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Introduction

Dans sa très jeune histoire, la relation formation-emploi en Algérie a évolué en fonction des orientations économique et politique de l’État. Elle a connu précisément deux grandes périodes qui se distinguent, l’une par le couplage formation-emploi public et l’autre par leur découplage. La première correspond à l’époque glorieuse de l’industrialisation publique et du socialisme – qui va de la fin des années 1960 jusqu’au début des années 1980. Alors que la seconde, ayant commencé au milieu des années 1980 à la suite de la chute brutale des revenus pétroliers, se poursuit encore avec la désindustrialisation dans le secteur public d’État et l’approfondissement d’une libéralisation économique et politique.

Dans la première période, le fort couplage entre la formation supérieure et l’emploi dans le secteur public reposait sur une politique d’emploi orientée par les besoins de l’industrie publique et de l’administration. Dans ce cadre, la question de l’insertion professionnelle des jeunes en général et des jeunes diplômés de l’enseignement supérieur en particulier ne se posait pas. Tandis que dans la seconde, après le transfert de l’essentiel de la production des grandes entreprises d’État vers le secteur privé et plus particulièrement les PME-PMI[1], les emplois proposés le sont de plus en plus dans le secteur privé[2], moins durables, souvent moins qualifiés et le chômage des diplômés[3] s’installe dans la durée. Marquée au contraire par le découplage entre formation et emploi public, la nouvelle politique de l’emploi fait de « l’insertion » un élément central et multiplie les interventions de l’État. Elle soulève deux questions :

  • Axée prioritairement sur la réduction des taux de demandeurs d’emploi, les mesures pour l’emploi ne favorisent-elles pas plus une logique de placement et d’insertion sociale sur le court terme, qu’une logique de qualification et de professionnalisation notamment pour les diplômés de l’enseignement supérieur ?

  • Appliquée depuis plus d’une décennie à l’Université, la « réforme LMD »[4] a pour objectifs, d’une part la rénovation de la gouvernance, de la pédagogie et de la recherche et, d’autre part, la mise en adéquation des formations avec les emplois. Mais compte tenu de la stratégie de sa mise en application à l’Université, du manque d’implication des principaux acteurs – enseignants-chercheurs et employeurs - et des caractéristiques du tissu socioéconomique local, cette réforme représente-t-elle un atout ou un handicap pour l’insertion des diplômés sur le marché du travail ? À travers les deux questions, la problématique centrale est celle du rapport entre marché de l’emploi local et enseignement supérieur. L’hypothèse soutenue dans ce travail est que la politique d’emploi et la réforme éducative sont certes deux facteurs nécessaires - en tant qu’objectifs et dispositions réglementaires - mais non suffisants pour l’insertion professionnelle des diplômés. Dans le même sens, il ne suffit pas de convoquer régulièrement dans le discours politique la relation formation-emploi pour qu’elle soit prise en charge par des acteurs locaux, si par ailleurs ils ne sont pas autonomes.

Dans une analyse de Dubar (2001), « l’insertion » en France est une construction sociale intervenue après les Trente Glorieuses donnant un nouvel espace « postscolaire » qui concerne un nouvel âge - le « postadolescence » – comme « intermédiaire entre l’adolescence et l’âge adulte, l’âge scolaire et l’âge du travail » (p 25-26). Comparativement, il n’existait pas en Algérie de phase transitoire pour aller vers l’emploi ou la situation professionnelle. C’est plutôt la scolarisation massive qui a été un facteur déterminant dans l’entrée dans la vie professionnelle et la mobilité sociale.

Après avoir été stimulée durant deux décennies (1970-1980) par la forte liaison formation-emploi public, cette mobilité est aujourd’hui en grande difficulté. Ainsi, malgré la différence de contexte culturel et économique, s’il s’agit également d’un construit social apparu suite au découplage formation-emploi public, « l’insertion » en Algérie est un processus social actuellement régulé administrativement, conduisant le jeune diplômé, souvent sans expérience professionnelle et dont l’âge est très variable, à trouver un emploi ou une situation professionnelle dans une organisation et/ou à créer une entreprise. Pris dans ce sens, même s’il existe une diversité d’insertion dans la société, théoriquement il s’agit d’une insertion professionnelle donnant une « position stabilisée dans le système d’emploi » (Vernières, Fourcade et Paul, 1994).

Cet article est basé sur une étude empirique[5] qui a porté sur les réformes de l’enseignement supérieur, la professionnalisation des offres de formation et la réalité de l’insertion professionnelle des diplômés de l’enseignement supérieur en Algérie. Son objectif est d’apporter une réflexion sur un terrain d’étude très peu exploré scientifiquement[6], en particulier la relation entre la politique d’emploi, la réforme éducative et l’insertion des diplômés. Nous décrivons d’abord les mesures et dispositifs d’emploi créés par différents ministères publics, c’est-à-dire les mesures prises pour accompagner la transition vers la libéralisation économique ; ensuite nous discutons les résultats quantitatifs et qualitatifs des différentes mesures, notamment à partir d’observations de terrain, de données secondaires et de statistiques produites par le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique (MESRS) et l’Office National des Statistiques (ONS) ; enfin, nous nous interrogeons sur le mode d’introduction et l’apport(s) de la réforme LMD à partir de deux observations : la stratégie de sa mise en application et la professionnalisation des offres de formation en licence et Master.

Des mesures pour l’emploi pour accompagner les effets de la libéralisation économique

Le chômage massif des jeunes[7] apparait en 1987, peu de temps après la crise pétrolière de 1986 et le ralentissement des investissements industriels consécutifs au changement d’orientation économique de l’État (Musette, 2014). Mais ce sont surtout les révoltes sociales et juvéniles d’octobre 1988 qui vont être le déclencheur d’une série de mesures en faveur de l’emploi. D’autres mesures ont également été initiées dans les années 1990 en vue d’atténuer les effets de la Politique d’Ajustement structurel introduite dès 1994, notamment les restructurations[8] des entreprises publiques et les compressions d’effectifs dans le secteur public. Cette série de mesures s’est dessinée autour de quelques grands axes de différentes natures – législative, financière, pédagogique, etc. Elle a été prise en charge par des organismes créés dans les années 1990 : la Caisse Nationale d’Assurance Chômage (CNAC en 1994), l’Agence de Développement social (ADS en 1996) et l’Agence Nationale de Soutien à l’emploi des Jeunes (ANSEJ en 1996).

Dix ans après ces premières mesures, au lieu de baisser, le chômage a augmenté : le taux global passe de 23% en 1987 à 29,5% en 1997 dont 70% ont moins de trente ans et 75% sont primo-demandeurs d’emploi (CNES, 2002 : 20). Parmi les réactions de l’État, on peut noter la création en 1998 de l’Agence Nationale pour l’Emploi (ANEM) pour gérer les demandeurs d’emploi et l’Agence Nationale de Gestion du Microcrédit (ANGEM) pour compléter les actions sociales de l’ADS.

Mais l’approfondissement de la crise économique conduit le gouvernement dès l’an 2000 à mettre en place des programmes macro-économiques de relance, sous la forme de trois plans successifs destinés à atténuer les effets négatifs du Programme d’Ajustement structurel – lancé sous contrôle du FMI –, à relancer l’économie et à lutter contre le chômage. Au sein du second plan (2004-2009) va s’ébaucher en 2008 une « Politique nationale de l’Emploi et de lutte contre le Chômage » selon une « approche économique » avec l’objectif précis d’atteindre un taux de chômage inférieur à 10% à l’horizon 2009-2010 et à moins de 9% pour la période 2011-2013. Pour ce faire, tout en ouvrant un guichet unique dépendant de l’Agence Nationale du Développement de l’Investissement (ANDI) pour attirer les capitaux locaux et les Investissements directs étrangers (IDE), plusieurs mesures pour l’emploi ont été développées essentiellement par le Ministère du Travail et de la Sécurité sociale (MTESS) et le Ministère de la Solidarité nationale et de la Condition de la Femme (MSNFCF).

Certaines mesures sont plus actives en ce qu’elles favorisent la création et/ou le retour à l’emploi et d’autres plus passives qui consistent à indemniser les salariés suite à une perte d’emploi et/ou à garantir un revenu décent. Parmi les mesures actives, on relève l’aide à la création d’entreprises ou à l’auto emploi, l’insertion professionnelle à travers des Contrats à Durée déterminée (CDD) ou des emplois d’attente et l’aide à l’amélioration de l’employabilité à travers la formation-reconversion et l’aide à la recherche d’emploi. Parmi les mesures passives, il y a les prestations versées durant les périodes de chômage par la Caisse Nationale d’Assurance Chômage et les allocations entrant dans le cadre du « filet social » versées par l’ADS : l’Allocation forfaitaire de Solidarité destinée aux personnes sans revenu ou inaptes au travail et non couverte par d’autres programmes d’assistance sociale et l’Indemnité pour Activité d’intérêt général, allouée aux membres de familles sans revenu, qui participent effectivement à des activités d’intérêt général. L’ADS gère en outre tout un programme de développement social grâce aux financements de microentreprises et d’emplois, notamment les Emplois saisonniers d’Initiative locale et le programme des Contrats de Pré-Emploi (CPE) pour jeunes diplômés de l’enseignement supérieur et techniciens supérieurs issus des instituts nationaux de formation. Théoriquement, ce programme vise l’insertion professionnelle par l’acquisition d’une expérience professionnelle tout en permettant aux entreprises et administrations de bénéficier d’un encadrement à faible coût. Le principe repose sur la prise en charge de la rémunération des jeunes diplômés recrutés par des employeurs publics ou privés pendant une année pouvant être prorogée de six mois au maximum.

Les dispositifs relevant du MTESS sont en principe orientés vers l’économie et constituent donc un appui actif au développement du salariat et de l’entrepreneuriat. Ils sont gérés par trois principaux organismes : l’ANEM, l’ANSEJ et la CNAC. L’ANEM s’occupe plus particulièrement de l’intermédiation sur le marché du travail et a la responsabilité du Dispositif d’Aide à l’Insertion professionnelle (DAIP) mis en place en 2008 en direction des demandeurs d’emploi âgés de 18 à 35 ans. Ce dispositif est basé sur trois contrats : 1. Le Contrat d’Insertion des Diplômés (CID) pour les primo demandeurs d’emploi, diplômés de l’enseignement supérieur et techniciens supérieurs. 2. Le Contrat d’Insertion professionnelle (CIP) pour les jeunes sortant du cycle secondaire, des centres de formation professionnelle ou ayant suivi un stage d’apprentissage. 3. Le Contrat de Formation-Insertion (CFI) pour jeunes demandeurs d’emploi n’ayant ni formation ni qualification. Ces trois contrats sont complétés par un soutien de l’État aux employeurs à travers le Contrat de Travail aidé (CTA), dans le cas où le jeune est recruté à la fin du contrat ou de la période d’« insertion ». La contribution est dégressive : pendant cinq ans pour les diplômés et une année seulement pour les deux autres contrats. L’ANSEJ est spécialisée dans le financement de microentreprises – c.-à-d. prêts non rémunérés ou à des taux bonifiés – en faveur de promoteurs de la tranche d’âge 19-35 ans et dont le seuil de l’investissement est fixé à 10 millions de DA (80 000€). La limite d’âge est repoussée à 40 ans pour le gérant si le projet génère trois emplois au total. La CNAC quant à elle intervient dans le financement des projets de création d’entreprises pour les personnes de 35-50 ans dont le montant de l’investissement est plafonné à 5 millions de DA (40 000 €).

Ainsi, à travers la diversification des financements, des organismes et des différentes catégories de demandeurs d’emploi pris en charge, on peut voir que les pouvoirs publics veulent en effet à tout prix obtenir très rapidement des résultats chiffrés. Néanmoins, si effectivement les taux de chômage baissent, la qualité de l’insertion professionnelle soulève des questions notamment en ce qui concerne les jeunes diplômés.

D’importantes réalisations quantitatives, mais des emplois non durables

Une baisse des taux de demandeurs d’emploi

Le premier bilan dressé par le ministère du Travail et de l’Emploi (MTESS[9], 2008 et 2013) est jugé positivement, en particulier pour la période 2008-2012, avec les trois contrats du Dispositif d’Aide à l’Insertion professionnelle (DAIP), c’est-à-dire le Contrat d’Insertion des Diplômés (CID), le Contrat d’Insertion professionnelle et le Contrat de Formation-Insertion (CFI). Par exemple, en 2011, le MTESS seul a créé 1 538 235 emplois dont 48 784 pour les diplômés dans le cadre de la Prime Insertion des Diplômés ou PID (ex-CPE) et 660 800 dans le cadre du DAIP, c’est-à-dire avec CIP, CID et CFI, parmi lesquels 269 746 diplômés bénéficiaires grâce au CID (source : Premier Ministre, 2012). Ces actions s’ajoutent à celles menées dans le cadre du filet social, dont les programmes ont engendré en dix ans (2001-2011) 371 600 emplois avec la Prime Insertion des Diplômés (PID). Cependant, ces d’emplois sont dits « d’attente » pour des publics défavorisés et dont la finalité est plus sociale qu’économique.

Sur le plan de la création d’activités, sur la période 2008-2011, l’ANSEJ et la CNAC font également état de bilans positifs : l’ANSEJ a financé 96 472 projets pour 254 636 emplois, tandis que la CNAC en a financé 32 605 projets qui ont généré 67 094 emplois, soit respectivement 98% et 118% des objectifs réalisés (source : Benhabib, 2013). Sur une période plus longue, de 2007 à 2013, l’ANSEJ a soutenu 292 186 projets – portés à 90% par des hommes – pour 710 800 emplois créés, dont 62% dans le secteur des services (source : ANSEJ, http://www.ansej.org.dz/ansej, consulté en janvier 2015).

Selon le directeur de l’ANEM, les jeunes ont créé plus de 430 000 entreprises[10] en dix ans dans le cadre des deux dispositifs ANSEJ (19-30 ans) et CNAC (30-50 ans). L’objectif pour 2015 était d’atteindre les 500 000 entreprises, soit une moyenne annuelle de 40 000 PME créées (source : El Watan Étudiant du 10/4/2015). S’agissant de l’insertion des jeunes sortant du système scolaire, le ministre du Travail avait indiqué que depuis 2008, 1 750 000 jeunes ont bénéficié du DAIP dont 10 % (soit 170 000 jeunes) en CDI (source : El Watan du 27/11/2013). Conformément donc aux prévisions ministérielles, les chiffres officiels traduisent une baisse significative et continue du taux global de chômage : 29,8% en 2000, 10% en 2010, 9,9% en 2011 et 9,8% en 2013.

Bien que ces taux soient confirmés par le FMI (2014)[11], on peut se demander si cette baisse n’est pas aussi le produit d’une construction statistique[12]. Car, à partir de l’année 2004, l’ONS utilise les définitions recommandées par le Bureau international du Travail pour le décompte du chômage à travers ses enquêtes. De ce fait, il y a minoration du taux de chômage puisque sont exclus du chiffre des demandeurs d’emploi ceux qui ont exercé au moins une heure durant la semaine de référence de l’enquête, ainsi que ceux qui ne recherchent pas un travail (demandeurs d’emploi découragés ou n’ayant plus les moyens de rechercher un emploi).

Sur un plan qualitatif, une enquête portant sur l’ensemble des dispositifs publics d’insertion (Mohamed-Méziani, 2011) classe les jeunes bénéficiaires de ces dispositifs en deux grandes catégories : dans la première, des jeunes mobilisent ce qu’il appelle « l’insertion professionnelle imposée » dans ces dispositifs pour gérer leur insertion sociale. Dans la seconde, au contraire, des jeunes utilisent « l’insertion sociale » permise par ces dispositifs pour réaliser leur insertion professionnelle. De manière générale, l’enquête montre que les jeunes ayant bénéficié de ces dispositifs ont eu un cursus scolaire interrompu. Ce sont des jeunes parmi les plus fragiles socialement, avec un faible capital culturel et qui ont un rapport au marché du travail plutôt subi. De ce fait leurs motivations par rapport à ces dispositifs sont justement la préparation de l’entrée sur le marché du travail. Parmi les obstacles évoqués, les plus lourds sont ceux liés à la création d’activités (dispositifs ANSEJ) : lourdeurs administratives, difficultés d’obtention de marchés et surtout absence de liens entre projets financés et développement local. Ce qui pourrait expliquer la situation de saturation économique – notamment dans le secteur des transports – souvent évoquée par les jeunes promoteurs. Cela étant, les perceptions des jeunes sont hétérogènes : mêmes obligés, faute de mieux, de rentrer dans ces dispositifs, certains ont le sentiment de faire quelque chose pour eux-mêmes et d’aider leurs familles. Pour les filles, c’est la possibilité de sortir du cadre familial et d’être autonomes.

Les dispositifs permettent également à certains d’entre eux de se concentrer sur un projet professionnel, ce qui les libère de la situation d’assistés. Mais d’autres trouvent ces dispositifs insuffisants et l’insertion sociale réalisée non permanente[13]. Cette insertion est également dépourvue d’utilité économique, car l’affectation se fait dans des établissements où il n’y a pas de postes pour les jeunes. D’où le jugement selon lequel ce sont des dispositifs avec des objectifs plus politiques qu’économiques. Pour des jeunes diplômés, ces dispositifs donnent accès au monde du travail, mais la portée est limitée du fait d’un salaire faible et d’une absence de recrutement après le contrat d’insertion. Celui-ci permet certes d’avoir une première expérience du monde du travail et des savoir-faire, mais son caractère provisoire devrait amener, selon les jeunes enquêtés, les autorités à introduire des améliorations. À travers toutes ces observations qualitatives, on peut noter que les mesures et dispositifs publics ont certes des effets[14] sur les individus et parfois sur leurs projets professionnels, mais l’insertion professionnelle durable n’est pas encore réalisée.

Les diplômés plus concernés par le chômage que les autres

Quels que soient les dispositifs et/ou les améliorations apportées, les diplômés sont toujours plus concernés que les autres catégories de demandeurs d’emploi par le chômage sur le marché du travail formel. En effet, les statistiques de l’ONS (2013) indiquent d’importantes variations du taux de demandeurs d’emploi selon le niveau d’instruction et le sexe (tableau I). Plus particulièrement, les catégories « Sans instruction » et « Aucun diplôme », dans la colonne « Masculin », sont beaucoup moins concernées par le chômage que les catégories « Supérieur » ou « Diplômé de l’enseignement supérieur ».

Tableau I

Taux de chômage selon le niveau d’instruction (Source : ONS, 2013)

Taux de chômage selon le niveau d’instruction (Source : ONS, 2013)

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Il y a quelques années Charmes et Musette (2002) estimaient que le marché du travail local se caractérisait par une faible « réactivité au progrès et à l’innovation technologique ». Après le recensement économique de l’ONS (2011), on peut ajouter qu’il est aussi dominé essentiellement par les petites et très petites entreprises. D’autre part, s’il y a effectivement beaucoup d’emplois et d’entreprises créés officiellement, en revanche la durabilité[15] de ceux-ci et l’absence de lien avec les formations dispensées par le système d’enseignement supérieur posent la question de la qualité des dispositifs. Dans le meilleur des cas, les contrats durent deux ans et sont renouvelables un an et le taux de mortalité des entreprises créées est très élevé. Une enquête sur l’emploi des jeunes à Médéa (centre de l’Algérie) indique que « plusieurs unités concrétisées par de jeunes promoteurs dans le cadre des différents dispositifs de l’emploi ont cessé leur activité au bout de la première ou deuxième année de leur création. La cause : les promoteurs manquant d’expérience n’ont pas été accompagnés par les organismes en question. Ils  ont été en outre confrontés à une concurrence déloyale, à un foisonnement de produits contrefaits, etc. » (El Watan Économie, 30/09/2014). Dans leur enquête de terrain, Boudia et Benachenou (2010) ont estimé à plus de 65% le taux de mortalité des entreprises financées par l’ANSEJ à Tlemcen (à l’ouest de l’Algérie) entre 1997 et 2007.

Ces résultats suggèrent que souvent la création d’entreprise est un processus semé d’embûches et peut-être aussi un choix fait par défaut, notamment quand les jeunes ont échoué à trouver un emploi salarié et/ou bien rémunéré. Or, dans les emplois subventionnés par l’État, la rémunération n’est pas très motivante et contribue plutôt à un déclassement social. Ainsi, on peut même trouver des médecins employés dans le cadre du dispositif d’insertion professionnelle des diplômés universitaires payés à 15 000 DA (160 €) par mois (source : El Watan Economie du 12/02/2014). Afin de stimuler la création d’entreprises, le ministère du Travail et de l’Emploi (MTESS, 2014) et l’organisme onusien UNITAR [16]proposent depuis peu aux jeunes entrepreneurs un programme dit IBTIKARI de « Formation et Accompagnement à l’Entrepreneuriat des Jeunes Diplômés en Algérie » (Cf. https://www.unitar.org/ksi/fr/le-programme-ibtikari, consulté le 12/01/2015). D’autres mesures tendent à améliorer la viabilité des entreprises en exigeant par exemple du jeune promoteur un diplôme en rapport avec le projet présenté et une formation en gestion d’entreprise d’une dizaine de jours.

Ces mesures, toutes récentes, suffiront-elles à faire évoluer les appréhensions des jeunes diplômés vis-à-vis de l’entrepreneuriat et la création d’entreprise ? La réponse n’est pas aisée quand on sait, par exemple, qu’une licence professionnelle « entrepreneuriat » ouverte en 2006-2007 à l’Université de Constantine – en partenariat avec l’Université Pierre-Mendès-France de Grenoble (France) – a fermé au bout d’une année faute de candidats. Ce qui laisse penser que les formations générales et plus particulièrement les filières prestigieuses classiques (médecine, droit, architecture, etc.) attirent davantage les étudiants que l’entrepreneuriat et les formations professionnalisantes nouvellement créées. L’emploi salarié reste également une priorité pour les jeunes diplômés. Or, après la baisse des prix du pétrole depuis 2014 sur le marché international, les perspectives de recrutement se rétrécissent et les revendications juvéniles[17] ne manquent pas. D’après l’ANEM (Cf. El Watan Économie du 12/01/2015), le stock de demandeurs d’emploi inscrits à l’agence est important : estimé à plus de 1,2 million dont plus de 365 000 sont universitaires (30% des demandeurs), plus de 410 000 ont un niveau d’études moyen (34% des demandeurs) et plus de 250 000 ont un niveau secondaire (lycée). Les demandeurs d’emploi sans niveau d’instruction représentent seulement 7% de la demande globale.

Certes, pour les diplômés du supérieur on observe une baisse régulière du taux de chômage puisqu’il est passé de 21,4% à 15,2% entre 2010 et 2012, 14,3% en 2013 et 13% en avril 2014 (source : ONS, 2013 et 2014). Mais au dernier trimestre 2014, dans une conjoncture économique difficile, ce taux est remonté à 16,4% (10,9% chez les hommes et 22,1% chez les femmes) (ONS, 2015). La figure 1 confirme le paradoxe[18] déjà observé en 2013, à savoir que le diplôme ne protège pas du chômage : entre 2010 et 2015, quand on n’a « aucun diplôme » on est toujours moins concerné par le chômage (en dessous de 10%) que ceux qui ont un niveau « universitaire » (14,1%) ou diplômés de la « Formation professionnelle » (13,4%).

Figure 1

Évolution du taux de demandeurs d’emploi de 2010 à 2015

Évolution du taux de demandeurs d’emploi de 2010 à 2015
Source : ONS, septembre 2015, http://www.ons.dz/, consulté en janvier 2015

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Concernant la variation du taux de demandeurs d’emploi, on peut faire l’hypothèse d’effets conjugués à la fois de l’augmentation du nombre de diplômés arrivés sur le marché du travail et de la fin des contrats d’insertion à durée déterminée, soit un effet prévisible du traitement conjoncturel et social du chômage des jeunes.

La persistance d’un chômage élevé chez les diplômés de l’enseignement supérieur et de la formation professionnelle est due selon Musette (2013) à la fois à « l’inadéquation des compétences » par rapport aux demandes du secteur économique et à l’importation par le gouvernement d’une main-d’oeuvre qualifiée – plus de 55 000 travailleurs, surtout chinois dont 26 000 dans la construction et 18 000 dans l’industrie. L’importation de main d’oeuvre pour les grands chantiers de l’État réduit probablement les capacités du marché de l’emploi à absorber les flux de diplômés, mais n’épuise pas le problème.

En 2010-2011, par exemple, l’enseignement supérieur seul a produit près de 260 000 diplômés (MESRS, 2012 ; Ghouati, 2014a et 2014b). Ce nombre annuel de diplômés est aussi la conséquence d’une couverture moyenne, voire relativement[19] forte au niveau supérieur : d’après les données de l’UNESCO[20] de 2012, pour un PIB de 5 348 USD, il y avait 3 235 étudiants pour 100 000 habitants. Or le recensement économique réalisé par l’ONS (op. cit.) montre une structure de l’économie algérienne constituée de plus de 95% de PME-PMI et Très Petites Entreprises (TPE). Il en résulte que si la production de diplômés est relativement forte, elle pose des problèmes de débouchés notamment pour les diplômés du supérieur. Cette production pose d’autant plus de problèmes que les besoins en cadres supérieurs des PME-PMI et TPE sont moindres comparée à ceux des grandes entreprises, faiblement représentées dans le tissu économique. Cette spécificité socioéconomique locale, fait ressortir une relation encore impensée entre les transformations économiques et la réforme LMD alors que s’est achevé le « Programme d’Appui à la Politique sectorielle de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique » (2010-2014)[21], dont l’un des trois objectifs était de développer les partenariats université-entreprise. Sachant donc qu’elle a bénéficié du soutien multiforme – renforcé de surcroit après les « Printemps arabes » - de la Commission européenne et de l’appui d’agences et organisations universitaires européennes[22], nous nous posons la question des effets de cette réforme en termes de professionnalisation des offres de formation et d’insertion des diplômés.

Pour y répondre, dans une troisième partie nous allons voir que l’approche dite « adéquationniste » et la démarche descendante privilégiée dans l’introduction de la réforme, sur fond d’une non-implication des communautés universitaires, ne favorisent pas la professionnalisation des formations. Les modestes résultats de cette professionnalisation et le faible partenariat avec les employeurs ne contribuent pas non plus à une meilleure insertion professionnelle des diplômés.

Réforme LMD et professionnalisation des offres de formation

La professionnalisation est une notion qui peut avoir de nombreuses facettes, acceptions et définitions (Rose, 2008). En tant que problématique nouvelle dans le champ de la formation et de l’éducation, elle est également dite complexe à travers ses processus de mise en oeuvre, mais aussi les différents niveaux d’analyse que ceux-ci impliquent (Clénet, Maubant et Poisson, 2012). Dans ce travail elle renvoie à un processus qui affecte deux dimensions de l’enseignement supérieur : l’offre de formation censée être construite en fonction de besoins de l’économie et la mise en situation par divers moyens pédagogiques permettant aux étudiants de construire un projet professionnel personnalisé et être plus actifs pour améliorer leur employabilité.La professionnalisation des formations – dans une logique de compétences et de qualification – et l’employabilité[23] des diplômés sont parmi les enjeux essentiels de l’adoption du processus de Bologne en Europe (Haug 2001). En tant que l’une des composantes de ce processus, la « réforme LMD » a été un accélérateur du mouvement de professionnalisation des offres de formation en France par exemple, notamment avec la licence professionnelle (Agulhon, 2007). En effet, la multiplication des licences professionnelles a représenté dès les débuts de la « réforme LMD » un élément important dans la diversification et la modernisation des offres de formation, en collaboration avec le monde de l’entreprise, pour de nouveaux débouchés professionnels pour les étudiants (Maillard et al., 2004).

En outre, selon Gayraud et al. (2011) la licence a constitué un nouvel enjeu pour les universités, en ce sens que les filières traditionnelles se sont mises aussi à proposer de nouveaux parcours et diplômes professionnalisants, à la fois pour ne pas disparaître et répondre à une demande de qualification de la part des étudiants pour se protéger contre le chômage et la déqualification. Le partenariat avec des intervenants extérieurs et l’ouverture sur l’environnement économique dans le renouvellement de l’offre de formation professionnalisante est également une constante (Gayraud et al., 2009).

Sur fond de crise économique, la professionnalisation encouragée entre autres par la réforme LMD « s’impose aujourd’hui comme la norme » (Erlich et Verley, 2010 : 86), notamment dans la hiérarchisation des formations et la sélection accrue des publics étudiants.

Cependant, la traduction concrète de cette norme dépend toujours des conditions locales de son introduction. Lors du séminaire euromaghrébin sur l’élargissement de la « réforme LMD » au Maghreb, l’Agence Universitaire francophone (AUF, 2004 : 9) estimait que chaque région doit « s’approprier le système L-M-D » et « inventer sa propre vision, car ce système, s’il a bien vocation à être partagé… à être compatible, n’a pas à être exactement le même partout ». Pour le responsable de la délégation de recteurs algériens présente au séminaire il s’agissait de bénéficier de l’expérience européenne en général et française en particulier de la professionnalisation et du système LMD, dans le cadre d’un partenariat international, pour rénover le système d’enseignement supérieur, mieux « gérer les flux » et introduire « une qualification professionnelle dans les deux paliers [licence et Master] des cursus de formation, à l’effet d’une insertion rapide des diplômés universitaires dans le marché de l’emploi ».

Le problème est qu’en Algérie, ainsi que nous allons le voir, bien que l’approche du ministère de l’Enseignement supérieur soit qualifiée officiellement d’adéquationniste, la démarche adoptée pour réformer n’inclut pas des acteurs clés, en particulier les enseignants-chercheurs et les employeurs.

Une mise en application avec une approche adéquationniste

Basée en principe sur une logique de compétences et une professionnalisation des offres de formation, la « réforme LMD » devait également permettre de former rapidement une main-d’oeuvre adaptable et adaptée aux demandes des employeurs. Au niveau pédagogique, le système LMD s’est concrétisé par une nouvelle organisation pédagogique avec des modules semestriels, des crédits ECTS, une architecture avec trois niveaux de sortie – Licence, Master et Doctorat, respectivement après 3, 5 et 8 ans, etc. Théoriquement, en donnant une autonomie aux établissements et à l’encadrement et en mettant « l’étudiant au centre de la pédagogie », ces transformations devaient conduire à « gérer autrement », « enseigner autrement » et « professionnaliser » les formations pour favoriser la « réussite des étudiants » et finalement mieux les insérer professionnellement. Pour le ministère de l’Enseignement supérieur (MESRS, 2011 : 56) « Professionnaliser c’est mettre en place des filières à finalité professionnalisante. Pour cela, il faut :

  • Définir les objectifs en termes de compétences,

  • Étudier les besoins réels du marché de l’emploi,

  • Envisager que l’étudiant puisse être un créateur d’emploi (il ne doit pas attendre d’être recruté à sa sortie de l’université).

  • Associer à la conception de l’offre les agences de création d’entreprises ou d’emplois.

  • Établir des relations pérennes avec le secteur utilisateur,

  • Créer et dynamiser une structure relationnelle chargée des stages ».

Or, malgré la multiplication des experts - en suivant l’exemple des « experts de Bologne » - et des commissions de travail (habilitation, évaluation, assurance qualité, etc.), l’autonomie des établissements et de l’encadrement et la rénovation pédagogique sont restées au stade de projet et la définition officielle de la professionnalisation n’a pas été opérationnalisée et/ou formalisée davantage afin d’éclairer les actions à l’échelle des établissements. Que ce soit au ministère ou dans les établissements d’enseignement supérieur on ne trouve pas de référentiels de formation et tout montre au contraire que la professionnalisation des offres de formation n’est pas encore pensée. Souvent, les nouvelles maquettes de formation sont le produit d’une réduction mécanique des contenus et des volumes horaires des anciennes formations du système académique pour qu’elles rentrent dans les exigences formelles du système LMD. C’est ainsi qu’on a transformé quantitativement d’anciennes licences dispensées en quatre ans pour être labélisées licences LMD en trois ans. Dans les établissements d’enseignement supérieur, peu d’enseignants-chercheurs se sont impliqués dans la réforme LMD et très rares sont les offres de formation qui ont fait l’objet d’un montage à partir d’une réflexion concertée entre l’encadrement et les employeurs réels ou potentiels (Ghouati, 2016).

Une stratégie d’application descendante et une faible adhésion des communautés universitaires

Si la « réforme LMD » a bien été médiatisée lors de son lancement en 2004, en revanche le rapport de la Commission nationale de réforme du système éducatif n’a jamais été rendu public. Ce rapport devait être un exposé public des motifs politique, scientifique et pédagogique et sa rétention a probablement renforcé une suspicion sur les intentions politiques du gouvernement et contribué à délégitimer la réforme parmi les communautés universitaires. De plus, très tôt des divergences sont apparues, y compris parmi les responsables universitaires (gestionnaires), sur l’adoption de la réforme, sa pertinence par rapport au système académique et son applicabilité dans une Université de masse (Cf. AUF, op. cit.).

L’hostilité des représentants des enseignants et des étudiants vis-à-vis de cette réforme s’est manifestée dès les premières annonces officielles. Dans ce contexte, le ministère de l’Enseignement supérieur avait estimé que le changement progressif de l’organisation du système universitaire ajouté à des promesses données pour une entrée non sélective en Master suffirait à lever les appréhensions des étudiants et de leurs représentants. C’était également pour éviter un conflit avec les enseignants-chercheurs et les étudiants et créer un précédent dans une dizaine de sites pilotes que la nouvelle organisation des études basée sur le système LMD avait été introduite parallèlement au système classique ou académique (Ghouati, 2006).

Mais la démarche descendante (top-down)  choisie d’emblée pour l’introduction de la réforme et la non-implication des principaux acteurs internes et externes – enseignants-chercheurs[24] et employeurs notamment - semblent avoir été dès les débuts un handicap majeur pour la réforme. De plus, si l’on introduit dans l’analyse de la réforme la variable centralisation – versus décentralisation - du système éducatif (Legrand, 1998), on peut penser qu’en posant les établissements d’enseignement supérieur comme « indépendants de leur milieu », la « réforme LMD » a accentué au moins un des traits négatifs du système d’enseignement supérieur par les conditions mêmes de sa mise en oeuvre. Même en donnant le choix aux étudiants de s’inscrire dans l’un ou l’autre système pédagogique jusqu’à extinction totale du système classique, la démarche ministérielle de mise en application a constitué de fait un mauvais signal aussi bien pour les usagers que pour les employeurs.

Faute de négociation et de participation, les employeurs privés ou publics – à commencer par la fonction publique d’État qui recrute sur concours – ne reconnaissent pas les diplômes du type LMD[25], notamment les licences (Ghouati, 2012 et 2015). Pour les étudiants des premiers cycles, comme pour les enseignants-chercheurs et les employeurs, la licence LMD est « amputée » d’une année comparativement à la licence classique qui se préparait en quatre ans. Au niveau des étudiants, une des conséquences directes de la perception négative de la licence LMD est la très forte pression exercée sur l’entrée en Master. En effet, face à un marché du travail exsangue, les étudiants veulent préparer un diplôme supérieur, plus rare et donc susceptible de donner un avantage sur le marché du travail. Mais la responsabilité du ministère de l’Enseignement supérieur est à souligner, au moins à deux niveaux :

  1. Sachant que les étudiants privilégieraient le système académique, lors de l’introduction de la réforme LMD des promesses leur avaient été faites pour les attirer dans les filières LMD : « qui fait une licence LMD, fera un Master », leur disait-on. Néanmoins, vu le nombre limité de places dans les Masters, l’instauration d’une sélection par les enseignants et l’administration a engendré beaucoup de frustration et des grèves à répétition dont la gravité est allée crescendo. De ce fait, on peut se demander si la surenchère des exigences des étudiants qui s’est généralisée à tous les établissements n’a pas suivi la surenchère des promesses faites par les responsables au niveau du Ministère et des universités.

  2. Au début de la réforme en 2004-2005, l’enseignement supérieur inscrivait plus de 750 000 étudiants. À la rentrée 2013-2014, il y avait près de 1 300 000 étudiants, dont 1 100 000 en 1er cycle (source : MESRS, 2014). C’est pourquoi, dès l’adoption de la réforme, le Ministère de l’Enseignement supérieur avait mis en avant l’objectif d’une meilleure gestion des flux d’étudiants, grâce à des sorties au niveau de la Licence. Or une décennie après, les collaborations université-entreprise relèvent de l’exception et les proportions d’offres de formation dites professionnalisantes ou à vocation professionnelle sont très modestes : en 2013-2014 il y avait 3700 offres de formation en Licence, dont 341 « Licences professionnelles » soit 9% des offres. La même année universitaire, sur 3181 offres de formation en Master, on comptait seulement 179 « Masters professionnels », soit 5,6% des offres (source : MESRS, 2014).

En cause, de toute évidence le surcroit de travail collaboratif nécessaire pour créer de nouvelles offres de formation et le coût plus élevé d’un diplôme professionnalisant comparativement à un diplôme académique. Dans des universités qui croulent sous le poids des effectifs étudiants depuis de nombreuses années, le ministère de l’Enseignement supérieur concentre ses interventions davantage sur l’ouverture du plus grand nombre de « places pédagogiques » - c.-à-d. places physiques - que sur la qualité des formations et la professionnalisation. Mais sur le fond, deux autres facteurs importants influencent négativement le processus de professionnalisation. D’une part, l’encadrement local, excepté celui du secteur sélectif - des grandes écoles par exemple -, n’est pas impliqué et/ou n’est pas sollicité et ne semble pas toujours avoir une expérience avérée en professionnalisation des offres de formation. D’autre part, ceci pouvant expliquer cela, en privilégiant régulièrement la voie de l’expertise internationale[26] dans les réformes, le ministère de l’Enseignement supérieur ne formule pas de demande particulière en la matière aux enseignants-chercheurs (Ghouati, 2016).

Autrement dit, si la relation formation-emploi est « introuvable » (Tanguy, 1986) en dehors d’une confrontation des logiques institutionnelles et des différentes logiques sociales, alors l’absence de reconnaissance et d’autonomie des acteurs locaux ne permet pas la collaboration nécessaire à la diversification et la professionnalisation des offres de formation. On est ainsi très loin du mouvement de professionnalisation en France ou au Québec par exemple – conçue comme une des dimensions des relations Formation-Emploi-Travail – dans laquelle l’encadrement joue un rôle opérationnel fondamental, en étant constitué de « porteurs de dossiers, véritables entrepreneurs institutionnels qui façonnent le capital éducatif de leur institution (…) » (Doray, Tremblay et Groleau, 2015 : 62).

Finalement, dans le traitement de la question de l’insertion professionnelle des diplômés en cohérence avec une « relation formation-emploi » promise par une réforme éducative, le cas de l’Algérie montre que c’est probablement moins l’ampleur des réformes et des moyens mobilisés qui pose problème que les conditions de leur mise en oeuvre – c.-à-d. les orientations politiques et/ou les objectifs de court-terme, la rétention d’informations, la non-reconnaissance et la dépendance politique des acteurs locaux, la stratégie descendante, etc. En partant de cette hypothèse de l’effet concret des conditions locales sur les réformes, il ressort que la politique d’emploi n’insère pas durablement les diplômés et ce qui a résulté de l’application de la « réforme LMD » a rendu plus problématique cette même insertion professionnelle avec des diplômes dévalorisés à l’Université et non reconnus sur le marché du travail. Tout se passe comme si les faibles résultats qualitatifs et quantitatifs de l’insertion professionnelle sur le marché du travail et de la professionnalisation des offres de formation à l’Université encouragent plutôt le gouvernement à poursuivre ses interventions en matière de financement de l’emploi d’attente et la création d’entreprises individuelles par exemple dans le cadre du plan pour l’emploi et la sécurité sociale (Cf. MTESS, 2015), ce qui lui donne toujours plus de pouvoir de contrôle et de régulation sociale et/ou politique sur le marché formel du travail.

Conclusion

Ayant porté sur un terrain peu étudié scientifiquement, cette réflexion est partie de deux questions relatives à l’insertion professionnelle des diplômés et à la « réforme LMD », liées par la problématique de l’adaptation du système d’enseignement supérieur aux besoins d’un marché de l’emploi local. Dès le départ, nous avons postulé que la politique d’emploi et la réforme éducative sont nécessaires en tant que dispositions réglementaires, objectifs et intentions politiques. Cependant, plus déterminantes nous semblent être surtout la logique et les conditions concrètes de la mise en oeuvre de ces dispositions et objectifs à travers les actions sur le marché de l’emploi et le système d’enseignement supérieur.

Il en ressort que si les questions d’insertion professionnelle des diplômés et de transformation du système d’enseignement supérieur sont au coeur des dynamiques créées par la politique d’emploi et la « réforme LMD », celles-ci manquent de conditions politiques locales et d’appropriation par des acteurs locaux à priori non reconnus et dépendants d’une décision politique centralisée au niveau des ministères publics. Ainsi, l’examen de la politique d’emploi mise en oeuvre après le découplage formation-emploi public, en faveur de l’insertion professionnelle, montre que les dispositifs et mesures spécifiques aux jeunes diplômés agissent certes de façon significative sur les taux de demandeurs d’emploi depuis plusieurs années. Mais, qualitativement ces actions sont insuffisantes pour une insertion professionnelle durable des jeunes concernés et les diplômés d’entre eux – en majorité des filles - sont toujours plus concernés par le chômage.

Introduite dans un contexte social et politique tendu, la « réforme LMD » devait justement améliorer l’insertion des diplômés du supérieur par la professionnalisation des offres de formation et l’ouverture sur l’environnement socioéconomique. Néanmoins, comment agir sur la relation formation-emploi et le marché de l’emploi, en l’absence d’expérimentation à grande échelle du processus de professionnalisation et de reconnaissance de l’autonomie des établissements et des acteurs locaux ? Alors que le ministère de l’Enseignement supérieur revendique une approche adéquationniste et insiste dans son discours sur la construction d’une relation formation-emploi, force et de constater que l’investissement public dans la création d’entreprises et de postes de travail se fait sans lien direct avec la réforme de l’enseignement supérieur et que la professionnalisation des formations supérieures, comme produit d’une coopération université-entreprise, loin d’être une priorité, demeure un impensé.

Les dispositifs et mesures pour l’insertion des jeunes – inspirés de formules déjà expérimentées en France et au Maghreb – fournissent une occupation aux jeunes, mais se centrent moins sur l’insertion professionnelle de long terme que sur l’apaisement immédiat du climat social et politique. En conséquence, la qualité et la durabilité de l’insertion réalisée s’apparentent plutôt à un remède conjoncturel de la question de l’emploi. Pour expliquer cet état de fait, on peut invoquer une production de diplômés relativement importante et qui met au jour des possibilités très limitées d’absorption par un tissu économique dominé par les petites et très petites entreprises. Ainsi, c’est une configuration particulière du système de production à laquelle les autorités voudraient adapter les formations.

Mais, comment adapter un système d’enseignement supérieur, avec sa propre logique de fonctionnement que lui confère une configuration structurale particulière (Bourdieu et Boltanski, 1975), si les enseignants-chercheurs ne sont pas sollicités et donc non reconnus au moins sur la problématique de la professionnalisation des offres de formation et l’insertion professionnelle des diplômés ? Cette question concerne aussi bien la politique de l’emploi que la réforme de l’enseignement supérieur.

En finançant des dispositifs d’insertion et des chantiers grands pourvoyeurs de main d’oeuvre et d’emplois pour les jeunes, n’y a-t-il pas alors une contradiction entre une politique sociale aux objectifs de court terme, sans liens avérés avec le développement local et un système d’enseignement supérieur réformé depuis plusieurs années ? De plus, en agissant administrativement et financièrement sur le marché de l’emploi formel et le recrutement dans les entreprises et l’administration, les pouvoirs publics ne biaisent-ils pas l’insertion professionnelle des diplômés en la déconnectant de la professionnalisation des formations supérieures et plus généralement d’une relation formation-emploi qui reste à (re) penser ? Dans les deux cas, l’intervention de l’État peut s’apparenter à une assistance sociale généralisée, avec des bénéfices politiques évidents, mais dont le coût n’est pas que financier. Car, au-delà des intentions ministérielles, dans le champ économique comme dans le champ universitaire, ne s’agit-il pas finalement de la même absence d’autonomie des acteurs risquant de bloquer encore pour un temps la créativité nécessaire dans un partenariat université-entreprise à construire ?