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Dans ce livre, Penny Harvey et Hannah Knox décrivent avec brio le rôle et l’importance des routes d’un point de vue anthropologique, au-delà de la matérialité des infrastructures, se focalisant sur les espoirs qu’elles créent dans l’imaginaire collectif et sur la volonté d’intégration socioterritoriale et politique de l’État. L’ouvrage se concentre sur deux projets d’envergure : l’autoroute interocéanique entre le sud-est des Andes, au Pérou, et la frontière du Brésil, toujours en construction, et la route Iquitos-Nauta, considérablement plus courte, récemment complétée et se classant au palmarès des routes les plus coûteuses par kilomètre au monde.

Découlant d’une vision impérialiste motivée par le contrôle des ressources et du territoire, « civiliser » par l’intégration territoriale est un projet politique péruvien inspiré de la politique étrangère américaine, notent les auteures (p. 29). D’emblée, elles soulignent la difficulté à cerner qui et quoi peut réellement être intégré dans de telles entreprises. Harvey et Knox explorent alors la façon dont les infrastructures technologiques peuvent créer de nouvelles perspectives et influencer les relations sociales contemporaines au sein d’économies politiques émergentes en analysant les données historiques au sujet de ces routes (du milieu du siècle dernier à ce jour) et en réalisant un terrain ethnographique de 2005 à aujourd’hui, incluant une diversité impressionnante d’informateurs (paysans, travailleurs locaux et migrants, responsables des relations de travail et communautaires, techniciens, ingénieurs, employeurs et promoteurs, notamment). Les auteures ne souhaitent pas faire une analyse descriptive d’un endroit ou d’un espace ; elles s’engagent plutôt dans un travail ethnographique complexe, cherchant à cibler comment les infrastructures modèlent la politique contemporaine et comment les imprévus du quotidien sont pleinement engagés dans le processus de transformations sociales.

Les deux anthropologues rapportent le vocabulaire développementaliste utilisé pour assurer l’acceptabilité sociale nécessaire au commencement et à l’avancement des travaux, le projet étant présenté par l’État et ses partenaires privés comme une voie vers un avenir meilleur et un Pérou « moderne » : amélioration des conditions socioéconomiques, promesses d’interconnectivité, de circulation plus fluide des biens, des services et des personnes, de croissance et de prospérité « partagée », pour reprendre le terme de la Banque mondiale. Par contre, Harvey et Knox démontrent sans surprise que les ambitions de l’État néolibéral et des promoteurs visent avant tout le profit et la croissance économique qui, en fin de compte, n’a que très peu d’effets sur le niveau de vie du plus grand nombre. Et, comme on l’a vu ailleurs, ces deux facteurs sont souvent liés à des histoires de corruption et à la dissémination d’argent public vers des intérêts privés ; les deux cas à l’étude ici ne font pas exception. Les auteures s’attardent donc aux contradictions entre les diverses projections d’un futur collectif meilleur ainsi qu’à la réalité observée sur le terrain et à la profitabilité inégale des infrastructures selon les types d’acteurs impliqués.

Bien que cette recherche porte spécifiquement sur le Pérou, Harvey et Knox s’intéressent aux économies émergentes de façon plus large et à leurs rapports à l’économie dominante mondialisée pour tenter de saisir l’influence que cette dernière peut avoir sur les infrastructures, ainsi qu’à la manière dont celles-ci donnent un caractère international au territoire national dans son usage. Les auteures ne manquent pas de souligner l’aspect hégémonique de l’ingénierie civile — l’expertise comme force morale — dans sa capacité à imposer un « ordre des choses » objectif et raisonné en apparence dans ces projets pourtant instables et désordonnés, principalement en raison de leur durée, de la diversité des acteurs concernés, de l’opinion publique variable et des changements de gouvernement. Elles rappellent l’apport des chercheurs en sciences sociales à la documentation de l’évolution des liens entre la pratique de l’ingénierie et la gouvernance politique moderne, rejoignant par le fait même le concept de « gouvernementalité » de Michel Foucault et les configurations normatives entre le pouvoir et la connaissance que s’est appropriés l’État.

Malgré les divergences notables entre le savoir technique et les cosmologies locales pour comprendre et exprimer les succès ou les échecs autour de ces grands projets, les auteures préfèrent les analyser ensemble afin d’en dégager le sens au quotidien et de mieux comprendre la dynamique globale menant à la création de communautés hétérogènes le long de ces routes qui, avec le temps, forment de nouvelles entités sociales organisées, notamment par l’implantation de services publics et privés comme des hôtels, des restaurants et éventuellement des écoles et des hôpitaux.

Cette recherche contribue sans aucun doute à la compréhension des liens entre le territoire, l’expertise, le pouvoir politique et les relations sociales qui en découlent, ainsi qu’à l’avancement de l’anthropologie des infrastructures de façon plus large. Enfin, il s’agit d’un ouvrage nuancé, très bien documenté et clair. S’adressant d’abord aux spécialistes des sciences sociales, il demeure accessible à un lectorat varié et multidisciplinaire s’intéressant entre autres au Pérou, aux concepts de « développement » et de « glocalisation », aux économies émergentes et à l’ingénierie civile. En fin de compte, Roads parvient astucieusement à révéler comment « la transformation matérielle ouvre un monde de tensions, de négociations et de contestations qui élargissent notre compréhension de la vie politique » (p. 203).