tâche de rédaction qui engage elle-même des tâches de conception permettant de produire des connaissances.

Cette partie montre également comment une compétence particulière de recherche, propre au designer en apprentissage, se construit. Enfin, elle met en évidence la forte tentation de « création isolée » offerte par le « mémoire », c’est-à-dire une activité déconnectée de l’activité de conception, parallèle à l’augmentation simultanée de la compétence de conception, engendrée par l’activité d’écriture, ce que Clot et Prot (2003) appellent la « discordance créatrice ».

Interagir avec les connaissances, produire des savoirs et des types de discours pour concevoir et apprendre à concevoir

Situations, dispositifs pour apprendre à concevoir

Les étudiants en design sont placés en situation d’apprentissage d’une activité professionnelle visant à concevoir des modèles d’artefacts (produits, graphisme, aménagements d’espace, etc.) ne résultant pas de modèles existants. Ils font avec un ensemble d’indices et de circonstances sociales, techniques, émotionnelles, etc. (Lebahar, 2007, p. 28), c’est-à-dire avec une situation complexe d’interactions (Figure 1) conditionnée par les tâches conçues par des enseignants à partir d’une prescription curriculaire, autre « caractéristique agissante » de la situation (Pastré, Mayen, & Vergnaud, 2006).

Figure 1

La situation complexe d’apprentissage de la conception d’après Lebahar (2007) et Tortochot (2012)

La situation complexe d’apprentissage de la conception d’après Lebahar (2007) et Tortochot (2012)

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Les étudiants co-agissent avec la situation. Ils agissent sur elle, la transforment, la redéfinissent, la modifient (Mayen, 2012), en planifiant la tâche, en dialoguant, en énonçant, explicitant, etc.

Apprendre à donner sens et forme : les états de représentation et les images opératives

D’une part, le sujet-concepteur est producteur de sens par des formes d’énoncés non-linguistiques : des représentations fondées sur des images opératives (Ochanine, 2016) qui, par fonction régulatrice, évoluent d’un état initial vers un état final au gré de la tâche de conception (interaction 2 dans la figure 1). D’autre part, il développe des concepts pragmatiques à l’aide de ces images qui rendent compte des caractéristiques importantes d’un objet, et simultanément, des actions que l’opérateur humain doit réaliser sur l’objet. Les images opératives complètent, s’opposent à, ou dialoguent avec, les concepts scientifiques (Vergnaud, 2008) parce qu’elles permettent à son auteur, grâce à des systèmes de classification et à des schèmes mentaux, de sélectionner, de référencer, de combiner, d’informer. La rédaction d’un mémoire est prescrite à la croisée des concepts scientifiques et concepts pragmatiques interagissant dans une situation d’apprentissage : comment concilier les savoirs collectés (interactions 1, 3, 4 et 6 dans la figure 1), la production de connaissances nécessaires à la conception, et l’élaboration d’états de représentation adaptés à la situation de conception ?

Le mémoire : un écrit en situation d’apprentissage de l’activité de conception

En tant qu’exercice, la production d’écrit est un « allant de soi » institutionnel souvent étudié pour la formation des enseignants (Crinon & Guigue, 2006).

Certaines recherches se sont toutefois intéressées à d’autres métiers : les rédacteurs publicitaires (Equoy Hutin, 2012) ou les ingénieurs qui rédigent un écrit tout à la fois personnel, professionnel et institutionnel (Gonnin-Bolo & Lemaître, 2005), qui participe à la construction des identités professionnelles (Wittorski, 2003), mais aussi à la certification de futurs professionnels. Il en ressort que les mémoires contribuent au développement psychologique, aux apprentissages, dans une interaction sociale. Ce sont des genres des textes, des « unités communicatives globales », hétérogènes, articulées à un « agir langagier » et en perpétuelle extension, réorganisation de types de discours (Bronckart, 2004). Rédiger un mémoire permet au « sujet » de mettre en oeuvre des « raisonnements » (Ibid, pp. 106-107) par l’énonciation, la planification des unités linguistiques, ou des « segments » de texte, la production et la modification de types de discours qui, parfois, « violent les conventions […], intègrent différents univers culturels, mettent en scène le sujet comme individu » (Rinck, 2011, p. 86). Par exemple, les futurs publicitaires enchevêtrent par réitération, des pratiques d’écritures et de lectures (Equoy Hutin, 2012). Il faut retenir surtout qu’ils produisent une forme de « discordance créatrice » en alternant les mots du métier et ceux des référentiels du diplôme (Clot & Prot, 2003). Les auteurs qui regardent le processus de validation des acquis de l’expérience (VAE) entendent la discordance créatrice comme une dynamique créée entre le travail réalisé par un sujet en tant que professionnel et le référentiel de formation qui décrit les activités de sa profession et les différents savoirs en jeux. Clot et Pro mettent en lumière le potentiel de développement que recèlent ces savoirs identifiés et formalisés par le sujet.

Le mémoire comme genre de texte opératif

Faire rédiger un mémoire à un futur professionnel de la conception, reviendrait à accepter l’idée que, par « discordance créatrice », la « vérité » des connaissances de la (ou sur la) profession du design, est négociable par des non encor professionnels parce que réorganisée, réexplicitée par eux pour la profession (Hofstetter & Schneuwly, 2009). Selon les formations, de multiples objectifs sont assignés à cet exercice. Le mémoire « est ordonné à une visée d’intelligence et d’intelligibilité de l’action et non à une visée de production et du cumul des connaissances » (Rochex, 2003, p. 103). Il s’agit d’un « support de problématisation en actes » (Gonnin-Bolo & Lemaître, 2005), c’est-à-dire autant le support que le produit d’un processus réflexif raisonné sur une pratique en situation. La problématisation peut, selon les formations, concerner la pratique en elle-même ou l’identification et la caractérisation d’un « problème » ou d’une situation que le futur professionnel doit traiter. Par exemple, l’approche fonctionnelle de la traductologie appliquée à la communication publicitaire conduit à distinguer plusieurs genres de texte caractéristiques d’une démarche conjointe d’écriture et de conception (Narváez, 2015) : les textes informatifs, expressifs et opératifs. Le texte opératif a une forte valeur incitative et pointe un destinataire identifié et un objectif marqué par les effets recherchés du texte source (Ibid., pp. 37-38). Textes opératifs et images opératives se rejoignent en qu’ils ont une fonction régulatrice : ils contribuent à la conceptualisation scientifique et pragmatique dans l’action.

Questions et hypothèses

En ce sens, cet article cherche à répondre à une question à deux entrées. La première est centrée sur les sujets qui apprennent : la rédaction d’un mémoire contribue-t-elle, par sa fonction régulatrice, à développer l’activité de conception des étudiants ou l’empêche-t-elle ? La seconde regarde plus généralement les pratiques enseignées et celles qui sont mises en oeuvre en situation professionnelle : si l’exercice imposé du mémoire permet le développement de la compétence de conception, participe-t-il au renouvellement des pratiques (Crinon & Guigue, 2006, p. 120) et, a fortiori, aux mutations des situations professionnelles (Mayen, 2012) ? La première hypothèse serait que la prescription du mémoire affecte l’activité de conception des étudiants. La seconde hypothèse serait que la rédaction d’un mémoire participerait à la caractérisation de la situation complexe de conception par le développement de la dimension opérative du genre de texte, tout comme les états de représentation du projet développent la dimension opérative des images du projet.

Méthodologie : de l’analyse de la prescription curriculaire du mémoire à la compréhension du fonctionnement cognitif et symbolique subjectif des étudiants

Cette étude a pour finalité de renforcer les connaissances sur l’apprentissage de l’activité de conception par une meilleure compréhension de la manière dont une prescription de « mémoire » pensée et mise en oeuvre influence cet apprentissage, ce qu’il lui apporte, en quoi il l’enrichit. Pour y parvenir, l’approche, construite en deux temps, est de type qualitatif. Le premier temps est consacré à une comparaison curriculaire des prescriptions de deux formations. Le second temps porte sur une analyse sémio-cognitive des discours des étudiants sur la tâche d’écriture du mémoire des deux terrains d’apprentissage observés.

L’analyse curriculaire par comparaison de deux textes prescripteurs

Il s’agit de comprendre ce qui est en jeu dans les textes prescripteurs : ce qui est écrit qui précise l’attendu d’un mémoire dans l’apprentissage de l’activité de conception et ce que font les étudiants et ce qu’ils en disent a posteriori. Du point de vue de la didactique professionnelle, il s’agit de tenter de comprendre comment les savoirs circulent, à travers les prescriptions, entre situations professionnelles et situations d’apprentissage et comment les champs de savoirs sont conceptualisés (Vergnaud, 2008).

L’analyse de l’activité de rédaction et de conception des étudiants en design

Pour prolonger cette approche curriculaire, la suite de l’étude s’appuie sur une analyse de type sémio-cognitive comme approche pluridisciplinaire de la cognition et de l’action (Lebahar, 2009). Il s’agit d’observer le fonctionnement cognitif et symbolique subjectif des étudiants qui répondent aux prescriptions analysées ainsi que certains aspects opérationnels des réponses formulées. L’analyse porte sur des verbalisations recueillies lors d’entretiens et sur leur mise en regard des traces de l’activité, de supports de présentation du travail réalisé ainsi que des mémoires eux-mêmes. Le but est de regarder ce qui est en jeu dans l’activité propre aux situations d’enseignement-apprentissage du design dont les fondements n’ont pas été clairement posés encore aujourd’hui (notamment dans la littérature scientifique francophone). Les discours des étudiants informent sur les tâches déjà réalisées ou en cours de réalisation et sur les interactions avec les enseignants. Par ailleurs, la linguistique vient outiller les analyses textuelles (genres de texte, énonciation, contenus discursifs) afin de saisir ce qui est en jeu dans les modes opératoires de l’écrit et qui permettrait de comprendre le processus de développement cognitif et comportemental du futur designer quand il rédige un mémoire (Rinck & Sitri, 2012).

La tâche de rédaction

La première partie de l’observation a été menée pendant la rédaction d’un mémoire alors que les étudiants doivent simultanément concevoir un projet de design de fin d’études (il s’agit des étudiants de l’école d’art dont les initiales sont ED, JM, MJ, JBB). Cette observation permet de déceler si oui ou non la caractéristique agissante de la prescription du mémoire affecte l’activité de conception des étudiants alors que ce projet est considéré comme l’aboutissement de leurs années de formation.

Le retour réflexif sur la tâche de rédaction

La seconde partie de l’observation a été menée auprès d’étudiants en DSAA (MR et JH) à l’issue de la rédaction puis de la soutenance de leur mémoire et de la présentation de leur projet de fin d’études. Ce second point de vue permet de regarder comment la tâche de rédaction est perçue a posteriori par ces étudiants, au sein d’un apprentissage de l’activité de conception jalonnée de périodes de formation en entreprises – autre singularité de cette deuxième observation. Les questions qui ont été posées aux étudiants des deux formations portaient sur la façon dont ils ont vécu cette expérience d’écriture. Quels liens ont-ils tissés, ou non, entre leur activité de création-conception dans le cadre de leur projet de fin d’études et leur activité de rédaction du mémoire ? Quelles compétences ont-ils jugé avoir développées dans le cadre de cette expérience ?

Résultats

Les prescriptions curriculaires du mémoire dans les deux formations : ajouter du projet au projet

Dans le cadre général des curriculums de formations en design, si la certification professionnelle s’appuie sur un mémoire et un projet de design, la part de l’un et de l’autre dans le processus réflexif et d’apprentissage de la conception est peu explicitée. La rédaction d’un « mémoire de recherche » (ESADSE, 2011a) ou encore d’un « mémoire de recherche professionnel » (MESR, 2012) peut être associée ou non au « projet » (ESADSE, 2011a) ou bien au « macro-projet » (MESR, 2012). Le projet peut être « l’ébauche d’un dessein où l’étudiant rend manifeste sa capacité à imaginer et à produire » (ESADSE, 2011c, p. 15). L’enjeu est aussi de faire la synthèse des compétences du futur designer : « [le macro-projet] est le lieu de corrélation entre recherche théorique et fondamentale, et entre approche pratique et technique d’une démarche de création en design. Ce module convoque toutes les capacités de l’étudiant […], le macro-projet sert alors de révélateur de ses compétences en tant que designer-chercheur » (MESR, 2012, p. 30). À la lecture approfondie des prescriptions des deux formations observées, on constate que les objectifs assignés aux mémoires varient. Pour le DSAA, « Le mémoire de recherche professionnel sous-tend la conduite du macro projet […] sur les plans théorique et argumentatif. Il initie à une méthodologie de la recherche en design » (MESR, 2012, p. 31). Le texte indique que « cet apprentissage des stratégies de design et des démarches de création se synthétise dans le projet de recherche orienté par l’élaboration d’un mémoire et développant une démarche complète […] (Ibid., p. 9).

D’une autre façon, l’objectif du mémoire de l’ESADSE est de « formaliser à l’écrit une étude liée à la recherche de l’étudiant et au développement de son projet personnel (art ou design). La relation entre le mémoire et le projet personnel doit être articulée par la définition d’un objet d’étude qui permettra d’établir une distance critique vis-à-vis du travail de l’étudiant » (ESADSE, 2011, p. 29). Différents registres des interactions et des gestes professionnels, relatifs au mémoire de recherche, ont été extraits des référentiels spécifiques aux deux formations étudiées, et réunis au sein du tableau 1.

Tableau 1

Extraits d’éléments de la prescription du mémoire au sein des deux référentiels

Extraits d’éléments de la prescription du mémoire au sein des deux référentiels

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Les éléments mis en exergue permettent de mieux appréhender la prescription faite aux enseignants et aux étudiants des deux formations sur lesquelles s’appuie cette étude. Le mémoire est un objet mal défini, voire un impensé, lorsqu’il s’agit d’expliciter les liens à tisser avec le projet de création-conception. Les articulations entre compétences de conception et compétences à développer pour rédiger un mémoire ne sont pas non plus définies. Cette ambiguïté, l’indéfinition de la place du mémoire au sein de l’activité de conception, ajoute du projet au projet et brouille les objectifs du travail prescrit aux étudiants. La prescription est incompréhensible parce que le champ d’interprétation du texte est trop large, c’est-à-dire que les champs de savoir ne sont pas conceptualisés, ou faiblement (Vergnaud, 2008).

Il n’est pas dit « à quoi sert » le mémoire, en revanche, il peut être dit ce qu’il n’est pas (ESADSE, 2011a, p. 22).

Les états de l’écriture

Une analyse comparative des données collectées auprès des étudiants, incluant les discours qui accompagnent les traces observées, met à jour des interactions entre les tâches relatives au mémoire et celles liées au projet. Plusieurs aspects émergent, présentés ici selon un ordre relevant, d’une part, de la continuité propre à la tâche de conception des sujets, et, d’autre part, aux principales caractéristiques de cette tâche. Par exemple, le tableau 2 permet de différencier les épisodes réalisés durant l’écriture par une étudiante (2e colonne) parallèlement à ceux de la conception (3e colonne).

Tableau 2

Exemple de résultats d’analyse des épisodes d’écriture et de conception (ici, l’étudiante ED)

Exemple de résultats d’analyse des épisodes d’écriture et de conception (ici, l’étudiante ED)

Tableau 2 (suite)

Exemple de résultats d’analyse des épisodes d’écriture et de conception (ici, l’étudiante ED)

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Sont ainsi distingués les différents états d’écriture du mémoire, les planifications afférentes, les représentations que les étudiants ont de cette tâche, les limites qu’ils constatent, la place de la conception par rapport à celle de l’écriture. Il est aussi envisageable de singulariser les stratégies mises en oeuvre, les collaborations éventuelles, les compétences développées. Pour mener à bien la présentation des résultats et en faciliter la lecture, seul le premier tableau synthétique est présenté ici afin de privilégier la synthèse rédigée des résultats.

État initial : puiser des modèles dans ses souvenirs, ses expériences personnelles ou chercher un « travail standard d’écriture »

Le tableau 3 présente la synthèse des analyses d’épisodes d’écriture et de conception, et montre que, dans l’ensemble, parce qu’ils ne comprennent pas ce qui est attendu (les prescriptions curriculaires ne les y aident pas), les étudiants ont une représentation du mémoire qui est fondée sur des souvenirs, du lycée par exemple, de ce qu’ils savaient d’un mémoire avant d’arriver dans la formation.

Tableau 3

Les différentes approches de l’état initial du mémoire par les étudiants

Les différentes approches de l’état initial du mémoire par les étudiants

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L’un d’entre eux (JM) pense le mémoire comme un livre, une autre (MJ) comme une forme d’introspection. En revanche, ED espère résoudre des problèmes qu’elle a eus avant d’apprendre. JH pense le mémoire comme un thème de réflexion. Pour JBB il s’agit d’un « travail standard d’écriture » qu’il adapte bon an mal an à la nouvelle tâche prescrite. Chaque étudiant a sa propre idée de ce qu’est le mémoire et de l’usage qu’il peut en faire. Au stade de l’écriture, sans prescription claire, la dimension opérative du genre de texte est perçue avec difficulté. Les étudiants de DSAA envisagent le mémoire comme un moyen de « devenir un peu expert » (MR). D’ailleurs l’exercice « tient à coeur » à JH pour qui le mémoire est un outil pour « positionner les enjeux » et la « problématique » afin de « déceler des opportunités » de conception. Quand ils sont interrogés a posteriori, les étudiants sont en mesure d’évoquer le texte opératif comme une forte valeur incitative (ça « tient à coeur » JH) et un objectif marqué par les effets recherchés du texte source (le positionnement des enjeux, les opportunités de conception).

États intermédiaires : de l’activité planifiée aux compétences mobilisées pour « faire », « défaire » et « refaire »

Malgré l’absence de consignes claires, les étudiants planifient la tâche d’écriture et mobilisent des compétences spécifiques. Ils énoncent avec précision ce qu’ils font, défont et refont ou ne font pas. Par exemple, les étudiants de l’école d’art décrivent la planification de la tâche d’écriture comme des successions anticipées de focalisations et de points de vue distanciés. Ces « va-et-vient » entre des gros plans et des plans généraux, ces « réorganisations » ou « extensions » (Bronckart, 2004) participent à l’édification de genres singuliers des textes.

Pour ED, cette tâche est faite de « digestions » successives pour donner du temps à l’assimilation de savoirs scientifiques abordés dans un large corpus. ED a conscience du travail en cours, de ce qu’il reste à faire et a planifié une sorte de « scénario », comme si elle construisait une histoire à raconter. JBB écrit et contextualise cette écriture, mettant en oeuvre son « raisonnement » avec une conscience aigüe des tâches à réaliser, par des avancées suivies de retours en arrière, d’approches amples suivies de focus : « J’écris un peu de façon… » ; « J’écris quoi » ; « J’essaie d’écrire sans trop penser à un plan » ; « Le plan n’est pas trop structuré » ; « J’essaie d’écrire assez librement sur ce que j’ai » ; « Après, je réduirai » ; « C’est comme ça que je procède ». De la même façon, JM fait, défait puis refait : la planification est un moyen d’autocontrôle ou d’autorégulation par réitérations. Ce sont des « raisonnements » produisant des types de discours au sein du texte. Il avance à tâtons par manque d’assimilation des savoirs convoqués alors même qu’il a amassé de nombreux documents sur des modèles préexistants d’artefacts qui lui fournissent une connaissance assez large du sujet à traiter. MJ fait et refait avec une conscience permanente des limites et des empêchements dont elle se débrouille. Planifier revient à « se forcer à travailler » : il lui faut le diplôme donc elle rédige tout en repoussant les limites de la prescription floue. MJ met le mémoire à sa main, en décidant de produire un genre littéraire de texte. Elle planifie des types de discours qu’elle assimile à des nouvelles littéraires qui se révèlent être une succession de genres différents selon les thématiques.

Les étudiants du DSAA qui ont terminé la tâche d’écriture lors des entretiens décrivent la planification de cette tâche avec acuité. JH, conscient des compétences qu’il a dû mobiliser, parle d’affinements, d’élargissements, de ré-affinements puis de ré-élargissements, de recadrages, de tâtonnements, de balayages. Il a toujours en tête la nécessité de « revenir » à l’essentiel du projet, à « rester dans les clous » en tenant compte de l’importance du contexte pour planifier son activité d’écriture qui lui a permis de faire émerger des « intérêts », des « potentiels » pour le design. MR a mené de front ses enquêtes pour le mémoire et le projet. La planification a été simultanée, valant pour le mémoire et le projet, de façon indissociable. Elle décrit chronologiquement l’élaboration des types de discours constituant le mémoire comme genre de texte : synthétiser les informations collectées ; essayer d’en retirer des choses ; prendre de la distance ; laisser reposer ; redécouvrir ; repenser les articulations avec le projet ; revoir les correspondances ; tirer parti des itérations ; reconnaître les tâtonnements ; avancer par réadaptation. La fonction régulatrice du texte opératif (Narváez, 2015) est visible dans cette description : les étudiants agissent avec la situation. Ils planifient, ils dialoguent, énoncent, explicitent, transforment, redéfinissent.

Représentations et limites de l’activité d’écriture empêchant le projet de design : se débrouiller avec ce qui est déjà acquis

Les étudiants de l’école d’art qui sont encore en train de rédiger le mémoire lors des entretiens problématisent peu ou mal. Il leur est difficile de tirer parti des connaissances accumulées, soit parce qu’ils les confondent avec des corpus de modèles d’artefacts existants, références nécessaires à la tâche de conception, soit parce qu’ils n’ont pas encore assimilé le corpus exigé des savoirs dont ils ne savent pas à quoi ils vont ou doivent servir. Ces empêchements sont vécus comme des frustrations qui obligent à aller chercher des connaissances antérieures ou d’autres modèles de mémoires, au moment même de la rédaction.

Par exemple, JBB se concentre sur l’accumulation des connaissances plutôt que sur la problématisation attendue, peut-être parce qu’il établit à tort un parallèle entre les références de lecture (la bibliographie) et les expérimentations plastiques du projet. En l’absence de lien explicite entre image opérative et texte opératif, la légitimité de l’exercice d’écriture est questionnée : les effets recherchés du texte source ne permettent pas à JBB d’identifier l’objectif du mémoire.

JM a une représentation très figée de l’écriture parce qu’il prend exemple sur les mémoires d’une autre école. L’écriture sert de support à un cumul de connaissances plutôt que d’aide à la problématisation, s’opposant aux tâches de conception, c’est-à-dire à un dialogue entre concepts théoriques et concepts pragmatiques (Vergnaud, 2008). ED, quant à elle, rédige un texte tel qu’il lui a été demandé. Elle ne semble pas voir de porosité entre l’activité d’écriture et l’activité de conception, la première empêchant la dernière : elle ne dessine pas.

Pour MJ, le mémoire est une somme de récits tandis que le projet est une somme d’objets qui racontent des histoires dans leurs dimensions décoratives ou ornementales (des artefacts à dimension de narration), liées à un imaginaire. Elle utilise ce genre de discours afin de se positionner, de mettre en ordre des idées qu’elle ne parvient pas à canaliser, de problématiser son approche du « décoratif ». Pour elle, écrire, c’est « prendre des styles et les articuler », ce qui empêche la conception : elle devient l’objet de son écriture ce qui l’oblige à laisser aux autres le soin de problématiser pour elle. En l’absence de prescription claire (par manque de conceptualisation), les étudiants de l’ESADSE qui rédigent le mémoire ne savent pas pourquoi ils rédigent, pour qui ils le rédigent et comment l’articuler avec le projet.

De leur côté, les étudiants de DSAA qui évoquent le mémoire déjà rédigé, quand ils ne s’interrogent pas sur la relation du mémoire avec la situation professionnelle, questionnent la tâche. Le lien du mémoire entre situation d’apprentissage et situation professionnelle ne semble toujours pas clarifié. Par exemple, JH considère l’écrit comme une activité théorique, déconnectée de l’activité de conception (bien qu’elle permette de la guider), et qui n’est pas envisageable dans un contexte professionnel. Pourtant, avec le recul du travail accompli, il met en mots l’ordonnancement des tâches chaotiques de la conception : « aller au fond des choses », les « faire avancer », « resserrer la réflexion en faisant passer les idées dans un entonnoir », « apprendre sur ses facultés, sur ses capacités », « capter, comprendre », « se forcer à prendre des décisions par soi-même », « apprendre sur ses capacités à réfléchir », gagner en « autonomie ».

MR s’appuie sur l’écriture et les choix qu’elle lui permet de faire pour situer son projet de design (elle dit : « j’interviens là ») avec les mots qui lui permettront d’échanger avec ses interlocuteurs. Le mémoire lui sert à sortir de « l’analyse design », à acquérir un vocabulaire d’intercompréhension « avec les personnes du milieu », à « devenir un peu expert du sujet » traité. MR a assimilé la contrainte et s’en est accommodée : elle a rédigé le mémoire et reconnait l’apport de ce dernier dans le processus de « création ». Toutefois, elle n’a pas apprécié « l’exercice du mémoire », tâche nouvelle qu’elle ne savait pas comment aborder.

Les étudiants en design témoignent quasi unanimement de la « souffrance » que représente l’exercice d’écriture en tant que tel. Seule MJ parvient à mettre à sa main le mémoire afin d’en apprécier la rédaction. Les autres le considèrent comme une charge même si elle peut participer à la construction de connaissances et à la structuration de l’activité de conception. Encore une fois, seuls les étudiants qui ont le recul sur la tâche accomplie perçoivent plus ou moins avec précision les apports de l’exercice dans leur formation professionnelle.

Les stratégies opportunistes ou le dilemme mémoire-projet : augmenter la compétence de conception par une compétence de recherche ?

La compétence de conception : collaborer, planifier, négocier

Afin de répondre aux consignes floues d’écriture, les étudiants qui sont en train de rédiger mettent en oeuvre diverses stratégies de contournement, de falsification qui engendrent des « discordances créatrices » (Clot & Prot, 2003). C’est le cas de JM qui évite de rencontrer les enseignants, préférant se consacrer, seul, à l’écriture.

Il se plaint des avis contradictoires : « on est toujours un peu la proie de ce qu’ils disent ». Il parle plus facilement de sa stratégie de conception que de celle d’écriture : « le design, c’est une succession d’expériences qui fait qu’on peut arriver à créer quelque chose ». Le recensement de modèles d’artefacts existants lui permet de construire des images mentales et de planifier son activité de conception : rationaliser les choses ; les mettre à plat ; piocher dans les références ; dessiner ; faire des maquettes ; faire un état de l’art ; faire des photos et des mises en situation. Le collaboratif est moins du côté du mémoire en tant qu’activité personnelle du sujet que du projet qui peut être une activité conjointe, mais pas pour tous. Ainsi, l’approche collaborative d’ED est distanciée. Elle en sait l’importance, mais ne l’incarne pas. En revanche, elle planifie, gère les interactions et la complémentarité entre les savoirs et les genres des textes pour concevoir et rédiger. A contrario, si MJ n’écoute pas les enseignants qui le lui rendent bien, elle écoute ostensiblement ses proches et des designers : le collectif n’est pas à l’école.

JBB constitue un corpus iconographique pour se familiariser avec des familles d’artefacts en vue de mener son projet. Il fait ce travail depuis son arrivée dans l’école (5 ans), mais n’en comprend la portée que pendant cette 5e année. Ce qui le conduit à mettre en place trois stratégies qui s’opposent ou se complètent :

  • Avancer par petites étapes pour éviter de devoir tout recommencer.

  • Se mettre en « charrette » pour s’obliger à faire comme si la pression générant le stress, l’inconfort, pouvait être source de « création ».

  • Choisir le professeur « jugé » le plus pertinent dont il acceptera les remarques, sans discussion, ou choisir parmi plusieurs avis.

JBB met à sa main la situation d’apprentissage en considérant qu’il y a des lieux de négociation possible (la conception) et d’autres où le conseil des enseignants n’est pas discutable (le mémoire).

MJ remet en cause les conventions, intègre de nouveaux univers culturels, se met en scène comme individu (Rinck, 2011). Elle dit avoir « un double à l’intérieur [d’elle] qui fait le dessin » : le dédoublement cognitif (ou l’expérience vécue d’expérience vécue, voir figure 1) est exprimé, mais pas maîtrisé d’où son inconfort permanent dans le travail de conception. MJ personnalise tout : le sujet autocentré, dédoublé, est hyper-développé, rendant déterminante toute intervention d’autres sujets dans la tâche de conception. Les tâches de conception fondées sur la collaboration, la planification et la négociation sont contournées, pour ne pas dire transformées, pendant la réalisation de la tâche de rédaction. Les étudiants mettent en place des stratégies opportunistes et les tâches de conception fondées sur la collaboration, la planification et la négociation sont contournées, pour ne pas dire transformées, pendant la réalisation de la tâche de rédaction.

La compétence de recherche : gérer des corpus, synthétiser, expérimenter, analyser

Par tâtonnements et suivant quelques conseils d’enseignants, les étudiants construisent des compétences de recherche sans toujours trouver un lien avec le projet pendant qu’ils rédigent. JBB mobilise la gestion du corpus de données sans l’associer à une production d’états de représentation (dessin, croquis., etc.). JM trouve des modalités de recherche dans des allers et retours avec des documents de vulgarisation, pour synthétiser ce qui relève de champs de connaissances trop vastes à embrasser : il « délègue » à d’autres le travail de synthèse préalable à l’assimilation et à l’accommodation aux savoirs nouveaux. Pour lui, écriture et recherche sont indissociables : il envisage le projet comme « témoin des recherches théoriques ».

La recherche de JH s’appuie sur des expérimentations permettant d’engendrer et d’analyser des expériences sensorielles tactiles, tandis que la démarche élaborée par MR repose sur un état des lieux des connaissances sur les difficultés rencontrées par les enfants touchés par des troubles DYS. Lorsqu’elle rencontre un obstacle ou ne trouve pas l’information dont elle juge avoir besoin pour la conception, elle crée un dispositif expérimental permettant d’éclairer la question.

MR et JH, qui ont fini ce travail, regardent la tâche d’écriture comme une forme constructive d’activité participant à la conception ouverte aux autres sujets interagissant, mais qui suppose des « non-avancées » qu’il faut assumer, supporter. JH considère la conduite de projet selon le point de vue de l’activité de conception en entreprise jusqu’à distinguer l’un des enseignants parce qu’il est professionnel en activité tout en acceptant le rôle important du guidage par le professeur de Philosophie sur la partie théorique. Il explicite l’intérêt d’avoir travaillé avec les enseignants, mais considère le mémoire comme un exercice solitaire qui suppose une reconnaissance de sa capacité à écrire (en ce sens, le début de la rédaction, avant les premiers retours, est peu gratifiant : un « mini-mémoire pas intéressant »).

À partir des états de représentation, JH et MR planifient l’activité de conception en s’appuyant sur un corpus de connaissances constitué à partir des recherches bibliographiques, d’enquêtes, mais également grâce à l’élaboration d’artefacts intermédiaires. Quand la tâche de rédaction est achevée, les étudiants en mesurent l’apport pour la conception sans pouvoir caractériser son rôle. En pratique, ils n’ont pas été préparés à faire du mémoire un élément de la conception et discriminent ce qui a relevé d’une tâche de rédaction laborieuse (le « mini-mémoire », par exemple), de l’édification d’un corpus de connaissances associé aux représentations d’artefacts intermédiaires. Toutefois, images opératives et textes opératifs s’articulent.

Processus réflexif sur l’expérience d’écriture : représentations et mutations des situations professionnelles de conception

Les étudiants qui sont en train de mener de front les tâches de rédaction et de conception ne formulent pas une représentation précise du métier de concepteur. Certains évoquent, malgré tout, des pistes. Pour ED, le concepteur doit maîtriser plusieurs dossiers, alternativement, et par un dialogue nourri avec des connaissances externes. JM veut travailler dans une agence, mais à condition que la collaboration ne soit pas instrumentalisée. MJ, malgré les affects qui perturbent les interactions avec les autres sujets impliqués dans la conception (elle sait qu’ils ont la distance pour regarder son travail efficacement), parvient à mener l’activité d’écriture et celle de conception en adaptant son environnement à ses besoins.

En revanche, les étudiants qui ont terminé la formation ont le recul suffisant pour se projeter dans la profession. Ainsi, JH se dit prêt à écrire à nouveau un mémoire dont il reconnaît que la rédaction lui a « plu ». Pourtant, il ne pensait pas pouvoir mener à bien ce travail et se dit surpris d’être « en capacité » « d’écrire et de réfléchir autour d’un sujet ». L’opposition tacite entre activité de conception et activité intellectuelle (poiésis/praxis) interroge sur la « capacité à réfléchir » qui ne ferait pas partie de la compétence du concepteur. Pour MR, Les apports du projet de diplôme (intégrant le mémoire) peuvent être résumés ainsi : aller plus vite au travail ; aller plus loin, ne pas se satisfaire de la première idée, approfondir ; une méthode et plus d’outils ; une confiance en soi pour les futurs projets. La démarche qu’elle met en oeuvre s’apparente à une recherche-action académique permettant l’élaboration conjointe d’un mémoire et d’un cahier de recommandations pour la conception.

Discussion : « affiner » et « ré-affiner » pour déceler des potentiels pour la conception

États de représentation et métaconnaissances

Les étudiants en design qui rédigent des mémoires prescrits, conçoivent et apprennent à concevoir. En ce sens, ils planifient la tâche de conception et se heurtent à la représentation qu’ils ont du mémoire (le « travail standard d’écriture » pour JBB), en l’absence d’image opérative. La dimension affective de l’activité d’écriture dramatise les interactions entre sujets pour conduire la tâche. Les étudiants peuvent être en détresse en raison de discordances entre la prescription institutionnelle et les enseignants. L’aide est faible, voire inexistante. Il faut faire avec la consigne qui prescrit la production de cinquante pages. Certains étudiants élaborent les premières représentations du modèle d’artefact (ED et MJ), les autres ne commencent vraiment qu’une fois le mémoire terminé.

Pourtant, dans l’énonciation de la problématique, dans la lecture bibliographique, dans les premiers écrits, des images mentales conduisent aux premiers états de représentation du modèle d’artefact qui peuvent être associés à des états de compétence (dans les cas de JBB, JM et MR, il faut même remonter à une étape antérieure à la prescription). Des états intermédiaires de représentation du modèle d’artefact apparaissent, tout en travaillant sur le mémoire. Qu’ils soient dessinés ou simplement imaginés, fantasmés, énoncés, les états du modèle d’artefact évoluent comme les métaconnaissances que l’étudiant a de son activité qui mêle écriture et conception. Ceux-ci permettent de produire, dans un premier temps, des connaissances « par » et « pour » la conception, et, dans un second temps, des savoirs. L’exercice du mémoire contraint en effet l’étudiant à une énonciation, donc à la formulation d’énoncés, permettant la transmission de savoirs, qui ne sont pas des savoirs savants, ni des savoirs experts, ni des savoirs d’action, et dont la nature reste à définir.

Quand ils conçoivent, les étudiants planifient des représentations qui nécessitent des images opératives et ils développent des concepts pragmatiques, complétés par, ou opposés à, ou dialoguant avec, des concepts scientifiques (figure 2). Ainsi, la conscience réfléchie du sujet sur son activité est amplifiée. Les métaconnaissances induisent une autonomie cognitive de l’étudiant dans la planification des tâches et dans les solutions apportées aux problèmes initiaux et successifs. Elles apparaissent comme une donnée majeure de la construction des compétences de l’apprenti concepteur.

Figure 2

Le complexe d’interactions modifié par le travail des étudiants en design sur le « mémoire de recherche professionnel » (Moineau, 2016)

Le complexe d’interactions modifié par le travail des étudiants en design sur le « mémoire de recherche professionnel » (Moineau, 2016)

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Sur ce point, les résultats montrent comment les mémoires en tant que textes opératifs (Narváez, 2015), contribuent à l’élaboration des concepts scientifiques et en quoi ils s’opposent à, ou complètent les concepts pragmatiques portés par les images opératives, des signifiés sous forme non-linguistique. Par exemple, en amont de, ou pendant, l’activité de rédaction, les étudiants hésitent sur le rôle à donner aux segments de textes qu’ils rédigent ou vont rédiger. En aval, ils savent dire ce qui leur a déplu dans cette activité. Ils ne retiennent pas l’apport concret de la tâche de rédaction. Ils retiennent celui de la tâche de recherche, en priorité au sein de l’activité de conception et ensuite pour leurs apprentissages.

La compétence de recherche propre au designer

La situation d’apprentissage est conditionnée par la prescription de la tâche de rédaction qui apparaît d’autant plus contraignante qu’elle est floue, voire impensée par l’institution de formation et en conséquence par les enseignants eux-mêmes. En retour, les étudiants designers, auteurs de mémoires, agissent sur la situation d’apprentissage qu’ils mettent à leur main. Ils développent des stratégies opportunistes qui les conduisent à « inventer » des types de discours grâce à des unités linguistiques adaptées à leurs situations. Ils problématisent par l’agir langagier de l’écrit, substituant ainsi de façon provisoire le discours à la représentation, le texte opératif à l’image opérative, avec lequel ils tentent de « déceler des opportunités de conception » (JH). C’est en sens que les étudiants « augmentent » l’activité de conception : ils développent en surface (terrain d’investigation) et en profondeur (réorganisations, « extensions », etc.) la compétence de conception en y ajoutant la compétence de « recherche » énoncée dans le texte prescripteur.

Il s’agit d’une nouvelle corde à l’arc de l’apprenti sujet concepteur dont le motif de l’activité est autant de répondre à la prescription floue de la rédaction d’un mémoire qu’à celle d’une tâche de conception. Par exemple, JH produit des artefacts intermédiaires qui ne sont pas des préfigurations de l’artefact à concevoir et n’entretiennent pas de liens directs d’usage ou de forme avec ce dernier, mais qui lui permettent d’envisager, de comprendre, de tester les questions ou hypothèses qui guident la conception. Ces dernières sont formulées de telle sorte qu’il construit une connaissance empirique sur d’éventuelles applications en design consignées dans son mémoire, constituant un amont de la conception dont Darses, Détienne et Visser (2001) regrettent le manque de cadre. Il est donc possible de formuler l’hypothèse d’une production de connaissances et de savoirs pour le design et par le design, puisque la production de ces savoirs est directement liée, d’une part, aux processus énoncés par écrit par les étudiants et, d’autre part, aux artefacts intermédiaires qu’ils conçoivent pour écrire.

Entre « création isolée » et « augmentation » de l’activité de conception

Le mémoire est un « allant de soi » institutionnel, au mieux pensé comme accompagnement du projet.

Il est plutôt un impensé si on considère qu’il n’est pas envisagé comme outil d’une réorganisation, comme ré-explicitation, par les étudiants, de l’activité professionnelle à laquelle ils prétendent. C’est en ce sens qu’il y a « discordance créatrice » par la production d’une forme qui alterne des mots du métier tel que les étudiants se le représentent et les éléments référentiels de la prescription. La « vérité » des connaissances de (ou sur) l’activité de conception est négociable par des non encore-professionnels parce que réorganisée, réexplicitée par eux pour la profession qu’ils réinventent, en l’absence de consignes claires (Hofstetter & Schneuwly, 2009).

L’activité d’écriture est intégrée à l’activité de conception. À l’origine du mémoire, il y a les premières idées et écrits qui peuvent être entendus comme des approches personnelles, mais aussi l’articulation originale au projet comme approche professionnelle, ou encore la compréhension de la consigne comme approche institutionnelle (Gonnin-Bolo & Lemaître, 2005). Les étudiants ne problématisent pas tous de la même façon et les effets sur les discours (Bronckart, 2004) sont parfois limités ou empêchés. De la même manière, le cumul de connaissances peut l’emporter sur la visée d’intelligence et d’intelligibilité (Rochex, 2003).

Le travail de recherche, et l’intérêt de cette recherche pour le projet sont clairement explicités par les étudiants. Les différents états du mémoire peuvent être assimilés à des formes verbales d’états de représentation du projet, des énonciations singulières, des genres de discours, l’écrit n’étant qu’un état et l’activité d’écriture une activité parmi d’autres au sein de l’activité de conception. Deux catégories peuvent être retenues, fondées sur celles proposées par Narváez (2015).

Premièrement, le mémoire peut être une création isolée du projet. Pour MJ, le texte est expressif, appartenant au genre de texte personnel. On constate une très faible assimilation (manque d’autocontrôle). Pour JM, le texte est informatif parce qu’il accumule de façon organisée des connaissances. Dans ce cas, l’assimilation est faible (manque d’autorégulation). Pour ED, JBB, le texte est communicatif, comme un « scénario » de savoirs pour le projet. Dans ce cas, et à la différence des deux premiers, il y a assimilation par autorégulation.

Deuxièmement, le mémoire peut être une création intégrée au projet. Pour MR, le texte est un déclencheur de l’activité parce qu’il est énonciateur et préfigurateur du projet. L’assimilation est forte et l’accommodation est en cours. Pour JH, le texte est opératif au sens où il est support de la recherche. L’accommodation par assimilation du texte donne à ce dernier une valeur de recherche propre à l’activité de conception.

Ainsi c’est plutôt l’activité de mise en forme (le terme est réducteur) de l’état final du mémoire qui est difficile pour les étudiants parce qu’elle est nouvelle, non enseignée et peu accompagnée. Il ne faut pas considérer le travail du mémoire comme une « simple » interaction avec des connaissances externes (collecte > construction de connaissances). La question de l’engagement des étudiants, de l’assimilation d’une tâche mal formulée par les référentiels et différemment « instrumentalisée » (ou pas) par les enseignants permet de distinguer au moins deux typologies d’assimilation de cette tâche par les étudiants. Dans un cas, ils considèrent le mémoire comme une création isolée indépendante du projet, dans l’autre il fait partie du projet et « augmente » l’activité de conception.

Conclusion : la recherche, génératrice de « discordance créatrice » pour une activité de conception « augmentée »

Les tâches superposées ou juxtaposées de conception et de rédaction ne consistent pas uniquement, pour les étudiants en design, à mener de front l’élaboration de représentations, le recueil et la compilation d’informations traduits dans un écrit. Il s’agit bien d’un travail de « recherche » qu’il faut caractériser.

Une analyse sémio-cognitive de l’activité d’étudiants en design permet de vérifier les hypothèses induites par les travaux menés en sciences du langage et de l’éducation : les concepteurs en situation d’apprentissage apprennent autant des tâches de conception que des tâches de rédaction d’un mémoire. En l’occurrence, cette tâche qui intervient dans le temps du projet de fin d’études en design perturbe les étudiants parfois jusqu’à les empêcher de concevoir. Il s’agit soit d’une autre forme de conception en amont de la production d’états de représentation, soit d’itérations entre écriture et conception d’artefacts intermédiaires qui ne sont pas considérés par l’étudiant comme des préfigurations du modèle à concevoir. Toutefois, les verbalisations des étudiants interrogés, tout comme l’analyse des mémoires achevés, montrent les liens qu’ils tissent entre activité de rédaction du mémoire et activité de conception du projet. Par-delà la tâche de problématisation en vue de concevoir, tâche plus ou moins bien prescrite, c’est la production de savoirs pour, mais aussi par, la conception qui est mise à jour. Ces mémoires sont l’occasion de développer des stratégies opportunistes aussi diverses qu’adaptées à chaque situation, à chaque sujet.

Par conséquent, on peut s’interroger sur la raison pour laquelle les mémoires prescrits ne sont pas annoncés comme partie prenante de la construction de la compétence de conception. L’analyse de la prescription curriculaire montre qu’il s’agit probablement d’un impensé. Il y a intuition plus qu’il n’existe une véritable intention : absence de structure curriculaire identifiée ; présence de dispositifs disciplinaires cloisonnés ou cloisonnant, etc. Les prescripteurs ne portent pas le mémoire au rang d’instrument de la conception, pas plus qu’ils n’énoncent les éventuelles spécificités d’un mémoire d’apprenti designer. D’ailleurs, certains étudiants inquiets de la « concurrence » entre tâche de rédaction et tâches de conception, assimilent le rôle des enseignants qui apparaît aussi difficile qu’ambigu, à une contrainte avec laquelle il faut se débrouiller.

Ce qui n’est pas dit, c’est la volonté de renouveler les héritages conceptuels alors même que la didactique professionnelle montre comment la formation engendre la mutation des situations professionnelles (Mayen, 2012). Les types de discours élaborés et articulés au sein des mémoires qui émergent dans l’analyse reportée ici, constituent une activité d’écriture opérative menée par l’étudiant à l’instar d’une activité d’élaboration d’états de représentation sous forme d’images opératives : ce qu’il conçoit, à un moment de son écriture, s’énonce différemment et lui suggère de revoir le concept qu’il lui faut énoncer à nouveau et ainsi de suite. Certains étudiants montrent l’insatisfaction de ne pas pouvoir continuer, aller au bout d’un processus dont ils n’ont pas conscience qu’il ne se termine jamais. Cela ne les empêche pas de réinventer l’objet « mémoire » en tant qu’instrument de formation, mais également de création-conception.

Au début du travail sur le mémoire, l’étudiant commence une vie qui se superpose à la vie de l’étudiant qui travaille sur le projet, comme le designer a plusieurs vies qui s’entremêlent par effets de rétroactions dans des interactions complexes (Lebahar, 2007). Si le mémoire est une forme primitive d’état de représentation, l’étudiant ne peut pas faire de « bond dans le futur » en dessinant déjà un artefact dont les états de représentation initiaux ne sont pas encore élaborés au sein du mémoire. Deux options s’offrent à lui :

  • Considérer que le mémoire n’apporte rien et le dissocier totalement du projet, en l’excluant de la chronologie de succession des états de représentation ;

  • Accepter cette chronologie et concevoir des artefacts intermédiaires qui nourrissent le mémoire et développer des connaissances nouvelles au-delà des apports bibliographiques attendus.

Dans les deux cas, les étudiants en design font avec la situation (Lebahar, 2007, p. 28). Ils co-agissent avec elle, agissent sur elle, la transforment, la redéfinissent, la modifient (Mayen, 2012) jusqu’à renouveler les héritages conceptuels de l’activité de conception. Ils inventent une activité de conception « augmentée » par l’élaboration du mémoire qui est bien différente de celle développée en situation professionnelle ; situation que certains étudiants ont expérimentée et que d’autres ne connaissent que de loin, mais que tous redessinent dans le cadre d’une situation d’enseignement, par assimilation subjective d’une prescription floue.