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La parole collective des jeunes de 12 à 30 ans forme le coeur du Mouvement Jeunes et santé mentale. Dans le cadre d’une vaste consultation, des jeunes ont été invités à partager leurs observations, expériences, questionnements et pistes de solution à l’égard de la hausse des diagnostics psychiatriques, de l’usage des médicaments psychotropes et de l’accès aux services. Il en ressort des constats éloquents, une parole forte qui a été relayée notamment par l’entremise d’un théâtre-forum. Les résultats de la consultation ont été confortés et bonifiés lors de divers exercices citoyens puis canalisés par l’entremise d’une déclaration commune comprenant quatre revendications politiques. À ce jour, plus de 1700 appuis d’organismes et d’individus ont été recueillis visant un meilleur accès à la psychothérapie, le respect des droits, la participation égalitaire ainsi que la tenue d’une commission parlementaire.

Genèse et perspectives d’avenir de ce jeune Mouvement de lutte contre la médicalisation des problèmes sociaux des jeunes, par et pour eux, avec des personnes et organismes alliés.

Genèse d’une vaste consultation

En 2009, la Commission de l’éthique en science et en technologie (CEST) s’interroge sur la hausse continue des diagnostics et des ordonnances concernant des problèmes de santé mentale, dont la dépression et les troubles d’attention, alors que « les connaissances sur le fonctionnement du cerveau sont encore limitées, et les conséquences à moyen et long terme de l’utilisation de neuromédicaments demeurent, à quelques exceptions près, inconnues » (Commission de l’éthique de la science et de la technologie, 2009, p. xiv).

En 2012, la CEST, l’Association des centres jeunesse du Québec, le Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec (RRASMQ) et le Regroupement des Auberges du coeur du Québec (RACQ) tiennent un colloque visant à susciter un regard éthique et critique sur les pratiques professionnelles et le recours aux médicaments psychotropes dans la trajectoire de vie des jeunes. Les participantes et participants s’interrogent sur la rapidité à laquelle l’usage des psychotropes s’étend chez les moins de 30 ans ainsi que sur son impact sur les jeunes et leur entourage.

Par la suite, une enquête interne menée par le RACQ confirme l’urgence d’agir : en l’espace de dix ans, les problèmes de santé mentale chez les personnes résidantes dans une Auberge du coeur ont augmenté de 176 %, alors que 40 à 70 % des personnes résidantes prennent de la médication liée à un diagnostic en santé mentale (Regroupement des Auberges du coeur du Québec, 2015).

Soutenu par la Fondation Béati, le RACQ, le RRASMQ et l’Association des groupes d’intervention en défense des droits en santé mentale du Québec (AGIDD-SMQ) — les organismes qui créeront en 2016 le Mouvement Jeunes et santé mentale —, amorcent alors une importante collecte de données qualitatives. Un total de 160 jeunes et de 150 personnes intervenantes, issues de 50 organismes répartis dans 12 régions, sont rejoints, la plupart par l’entremise d’un questionnaire portant sur les diagnostics en santé mentale, la médication psychotrope, l’accès aux services ainsi que sur les différentes visions et approches en santé mentale.

Considérant que la construction d’une parole collective et la mobilisation des jeunes sont un défi, d’autres modes de consultation ont été greffés au questionnaire. Des ateliers d’éducation populaire sur la santé mentale des jeunes, ainsi qu’un sondage sur les besoins en formation des personnes intervenantes dans le milieu communautaire des Auberges du coeur et de ses alliés, ont été tenus un peu partout au Québec. S’est ajoutée une courte tournée de consultation orchestrée par la troupe de théâtre Mise au jeu qui, à travers des interventions artistiques participatives, a révélé de manière probante les expériences des jeunes. Leur parole a aussi été recueillie à l’occasion d’un atelier planifié par la Coalition Interjeunes sur le thème de la santé mentale. La parole des jeunes et des personnes qui interviennent auprès d’eux dans les ressources communautaires, recueillie en divers temps et via quatre méthodes complémentaires, a donné lieu à des constats déconcertants (Mouvement Jeunes et santé mentale, 2017).

Diagnostics apposés rapidement

Stigmatisation, stress, peur de l’inconnu; le diagnostic en santé mentale n’est pas sans conséquence plaident les jeunes consultés. Pour la majorité d’entre eux, les diagnostics sont apposés trop rapidement sans qu’ils se sentent écoutés et respectés dans le processus. Certains parlent même d’un manque d’humanité. L’insuffisance d’information à l’égard des diagnostics est généralisée :

« Tu reçois le signal que t’es pas normal. Tu rentres pas dans les normes de la société. C’est la société qui définit la normalité. » [1]

En pleine construction identitaire, les jeunes ont aussi souvent tendance à se définir via le prisme de leur diagnostic : « Je suis un TDAH ». Souvent, ils constatent un changement dans le regard de l’autre et se sentent perçus comment étant malades, fragiles, abîmés.

Presque tous arrivent au constat qu’un peu tout le monde, tels les professeurs et des membres de l’entourage, a tendance à diagnostiquer des problèmes de santé mentale à partir des comportements des jeunes :

« T’sais, c’est pas parce que ton chum ou ta blonde t’as quitté que t’es dépressif. Comme si on n’avait pas le droit d’être triste. »

Plus rares sont ceux pour qui le processus ayant mené à un diagnostic fut une expérience positive. Ces jeunes disent souvent qu’ils se sont sentis écoutés, respectés et accompagnés lors du processus. Certains ont soulevé des avantages au diagnostic tels qu’une meilleure compréhension des difficultés vécues ou l’accès aux services souhaités.

Du côté des personnes intervenantes, il a été constaté qu’on appose parfois un diagnostic sur les étapes dites normales de la vie des jeunes, que le nombre de diagnostics augmente et qu’ils font l’objet de « mode ». Souvent, les personnes intervenantes ressentent de l’impuissance devant le manque de services. Suivre des formations et se tenir à jour sur la médication, les recherches et les alternatives en santé mentale restent difficile pour elles, en raison de l’ampleur de leurs tâches. Il leur est ardu de démêler ce qui est lié à la santé mentale, à de la médication ou encore à la consommation d’alcool ou de drogues.

Médicaments normalisant

Si quelques jeunes témoignent positivement des effets de la médication qu’ils estiment efficace et essentielle, il en est dont les propos remettent en question l’hégémonie des médicaments et ses prétendus bienfaits.

Dans certains cas, les effets négatifs de la médication peuvent dépasser les retombées positives et les effets secondaires peuvent être plus incommodants que les symptômes initiaux. Des jeunes disent devoir prendre plusieurs médicaments, les uns pour contrôler les effets secondaires des autres. À l’occasion, il aura fallu entre plusieurs mois, voire des années, pour trouver la médication et le dosage convenables. Beaucoup de jeunes disent avoir l’impression d’être des « rats de laboratoire », d’autres ont mentionné que la médication a créé chez eux une accoutumance :

« Le trois quarts du monde ne savent pas ce qu’ils prennent et à quoi ça sert. C’est quoi les effets secondaires? On nous informe pas. »

Quelques-uns soulèvent le fait que les médicaments agissent sur les symptômes reliés à un état, mais pas sur les conditions ayant mené à cet état :

« Des fois aussi, c’est pas juste les neurones qui fonctionnent pas comme il faut. Il y a une raison pourquoi les neurones fonctionnent pas comme il faut. Des fois, c’est que nos parents y ont leurs problèmes eux-autres aussi. Pis des fois, nos problèmes, ça vient de là. »

Au-delà des effets secondaires, la médication est source d’autres problématiques. Des jeunes ont l’impression que leur médication sert principalement à normaliser des comportements considérés comme différents, qu’il s’agit d’un outil de contrôle. Aussi, l’usage de la médication peut occasionner stigmatisation et intimidation.

Par ailleurs, des jeunes affirment qu’elle s’inscrit dans une logique capitaliste et que certaines personnes profitent directement de la consommation de médicaments par les jeunes.

Les personnes intervenantes dans les organismes consultés font valoir le manque d’information reçue par les jeunes sur ce qui leur est prescrit, sur les effets secondaires et les interactions à éviter, alors que la polyconsommation augmente (alcool, drogues, médicaments psychiatriques).

Longue attente pour accéder aux services

Les constats soulevés par les jeunes sont majoritairement négatifs à l’égard de l’accès aux services psychosociaux. Beaucoup estiment que le temps d’attente est beaucoup trop long, à savoir d’une à deux années :

« Moi ç’a pris un an. J’ai réussi à voir un psy. C’est de ça dont j’avais besoin. Mais lui voulait que j’aille en thérapie de groupe. Moi, ça me convenait pas. J’ai de la misère à m’exprimer en groupe. Ça m’a ralenti, j’aurais eu besoin d’un suivi qui va à mon rythme particulier. Mais on m’a fait comprendre que j’étais ben chanceux d’avoir ce suivi tout court. Ça fait que j’ai essayé un bout, pis après un certain temps, j’ai lâché. »

Il est aussi question de la qualité des services offerts. Des jeunes se sentent traités comme des numéros ou ont l’impression de déranger. Dans ce contexte, ils ont l’impression que leurs expériences et vécus sont banalisés. Les rencontres avec le médecin sont beaucoup trop courtes et la médication prend beaucoup de place dans l’intervention.

Quelques jeunes affirment qu’il n’y avait pas de cohérence entre les professionnels, que le processus est à recommencer à zéro chaque fois que leur dossier change de mains, et ce, surtout lors du passage de la pédopsychiatrie à la psychiatrie pour adulte.

Quant à elles, les personnes intervenantes font valoir que l’absence de médecin de famille est un facteur important, laissant les jeunes sans suivi pour de longues périodes et en les dirigeant vers la clinique sans rendez-vous. Par ailleurs, de plus en plus de jeunes abandonnent leur demande d’aide, car les délais sont trop longs et le personnel hospitalier change trop souvent.

Bases de revendications

Confrontés à ces lourds constats, le RACQ, le RRASMQ et l’AGIDD-SMQ ont ressenti le besoin de poursuivre la conversation à l’occasion du forum Jeunes et santé mentale : Pour un regard différent, en avril 2016.

Les expériences des jeunes ont été illustrées de manière poignante au moyen de saynètes. En collaboration avec des comédiennes et comédiens professionnels de Mise au jeu, des jeunes directement concernés ont donné vie à la parole des jeunes rencontrés dans le cadre de la grande consultation.

Le Forum a rassemblé 160 personnes issues des groupes et regroupements d’action communautaire autonome des secteurs jeunesse, santé mentale, itinérance, promotion et défense des droits en santé mentale, ainsi que des chercheuses ou chercheurs et des membres du réseau public.

Les jeunes se sont succédé au micro; leurs témoignages avaient aussitôt une portée collective, bonifiant les résultats de la grande consultation. Ils estiment que la médication a sa place, mais qu’elle prend toute la place, au détriment des alternatives. Ils désirent être au coeur de décisions, non pas l’on décide à leur place. Surtout, ils ont l’ardent désir que soient politisés les dossiers de la médicalisation et de la médicamentation, insistant sur l’importance d’un débat public qui aboutirait sur des actions concrètes. Leurs propos ont retenti tel un cri du coeur.

Le Forum a ancré la nécessité d’agir contre la médicalisation des problèmes sociaux, de la souffrance, des étapes normales de la vie, des émotions et des caractéristiques personnelles; mais il a surtout jeté les bases des revendications du futur Mouvement, et ce, à partir des observations des participantes et participants, mais aussi des pistes de solution qu’ils ont identifiées.

Déclaration commune

Six mois après le Forum, à l’occasion d’une première rencontre nationale rassemblant une trentaine de participants, l’appellation « Mouvement Jeunes et santé mentale » a été sélectionnée, assortie du slogan C’est fou la vie, faut pas en faire une maladie!, écho direct à la mission du Mouvement qui est de lutter contre la médicalisation des difficultés des jeunes et ses effets. Un comité conseiller — qui deviendra le futur comité de coordination — est mis en place, formé de jeunes et d’organismes communautaires.

Le Mouvement articule son action autour d’une déclaration commune comportant quatre revendications au gouvernement du Québec :

  1. l’accès gratuit à des services d’aide et de soutien psychosociaux et alternatifs à la médication psychiatrique pour les jeunes et leurs proches, et ce, sans que les services soient conditionnels à un diagnostic en santé mentale;

  2. la reconnaissance de l’expertise des jeunes et leur participation égalitaire à toute question qui les concerne, notamment dans l’élaboration, la mise en oeuvre et l’évaluation des politiques et plans d’action;

  3. le respect et la garantie de l’exercice du droit à l’information, du droit à la participation au traitement, du droit à l’accompagnement et du droit au consentement aux soins libre et éclairé pour tous les traitements liés à la santé mentale;

  4. la mise en place par le gouvernement d’une commission permettant un débat de société et des pistes de solution sur la médicalisation des problèmes sociaux des jeunes.

Entre décembre 2016 et septembre 2018, le Mouvement se consacre à la recherche d’appuis ainsi qu’à sa consolidation, y compris en recherchant du financement. Grâce au renouvellement de la subvention de la Fondation Béati, puis au soutien de la Fondation Lucie et André Chagnon, le Mouvement a procédé à l’embauche d’une personne coordonnatrice. En parallèle, le théâtre-forum poursuit sa route, cette fois avec la troupe Avatar, pour aller à la rencontre des jeunes dans sept régions du Québec, contribuant à la volonté du Mouvement d’enrichir et de corroborer la parole des 12-30 ans.

Cette période en est une de grande effervescence pour le Mouvement : embauche d’une personne à la permanence, développement d’un site web et d’une page Facebook, diffusion de vidéos d’appuis réalisées auprès de diverses personnalités publiques, création d’un atelier d’art pour illustrer les campagnes promotionnelles du Mouvement, conférences, réunions d’information avec de multiples organismes signataires ou intéressés, invitations à publier des articles, représentations politiques, réception de mots d’encouragement de jeunes, de parents, de différentes personnes intervenantes psychosociales, etc.

C’est donc avec le sentiment de correspondre à un réel besoin et poussé par le souffle des appuis croissants à sa déclaration commune que le Mouvement Jeunes et santé mentale effectue une sortie publique, à quelques jours des élections provinciales de 2018. Soutenu par un vaste réseau d’organismes, le Mouvement invitait les partis politiques à s’engager à tenir une commission parlementaire sur la médicalisation des problèmes sociaux des jeunes. À ce jour, plus de 1400 personnes et 300 organismes ont adhéré à la déclaration commune.

Une commission parlementaire, ça presse !

Les représentations politiques du Mouvement Jeunes et santé mentale auront mis en lumière la nécessité de raffiner sa revendication phare concernant la tenue d’une commission politique sur la médicalisation des problèmes sociaux. En décembre 2018, réunies à l’occasion d’une 2e rencontre nationale, 85 personnes signataires, jeunes et moins jeunes, ont réalisé une réflexion en ce sens.

Une commission doit favoriser la participation des jeunes, dans leur milieu, ce pour quoi elle doit être itinérante, avec auditions publiques, tout en allouant des ressources dédiées à la mobilisation des personnes principales concernées. La santé mentale des jeunes et la médicalisation dont elle fait l’objet touchent notamment les domaines de la santé, de l’éducation, de la famille, de la justice, de la solidarité sociale et du travail. Il est donc crucial que cette commission soit un exercice multisectoriel, interministériel, interdisciplinaire et interprofessionnel.

Le Mouvement souhaite que cette Commission traite de l’enjeu de la médicalisation, en dresse un portrait, mais surtout qu’elle soit une occasion pour définir des solutions, avec l’ensemble des acteurs concernés, y compris les jeunes. Un exercice de longue haleine et exhaustif, mais incontournable.

En février 2019, le gouvernement a annoncé la tenue imminente duforum de consultation Jeunes et santé mentale, qui se tiendrait en une journée, sur invitation. Quelques jours plus tard, une majorité de membres de la Commission de la santé et des services sociaux a rejeté la proposition de la tenue d’une commission parlementaire itinérante non partisane sur la santé mentale. Le Mouvement a exprimé sa déception tout en espérant que le Forum annoncé serait le prélude d’une commission parlementaire, revendication qu’il ne compte pas abandonner, car il est fidèle dans sa promesse de porter le cri du coeur des jeunes. Néanmoins, le Mouvement a répondu favorablement à l’invitation de la ministre de la Santé et des Services sociaux à participer au Forum.

Maintenir vivante la parole collective

En termes de perspectives d’avenir, l’enjeu de la représentation et de la participation citoyenne est majeur. La mobilisation étant un exercice exigeant et coûteux, comment maintenir vivante la parole des jeunes, la confirmer, l’actualiser?

Il ne fait pas l’ombre d’un doute pour le Mouvement qu’il doit militer encore pour la tenue d’une commission parlementaire, car cette dernière est susceptible de générer des solutions pour l’accès aux services psychosociaux, la participation égalitaire et le respect des droits, soit les thèmes des trois autres revendications de la déclaration commune. La tenue d’une commission n’étant pas dans le calendrier politique imminent, comment contribuer dès maintenant à un changement de pratiques à l’égard de ces enjeux?

En l’espace de deux ans, le Mouvement Jeunes et santé mentale a su se positionner comme un acteur politique incontournable, car il relaie la parole collective des 12-30 ans. Il se fait un point d’honneur d’avancer à partir de leurs témoignages et idées de solutions. Il vise sans cesse à dépasser l’anecdote. Le Mouvement est porté à bout de bras par les trois associations nationales qui l’ont initié ainsi que par les organismes et personnes élues de son comité de coordination. Ses défis pour l’avenir sont grands, mais il entend bien poursuivre la route, infatigable.