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Introduction

Cet article s’inscrit dans le cadre d’une recherche validée et financée par le Grand Réseau de Recherche (GRR) de Haute-Normandie, intitulée : « Les adolescents face à la maladie chronique : à la croisée de la médecine, de la philosophie et des sciences de l’éducation »[1]. Le premier objectif est d’ordre épistémologique, puisqu’il s’agit de croiser les points de vue des soignants et des patients, afin d’identifier les savoirs « de, sur et avec » la maladie chronique et les logiques d’accompagnement et/ou de soin à l’oeuvre auprès de jeunes. Le second est d’ordre méthodologique, dans la mesure où il s’agit de proposer deux entretiens successifs de nature différente à chacun des interlocuteurs : un entretien semi-directif et un entretien d’explicitation, afin d’appréhender plus finement les ingrédients expérientiels d’un soin.

Nous considérons que, dans les métiers adressés à autrui (Thievenaz & Olry, 2017), dont font partie ceux du soin, les interactions entre professionnels et patients sont centrales dans l’accompagnement de la maladie chronique et peuvent se révéler gage de potentiels effets thérapeutiques. Toutefois, la spécificité des maladies chroniques – dont on ne guérit pas – peut, à l’inverse, contribuer à un sentiment de vacuité chez les soignants, car « la dimension pratique et située du travail de care est d’autant plus dévalorisée que [le travail concernant] l’autonomie de la personne dont on prend soin s’installe dans la durée » (Rothier-Bautzer, 2017, p.18). Au-delà de la simple description médicale, cet article propose une vision qualitative affinée de la maladie chronique en période adolescente et des problématiques de son suivi par les soignants. Si les maladies chroniques se caractérisent par leur durée, l’enjeu de santé se situe au niveau d’un vivre avec en faisant au mieux. Dans le cadre aussi bien de l’adolescence que de la chronicité de la maladie dont ils sont porteurs, notre recherche à visée compréhensive interroge les formes et les logiques de soin et de suivi, dans lesquelles les dimensions relationnelles à l’instar de l’alliance thérapeutique, comme de la négociation, apparaissent inévitables.

Comment oeuvrer à la co-construction d’un parcours de soin avec l’adolescent en crise, en rupture du cadre familial ou en sortie contre avis médical ou avec les parents lorsque ces derniers sont dans le déni de la maladie ou en désaccord entre eux sur le suivi thérapeutique ? Quelle posture adopter, en tant que soignants, afin d’éviter l’entrée dans la chronicité, voire l’hospitalisation, et contribuer au développement d’une autonomie relationnelle du patient ? Telles sont les questions auxquelles cet article répond. Pour ce faire, les enjeux théoriques seront d’abord présentés en premier, puis sera exposée la méthodologie qualitative innovante mise en oeuvre. Enfin, plusieurs résultats seront formulés à travers une typologie des configurations et des registres du soin à l’oeuvre.

Cadre théorique : la maladie chronique comme espace d’alliance et de négociation

Soin et maladie chronique

Le soin, comme le souligne Worms (2015) : « est tout entier ce à quoi nous nous remettons, ce sur quoi nous nous appuyons, ce en quoi nous plaçons notre confiance, sinon notre “foi” […]. Le soin ne suppose pas seulement la confiance, il l’engendre. » (Ibid, p.40-41). Envisagé dans les interactions entre soignants et patients, l’activité de soin peut être envisagée selon deux dimensions (Rothier-Bautzer, 2016) : le cure qui désigne le soin curatif, spécialisé et technique, visant la guérison, d’une part, et le care qui renvoie à la relation, au fait de « prendre soin » et de « se soucier » des autres, d’autre part. Jousset (2017) rappelle également combien « le soin » n’équivaut pas « aux soins », dans la mesure où le soin renvoie à la « sollicitude, ce souci de l’existence même d’autrui, avant même de se spécialiser dans l’expression d’actes techniques relevant d’une discipline déterminée » (Ibid, p.198). Le care, selon Soulet (2017) fait écho à la notion de vulnérabilité qui recouvre fondamentalement une notion relationnelle qui pousse « à saisir ensemble à un moment donné et dans un lieu situ, un groupe ayant des caractéristiques particulières et un contexte […] doté lui-même de caractéristiques particulières » (Ibid., p.164). Il s’agit ainsi de considérer davantage les moments, les situations où la vulnérabilité pourra se repérer que d’essentialiser la notion à propos d’une personne ou d’un groupe.

Dès lors, dans le cadre des maladies chroniques dites au long cours, qui engagent un suivi permettant de vivre avec elles au quotidien, il s’agit de chercher à stabiliser un état de santé pour en amoindrir les risques d’aggravation. La vulnérabilité est perceptible en situation tant du côté du patient que de celui des soignants. En outre, qu’il s’agisse de maladies chroniques d’ordre somatique et/ou psychique, le soin réclame en pareils cas une dimension de littératie en santé, de savoirs expérientiels, de présence à autrui et à soi, de relation d’accompagnement plus ou moins installée dans la durée. Dès lors, le prendre soin d’une maladie chronique requiert l’établissement de liens de confiance où se jouent des espaces d’alliance thérapeutique et de négociation de soin et de suivi.

Dans le champ de la santé mentale, l’évolution du cadre administratif – rapports, lois et décrets d’application – en France s’organise, depuis plus d’une trentaine d’années, autour du déplacement de la psychiatrie vers la santé mentale (OMS, 2001). La santé mentale demande à être appréhendée comme problème de santé publique où se mêlent dimensions politiques et sociétales. Comme le précise Ehrenberg : « Ce n’est pas seulement la maladie et la pathologie qui changent, mais aussi la santé et la normalité. C’est en effet toujours la totalité relationnelle qui se modifie » (2005, p. 20). Parler de souffrance et de santé mentale revêt ainsi une forme sociale nouvelle qui se caractérise par trois critères. Tout d’abord, l’atteinte psychique est considérée comme un mal, souvent insidieux, au moins aussi grave que l’atteinte physique. Ensuite, l’atteinte psychique touche les institutions – l’école, la famille, le monde de l’entreprise, la justice – et requiert des professionnels aux profils très élargis comme les médecins, les psychologues, les infirmiers, les travailleurs sociaux, les éducateurs, les directeurs des ressources humaines, etc. Enfin, la notion de souffrance psychique envisage, quasi systématiquement, la notion de restauration de la santé mentale.

Alliance thérapeutique

La notion d’alliance thérapeutique, développée par Zetzel (1956, 1966), apparaît comme un levier aidant. S’appuyant sur l’idée que l’alliance s’inscrit dans la capacité fondamentale à former une relation de confiance stable, initiée dès la petite enfance entre la mère, le bébé et le père, elle assurerait l’efficacité de toute intervention thérapeutique. En cas de carence initiale, il est conseillé au thérapeute de développer une relation de ce type.

Pour autant, cette notion ne ferait plus tellement recette dans le champ de la théorie analytique selon Braconnier (2002), malgré son intérêt clinique pour d’autres courants psychothérapeutiques, dont Rogers (1957), Greenberg, Rice & Elliott (1993) ou encore, plus récemment, pour le courant cognitif et comportemental. Pour Horvath & Bedi (2002) et Byoi & Bachelart (2010), l’alliance thérapeutique se comprend comme une notion multidimensionnelle, incluant les dimensions de collaboration, de mutualité et de négociation, dont l’efficacité est soulignée. Mais la qualité du lien entre le thérapeute et le patient ne constitue pas en lui-même le soin, elle joue au mieux un rôle de médiation favorisant une négociation entre les activités et les objectifs de soin.

Les réflexions de Braconnier (2003) indiquent toute la subtilité de la relation inscrite dans l’alliance thérapeutique : « Du côté du thérapeute, la difficulté concernant l’alliance tient à ce qu’il doit être attentif à découvrir les éléments de la personnalité du patient et y répondre de façon à ne pas susciter une importante montée d’angoisse. Du point de vue de la clinique, il est admis de considérer les défenses avant d’offrir des interprétations, susceptibles parfois d’alarmer le patient. Les défenses représentent un point de repère qui aide le clinicien à évaluer les risques de déclencher un signal d’angoisse chez le patient... Dévoiler trop rapidement certaines défenses risque de confronter le patient à des niveaux de conflit qu’il n’est pas en mesure d’assumer » (p. 31).

Négociation du soin

Le concept de « négociation », et plus particulièrement celui de « négociation du soin », sert de fil directeur à l’analyse des relations entre les différents acteurs de la maladie chronique : adolescents, parents et professionnels. Issu de la sociologie interactionniste et de la sociologie de la santé, il s’inscrit dans la lignée des travaux pionniers de Strauss aux États-Unis (1978), prolongés notamment par ceux de Baszanger en France (1986, 1991). L’ouvrage de Pennec et al. (2014) constitue à ce titre une actualisation de ces débats scientifiques.

Dans un contexte de promotion de l’autonomie du patient, conformément aux recommandations de la Haute Autorité de Santé (HAS) et à la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, et au développement de l’éducation thérapeutique du patient (ETP), depuis son introduction en 2009 dans la loi « Hôpital, patients, santé et territoire » (HPST), il s’agit de réduire la part de la prescription (en lien avec l’expertise médicale) au profit de la négociation des parcours de soin (en référence au « patient-acteur »). Cela revient à « passer de la prise en charge… à la prise en compte », comme nous y invite le rapport Chossy (2011).

Dans le cadre de la négociation du soin, différents acteurs sont impliqués (patients, soignants, proches), plusieurs lieux sont concernés (cabinet, hôpital, domicile, école, etc.) ainsi que divers registres (personnel, familial, professionnel, etc.) qu’il convient d’identifier. Savoir son enfant malade constitue un processus de parentalité douloureux (Van Pevenage & Lambotte, 2016) où l’identité de parent, la qualité d’être parent et les fonctions de parentalité sont bousculées, voire fracassées. Les parents doivent au fil du temps apprendre à faire face, à co-élaborer avec l’équipe soignante et l’adolescent les traitements médicaux, accompagner à poser des choix de vie adaptés, à tenir une position parfois refusée ou jugée trop douloureuse pour l’adolescent en cas de crise.

Espace de configuration

Les précisions apportées par Brachot et de la Sourdière (2010) aident à comprendre les enjeux de signification selon l’usage des termes « terrain », « lieu », « territoire » et « espace ». Si le terrain suggère d’emblée le rapport à l’enquête, le lieu indique un rapport à l’espace, au temps et aux personnes qui le traversent. Le territoire renvoie davantage à l’appropriation, au contrôle et aux questions de pouvoir. L’espace permet, quant à lui, de décrire une réalité géographique concrète aussi bien qu’une aire symbolique. Parler de soin revient à préciser le lieu dont il est question dans un dispositif de soin. On peut se demander s’il s’agit d’un territoire, où se tissent des enjeux de pouvoir, ou bien d’un espace concret et symbolique aux contours ouverts sur le monde. Cette recherche en cours de finalisation permet d’identifier des configurations d’un espace d’alliance thérapeutique et de négociation du soin entre l’adolescent, ses parents et les professionnels qui les soignent et les accompagnent.

Méthodologie qualitative de recherche

Cette recherche interdisciplinaire convoque les disciplines des sciences de l’éducation, de la philosophie et de la médecine, et intègre dans l’équipe des praticiens hospitaliers référents de nos terrains d’investigation.

Recherche-action

Ce projet s’inscrit dans la dynamique d’une recherche collaborative qui vise : « l’exploration et l’explicitation d’un aspect de la pratique à partir de la compréhension en contexte des professionnels, dans une démarche de co-construction d’un savoir professionnel qui soit le produit combiné et inédit des logiques et enjeux de la communauté des chercheurs et celle des praticiens (Desgagné, 1998, Diédhiou, 2013) » (Morrissette, Pagoni et Pepin, 2017, p. 2). Dans sa mise en oeuvre, cette recherche collaborative est comme le souligne Dionne (2000) « une modalité d’intervention collective inspirée de techniques de prise de décision qui associe acteurs et chercheurs dans des démarches communes d’action en vue d’améliorer une situation précise, évaluée à partir de connaissances systématiques de la situation initiale et appréciée à partir d’une formulation partagée d’objectifs de changement » (p. 56). De cette façon, la parole est donnée aux acteurs soignants-soignés. Du côté des professionnels du soin, ils sont à la fois objets et sujets de la recherche. Associés aux réunions visant l’élaboration et la mise en oeuvre de la recherche, ce sont des membres actifs de l’enquête elle-même. Du côté des patients adolescents, ils s’expriment leur expérience vécue et rapportée du sujet en première personne. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) (2001) préconise d’ailleurs de prendre en compte le point de vue des sujets eux-mêmes dans l’analyse qu’ils font du vécu et de l’éprouvé de la maladie, de leur traitement pour in fine améliorer (au mieux) une qualité de vie au long cours.

Méthode de collecte des données

Notre protocole d’enquête consiste à mener un entretien semi-directif et un entretien d’explicitation auprès des adolescents concernés et des soignants qui les accompagnent. D’une part, l’entretien semi-directif existentiel (Blanchet, 1982 ; Blanchet & Gotman, 1992/2007 ; Savoie-Zajc, 2003) permet, à l’aide d’un guide d’entretien, de recueillir les savoirs expérientiels, perceptions, sentiments associés à la maladie pour les adolescents, à l’accompagnement et/ou au soin pour les professionnels de santé. D’autre part, l’entretien d’explicitation micro-phénoménologique (Vermersch, 1994/2014, 2011 ; Petitmengin, 2009), non-directif dans son contenu et directif dans sa structure, permet de décrire le vécu d’un événement saillant estimé clé par l’interviewé dans son rapport à la maladie : moment du diagnostic, de la première hospitalisation, de ré-hospitalisation, etc. Nous cherchons par là à définir la pertinence d’un tel dispositif dialogique et tentons de mettre en évidence l’expression la plus fine possible du vécu et de l’éprouvé de la maladie en lien avec les logiques d’accompagnement des soignants.

Échantillonnage

Dans le cadre de cet article, nous attacherons à rendre compte des configurations qui se dégagent des entretiens réalisés auprès de trois professionnels : un psychiatre et un psychologue travaillant dans le cadre d’un service d’urgence psychiatrique, ainsi qu’une pédiatre exerçant dans une maison de l’adolescent.

Nous invitons les professionnels exerçant auprès d’adolescents malades chroniques à narrer les problématiques spécifiques auxquelles ils sont confrontés entre situations de crise et suivis thérapeutiques.

Présentation des résultats

À partir de l’analyse des données qualitatives recueillies, différentes configurations sont à l’oeuvre, que nous illustrerons à travers le soin de trois personnes. Nous présenterons ainsi trois espaces de configuration : soutenir la parentalité, faire alliance et maintenir le lien.

Nécessité de soutenir la parentalité

Certaines équipes de soin cherchent, tout d’abord, en situation d’urgence, à intervenir et à soutenir le contexte de vie pour éviter ou retarder (au mieux) le processus d’entrée en chronicité tout en soutenant les parents dans l’accompagnement de leur enfant.

Espace de configuration de soin éco-systémique en urgence psychiatrique

Le psychiatre rencontré décrit sa conception du soin en présentant le projet du service d’urgence psychiatrique dont il est responsable qui consiste à « intervenir le plus tôt possible avant que le patient n’arrive à l’hôpital » et entre en chronicité. L’enjeu est d’aborder la situation d’urgence dans toute sa complexité. Leur conception d’approche est d’ordre éco-systémique, elle se veut ouverte et tournée prioritairement hors les murs de l’hôpital. À partir du suivi d’un jeune adolescent souffrant vraisemblablement de troubles psychotiques, appelé Teddy, le soignant illustre sa manière d’agir en situation d’urgence.

Il part du constat que les prises en charge de patients en urgence se cristallisent à l’hôpital comme si le soin n’avait lieu qu’à l’hôpital. Si les hospitalisations sont répétées, une sorte de routine s’installe. Nombre de patients, en effet, « restent hospitalisés pendant des années et des années à l’hôpital psychiatrique parce que les familles ont eu des problèmes avec leur enfant […] il était malade, on le met à l’hôpital, on s’occupe de lui, on le soigne, il va mieux, il rentre à la maison et quelques mois après, ça se dégrade, hop on le remet à l’hôpital, on le soigne, il va mieux ». Le sujet entre ici dans un processus de chronicisation pour, in fine, « rentrer de moins en moins chez lui et rester de plus en plus longtemps à l’hôpital ». Selon ce praticien, le processus de chronicisation transforme le lieu « hôpital » en territoire unique de soin, comme si prendre soin de soi était rendu impossible ailleurs qu’en son sein. La configuration spatiale passe ainsi d’un lieu institutionnel à un territoire exclusif de soin, au sens où comme l’énoncent Brachot et de la Sourdière (2010), l’enjeu de pouvoir revient en propre au territoire. Quels sont les enjeux d’un tel glissement symbolique ? Si seul l’hôpital soigne alors cela interroge la place accordée aux malades eux-mêmes et à leurs proches. Sans doute, cette position n’est-elle pas que du ressort des pratiques mises en oeuvre dans ce lieu, mais tout autant relève-t-elle d’une intériorisation des postures de pouvoir liées au territoire-hôpital. En réalité, le processus de chronicisation joue le rôle d’un analyseur (Lapassade & Celma, 1971) du fonctionnement systémique et symbolique des rapports de pouvoir et de soin. Si le patient devient en effet une « chronique de l’hôpital » alors la question se pose de savoir : « est-ce que la chronicité est liée à sa maladie ou est-ce que c’est lié au système qu’on a organisé ? » Nous pouvons penser que les deux logiques interfèrent : d’un côté, le malade et ses proches reconnaissent avoir besoin de soins spécifiques, ce qui les conduit à aller à l’hôpital pour se soigner ; de l’autre, le fonctionnement de l’hôpital contribue à renforcer son pouvoir de soin tout en dessaisissant le soin de soi.

C’est ainsi que nous pouvons comprendre le choix de ce service d’accueil qui tente d’emblée de chercher une réponse « hors les murs » de l’hôpital en proposant un « cadre de vie en contexte familial ». L’équipe soignante intervient en urgence à domicile, à la demande de professionnels, des médecins généralistes ou bien des parents ; à condition que le patient ne soit suivi par aucune structure hospitalière. L’objectif est de créer un contexte, de chercher avec les protagonistes des pistes de soin et de soutenir la famille dans leurs choix.

Entrée de Teddy dans le processus de psychiatrisation

Le praticien décrit la situation de Teddy suivi depuis huit années qu’il considère non pas « comme malade mentale, mais plutôt comme problématique et qui ensuite est rentré dans le processus de psychiatrisation ». Cet adolescent est passé au fil des années de « petits troubles scolaires ou (…) de troubles d’obéissance ou de prise de haschisch ou de… à des comportements un peu bizarres » pour aboutir à une mesure judiciaire d’action éducative en milieu ouvert (AEMO). Dépassés par le comportement du jeune, les parents ont sollicité une intervention extérieure.

L’enjeu consistait à soutenir les parents « d’une grande gentillesse, respectueux, protecteurs, nourris d’un amour inconditionnel », mais, dans le même temps, installés dans une relation trop permissive, ayant de grandes difficultés à faire face à la situation et à tenir une position ferme pour imposer à ce jeune en souffrance psychique jugée grave, les orientations de soin retenues avec l’équipe soignante (traitement, orientation scolaire, rythme de vie).

Progressivement, l’équipe se rend compte que ce jeune « est ou entre » dans un processus schizophrénique. C’est à ce moment qu’est intervenu ce soignant pour procéder à un retour réflexif sur les huit années de prise en charge de Teddy, en examinant la nature des liens entre l’équipe, la famille et le jeune pour tenter de trouver de possibles ressorts de façon à requalifier l’accompagnement.

Le praticien pointe que « peut-être aurait-il fallu être plus convaincant pour arriver à soutenir ses parents vers l’âge de 16-17 ans ». L’équipe accordait du temps (un ou deux mois) entre les décisions et leurs applications sauf que « les parents ne mettaient pas en application les décisions et que rien ne se passait du coup ». À 18 ans, ce jeune homme « dans des processus d’incompétence ou de transgression » prend ses médicaments de façon intermittente : « À l’hôpital, il y a l’infirmier qui donne le traitement. Alors, à la maison, bah on demandait à la maman de donner le traitement, mais c’est une prescription médicale, ce n’est pas maman qui oblige… c’est au fond un soin à domicile pour pas qu’il aille à l’hôpital ». L’équipe s’est centrée sur l’évitement d’entrée en chronicité du jeune demandant aux parents de participer au projet de soin alors que ceux-ci n’étaient peut-être pas en mesure d’imposer le traitement à leur fils. Elle cherche une évolution vers un mieux-être pour le fils et sa famille, sans nécessairement associer cette amélioration de qualité de vie à une réduction symptomatique des troubles de cet adolescent (Lehman, 1996). Rétroactivement, le praticien fait le constat de ne pas avoir été « assez attentif aux parents […] on les a lâchés ». Il repère également que l’amour inconditionnel parental devra être valorisé d’une autre façon que par le passé : c’est parce qu’ils sont aimants, précisément, qu’ils peuvent résister et non pas être « toujours le rêve que quelque chose se passe qui soit différent ». Ce jeune semble être « encore dans la phase de crise d’adolescence dans un contexte de maladie mentale et que de fait, la prise en charge n’est pas terminée. Il faut être présent et patienter, attendre que ce jeune avance dans sa vie... »

Importance du « faire alliance »

D’autres membres de la même équipe, à l’instar du psychologue rencontré, préfèrent faire alliance avec le jeune et ses parents, avant d’entamer un programme d’action thérapeutique.

Espace de configuration du soin privilégiant le care pour « faire alliance » avec le jeune suivi en urgence psychiatrique

Le psychologue interviewé qui intervient dans le même service d’urgence, travaille le plus souvent en binôme et précise à plusieurs reprises son souhait de faire alliance avec le jeune, que nous appellerons Adrien. Il explique sa prudence afin de tisser peu à peu l’alliance avec le jeune et sa famille, afin de ne pas signifier au patient des défenses délicates à dévoiler : « je vais simplement essayer de faire alliance et je me dis “quand je fais alliance, bah peut-être qu’effectivement à un certain moment, est-ce qu’il va être en proie un peu au fait que… soit ses angoisses, on peut échanger avec lui, soit effectivement c’est quelque chose qui le protège, souvent ça le protège”. Et je me dis “à quel moment on peut construire cette alliance pour commencer à débattre d’au fond qu’est-ce qui l’effraie quoi ?” ». Faire alliance se comprend ainsi en tant que médiation établie en vue d’une négociation des modalités de soin, mais qui ne constitue pas un soin en lui-même.

Plus globalement, faire alliance s’inscrit comme stratégie thérapeutique en cohérence avec le projet de la structure qui vise à éviter la chronicisation de la maladie, comprise comme installation pérenne et figée dans une nosographie médicale sans ouverture à d’autres modalités possibles de soin en dehors de l’institution hospitalière. Chercher à endiguer la chronicisation fait écho à une conception de la maladie comme processus en devenir, évolutif ou involutif, corrélé au contexte et à l’environnement de vie, aux relations sociales et aux désirs et projets des personnes. Ainsi se relie-t-elle à la conception de l’auto-normativité de la personne malade ou non, développée par Canguilhem (1966) : « On est ici dans une unité qui permet effectivement d’éviter la chronicisation ».

Complémentarité des espaces de soin

Le travail entrepris s’articule également autour d’une pluralité professionnelle, chaque praticien oeuvre selon des logiques de soin qui lui sont propres. Ainsi, l’approche médicale, du point de vue du psychologue, est vue comme différente de la sienne : « Le psychiatre doit trouver une raison qui est scientifique, qui est médicale.

Le psychologue est libéré de ça parce que de toute façon il doit travailler… il doit apprendre à travailler avec l’histoire du patient sans pouvoir effectivement utiliser de pharmacologie quoi. Donc à la limite c’est comment tout est basé sur le respect, l’alliance, l’éthique de la relation, avec l’acceptation que la personne en face de vous présente une pensée différente de vous et il faut savoir l’accepter ».

Si le psychologue signifie ce qui le distingue du psychiatre, il précise également l’enjeu d’une expertise qui enfermerait le malade sur des catégories et des logiques de fonctionnement qui empêchent de voir le sujet dans sa spécificité, sa singularité. La posture épistémologique indiquant que l’aide sera meilleure si l’on ne comprend pas, révèle une démarche d’enquête ouverte à l’autre, ici présent, que nous pourrions résumer ainsi : pour aider, il faut d’abord accepter de ne pas comprendre. Cette modestie fait écho à la relation établie entre le soignant, le malade et ses proches : « L’idée c’est “qu’est-ce que je suis moi dans la relation que j’ai à la personne ?”. C’est-à-dire que plus je comprends, moins je suis aidant ; et moins je comprends, plus vais être aidant. Donc c’est : moins je comprends, plus du coup je vais m’interroger à ce que me dit le patient. Parce que si je comprends tout, finalement je n’ai rien benné et je me dis “autant que je passe l’affaire”. Si j’ai tout compris, autant que ça s’arrête ! »

Espace de configuration de soin privilégiant le care pour « faire alliance » avec la famille du jeune

Le principe d’alliance se met en place également avec les parents, afin d’établir une relation de confiance, propice au soin de leur enfant. Il s’agit là d’une marque de respect du soignant vis-à-vis d’eux : « C’est-à-dire que le lien à la parentalité, enfin pour moi il est… Il faut soutenir les parents quel que soit… s’ils sont maltraitants, s’ils sont bienveillants, s’ils sont... Finalement, comme il n’y a pas d’enfant idéal, il n’y a pas de parent idéal, mais je pense que ce qu’il faut, c’est leur permettre de maintenir ce lien parce que je pense qu’ils sont tous pris dans la tristesse. Voilà, je pense qu’être parent c’est… forcément il y aura… c’est passer par tout plein d’émotions et notamment celle-là. C’est la peur du vide hein celle de la rupture avec l’enfant. Moi c’est ça qui me… qui est plus ma motivation ».

Cependant, les parents développent eux-mêmes des projets ainsi que des défenses qui nécessitent une attention vigilante pour intervenir au bon moment et de façon ajustée : « le moment propice il se fait au cours de la prise en charge, c’est-à-dire que c’est tout au long de l’accompagnement, c’est comment on peut faire alliance avec l’adolescent, comment on peut faire alliance avec les parents… Parce que c’est les parents aussi qui sont effectivement très effrayés par ce qu’il se passe, parce que c’est une rupture de la scolarité, c’est une rupture aussi de la vision qu’ils avaient en tant que parents, c’est » qu’est-ce qu’il se passe ? » »

Si l’alliance n’est effectivement pas le soin, et si comprendre trop rapidement empêche de se montrer aidant, alors nous pouvons demander en quoi consiste le soin pour ce psychologue. Il apparaît que le processus thérapeutique auquel renvoient les propos, les postures et les mises en scène du psychologue (« on fait un jeu de rôles »), s’inscrivent en écho à ses propres éprouvés et images survenues lors des rencontres avec le jeune et ses parents. Le faire alliance sert ensuite renvoyer un propos, une question, solliciter une mise en scène censée provoquer, déclencher l’expression d’une émotion, comme pour fluidifier des échanges d’une autre nature entre les membres présents. Le jeune peut alors découvrir ses parents sous un jour nouveau, tout comme les parents vis-à-vis de leur enfant ou bien encore entre conjoints. L’amorce lancée par le binôme de professionnels, dont le psychologue, tel un hameçon, fait le pari de provoquer afin d’ouvrir de nouveaux horizons de dialogue : « Je pense que ce qui était important, c’est de faire en sorte que les parents et l’adolescent soient toujours en lien avec leurs émotions. C’est-à-dire que ça, c’était vraiment quelque chose… à un moment on voyait… on sentait la maman qui était… elle ne disait rien, il a fallu aussi chercher cette tristesse de maman jusqu’à ce qu’elle puisse aussi pleurer et jusqu’à ce qu’aussi son fils comprenne à mon avis que c’était une maman triste et pas une maman totalement neutre ou agressive parce qu’il fumait du shit ou parce qu’effectivement il était en train de délirer ou parce qu’il ne dormait pas la nuit, parce qu’il déconnait. Il a fallu que l’enfant… même s’il est délirant, il peut aussi s’apercevoir qu’il a une maman triste quoi. Donc moi ce qui… moi les entretiens les plus… à mon avis les compliqués pour moi, ce n’est pas tellement la puissance du délire ou l’horreur du délire, c’est surtout… c’est le fait que les familles peuvent se couper de leurs émotions dans des moments de maladie comme ça chroniques qui débutent ».

Volonté de maintenir du lien

D’autres équipes encore préfèrent maintenir le lien avec le jeune en acceptant un assouplissement des protocoles de soin.

Espace de configuration de soin en pédiatrie : maintenir le lien

La pédiatre rencontrée exerce dans une maison de l’adolescent ; elle est très impliquée dans le suivi d’adolescents diabétiques. Pour son équipe, l’enjeu est de maintenir le lien avec le jeune (pour le faire revenir en consultation) que de proposer le traitement optimal de son diabète (au risque de le décourager). La pédiatre l’exprime comme suit : « finalement, l’important pour lui, pour le moment, ce n’est forcément l’équilibre optimal, mais c’est de garder le lien et qu’il continue à venir nous voir et qu’on puisse dépister les complications et qu’on puisse continuer à l’accompagner et… et qu’en tout cas, il sente qu’il y a un espace relais où il peut venir, où il peut être en sécurité et voilà.

«...Donc… bon, mais c’est déjà de s’adapter sur le plan de la temporalité et des modalités de traitement et d’accepter qu’il n’y ait finalement peut-être pas de surveillance glycémique sur la journée, c’est déjà – pour nous en tout cas – ouais, c’est quelque chose qui n’est pas simple à accepter ».

Il faut trouver le juste équilibre entre ce qui est acceptable du point de vue médical et ce qui est tolérable du point de vue de l’adolescent, de proposer une balance entre les risques encourus en termes de santé et les bénéfices attendus sur le plan relationnel. L’objectif est donc d’aboutir à un « ordre négocié » (Strauss, 1992) entre l’adolescent et les soignants, ce qui conditionne la poursuite du parcours de soin : « Donc voilà, c’est [rechercher] comment est-ce qu’on arrive à rester dans les frontières de ce qui peut être acceptable, mais aussi pour garder le lien avec lui. C’est sûr que si demain on lui demande de faire six dextros par jour et qu’on est intransigeant et qu’on… voilà, et qu’on le gronde à chaque fois qu’il vient nous voir, il ne viendra plus nous voir ».

Espace de configuration adaptable et souple pour maintenir le lien avec Sam

Cette pédiatre suit un adolescent, diagnostiqué diabétique de type 1 depuis l’enfance et âgé aujourd’hui de quinze ans, que nous appellerons Sam. Avec lui, elle affirme que « ça a toujours été compliqué » et que « ça va crescendo ». Il a fallu tenir compte de la situation familiale et sociale difficile de ce jeune qui a été déplacé de foyer en foyer et a commis plusieurs fugues pouvant aller de quelques jours à une semaine sans nouvelles. Ainsi son parcours de soin, en écho à son parcours de vie, se caractérise par des ruptures et des discontinuités, susceptibles de mettre sa santé en danger.

Le suivi au long cours de Sam, depuis sept ans, implique une adaptation et une souplesse de la part des professionnels. Cela passe par des échanges au sein même de l’équipe médicale pour s’accorder sur le périmètre de la négociation : certains éléments sont jugés négociables, comme les modalités de traitement pour « s’adapter à son mode de vie » ; d’autres ne le sont pas, comme l’hospitalisation en cas de crise grave, lorsqu’il « arrive en mauvais état ».

La pédiatre affirme ainsi que l’accompagnement de ce jeune a mis « à mal aussi les équipes de pédiatrie » et qu’il est « important d’aider l’équipe à tenir bon ». En effet, Sam est un jeune résistant, voire opposant, au soin et qui s’est construit dans cette posture vis-à-vis de sa maladie en lien avec son vécu personnel. Il donne souvent l’impression que le suivi est un échec, qu’il faut repartir à zéro à chaque nouvel incident, que la relation de confiance nouée au fil du temps n’est jamais acquise. Ces moments de découragement ne doivent néanmoins pas masquer certains progrès effectués et sur lesquels les soignants peuvent prendre appui : « récemment, quand il fuguait, il emmenait son insuline avec lui, donc il y avait quand même des choses où on sentait qu’on avait réussi à mettre en place des choses […] Donc voilà, c’est ça aussi, c’est s’adapter et réussir à chercher quand même à… à valoriser ce qu’il arrive à faire quoi ».

Ainsi les négociations permanentes et les ajustements mutuels visent à la fois à maintenir le lien avec le jeune, mais aussi à renforcer le lien au sein de l’équipe soignante pour assurer la continuité des soins pour un jeune lui-même en rupture. Comme l’affirme la pédiatre : « je suis finalement un peu la figure stable dans sa vie où il a pas mal bougé […] Voilà, donc finalement mon rôle, c’est un peu quand même de faire le lien entre les différents… les différents acteurs et puis de gérer son diabète quand il accepte de venir me voir en consultation ».

Éléments d’interprétation

Ces résultats permettent de rendre compte de la diversité et de la complexité des configurations d’un espace d’alliance thérapeutique et de négociation du soin qui sont à l’oeuvre dans le suivi de la maladie chronique adolescente, dans la mesure où chaque suivi est singulier. Ainsi, selon les cas de figure, l’espace de soin reste un lieu ouvert dans lequel le patient rentre pour mieux en sortir afin de limiter le processus de chronicisation ou bien il s’agit d’un territoire réservé aux experts, dans lequel le patient finit par rester. Il importe de repérer combien en période d’adolescence, l’espace de configuration du soin comme des soins reste souple afin précisément d’éviter le processus de chronicisation. Par delà les difficultés d’observance notées chez les jeunes malades, cette étude donne à voir comment se réalise leur suivi afin de se donner de meilleures chances pour éviter une aggravation de l’état de santé.

Les fonctions et les rôles exercés par les soignants interviewés déclinent ainsi une version protéiforme autant dans le « soutien à la parentalité », que dans le « faire alliance » et le « maintien du lien ». Dans le cadre des suivis de maladies chroniques en période d’adolescence, le care est fondamental tant le souci de prendre en compte autant le jeune que sa famille se révèle présent.

Si l’alliance thérapeutique est toujours recherchée du fait de son efficacité, elle n’en demeure pas moins multidimensionnelle – comme nous l’avons repérée – selon que cette relation de confiance se noue avec l’adolescent malade chronique et/ou avec ses parents, ou bien, selon qu’il s’agisse d’un psychiatre, d’un psychologue ou d’un pédiatre.

De même, les registres de négociation du soin identifiés permettent de souligner la nécessité, mais aussi la difficulté du recours au patient lui-même ou à ses parents. S’ils sont étroitement associés aux soins, ils ne remplissent pas toujours le rôle attendu par les professionnels, ce qui complique l’objectif de continuité des soins entre l’hôpital et le domicile et exige des ajustements mutuels permanents. Nos enquêtes rendent alors perceptible une vulnérabilité des professionnels in situ, comme si l’adolescence contribuait à accroître la fragilisation des logiques de soin et des soignants, tant le care dans sa dimension relationnelle est prégnant chez les professionnels. Il reste à explorer le point de vue des adolescents en le croisant avec celui des professionnels pour rendre compte de leurs vécus de la maladie.