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Les éditions Anacharsis publient, dans leur collection Essais, la traduction de l’ouvrage Mesa of Sorrows: A History of the Awat’ovi Massacre de l’historien et anthropologue James F. Brooks, actuellement en poste à l’Université de Californie à Santa Barbara. Traduit en français par Frantz Olivié, également auteur de l’avant-propos, l’ouvrage offre une plongée dans la mémoire et l’univers des Hopi, qui occupent toujours le nord-ouest de l’Arizona. Le livre est de bonne facture et agréable à lire ; la mise en page, simple et claire, sert le contenu. L’ouvrage est agrémenté de quelques photos, d’une carte et de relevés archéologiques. L’auteur, spécialiste de l’esclavage et des zones frontière du sud-ouest des États-Unis, nous offre un remarquable travail ethnohistorique original en faisant la part belle à l’interdisciplinarité.

L’image d’un escargot et de sa coquille, apparaissant sur la quatrième de couverture, renvoie à la fois au temps long de l’histoire hopi mais aussi à son aspect cyclique, non linéaire, infiniment renouvelé. Afin de tenter de comprendre les tenants et aboutissants d’un massacre perpétré en 1700 dans le village d’Awat’owi, situé sur Antelope Mesa (un relief tabulaire alors privilégié par les populations pour leur installation), Brooks convoque en neuf chapitres équilibrés l’histoire de ce peuple et de ses voisins, mais aussi les travaux des ethnologues et archéologues du XIXe et du XXe siècle. Ce climax dû aux tensions accumulées, encore tabou aujourd’hui, rejaillit encore sur l’Église catholique et le Bureau des affaires indiennes. En effet, ce déchaînement de violence est le fait de voisins hopi, probablement venus remettre ordre et harmonie dans ce village « souillé » par des pratiques « immorales ». Les sorciers d’Awat’owi auraient pu rompre l’équilibre collectif (suyanisqatsi) en pratiquant dans des kiwas aménagées (de « vastes pièces souterraines ») des rites issus d’une acculturation au contact du catholicisme des Franciscains espagnols.

La question des migrations et celle du rapport à l’altérité sont au centre des recherches de Brooks. Alors que les archéologues du Peabody Museum, par le moyen des coups de pioche, essaient de comprendre les aménagements des kiwas 31 et 32 du village (p. 254–265) ou les pratiques funéraires à la mode chrétienne dans la nef d’une église en ruine, les ethnologues comme Frank Hamilton Cushing travaillent à recueillir les mythes (p. 156–157). Celui de Pahaana (l’homme blanc venu de l’Est) renvoie à l’apocalypse avant une renaissance. D’après lui, il serait nécessaire de trancher la tête de ces parents lointains pour assurer la continuité. Ainsi, dans des périodes de tensions, les Hopi ont pu concevoir l’arrivée des Espagnols comme la réalisation de la prophétie, à l’image du capitaine Cook débarquant sur l’île d’Hawaï qui a été pris pour le dieu Lono. Confrontés à l’arrivée de migrants tanos (des populations du bassin de Galistea) sur la première Mesa (p. 116), les Hopi ne souhaitèrent jamais les intégrer pleinement dans leur communauté. Ainsi, la question de marier des femmes hopi resta en suspens. Ces dernières, dans certaines légendes, peuvent incarner le désordre (koyaanisqatsi) en ne pensant qu’à elles plutôt qu’au bien du village (p. 210–215). L’organisation particulière des Hopi (la parenté et le système clanique entre autres), fortement liée à la répartition des terres contrôlées par les communautés (p. 177), allait soulever les mêmes tensions avec les Américains lors de la tentative de création d’une constitution hopi au début du XXe siècle. C’est dans ce contexte que se déroule le récit de Don C. Talayesva, publié sous le titre Soleil hopi chez Plon dans la collection « Terre humaine ». Situées à la croisée du monde des Pueblos du Rio Grande et du pays hopi, les ruines d’Awat’owi balayées par le vent reflètent l’équilibre instable qui se perpétue sous le regard des dieux. À l’image d’un enquêteur, le chercheur aura réussi à se frayer un chemin dans l’accumulation minutieuse des strates de mémoire toujours en construction.

En définitive, cet ouvrage au style intelligible s’adresse à un lectorat assez large. Passé le troisième chapitre, riche en informations et qui couvre 150 années de conquête espagnole, la lecture est plus fluide et parvient à séduire. On regrettera l’absence d’un glossaire, d’un index, d’une chronologie ainsi que de quelques cartes permettant des vues plus rapprochées des sites mentionnés. Quoi qu’il en soit, l’approche kaléidoscopique et émique de Brooks aura réussi à nous convaincre, tout comme la démarche interdisciplinaire de l’École de Santa Fe (Nouveau-Mexique) qui montre ici la voie à suivre, à la croisée des savoirs.