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L’ouvrage La migration saisonnière des Mayas du Yucatán au Canada. La dialectique de la mobilité n’est pas un simple livre de plus visant à dénoncer les contraintes structurelles auxquelles font face les travailleurs migrants temporaires en raison des politiques migratoires canadiennes. Loin de là ! Ce livre apporte une réelle plus-value à un objet déjà richement étudié et documenté, et constitue un véritable bol d’air frais pour ceux s’intéressant à ce sujet. En effet, Marie France Labrecque ouvre des perspectives, ose et propose une analyse de la migration doublement originale, théoriquement et empiriquement. En ce qui concerne la théorie, l’auteure situe la migration dans le paradigme de la mobilité, notamment à partir de la dialectique de celle-ci et de son pendant, l’immobilité. Sur le plan empirique, le terrain a été intégralement réalisé au point d’origine et auprès des conjointes des travailleurs. L’approche proposée par l’auteure se révèle féconde non seulement pour l’analyse de l’expérience de la migration et des manières dont celle-ci est vécue et ressentie, mais aussi pour penser les influences de la migration sur le contexte social d’origine.

Tout au long du livre, Labrecque fait preuve d’une grande finesse intellectuelle et de rigueur ; sa pensée, complexe, est facile à suivre grâce à une écriture claire et fluide. Cela est particulièrement révélateur de la maîtrise du sujet par l’auteure qui livre ici un ouvrage qui, en plus de combler un réel manque et de laisser la part belle au terrain en donnant voix aux sujets dans le chapitre le plus long (60 pages), présente dans le détail sa méthodologie, son approche théorique, l’histoire du contexte social du terrain et l’état de la littérature sur le sujet, le tout dans un exercice de concision de moins de 250 pages. Tout cela et d’autres points qui seront développés plus loin dans ce texte font de cet ouvrage, à mon sens, une référence pour les chercheurs et étudiants intéressés par le sujet.

Travaillant auprès de femmes mayas, l’auteure adopte une approche marquée par l’intersectionnalité et s’intéresse aux dimensions du genre, de la race (ou racialisation) et de la classe : les Mayas du Yucatán sont dans une situation sociale empreinte de forte marginalité et de pauvreté. Prenant pour objet la migration saisonnière, et non les migrants, Labrecque s’attache à comprendre, à analyser et à donner à voir les enjeux et les conséquences de cette migration sur ces catégories et sur les rapports sociaux de genre et d’identité, ainsi que sur la mobilité sociale et symbolique des familles.

Parmi les nombreux points forts de cet ouvrage, deux se démarquent et constituent un apport sans conteste à la discipline : l’approche théorique et la méthodologie choisies. En effet, elles donnent la capacité à l’auteure d’humaniser son objet et de mettre au premier plan les expériences des sujets, qui constituent la plus grande partie de l’ouvrage.

La dialectique de la mobilité est certainement l’apport théorique important de cet ouvrage ; elle devrait permettre d’étudier d’autres cas de migration sous un nouvel angle à partir de l’expérience de sujets mobiles ou immobiles. La dialectique se situe à plusieurs niveaux et c’est définitivement l’approche relationnelle qui permet de saisir au mieux l’expérience des sujets : dialectique entre mobilité et immobilité dans le temps et dans l’espace, dialectique entre territoires abstraits ou imaginés et territoires du vécu ; immobilité dans une ferme faisant suite à la mobilité de plusieurs milliers de kilomètres ; immobilité pour le migrant au point d’arrivée comme pour la conjointe restée sur place ; etc.

Pour saisir les expériences liées à cette dialectique, Labrecque, accompagnée de ses étudiants, donne voix aux conjointes et aux travailleurs et cherche à comprendre comment se construit et se vit la migration à partir du local, du régional et de l’international, en considérant l’avant, le pendant et l’après du séjour des migrants. On laissera les lecteurs découvrir si, oui ou non, les inégalités de genre, de race et de classe sont reconfigurées par la migration.

D’une grande rigueur méthodologique, l’ouvrage est un outil pour les études de cas afin de faire travailler les étudiants sur « la rigueur du qualitatif » (Olivier de Sardan 2008) grâce aux nuances et précisions sans cesse apportées par l’auteure, ainsi qu’à la complète transparence et au sens poussé du détail qui se retrouvent dans diverses expressions telles que « tente d’y expliciter », « ai tenté de couvrir », « il ne semble pas y avoir de facteurs qui expliqueraient », « du moins dans les cas qui nous ont été rapportés », etc. Le rôle de l’anthropologue et les possibles biais inhérents à son individualité sont aussi abordés.

Enfin, l’un des plus grands apports de cette étude est manifestement celui des affects (sentiments et émotions) des sujets, éléments constitutifs du territoire du vécu. En mettant en lumière l’importance des affects pour mieux comprendre la dialectique de la mobilité, l’auteure nous ramène à une anthropologie maussienne, qui s’intéresse aux rythmes de la migration, tout en enrichissant une analyse sociale, économique et symbolique par la dimension affective. Si « [l’]homme est un animal rythmé » (Mauss 1967 : 109), ce livre montre avec brio comment les pratiques humaines sont rythmées par les affects. Peur, tristesse de quitter, inquiétudes pour la vie de couple, nostalgie du village ou des enfants, douleur, culpabilité, toutes ces émotions ponctuent les propos issus de plus de cent entrevues dans le dernier et le plus long chapitre de l’ouvrage, qui humanise l’objet étudié tout en le situant dans la complexité du contexte local, social et transnational sans jamais simplifier la réalité : « En somme, bien qu’il y ait de claires convergences, il y a presque autant d’expériences de la mobilité qu’il y a d’individus » (p. 191).