Corps de l’article

Introduction

Dans les écoles du Québec, en plus de l’enseignement, les élèves ont droit à des services professionnels (psychologie, santé et services sociaux, orthopédagogie, psychoéducation, etc.) parmi lesquels se trouve le service d’animation spirituelle et d’engagement communautaire (SASEC). Ce service a vu le jour dans la mouvance de la déconfessionnalisation du système scolaire québécois et est en quelque sorte la version laïque du service confessionnel d’animation pastorale scolaire (APS). Les animateurs et animatrices de vie spirituelle et d’engagement communautaire (AVSEC) responsables de ce service, qui se doit d’être non confessionnel sans être anti-religieux, se trouvent dans une situation assez nouvelle dans l’histoire des professions. Ainsi, les AVSEC sont officiellement considérés comme des professionnels de l’éducation – du fait de leur titre et statut d’emploi –, mais ils ne possèdent pourtant quasiment aucune des caractéristiques habituellement attendues d’une profession : ils ne partagent pas de formation universitaire spécifique, n’ont pas de savoirs scientifiques communs, n’ont pas de champ de pratique réservé ni de code de déontologie, pas d’ordre professionnel non plus, etc. Comme le souligne Lefebvre (2007, p. 88, 90), cela fragilise leur situation en permettant aux autorités de couper dans les postes ou d’exiger certains actes qui ne relèvent pas nécessairement d’eux, surtout dans le contexte actuel de restrictions budgétaires.

Afin de mettre en valeur leur utilité et leur développement professionnels, une centaine d’AVSEC sont unis en une association professionnelle : l’Association Professionnelle des Animateurs et animatrices de Vie spirituelle et d’Engagement Communautaire du Québec (APAVECQ). Celle-ci travaille depuis plusieurs années à améliorer la perception du service, espérant ainsi assurer une reconnaissance plus forte de ses membres auprès des milieux scolaires, sociaux et juridiques. La « stratégie professionnelle »[1] actuellement employée par l’APAVECQ est assez classique et s’inspire d’une approche fonctionnaliste héritée du temps où ils étaient des animateurs de pastorale. Cette stratégie passait alors notamment par l’identification et la diffusion d’un savoir partagé enseigné dans les facultés de théologie ou de sciences religieuses universitaires et par le renforcement d’une identité et d’une pratique professionnelle, soutenues et encadrées par le Comité catholique du Conseil supérieur de l’éducation et les autorités religieuses. Aujourd’hui, malgré la perte des encadrements mentionnés ci-haut, l’APAVECQ poursuit en ce sens au gré des événements et des changements de gouvernement. C’est ainsi que, depuis l’automne 2014, il est question de délaisser complètement l’une des deux dimensions constitutives de l’intervention des AVSEC, à savoir la « vie spirituelle »[2] – jugée trop problématique par « les milieux » – pour ne mettre de l’avant, dans l’intitulé professionnel, que la dimension « engagement communautaire »[3], celle-ci apparaissant plus consensuelle (Lefebvre, 2007, p. 54, 57). C’est ainsi qu’il a été proposé, lors du congrès 2015 de l’APAVECQ, de remplacer le titre professionnel d’AVSEC par un autre titre plus court et mettant l’accent sur l’engagement communautaire : « conseiller à la citoyenneté »[4]. On voit donc combien l’identité de ces AVSEC est malléable selon les demandes des milieux (ou les perceptions de celles-ci).

Est-ce que ce mouvement de professionnalisation, de type fonctionnaliste et axé sur une « dé-spiritualisation » du SASEC, est le plus efficace pour permettre le développement professionnel de ses membres? Nous faisons l’hypothèse que cette stratégie à ses limites. Nous entendons ainsi montrer que les AVSEC auraient avantage à emprunter un mode de professionnalisation plus inspiré des approches interactionnistes (Demazière et Gadéa, 2009). Cette stratégie permettrait aux AVSEC concernés de tenir compte du caractère particulier de leur histoire, de la grande disparité de leurs profils et surtout de l’aspect le plus particulier de leur champ d’intervention : la dimension spirituelle des élèves. Ce texte vise à évaluer le processus de professionnalisation des AVSEC à partir de leurs propres perceptions des spécificités de leur travail.

Notre argumentation est basée sur une analyse historique de la transformation du service de pastorale scolaire en un service non confessionnel de développement spirituel et communautaire.

Également, ce texte présente une partie des résultats d’une recherche menée auprès des AVSEC du Québec (CRSH 2011-2016)[5] et dirigée par l’un des auteurs, ainsi que les données d’un séminaire et d’entretiens réalisés dans le cadre d’une recherche doctorale par la deuxième auteure. La recherche CRSH a permis de réaliser 12 récits de journées typiques de travail, ainsi que 12 récits de pratiques d’animation spirituelle auprès d’autant d’AVSEC (n=12) membres ou non de l’APAVECQ. Il était demandé aux AVSEC de décrire ces pratiques, puis d’en indiquer la spécificité « spirituelle », notamment en expliquant en quoi ils étaient, selon eux, « les seuls à pouvoir faire ce genre de travail ». Ces récits et leurs explications ont été analysés thématiquement à l’aide du logiciel NVivo afin d’élaborer une théorisation de ce que nous avons appelé le « spirituel pratiqué ». Dans un objectif de triangulation, le résultat de cette analyse thématique était ensuite présenté pour commentaires et critiques auprès des AVSEC membres de l’APAVECQ (lors de réunions du conseil d’administration, d’un congrès et d’une rencontre régionale). Cela a donné lieu à des modifications conceptuelles et à de nouvelles rencontres, dans un processus itératif, jusqu’à reconnaissance de la part des intervenants de la théorisation proposée (Paillé et Mucchielli, 2003, p. 185).

À ces données s’ajoutent quatre entrevues réalisées en 2014 auprès d’AVSEC de différentes régions du Québec et présentant leur expérience du passage de l’animation pastorale à l’animation à la vie spirituelle et à l’engagement communautaire. Enfin, cet article utilise les réflexions de 20 AVSEC produites lors d’un séminaire réalisé lors du congrès 2015 de l’APAVECQ. Dans la perspective de l’approche appréciative[6] développée par Cooperrider & Whithney (2005), cette vingtaine d’AVSEC a dégagé des éléments convergents de l’analyse d’interventions spirituelles jugées particulièrement réussies, puis énoncé ce qu’ils entendaient par « vie spirituelle » et décrit des modalités d’intervention. Ces énoncés affirmatifs font émerger de leur pratique professionnelle, ce qui, de leur point de vue, forme leur spécificité, le coeur de leur expertise professionnelle.

Les données de ces deux recherches, le contexte historique, ainsi que l’expertise professionnelle des auteurs sont entrecroisés dans un processus dynamique d’intertextualité (Guilbert, 1994). Ainsi, les données sont validées entre recherche et expertises à la recherche des zones de « résonnances » (Boucher, 2009) pour offrir une compréhension des enjeux actuels de la professionnalisation des AVSEC.

De la pastorale scolaire au service d’animation spirituelle et d’engagement communautaire : ruptures et continuités

Le tournant des années 2000 a été décisif pour la place et le rôle de la religion en milieu scolaire au Québec (voir notamment Milot, 2008 ; Tremblay, 2010). Jusque-là, les écoles publiques pouvaient être confessionnels, catholiques ou protestantes, si elles le désiraient. C’était le cas de la majorité des écoles publiques du Québec. Par contre, même celles qui avaient choisi d’être non confessionnelles se devaient d’offrir des services d’enseignement moral et religieux catholique ou protestant aux élèves qui le désiraient. Aussi, la Loi sur l’instruction publique d’alors demandait que les écoles offrent aux élèves catholiques un service d’animation pastorale (APS) et aux élèves protestants, un service d’animation religieuse (AR). En 2000, à la suite d’une réflexion qui avait débuté cinq ans plus tôt (Lebuis, 1996), toute la structure administrative et les services confessionnels sont abolis. L’APS ou l’AR est remplacée par le SASEC. Ces changements s’opèrent en juillet, lorsque le gouvernement québécois adopte un projet de loi (projet de loi 118[7]) qui a pour effet de déconfessionnaliser le système scolaire québécois. Le mouvement législatif s’était amorcé en 1998 par la transformation des commissions scolaires jusqu’alors confessionnelles, en commissions scolaires linguistiques (Milot, 2001). Donc, à partir de juillet 2000, les écoles publiques perdent leur statut confessionnel. Toutefois, elles se retrouvent avec une nouvelle obligation, celle de « faciliter le cheminement spirituel de l’élève afin de favoriser son épanouissement »; obligation inscrite désormais dans cette nouvelle Loi sur l’instruction publique[8].

Ainsi, si les services d’APS et d’AR disparaissent, ils sont remplacés par le SASEC, non confessionnel celui-là, chargé de favoriser 1) le développement spirituel et 2) l’engagement communautaire de chaque élève, quelle que soit son appartenance ou non-appartenance religieuse. Ce service est le SASEC.

De nombreuses différences sont immédiatement identifiables lorsque l’on compare ce service avec l’animation pastorale qui l’a précédé. Ainsi, les professionnels de l’APS devaient avoir une formation en théologie ou sciences religieuses et détenir un mandat pastoral du diocèse. Le Comité catholique du Conseil supérieur de l’Éducation structurait leurs interventions tandis que les instances religieuses définissaient le contenu de celles-ci (DEC, 1983, 1988). Au moment de la transformation de l’APS en SASEC, toutes les structures administratives veillant à soutenir et défendre l’APS ont été abolies. Dès lors qu’il n’y avait plus d’obligation d’un mandat pastoral, le lien avec les structures religieuses s’est défait complètement. De même, la formation en théologie ou sciences religieuses, si elle est toujours possible n’est plus indispensable. Toutefois, selon le témoignage de trois anciens animateurs de pastorale[9] la majorité de leurs collègues, oeuvrant au secondaire, accordaient déjà de moins en moins de place à la dimension religieuse dans leurs interventions et ont accueilli ce changement comme une libération des structures religieuses. Cela a fait en sorte que, pour plusieurs AVSEC oeuvrant au secondaire, le passage d’un service à l’autre s’est vécu en continuité sans qu’il y ait de réflexion partagée pour définir de nouvelles façons de faire et de nouveaux référents (Lefebvre, 2007, p. 35).

Pourtant, déjà en 2002, lors de la conférence d’ouverture du premier congrès de l’APAVECQ, Guy Côté[10] avait souligné l’importance d’une réflexion sur la nouvelle mission du SASEC en utilisant l’analogie des voyages en mer. Le « bateau APS » avait déjà bien des années d’expérience de navigation et avait développé certaines expertises très importantes pour sa nouvelle mission. Mais, se transformant en « bateau SASEC », il devait maintenant naviguer en haute mer et s’habiliter à former « un coeur et un caractère de marins » chez les jeunes. Tout en perdant leurs points de repère familiers, les AVSEC étaient invités à passer d’une intention plus conformiste et attestataire du temps de l’APS, à celle de développer le regard affûté, la conscience et l’espoir nécessaire pour affronter les courants tumultueux de la vie chez les élèves. Bien que des AVSEC, individuellement ou en petits groupes, aient réfléchi à ce changement d’orientation de leur profession en essayant de développer un référentiel de compétences et de délimiter leur champ d’intervention et les savoirs spécifiques à leur profession, l’APAVECQ n’est pas parvenu à transformer celles-ci en une norme partagée et reconnue. On se retrouve ainsi aujourd’hui avec des AVSEC aux pratiques et aux formations extrêmement variées.

Car un autre élément qui a changé est la diversité des profils de formation des animateurs et animatrices. Aujourd’hui, le ministère de l’Éducation et les commissions scolaires demandent seulement aux postulants AVSEC un diplôme universitaire de premier cycle avec une majorité de cours dans le domaine « spirituel ou religieux » et « social » (CPNCF, 2015). Et il est possible de devenir AVSEC sans cette formation, pourtant très inclusive, en s’engageant à se former par la suite (DFGJ, 2005, p. 29). Depuis plusieurs années maintenant, les commissions scolaires ont ainsi pu embaucher des personnes sans qu’elles aient un profil de formation strictement conforme aux exigences de la description d’emploi ni même les aptitudes demandées. Ces personnes deviennent AVSEC tout simplement grâce à leur lien d’emploi préexistant dans la commission scolaire. Ces personnes ont le plus souvent une formation en enseignement, en animation culturelle, en éducation spécialisée, etc. Sans une formation commune ni de vision partagée du service, on se retrouve avec des pratiques du service fort différentes d’un AVSEC à l’autre. Il est alors difficile d’avoir et de partager une identité professionnelle et de la défendre face aux autres professions en milieu scolaire et aux attentes du personnel à leur égard. Tout ceci fragilise la profession la rendant plus vulnérable en temps de compression budgétaire.

Les difficultés professionnelles actuelles

Le cadre d’exercice : compression, dissémination et insécurité

Lors de la mise en place du SASEC, le ministère de l’Éducation reconnaissait qu’il y avait là « un défi à relever collectivement en ce qui a trait à la qualité et à la quantité des effectifs requis pour assurer le service »[11].

Le Ministère avait alors investi au total 17 millions $ pour le SASEC dans les écoles publiques du Québec[13]. Ainsi, en 2002-2003, première année du service aux deux niveaux d’enseignement, il y avait 570 personnes – 423 en équivalent temps plein (ETP) – affectées à ce service, dont 91 % étaient des AVSEC (SC-SASEC, 2003, p. 8). Les AVSEC du primaire se voyaient confier en moyenne 11 écoles ou 2831 élèves et ceux du secondaire, 2,5 écoles ou 1812 élèves (SC-SASEC, 2004, p. 11). En fait, « à raison d’un salaire moyen de 60 000 $ par personne, les 16 millions de dollars disponibles cette année-là au primaire donnaient la possibilité d’embaucher environ 52 personnes de plus » (SC-SASEC, 2003, p. 9). Mais les commissions scolaires ont utilisé en partie ces sommes pour embaucher des conseillers, payer du perfectionnement, des déplacements ou encore pour maintenir du personnel déjà en poste au secondaire (SC-SASEC, 2003, p. 6; 8; 10). Selon les documents du ministère (PERCOS) qui nous ont été fournis par l’APAVECQ, le nombre d’AVSEC en 2012-2013 était tombé à 292,6 ETP (équivalent temps plein) soit plus de 130 AVSEC (ETP) de moins qu’en 2003 au moment de l’implantation de la mesure identifiée plus haut. De plus, selon nos estimations pour les années 2013-2014 et 2014-2015, 20 autres postes d’AVSEC auraient été supprimés. Seulement depuis 2009, le SASEC a vu une diminution de son effectif de 28,1 ETP. Cette diminution du nombre d’AVSEC dans les commissions scolaires a donc été particulièrement forte, plus que ce que d’autres services ont pu vivre au cours de la même période. Cette situation rend difficile le travail des AVSEC : ils passent beaucoup de temps à se déplacer entre un nombre croissant d’écoles, à planifier des activités de groupe auprès d’un grand nombre d’élèves (répétables dans chaque classe de même niveau) et beaucoup moins à recevoir par exemple des élèves individuellement dans leur bureau. C’est ce dont témoignent les AVSEC dans leur ensemble :

Dans une semaine, je passe parfois l’équivalent d’une journée et demie sur la route, pour me déplacer d’une école à l’autre. Là, je n’ai souvent pas accès à un local privé pour poser mes affaires. Mon bureau, comme je le dis souvent c’est ma voiture

Récit de journée, AVSEC 8

Actuellement, je ne peux plus donner de disponibilités aux élèves pour parler de leurs questionnements, de leurs problèmes… de leurs idées. Je dois organiser des activités mobilisatrices pour un grand nombre de personnes, un niveau, voir[e] l’école au complet. Je n’ai pas non plus la proximité avec eux pour qu’ils viennent me parler de leur spiritualité.

Récit de journée, AVSEC 4

Cette situation est souvent évoquée par les AVSEC pour expliquer l’importance accordée au volet « engagement communautaire » de leur travail : il est mieux accepté dans les milieux, plus visible, plus adapté à un service « volant » comme l’est devenu le SASEC, moins controversé aussi... Mais aussi, comme le souligne Lefebvre (2007, p. 94), « le volet communautaire se situe en continuité avec ce qui était une dimension importante » du service d’APS. Il aide à développer l’altruisme et l’esprit de bénévolat tout en permettant de développer certains thèmes du défunt cours de Formation personnelle et sociale et donc mieux accueilli par le personnel scolaire.

L’accent sur l’engagement communautaire

La dimension « engagement communautaire » du SASEC apparaît relativement pertinente et valorisée dans le milieu scolaire. Auteur (2005) avait déjà montré combien l’engagement communautaire constitue la portion la plus importante du travail des AVSEC, ceux-ci répondant ainsi aux demandes des membres de l’équipe-école, rendant visible leur travail dans chaque milieu grâce à des activités « citoyennes » ou environnementales qui s’inscrivent même parfois dans les obligations de certains programmes d’étude comme le programme d’éducation internationale (PEI) au secondaire.

L’objectif propre du volet « engagement communautaire » du SASEC est d’amener les élèves à « s’engager dans des projets personnels et collectifs susceptibles d’améliorer leur milieu et la société en vue de se donner une conscience sociale » (DGFJ, 2005, p. 13). Ce développement d’une conscience sociale passe par la valorisation de la justice, la paix, l’honnêteté, le dialogue, l’entraide, le respect, la tolérance, la compassion, etc. Ces valeurs peuvent s’actualiser dans des axes d’intervention comme « Rendre service et donner de son temps », « Lutter contre la pauvreté, l’exploitation », etc. (DGFJ, 2005, p. 43). Les AVSEC organisent un grand nombre d’activités autour de cet objectif et de ces valeurs : des comités (sur l’environnement, sur la participation citoyenne, sur la vie sociale, etc.), des manifestations (marches du Club 2/3, marche pour l’eau, défilés équitables, etc.), des créations (murale des valeurs, spectacle interculturel, etc.), etc.

Ces activités trouvent en général un écho positif dans les médias sociaux et les sites web de l’APAVECQ, des écoles ou des commissions scolaires et même parfois dans les médias locaux ou régionaux. C’est ce qui fait dire aux AVSEC rencontrés dans nos recherches que leur travail principal concerne l’engagement communautaire; la vie spirituelle apparaissant comme une portion congrue de leurs calendriers d’activités.

La complexité de la vie spirituelle

Très peu de recherches ont été réalisées sur le SASEC (Breault, 2003; Martineau, 2003 ; Auteur, 2005; Lefebvre, 2007; CAR, 2011; Université de Sherbrooke, 2011, Bélanger, 2017). Mais toutes ces recherches ont montré la difficulté rencontrée par les intervenants pour définir cette autre dimension de leur travail : la vie spirituelle. Dans le document officiel qui fixe les orientations du SASEC, le ministère de l’Éducation du Québec (DGFJ, 2005, p. 11) la définit ainsi :

« La vie spirituelle est une démarche individuelle située dans une collectivité, qui s’enracine dans les questions fondamentales de la vie et qui tend vers la construction d’une vision de l’existence cohérente et mobilisatrice en constante évolution ». L’objectif particulier du service en lien avec la vie spirituelle est le suivant : « vivre des situations de réflexion et d’expérimentation qui […] aideront [les élèves] à faire librement des progrès dans leur vie spirituelle en vue d’unifier leur être dans une vision de l’existence cohérente et mobilisatrice »

DGFJ, 2006, p. 13

Le Ministère prend bien soin de dire qu’il n’entend pas définir la vie spirituelle de façon universelle. Il propose ici « d’en circonscrire le sens pour le milieu scolaire québécois » (DGFJ, 2005, p. 11). La vie spirituelle renvoie au « sens de la vie », lequel provient des réponses aux « grandes questions de l’existence [qui, la] plupart du temps […] sont soulevées à l’occasion de circonstances heureuses ou malheureuses de la vie » (DGFJ, 2005, p. 32-33). Face à ces questions, l’individu élabore ce que Jean-Claude Breton[14] nomme un « pôle unificateur », soit ce « désir de comprendre et d’harmoniser sa vie dans toutes ses composantes (personnelle, sociale, universelle, cosmique) » (DGFJ, 2005, p. 33). Le MEQ prend également soin de préciser que la « vision de l’existence peut se construire autour de ce qui est religieux ou bien autour d’une cause comme la justice ou l’environnement ou encore autour des deux à la fois » (DGFJ, 2005, p. 33). Il propose également une interprétation éducative de l’intervention sur cette vie spirituelle avec une schématisation assez claire centrée autour d’une « Idée-force » : « Unifier son être ». Autour de cette idée centrale, on retrouve les « principales valeurs en cause » : « Espérance; Confiance; Vérité; Intériorité; Bonheur; Sagesse; Persévérance; Autonomie; Créativité; Quête; Dignité; Amour, Dépassement; Courage de vivre » (DGFJ, 2005, p. 41). Ces valeurs trouvent leur actualisation dans le milieu scolaire avec 16 « Axes d’intervention possibles » proposés aux AVSEC : « Apprécier la grandeur et le mystère de la vie »; « S’initier à l’intériorité, au silence, à la méditation »; « Entrer dans l’univers de la célébration et des rites »; « Définir et assumer une vision du monde cohérente et mobilisatrice »; par exemple. L’analyse des différentes données que nous comparons pour cet article montre l’importance de cette conceptualisation de l’animation spirituelle pour les AVSEC, qui la citent très souvent plus ou moins explicitement.

[Cette activité] permet une expérience qui […] aidera [les élèves] à faire librement des progrès dans leur vie spirituelle en vue d’unifier leur être dans leur passage vers le secondaire. […] Elle est bien « une démarche individuelle située dans une collectivité, qui s’enracine dans les questions fondamentales du sens de la vie et qui tend vers la construction d’une vision de l’existence cohérente et mobilisatrice, en constante évolution ». Les rituels sont une forme extraordinaire où il est possible de marquer un temps d’arrêt afin d’introduire un temps de réflexion, d’introspection.

Récit de pratique, AVSEC 2

Here is what I expect [with this activity] : recognition, respect, understanding, love, compassion, work, dedication, interiority and inclusiveness.

Récit de pratique, AVSEC 11

Dans l’analyse des récits de pratique soumis par les AVSEC et suite aux échanges avec les représentants de l’APAVECQ sur notre interprétation de ceux-ci, il apparaît clairement que cette conception de la vie spirituelle est très inclusive. Elle rejoint l’idéation qu’en font plusieurs chercheurs du milieu anglo-saxon (Roehkepartain et al., 2006a; Hay & Nye, 2006). Par contre, elle entraîne une grande diversité d’interprétations. Dans leur pratique, les AVSEC s’accommodent de cette diversité entre eux, mais cela devient plus délicat lorsqu’il s’agit d’expliquer ce que la vie spirituelle signifie à d’autres membres de l’équipe-école, professionnels, enseignants, parents et direction notamment, et de défendre leur profession en société.

L’approche centrée sur l’action du SASEC : un laboratoire de vie

À la lecture de ce qui précède et de l’intitulé même du SASEC, on pourrait croire que ce service souffre en quelque sorte d’un dédoublement de la personnalité : d’un côté, l’engagement communautaire, et de l’autre, la vie spirituelle. En réalité, les AVSEC parviennent à éviter cette « pathologie » en appliquant le modèle d’intervention proposé par le ministère de l’Éducation (DFGJ, 2005) : le « laboratoire de vie ».

Ce modèle est en quelque sorte l’approche qui serait propre aux AVSEC et qui les distinguerait des autres intervenants. Il vise à situer la posture d’accompagnateur et non de guide pour l’AVSEC; c’est l’élève qui est le « chercheur », qui « expérimente » et qui « explore » et aucune « idéologie », aucune « croyance » ou « cause » ne devrait lui être enseignée, imposée. Le « respect des élèves » est le principe déontologique fondamental affirmé dans le Cadre ministériel (DGFJ, 2005, p. 20). Pour concrétiser cet esprit de laboratoire, l’AVSEC est invité à mettre en oeuvre un modèle d’intervention : l’approche centrée sur l’action. Cette approche comporte 3 phases : « agir, relire et réinvestir » (DGFJ, 2005, p. 21). L’agir consiste à « faire vivre » et « faire expérimenter » des activités aux élèves, de les mettre en action. Le relire « consiste à faire un retour sur ce qui a été vécu » pour amener l’élève à réaliser ce que cet agir interpelle en lui (sens, valeurs, identité), pour l’amener à « faire le point » sur lui-même. Cette phase est, selon le Cadre (DGFJ, 2005, p. 22), « la plus déterminante pour l’atteinte des objectifs du service ». « Elle permet de faire des liens entre les deux volets du service (DGFJ, 2005, p. 21). Après le relire vient le réinvestir, qui vise à tirer les leçons du relire pour agir de façon plus éclairée et personnelle : « c’est la phase de l’agir qui se prolonge, mais avec une “valeur ajoutée” ». Dans de très nombreux récits d’AVSEC, et même dans certains documents de l’APAVECQ (APAVECQ, 2012), ce modèle d’intervention est interprété comme une façon de réunir l’engagement communautaire et la vie spirituelle dans un même mouvement. Cette phase du « relire » constitue ainsi, pour des AVSEC, le lieu privilégié de leur travail de développement de la vie spirituelle de leurs élèves.

Je ne fais pas à ma connaissance beaucoup d’activités spirituelles. En fait, je crois que nous faisons des activités et parfois un retour sur ces activités, quand on est dans le « relire ». C’est à ce moment que les jeunes ont véritablement la chance de se positionner et de définir de façon plus consciente leurs valeurs. Et ainsi construire leur vie spirituelle. Alors on prend dans son sens large de sens à la vie le terme de vie spirituelle.

Récit de pratique, AVSEC 10

Relire, c’est faire place à la quête de sens et à l’intériorité. Cette phase permet de faire des liens, de relier. Elle se conjugue avec les notions de liberté de parole, de liberté de penser, de liberté de cheminer et d’approfondir.

APAVECQ, 2012, p. 4

Sans la relecture, les activités proposées par le service d’animation spirituelle et d’engagement communautaire ont bien des chances de ressembler à des activités que pourraient proposer d’autres membres du personnel scolaire.

APAVECQ, 2012, p. 9

De ce point de vue, la vie spirituelle serait donc une forme de prise de conscience du sens des actions individuelles et collectives et une prise de position individuelle par rapport à l’univers des valeurs et des croyances : une individuation identitaire. D’une certaine façon, l’engagement communautaire ne trouve tout sens que par le passage par cette relecture individuelle. C’est elle qui transforme une activité (anodine) en action (mobilisatrice). L’engagement communautaire est donc peut-être le plus important en apparence dans le calendrier des activités des AVSEC, mais la vie spirituelle est le coeur de l’approche centrée sur l’action qui caractérise le service. Par contre, n’étant pas une activité très visible, la relecture est souvent délaissée par manque de temps et de savoir-faire (APAVECQ, 2012).

Vers une stratégie professionnelle axée sur le spirituel

Après ce que nous avons présenté concernant les inconvénients associés au concept de vie spirituelle et les avantages associés à l’engagement communautaire, on comprend que les AVSEC semblent bien inspirés de mettre l’accent sur cette dernière dimension de leur travail. Nous allons pourtant montrer que cette stratégie s’avère peu utile à leur processus de professionnalisation. C’est au contraire du côté du spirituel que les AVSEC devraient inscrire leur stratégie professionnelle, en misant sur leur statut et rôle actuels au sein de chaque milieu d’exercice, dans une perspective interactionniste. Cette perspective se distingue des stratégies classiques et conflictualistes habituellement utilisées pour penser le processus de professionnalisation.

La vie spirituelle inclut et dépasse l’engagement communautaire

Dans le discours et les pratiques des AVSEC, il est apparu à plusieurs reprises que l’engagement communautaire permettait aux élèves d’entrer en action, d’agir et qu’il était ensuite possible de « travailler » la vie spirituelle des élèves, par une individuation (le « relire ») ou une réflexion éthique.

L’engagement communautaire permet ainsi de placer l’élève dans une expérience de laquelle il peut extraire un sens, des valeurs, une vision du monde cohérente et mobilisatrice, pour peu qu’on lui permette de s’y arrêter et d’y réfléchir. C’est d’autant plus intéressant que de toute façon, c’est ce que veulent les milieux : des actions concrètes et mobilisatrices autour de certains enjeux sociaux et de certaines valeurs conformes au projet éducatif, aux besoins de l’école, du quartier, au contenu de certains cours, etc. Et l’engagement communautaire ne souffre pas d’une connotation négative comme c’est le cas pour la vie spirituelle. La tentation de professionnaliser le service autour de l’engagement communautaire seulement est donc apparemment raisonnable.

Face à cette vision, nous apportons quatre arguments : 1) la conception du spirituel dans le Cadre ministériel est bien plus inclusive que ne l’est l’engagement communautaire; 2) les activités qui s’affichent comme ancrées dans l’engagement communautaire sont bien plus du domaine du spirituel qu’elles ne le paraissent; 3) miser sur une professionnalisation autour de l’engagement communautaire entraîne un risque de compétition avec d’autres intervenants du milieu éducatif, alors que seul le spirituel est « obligatoire » et explicitement du domaine des AVSEC; et 4) centrer la professionnalisation sur le spirituel permet d’inclure le communautaire, mais dans une posture unique et nouvelle. Reprenons ces arguments en les étayant quelque peu.

Tout d’abord, une analyse sémantique du Cadre ministériel (DGFJ, 2005) montre combien « on retrouve ici les ingrédients favorisant un spirituel individuel, porteur d’engagement social » (Auteur, 2005, p. 233). Areligieux (mais non pas antireligieux), ancré dans l’élève-individu face à un social conçu comme un tout, le spirituel est ce qui constitue l’essence de chaque personne, ce qui lui donne sa particularité, sa singularité même, tout en étant universellement partagé. C’est une force structurante qui affecte toute la vie (Roehkerpartain et al. 2006b), un désir profond de reliance (connectedness selon Kessler, 2000). Cette dimension spirituelle intègre tout : de la métaphysique à l’éthique, en passant par les processus psychosociaux d’individuation. De ce point de vue, il est clair que l’engagement communautaire n’apparaît que comme une manifestation du spirituel, un « réinvestir » selon la terminologie du Cadre (DGFJ, 2005, p. 22), qui n’est possible que si le spirituel s’est manifesté sous la forme d’une clarification des valeurs, d’un positionnement par rapport aux autres, à l’existence, au plus grand que soi, et à la « source en soi » qui motive notre être au monde (DGFJ, 2005, p. 41). Si l’engagement communautaire se situait en amont ou au-dessus du spirituel, ce ne serait qu’une activité de conformité, une acceptation d’une animation proposée par d’autres et un respect des consignes demandées… Les élèves marchant pour l’eau, ou contre la faim dans le monde, ou pour la paix, ou pour réaliser des paniers de Noël, etc. ne s’engagent pas réellement dans la communauté citoyenne s’ils ne le font que par occupation ou imitation. Pour que l’on puisse parler d’engagement communautaire, il faut que l’élève s’investisse – corps et âme pourrait-on dire – dans l’action et que cela corresponde à ce qu’il souhaite, à ce qu’il pense et à ce qu’il est. Il faut que cela provienne et soit une manifestation de son « pôle unificateur » pour que cela soit réellement éducatif. Comme le souligne le Cadre (DGFJ, 2005, p. 35) :

Il ne s’agit donc pas seulement de « faire », mais aussi de savoir ce qui motive le « faire » et ce qui en découle. Sans cette « conscientisation » de l’engagement, celui-ci risque de n’être que ponctuel ou encore de perpétuer les situations déplorables qui l’ont commandé.

En outre, ce qui pousse l’engagement communautaire et que l’on pourrait résumer par l’expression du « souci de l’autre » est fondamentalement d’origine spirituelle et religieuse. Une démarche spirituelle nourrit chez l’élève l’empathie, la compassion, l’acceptation des différences et des expériences (Walker et Reimer, 2006) ce qui l’appelle à se soucier des autres. Plusieurs auteurs font le constat qu’il y a deux dimensions essentielles à une vie spirituelle sainte : l’intériorité et l’altérité (Doyon, 2004; Eaude, 2005; Hay & Nye, 2006; Kessler, 2000; Pauchant, 2000; Wilber, 1997). Comme le souligne le Cadre (DGFJ, 2005, p. 35) :

À l’origine de l’engagement communautaire se trouve une conviction présente dans tous les grands courants humanistes et les grandes religions et qui inspire les différentes chartes modernes des droits, à savoir que les autres, tous les autres, ont de la valeur et sont dignes. Cela suppose que l’individu n’est pas le centre ni la fin de tout et que celles et ceux qui l’entourent, personnes et peuples, méritent la même considération et les mêmes chances de se réaliser.

Fondamentalement, l’engagement communautaire puise sa source dans une conviction, un a priori, une croyance finalement : il faut prendre soin des autres. Sans cette conviction profonde, tout l’édifice social, humaniste et démocratique s’effondre. Voilà pourquoi, théoriquement, il nous semble pouvoir affirmer que l’engagement communautaire est inclus dans la vie spirituelle et dépend de la vivacité de cette dernière, de sa conscientisation.

Voilà pourquoi on peut affirmer que la vie spirituelle inclut et dépasse l’engagement communautaire. Ensuite, à l’aune de cette compréhension des interactions entre engagement communautaire et vie spirituelle, il apparaît assez clairement que les activités d’engagement communautaire ne peuvent être réellement engageantes que si elles s’inscrivent dans une démarche d’animation de la vie spirituelle. En effet, pratiquement, un agir engagé envers la communauté se doit de représenter la vision du monde de l’élève, y participer et l’enrichir; sans quoi, encore une fois, elle est désincarnée et vide de sens et se rapproche d’une occupation, d’un loisir, d’un divertissement même. Ce qui nous amène à rappeler que d’autres agents du milieu scolaire ont pour tâche d’animer les élèves par des activités de loisirs, de sports, de culture, etc. Qu’il s’agisse de techniciens en loisirs, d’animateurs culturels, de responsable de la vie étudiante, etc., il existe de très nombreux intervenants scolaires qui peuvent très bien effectuer des activités d’implication citoyenne, d’art ou de culture : comité des élèves, murales, sorties au musée ou dans des centres d’exposition, gestion des relations interculturelles, etc. De la part des AVSEC, miser sur la dimension « engagement communautaire » de leur travail nous paraît donc assez risqué puisque grand est le risque de se trouver en concurrence avec cette diversité d’intervenants[14]. Pour que la plus-value professionnelle des AVSEC soit reconnue, il faut mettre de l’avant et manifester la dimension « vie spirituelle » qu’ils sont les seuls à avoir le mandat spécifique de travailler.

Enfin, et c’est l’un des éléments qui nous semble le plus en faveur d’une professionnalisation centrée sur le spirituel, la Loi sur l’instruction publique (LIP) (articles 6, 36, 226) et le Régime pédagogique (articles 4 et 5) obligent les écoles à offrir le SASEC. À l’article 36 de la LIP, on reconnaît que de « faciliter le cheminement spirituel » de l’élève va « favoriser son épanouissement » et que ceci est un devoir de l’école publique. Aux articles 6 et 226, il est fait mention qu’un service d’animation spirituelle et d’engagement communautaire doit être offert dans les écoles et que tous les élèves y ont droit indépendamment de leur orientation religieuse. Seuls les AVSEC peuvent soutenir le personnel scolaire dans cette nouvelle exigence. Voilà pourquoi il apparaît une nouvelle fois plus stratégique, dans un contexte de coupes budgétaires, de focaliser l’identité professionnelle des AVSEC autour de la vie spirituelle que de l’engagement communautaire.

Les inconvénients d’une vision classique de la profession pour les AVSEC

L’historique du SASEC que nous avons présenté plus avant permet de comprendre la grande dépendance des AVSEC vis-à-vis du ministère de l’Éducation du Québec. Du temps de la pastorale scolaire, le Comité catholique ainsi que les instances religieuses encadraient la profession et remplaçaient en quelque sorte un ordre professionnel. Le mandat pastoral apportait ses exigences éthiques ; la formation initiale commune nourrissait une identité professionnelle forte et une socialisation professionnelle.

Au sein de leur association professionnelle, les AVSEC se trouvent aujourd’hui dans une posture de négociation déséquilibrée : l’État définit à la fois leur cadre de travail, leur formation minimale et leur approche d’intervention, sans que cela soit nécessairement respecté par leur employeur : les commissions scolaires. Ce cadre politique et contextuel amène l’APAVECQ à tenter de rééquilibrer quelque peu cette dynamique en élaborant elle-même une identité professionnelle qui passerait par des compétences professionnelles, un code d’éthique, certaines exigences de formation (initiale, mais aussi continue), etc.

Elle cherche des moyens pour que les AVSEC soient plus autonomes, mieux reconnus, plus compétents, etc., bref, plus « professionnel ». Leur vision de la profession est directement héritée de celle des autres agents de l’État qui ont eu à se professionnaliser par des luttes longues et coûteuses au cours du XXe siècle. Ainsi leurs références et comparatifs concernent souvent les processus suivis par les travailleurs sociaux ou les psychologues pour obtenir une reconnaissance professionnelle de la part de l’Office des professions du Québec. Même si, disons-le d’emblée, il existe de profondes différences entre ces professions qui conservent une identité « libérale », par rapport à celles des AVSEC, qui n’existent dans les faits que comme salariés de l’État. On peut donc dire que la représentation de la profession que manifeste l’APAVECQ est très proche de celle que l’on qualifie souvent (Dubar et coll., 2011) de conflictualiste ou plus précisément de néo-wébérienne (Freidson, 1986; Abbott, 1988). Car il existe plusieurs façons de concevoir ce qu’est une profession (Champy, 2012). Bourdoncle (1994) identifie trois approches différentes : le fonctionnalisme, l’interactionnisme et le conflictualisme (Morales-Perlaza, 2016, p. 44-78).

Ces approches définissent différemment la profession selon leur perspective sociologique et notamment leurs conceptions différentes du travail pratiqué, des savoirs particuliers, de la formation nécessaire à l’acquisition de ces savoirs et finalement du rôle d’une association ou organisation professionnelle. Le tableau 1 synthétise ces différences.

Tableau 1

Différentes conceptions de la profession selon les perspectives sociologiques et application au cas des AVSEC[15][16]

Différentes conceptions de la profession selon les perspectives sociologiques et application au cas des AVSEC1516

-> Voir la liste des tableaux

Des professionnels au sens fonctionnaliste?

Devant cette typologie des définitions de la profession, on constate que l’APAVECQ semble actuellement vouloir évoluer vers une conception fonctionnaliste de la profession. Cette conception est naturelle considérant que le modèle de référence est celui des travailleurs sociaux et des psychologues et que l’objectif est une reconnaissance sociale et professionnelle. Elle hérite aussi du bagage organisationnel de l’APS structuré par l’État et les instances religieuses. Or, dans la perspective fonctionnaliste, une profession se voit caractérisée notamment par un lieu particulier d’exercice, un territoire protégé, ou pour le dire abruptement un ensemble d’« actes réservés ».

Pour bon nombre d’AVSEC, ce « territoire d’intervention » serait surtout l’engagement communautaire comme nous l’avons relevé plus tôt. Pourtant, les AVSEC ne rencontrent aucun des critères fonctionnalistes qui définissent une profession. Tout d’abord, le travail des AVSEC n’est pas toujours exercé à temps complet et surtout le SASEC n’est pas réservé aux AVSEC. Ainsi, dans certaines commissions scolaires, il arrive que ce soit un enseignant, un autre professionnel ou même le directeur d’école qui déclare offrir le service (qui rappelons-le est obligatoire) aux élèves (SC-SASEC, 2004).

Comme nous l’avons vu plus haut, l’ancêtre du SASEC, la pastorale scolaire, possédait cette caractéristique particulière puisqu’il fallait un mandat de l’évêque pour être autorisé à l’exercer. Mais cette réserve n’est plus présente dans le service non confessionnel. Également, on a vu que les commissions scolaires embauchent des personnes dans des postes d’AVSEC sans que celles-ci aient une formation initiale appropriée. Si l’on ajoute à cela leur conception assez diversifiée de leur travail, du spirituel et de l’engagement communautaire, on ne retrouve pas non plus l’existence d’une socialisation marquée. Enfin, leur association professionnelle est encore loin de gérer tous les aspects attendus d’elle, dans une perspective fonctionnaliste de la profession. On le voit, poursuivre dans cette voie de professionnalisation s’annonce extrêmement long et ardu pour les AVSEC

Des professionnels au sens conflictualiste?

Au sens conflictualiste néo-wébérien, la profession est un combat, un jeu politique, social, culturel qui permet à des agents de se distinguer des autres intervenants d’un domaine afin de se dégager un lieu réservé d’exercice. Selon cette approche, le processus de professionnalisation nécessite de pouvoir compter sur une puissance politique et organisationnelle, sur un « pouvoir professionnel » (Freidson, 1986) qui est souvent représenté par un ordre professionnel. Or, ce qui tient lieu d’ordre professionnel pour les AVSEC, c’est-à-dire l’APAVECQ, est loin de posséder une telle puissance économique ou culturelle pour le moment… En fait, c’était le Comité catholique et les instances religieuses qui possédaient cette puissance politique du temps de l’APS. Également, la profession, selon cette approche, se définit par « un savoir formel, politisé, contextuel et critique », une « formation universitaire, encadrée par des standards ou des référentiels professionnels » et qui donne à l’AVSEC « les moyens de comprendre, maîtriser et assumer en pleine responsabilité son action pédagogique » (Morales-Perlaza, 2016, p. 77). Cette vision de la profession est très éloignée de la réalité des AVSEC qui ne peuvent pas compter sur un savoir formel commun et très élaboré. Les seules exigences à l’embauche imposées par le Ministère sont, nous l’avons dit, très larges et inclusives... On peut donc dire que la profession d’AVSEC ne possède pas de savoir formel disciplinaire, comme ce devrait être le cas dans ce type de vision classique de la profession. On l’a vu, les AVSEC ne peuvent non plus s’appuyer sur un savoir « corporatif » coconstruit entre des membres représentant l’association professionnelle et des spécialistes universitaires du domaine. C’est pourtant de cette façon que s’élabore le modèle des savoirs à enseigner chez les travailleurs sociaux ou les psychologues par exemple. Alors, quelle conclusion tirer? Les AVSEC ne sont pas des professionnels? Ils n’en ont aucune caractéristique? Au lieu de cela, nous considérons que les AVSEC devraient changer de perspective par rapport à leur professionnalisation et miser sur leurs forces et leurs acquis.

Des professionnels au sens interactionniste

Parmi les forces sur lesquelles les AVSEC peuvent compter, on peut relever le fait qu’ils sont déjà reconnus officiellement comme des professionnels par l’État, même si ce n’est pas par l’Office des professions. De même, dans leurs milieux de pratique, ils sont d’ores et déjà considérés comme représentant d’un « groupe professionnel » déjà reconnu – au sens de Demazière et Gadéa (2009) –, celui des professionnels de l’éducation. C’est en effet au sein de ce groupe professionnel qu’il apparaît possible de distinguer les champs d’intervention et de compétence de chacun : orthopédagogue, animateur à la vie étudiante… et AVSEC. L’APAVECQ pourrait très bien jouer ce rôle de diffusion d’une identité différenciée au sein des professionnels de l’éducation. Comme nous l’avons mentionné plus haut, il manque aux AVSEC une réelle socialisation professionnelle (Dubar, 1991) qui serait favorisée par la formation initiale ou la transmission de savoirs formels. On ne retrouve pas, en effet, d’identité professionnelle unique chez les AVSEC, mais plutôt une certaine conformité de pratiques se fondant souvent sur les attentes des autres intervenants du milieu scolaire. Les équipes-écoles ont une représentation des AVSEC qui se manifeste par des demandes de services; ces derniers tentent de les satisfaire sans forcément en évaluer les conséquences pour la profession dans son ensemble. Pour les AVSEC on peut donc parler d’une identité professionnelle reflétée et non pas réfléchie. Sur cet aspect aussi, l’APAVECQ possède un levier de pouvoir déjà existant : son congrès annuel. Réunissant entre 100 et 150 AVSEC selon les années, ce congrès est potentiellement un lieu de socialisation professionnelle qui mériterait d’être davantage exploité dans ce but. Sur quoi baser cette socialisation puisqu’une formation universitaire spécifique n’existe pas? Nous pensons que ce processus devrait se baser sur le savoir pratiqué (Argyris et coll.., 1985; Argyris et Shön, 1974). On l’a vu, les AVSEC sont de ceux qui comprennent et interprètent leur identité en interaction avec leurs collègues en se basant sur « un savoir acquis en situation, sur le tas » (Morales-Perlaza, 2016, p. 77).

Ce savoir pratiqué n’est pas enseigné, mais il peut être renforcé et même transmis par une formation continue de type « pratique » et réflexive (Schön, 1983). La supervision ou le tutorat aux nouveaux AVSEC par des personnes expérimentées dans chaque commission scolaire serait également un bon moyen de développement d’une telle réflexion sur et dans la pratique.

Enfin, comme nous l’avons montré dans notre analyse du Cadre ministériel (DGFJ, 2005) ainsi que des récits de pratiques des AVSEC, c’est du côté de la vie spirituelle des élèves que la professionnalisation devrait se tourner pour comprendre et délimiter un territoire de pratique réservé.

C’est en effet ce lieu qui demeure orphelin dans le système scolaire, alors que la Loi sur l’instruction publique insiste sur la nécessité de s’en occuper. Et c’est de ce lieu aussi que provient toute l’identité du SASEC, puisque sans la vie spirituelle, l’engagement communautaire n’apparaît qu’une coquille vide.

Conclusion

Après avoir présenté l’historique ayant conduit à l’élaboration d’un service d’animation à la vie spirituelle et à l’engagement communautaire, nous avons remarqué comment les intervenants qui en ont la charge aujourd’hui s’interrogent sur leur identité professionnelle. Ces interrogations sont basées sur une prise de conscience de la grande diversité des personnes qui offrent ce service, diversité dans leur formation, mais aussi dans leur compréhension du sens des termes définissant leur travail. Oeuvrant aujourd’hui à une professionnalisation qu’ils jugent essentielle à leur survie même, ils utilisent des stratégies professionnelles qui apparaissent toutefois peu conformes à leur réalité et à leur pouvoir actuel. Ainsi, plutôt que de concevoir leur profession à partir des paradigmes fonctionnalistes ou conflictualistes, nous avons tenté de montrer combien la perspective interactionniste, axée sur le spirituel apparaissait beaucoup plus prometteuse pour le présent. Les AVSEC sont en effet déjà des professionnels, dans le sens de la sociologie interactionniste :

  1. Ils possèdent un savoir qui leur est propre, même s’il ne provient pas des universités et de leurs experts disciplinaires;

  2. Ils occupent aussi un champ d’activité spécifique et qui est reconnu par la Loi et par les groupes professionnels voisins : la vie spirituelle et l’engagement communautaire qui en découle;

  3. Ils peuvent compter sur une association professionnelle qui travaille à faire reconnaître les spécificités de leur travail parmi ses membres, dans le groupe professionnel auquel ils appartiennent et auprès de l’État.

Que manque-t-il aux AVSEC pour affirmer leur professionnalisme? Essentiellement deux éléments : un discours professionnalisant et une conceptualisation plus formelle des savoirs. En effet, la stratégie utilisée par les AVSEC pour se définir et se développer, en particulier au sein de leur association professionnelle, tend à demeurer en attente des indications gouvernementales : politiques, définitions de tâche, exigences pour la formation et pour l’embauche des AVSEC, etc. Sortir de la dépendance vis-à-vis du ministère de l’Éducation est une priorité pour définir qui ils sont et ce qu’ils doivent faire. Leur identité doit être réfléchie et non plus seulement reflétée. Également, il importe de rendre les savoirs pratiqués « explicitables » et explicités afin d’en permettre l’inscription dans un processus de formation initiale et continue. Sans en faire une théorie disciplinaire, ce savoir pratiqué doit être communicable. Ces deux projets auxquels devrait s’atteler l’APAVECQ – discours professionnalisant et conceptualisation des savoirs pratiqués – participent d’une autonomisation professionnelle pleine de promesses pour l’avenir des AVSEC. Dans une perspective interactionniste, il conviendra toutefois de développer une autonomie professionnelle qui tienne compte de la représentation de la profession chez les autres agents du milieu éducatif (enseignants, directions, professionnels, parents et bien sûr élèves), voire de la société ; car rien n’empêche de penser que les AVSEC puissent un jour offrir leur expertise professionnelle hors du cadre scolaire.