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De nos jours, la question de la santé mentale se retrouve sur toutes les lèvres. Loin de se résumer en une absence de symptômes ou de souffrance, la santé mentale est un sujet complexe qui englobe selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS, 2017) un « état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté ». Cependant, cette définition semble placer un accent sur des émotions et des actions positives en éclipsant une panoplie d’émotions ne relevant pas exclusivement du bien-être — entre autres, la colère et la tristesse—, mais faisant pourtant partie des expériences humaines universelles (Galderisi, et collab., 2015). Force est de constater également que dans le langage courant, l’expression « santé mentale » est souvent utilisée comme euphémisme ou raccourci afin de parler de la maladie mentale ou des troubles de santé mentale, dont la définition est plus restreinte, se rapportant à « des altérations de la pensée, de l’humeur ou du comportement associées à un état de détresse et de dysfonctionnement marqués » (Agence de la santé publique du Canada, 2012). À travers cette ambiguïté discursive, une chose est certaine : en Occident, le modèle médical demeure prédominant dans la définition et la prise en charge des troubles de santé mentale (Morrow, 2017).

Selon cette perspective, les jeunes seraient particulièrement à risque d’éprouver de la détresse psychologique. Chez les jeunes âgés de 15 à 24 ans, le taux des troubles de l’humeur est plus élevé que dans les autres tranches d’âge tandis que le taux de suicide (un phénomène étroitement lié à la détresse psychologique) est près de six fois plus élevé chez les jeunes Autochtones que dans la population générale (Lavallee et Poole, 2010). Depuis 2006, le taux des visites à l’urgence des enfants (de 5 à 17 ans) et des jeunes (de 18 à 24 ans) a presque doublé, et le nombre d’enfants et de jeunes hospitalisés en raison de troubles de santé mentale est passé de 25 055 à 38 999 entre 2006 et 2017, période durant laquelle le nombre d’enfants et de jeunes diminue pourtant (Institut canadien d’information sur la santé, 2019). Malgré cela, les jeunes sont moins susceptibles de chercher du soutien pour la détresse qu’ils éprouvent (Bouchard, Batista et Colman, 2018).

Il importe de s’interroger sur la signification plus large de ces statistiques : est-ce que ces tendances témoignent d’une augmentation « réelle » de la détresse des jeunes et du nombre de diagnostics? Résultent-elles de plus grandes attention et sensibilisation portées à l’égard de la santé mentale? Sont-elles associées aux transformations dans les modalités des processus diagnostiques des troubles de santé mentale (Dubois, et collab., 2014)? Qu’en est-il du contexte social entourant cette augmentation — perçue ou réelle — des difficultés des jeunes en matière de santé mentale? À cet égard, chaque génération doit composer avec son lot de défis. Quoique les  jeunes d’aujourd’hui  aient tendance à s’impliquer socialement et à être plus « branchés » que celles et ceux des générations précédentes, elles et ils font face, entre autres, à l’exclusion sociale, à la cyberintimidation ou à des obstacles reliés à l’obtention d’emplois à temps plein (Statistique Canada, 2018).

Sur le plan macrosocial, le néolibéralisme s’est imbriqué dans la société nord-américaine depuis déjà quelques décennies (Harvey, 2005). Cette idéologie a conduit à une dépolitisation et à une individualisation des interventions sociales au profit de modèles favorisant l’autonomisation et la responsabilisation des individus à l’égard de problématiques qui sont pourtant exacerbées par des contraintes structurelles (Liebenberg, Ungar et Ikeda, 2015). Dans ce contexte, la médicalisation de la détresse psychologique prend tout son sens, car elle localise la source de la souffrance — ainsi que son « remède » — au coeur même de l’individu (Morrow, 2017). Bref, la médicalisation propose des solutions réductrices à des problèmes complexes, et elle risque de soumettre des populations marginalisées et vulnérables, dont les enfants, à des mesures de contrôle social (Ramey, 2018). Ainsi, les articles du présent numéro abordent la question de la santé mentale des enfants et des jeunes en tenant compte de ces réalités contemporaines. Ils s’articulent autour de trois grands axes : l’intervention auprès des jeunes ayant un vécu en santé mentale; les expériences de la santé mentale des enfants et des jeunes; et les perceptions des professionnelles et des professionnels appelés à intervenir auprès de ce groupe.

Le numéro s’ouvre sur une entrevue effectuée auprès d’Émilie Roy et de Pierre-Étienne Létourneau, deux jeunes adultes militant au sein du Mouvement Jeunes et santé mentale du Québec. Leur vécu personnel en lien avec la santé mentale s’est avéré un élément catalyseur pour leur militantisme. Ayant vécu des expériences particulières au sein du système de santé mentale, les deux désirent sensibiliser la population à l’enjeu de la médicalisation des problèmes sociaux des jeunes. Leurs propos sont ancrés dans une vision critique de la santé mentale. En discutant de leur implication au sein du Mouvement, Mme Roy et M. Létourneau nous amènent à comprendre que la solidarité s’avère cruciale lorsqu’il s’agit de contrer le mythe selon lequel la santé mentale est limitée à la sphère individuelle et de proposer des alternatives.

Le Dossier est composé de quatre articles, chacun abordant une dimension spécifique de la santé mentale des enfants et des jeunes.

L’article de Carole C. Tranchant, Penelopia Iancu, Anik Dubé, Laure Bourdon, Lacey Clair, Danielle Doucet, Anne Dezetter, Sophie Robichaud, Julie Malchow, Aduel Joachin et Ann M. Beaton porte sur la stigmatisation des troubles de santé mentale, et ce, à la lumière des expériences de jeunes membres de trois communautés (autochtone, francophone rurale et anglophone urbaine) du Nouveau-Brunswick. Il s’avère que la stigmatisation constitue un élément déterminant dans les modalités d’utilisation des services et dans le développement des stratégies employées par les jeunes pour améliorer leur état de santé mentale. Dans l’ensemble, les personnes interviewées se sentent déshumanisées et dévalorisées par le système de santé mentale et par leur entourage, d’où l’urgence de développer des services accueillants et adaptés aux besoins des jeunes. Autrices et auteurs soulèvent également des résultats spécifiques aux jeunes autochtones quant à l’importance d’interventions culturellement sensibles et de l’inadéquation de l’approche médicale pour ce groupe.

L’article de Jean-Baptiste Leclercq, Émilie Proteau-Dupont, Cécile Van de Velde, Nadia Giguère, Pearce Simamonika et Tristan Ouimet-Savard explore les divers rapports au diagnostic psychiatrique et à la médication de jeunes Québécoises et Québécois en difficulté fréquentant des Auberges du coeur. Il y est démontré que le fait d’intégrer la médication dans sa vie est un processus complexe qui implique plusieurs ajustements. De plus, la position des jeunes face à la médication est variée, allant de son acceptation à son rejet. Ces multiples rapports s’inscrivent dans un contexte d’inaccessibilité des services de santé mentale et d’exclusion sociale de personnes ayant des diagnostics de troubles de santé mentale.

L’article de Jacques F. Richard, Marianne Thériault, Rick Audas, Scott Ronis, Kate Tilleczek, Michael Zhang, Brandi Bell, Amanda Slaunwhite et Nathalie Poirier s’intéresse plus spécifiquement aux enfants et aux adolescentes ou adolescents autistes et à l’accès aux services selon les perspectives de parents et de fournisseuses et fournisseurs de services du Nouveau-Brunswick. Du côté des parents, on souligne la nécessité d’adopter une position revendicatrice afin d’obtenir des services pour leurs enfants. En raison de la difficulté d’accès aux services publics, certains parents optent pour des services privés. De plus, l’isolement apparait comme un élément caractérisant les expériences des parents qui tentent d’obtenir du soutien pour leurs enfants. De leur côté, les professionnelles et professionnels observent des barrières systémiques à l’accès aux services. La clé selon les deux groupes de participantes et participants réside dans la collaboration entre parents et professionnelles ou professionnels afin de composer avec le contexte difficile en matière d’accès aux services.

Dans leur article, Marc Molgat et Danik Bernier posent un regard critique sur le travail social scolaire en Ontario, et ce, dans le contexte de la mise en oeuvre de la Stratégie provinciale en matière de santé mentale et de lutte contre les dépendances. Ainsi, les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux sont appelés à utiliser des pratiques fondées sur les données probantes afin de cibler les enfants ayant des comportements dits « problématiques ». Informés par la théorie du biopouvoir, l’autrice et l’auteur montrent comment les travailleuses sociales interviewées deviennent instrumentales dans la mise en oeuvre de la Stratégie. Ce constat permet de réfléchir à la tension continuelle entre libération et contrôle social à laquelle fait face le travail social.

La rubrique Des pratiques à notre image présente des exemples novateurs d’intervention visant les enfants, les jeunes ou les enjeux en santé mentale en Ontario, au Québec et au Nouveau-Brunswick. En complément à l’entrevue du numéro, Gorette Linhares, Tristan Ouimet-Savard et Anne-Marie-Boucher nous présentent le Mouvement Jeunes et santé mentale du Québec. Dans son article, Nicholas Dupuis, artiste formateur certifié en journal créatif, présente cet outil d’intervention utilisé auprès de jeunes de Sudbury ayant des difficultés en lien avec la santé mentale. Le journal créatif devient ainsi un véhicule d’introspection et d’affirmation de soi permettant de cultiver l’espoir et le changement. De son côté, et avec la collaboration d’Eugène LeBlanc, Nérée St-Amand revient sur la mise sur pied du Groupe de soutien émotionnel pour les personnes psychiatrisées, dont l’histoire remonte à l’expérience d’une stagiaire en travail social à l’Université de Moncton qui osa s’aventurer hors des sentiers battus des stages traditionnels. Toujours au Nouveau-Brunswick, Claude Snow, vétéran de la lutte pour la justice sociale, pose un regard rétrospectif sur le Comité des 12, qui encore à ce jour met de la pression sur le gouvernement sur tout enjeu se rapportant à la pauvreté dans la province. L’article de Geneviève L. Latour, directrice générale du Carrefour pour femmes à Moncton, porte sur le programme de soutien aux enfants ayant été exposés à la violence conjugale, un programme axé sur la thérapie par le jeu. Appliqué en parallèle avec le soutien offert aux mères et mis en pratique dans un environnement sécuritaire, ce programme permet aux enfants de s’exprimer. Mme Latour soulève l’importance de l’approche féministe sensible au traumatisme autant auprès des femmes que de leurs enfants. Dans un dernier article des Pratiques à notre image, Ghislaine Sirois, chercheure communautaire, nous présente le programme Filles fantastiques qui est offert dans la région de Sudbury. Ce dernier vise à sensibiliser les jeunes filles à la violence faite aux femmes tout en favorisant la solidarité et l’implication communautaire. Mme Sirois soulève l’importance de ce programme en contexte francophone minoritaire, là où l’accès aux services en français s’avère parfois difficile.

Enfin, la rubrique Lu pour vous propose la lecture de trois ouvrages portant sur la pleine conscience, sur la déhospitalisation psychiatrique et sur l’art et la santé mentale. Bref, ce numéro présente diverses perspectives qui permettront d’élargir la compréhension des enjeux en santé mentale chez les enfants et les jeunes. Bonne lecture!