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Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Parti nationaliste chinois (中國國民黨, Kuomintang) prend le contrôle de Taïwan avant de s’y replier durablement à partir de 1949. Son administration se glisse dans les structures établies par le gouvernement colonial japonais (1895–1945) et les institutions, dont l’école, sont désormais responsables du service public (公共服務, gōnggòng fúwù) de la République de Chine (nom du régime officiel de Taïwan, jusqu’à nos jours), à savoir des missions et des activités d’intérêt général assurées ou assumées par les autorités publiques.

Les pratiques sportives sont inscrites dans l’éducation publique et sont envisagées comme des leviers de l’intégration des populations locales au dispositif colonial, principalement celles d’origine austronésienne. Les performances des jeunes athlètes austronésiens, notamment dans les tournois internationaux, sont autant de pierres apportées à l’édification d’un État pluriethnique dominé par la majorité chinoise.

Parmi les activités considérées comme emblématiques de Taïwan, le baseball est choisi en 2000 pour figurer sur les nouveaux billets de banque, qui n’arboraient jusqu’ici que les portraits de Sun Yat-sen (孫逸仙 ou 孫中山, Sūn Zhōngshān, 1866–1925), le « Père de la révolution chinoise » (國父, Guófù) de 1911 et l’un des fondateurs du Kuomintang, et de Chiang Kai-shek (蔣介石, 1887–1975), généralissime et président de la République de Chine jusqu’à sa mort en 1975 (Corcuff 2002 : 92–95). La photo reproduite sur l’une des faces du billet de 500 dollars taïwanais représente l’équipe de l’école primaire de Puyuma[1] (南王國小, Nánwáng guóxiǎo pour l’administration taïwanaise, située dans l’ouest de la conurbation de Taitung) célébrant sa victoire aux championnats du monde 1998 dans la catégorie Protect Our Nation’s Youth (PONY). Cette équipe, composée exclusivement de joueurs appartenant au groupe des Puyuma, s’inscrit dans la longue histoire de la contribution des Austronésiens au baseball de Taïwan qui remonte aux premières années de la pratique de ce sport par les Formosans sous le gouvernement japonais, dès la fin des années 1910.

Il sera ici question d’observer et d’analyser comment les Austronésiens formosans détournent et se réapproprient les pratiques sportives, et plus particulièrement le baseball, dans le cadre du service public de l’éducation — sport et éducation étant ici compris comme faisant partie du bien commun, à savoir d’un ensemble de ressources (naturelles, sociales, culturelles, intellectuelles, économiques, etc.), matérielles ou non, que les individus ou les groupes peuvent mobiliser à leurs fins ou pour autrui, notamment dans le but de garantir leur propre reproduction, biologique comme sociale[2] (Nonini 2006 : 164) — pour négocier leur position au sein de l’État taïwanais et faire face aux politiques assimilatrices du pouvoir central. Comment se sont historiquement structurés des rapports de force et de domination entre les populations austronésiennes de Taïwan et les autorités centrales, notamment à travers le sport ? En quoi les stéréotypes, moraux et physiques, qui caractérisent négativement les athlètes autochtones sont-ils devenus un levier de leurs revendications ? En quoi la réappropriation des sports par les Autochtones est-elle une forme d’accession au bien commun et un vecteur de la reproduction des sociétés austronésiennes au sein d’un espace public dans lequel elles sont généralement marginalisées ?

Les éléments présentés ici sont issus d’une série d’enquêtes ethnographiques, d’une durée cumulée de près de vingt-cinq mois, menées entre 2006 et 2016. Entre 2006 et 2010, une vingtaine de mois de terrain ont été principalement consacrés à une formation de baseball professionnel, les Elephants de Brother, mais aussi à plusieurs équipes scolaires de baseball, notamment celle du lycée de Chengkung (成功商水高中), dans le comté de Taitung (台東縣), essentiellement composée d’adolescents autochtones. Entre 2014 et 2016, j’ai conduit mes recherches dans le comté montagnard de Nantou (南投縣), dans le centre de Taïwan, auprès de communautés bunun et tsou, deux groupes reconnus comme autochtones par le gouvernement taïwanais.

La légende de La feuille d’érable

Après plusieurs millénaires où ils furent les seuls habitants de Taïwan, les Austronésiens voient débarquer, au XVIIe siècle, Hollandais et Espagnols avec, dans leur sillage, une main-d’oeuvre pléthorique venue du continent chinois pour assécher les marais, déboiser et cultiver les terres pour le compte des Européens. Ces nouveaux arrivants sont pour la plupart des hommes qui prennent femme parmi les populations austronésiennes vivant dans les plaines occidentales de Taïwan. Après avoir chassé les Occidentaux de l’île, ils poursuivent leur installation dans les plaines tandis que les groupes austronésiens qui se trouvaient là se fondent peu à peu dans leur société, jusqu’à ne plus être identifiables[3].

Au tournant du XXe siècle, le Japon prend possession du territoire et accomplit son unification sous sa seule direction, ce qu’aucun régime n’était parvenu à faire auparavant. Il doit néanmoins renoncer à sa colonie à l’issue de la Seconde Guerre mondiale au profit du Parti nationaliste chinois, le Kuomintang. Ce dernier se voit contraint de s’y replier en 1949, après sa défaite face au Parti communiste de Mao Zedong. Taïwan devient la dernière province de la République de Chine, son nom officiel encore à ce jour. Pendant quatre décennies, le Kuomintang se maintient au pouvoir autoritairement, par l’application d’une loi martiale implacable et l’inculcation systématique aux populations locales non austronésiennes de l’idée qu’elles appartiennent à la Grande Chine et sont liées par le sang au groupe ethnique des Han.

La distinction Han/non-Han, historiquement et anthropologiquement contestable (Carrico 2017), mais politiquement et institutionnellement essentielle, existe à Taïwan comme en Chine populaire par le biais du concept de « mínzú » (« 民族 »), apparu vers la fin du XIXe siècle. Il recouvre tour à tour, et selon les contextes, les notions d’« ethnie » et de « nation », mais aussi de « race » (Thoraval 1999 : 45–47). Sun Yat-sen a popularisé la notion de « nation chinoise » (« 中華民族 », « zhōnghuá mínzú ») en mettant l’accent sur une conception raciale de la société où les Han doivent s’unifier pour résister aux forces étrangères et disposer d’un ascendant sur les autres groupes, largement minoritaires, dont l’assimilation doit se faire par l’éducation à l’histoire, aux valeurs et à la pensée chinoises (Cointet 2008 : 63–71)[4]. Cette notion de « race » (« mínzú »), ainsi qu’elle a été redéfinie par Sun Yat-sen, met l’accent sur l’ethnie han et situe la fondation de la République dans un cadre ethnonationaliste.

Lors de la démocratisation du régime dans les années 1990, et à la faveur de l’abrogation de la loi martiale en 1987, émergent de nouvelles revendications. Avec le soutien de l’ONU et au prix d’une longue lutte sociale (Simon 2009 et 2010 ; Allio 1998 : 56), les Austronésiens obtiennent, en 1994, le statut d’Autochtones (原住民, yuánzhùmín) de la part de l’État taïwanais[5], ce qui implique la reconnaissance d’une antériorité sur le sol et, en théorie du moins, des droits qui lui sont attachés. Ce statut s’applique aux membres des groupes ethniques (族群, zúqún) reconnus par le gouvernement comme les descendants des populations austronésiennes venues peupler Taïwan il y a plus de 6 000 ans (Blust 1999). Cette décision met fin à l’usage administratif d’une terminologie péjorative pour désigner les populations austronésiennes — comme Sauvages ou barbares (番, fān), compatriotes des montagnes (山胞, shānbāo) ou encore ethnies des montagnes (高山族, gāoshānzú) — ce qui est réclamé depuis 1983 par une partie des Austronésiens formosans se fédérant autour du Mouvement des Autochtones pour la rectification des noms (原住民正名運動, Yuánzhùmín zhèngmíng yùndòng) (Liu 2011).

En 1996 est créé le Bureau des affaires autochtones (原住民族委員會, Yuánzhù mínzú wěiyuánhuì ; en anglais, Council of Indigenous Peoples)[6] et, un an plus tard, le gouvernement reconnait le statut de peuples autochtones (原住民族, yuán zhù mínzú). Ces mesures sont complétées par une loi organique concernant les peuples autochtones promulguée en 2005 (Simon et Mona 2013) et dont les derniers amendements datent du mois de juin 2018[7]. Environ 500 000 personnes sont aujourd’hui recensées comme Autochtones, soit 2 % de la population totale actuelle de Taïwan qui avoisine les 23 millions d’habitants. En dépit d’importantes améliorations dans les infrastructures comme dans le quotidien de ces populations, celles-ci restent en général plus pauvres et vivent dans des conditions plus précaires que le reste de leurs concitoyens[8].

Malgré cette reconnaissance d’un statut juridique et administratif spécifique — celui d’Autochtone — pour une frange de la population austronésienne, la République continue de se comporter institutionnellement, face à cette minorité, comme un instrument de domination de la majorité han et de légitimation de la souveraineté de celle-ci sur le territoire taïwanais. Cette relation asymétrique s’exprime par une certaine radicalité dans les pratiques sportives, et plus particulièrement à travers l’histoire du baseball.

Contrairement à une idée largement reçue, l’introduction du baseball à Taïwan n’est pas le résultat direct de l’influence américaine exercée après la Seconde Guerre mondiale, mais un legs de la période coloniale japonaise qui s’étale entre 1895 et 1945. Pourtant, dans un premier temps du moins, les colonisateurs japonais refusèrent de partager leur passe-temps avec les locaux. Ce n’est qu’à partir des années 1920, avec la nouvelle politique d’assimilation du gouvernement colonial, que le baseball devient, à l’instar de l’école, un levier de l’intégration des populations locales, et plus particulièrement des Austronésiens qui sont catégorisés comme Sauvages, dans le nouveau système étatique mis en place par les Japonais (Soldani 2011a).

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de la prise en main du pays par les nationalistes chinois, le baseball devient un élément de la culture physique nationaliste (體育, tǐyù) censée associer les Formosans au mouvement de création d’une grande nation chinoise républicaine et à la poursuite de la lutte contre les communistes sur le continent. Pour mener à bien ce projet de construction de la nation, le Parti nationaliste chinois s’appuie largement sur les succès enregistrés lors de compétitions mondiales juniores.

Entre 1969 et 1996, les jeunes joueurs taïwanais remportent à dix-sept reprises les Little League Baseball World Series, une compétition internationale réservée aux 10–12 ans dont les phases finales se déroulent annuellement, depuis 1939, à Williamsport (Pennsylvanie), aux États-Unis. Le Kuomintang attise l’engouement pour les jeunes joueurs en grossissant démesurément l’importance de ces tournois. Ces victoires sont célébrées dans les manuels scolaires. Les autorités vantent aussi l’intégration des enfants austronésiens, qui font souvent partie de ces équipes, en soulignant leur piété filiale (孝順, xiàoshùn) et en les qualifiant de fils pieux (孝順的孩子, xiàoshùn de háizi) ou de vertueux citoyens chinois (堂堂正正的中國人, tángtáng zhèngzhèng de Zhōngguórén) (Sundeen 2001 ; Yu et Bairner 2008).

L’engouement pour les équipes scolaires prend sa source en 1968 avec l’équipe de l’école élémentaire de Hungyeh (紅葉國小, Hóngyè guóxiǎo), petit village montagnard dont le nom chinois signifie littéralement « feuille d’érable » et qui est situé dans le sud-est de Taïwan, région alors réputée la moins développée du pays. Cette équipe, uniquement composée de joueurs d’origine bunun, remporte le championnat national en 1967. L’année suivante, elle défait à deux reprises une équipe japonaise en tournée à Taïwan. De nos jours encore, cet événement est considéré par de nombreux Taïwanais comme l’avènement du baseball en tant que « sport national » (Yu 2007 ; Soldani 2011b).

La « légende de Hungyeh » décrit les joueurs de 1968 comme des va-nu-pieds s’entraînant avec des bâtons de bambou et des pierres, les battes et les balles étant trop coûteuses. En dépit de ce manque de moyens élémentaires, ils sont parvenus à terrasser la riche équipe japonaise de Wakayama, championne du monde en titre, grâce à leur tempérament « effréné et insouciant » (不受拘束,自由自在, bú shòu jūshù, zìyóu zìzài). Cette expression sert depuis à caractériser, de façon générale, le style que l’on prête aux joueurs d’origine austronésienne (Morris 2010 : 81–92).

La légende attachée à l’équipe de Hungyeh est synthétisée sur une plaque commémorative bilingue, chinois-anglais, présentée dans le mémorial de l’équipe de baseball junior de Hungyeh (紅葉少棒紀念館, Hóngyè shàobàng jìniànguǎn) et censée rappeler le contexte des joueurs à cette époque et expliquer leurs prouesses. Le second paragraphe de la version chinoise de cette plaque indique :

Les enfants de Hungyeh sont tous Bunun. Chaque jour, ils aident leur famille dans les affaires domestiques ou apprennent à chasser en montagne. Ceci révèle leur persévérance sublime et acharnée. Découvrant leur étonnante patience et leurs capacités sportives cachées, le directeur et les professeurs ont donc créé une équipe de baseball junior[9]. [Notre traduction.]

La version anglaise, supposée être la traduction du même passage, offre une version quelque peu différente où ne figure plus le rôle des enseignants et du directeur, mais où le caractère inné des qualités attribuées aux jeunes bunun apparaît plus clairement encore :

Tous les enfants de l’école élémentaire de Hungyeh appartiennent à la tribu aborigène bunun des Hautes-Terres. Généralement, les Aborigènes bunun, population minoritaire, possèdent par nature une patience unique et un potentiel surprenant, qui constituent l’inflexible « esprit de la Feuille d’érable[10] ». [Notre traduction.]

Dans les faits, l’école mettait à la disposition de ses joueurs tout le matériel nécessaire, et ils n’usaient des outils rudimentaires décrits par la légende que pour leurs jeux se déroulant au bord de la rivière qui coule en contrebas du village (Wang 1994). Un seul joueur de l’équipe japonaise qu’ils avaient rencontrée était membre de la formation de Wakayama, championne du monde en titre. Les rencontres, qui étaient amicales, se jouaient avec des balles molles, familières aux Taïwanais, mais dont les Japonais avaient peu l’habitude. Durant le mois précédant les matchs, les joueurs ont eu la possibilité de s’entraîner dans une base militaire mise à leur disposition près de Linkou, dans le comté de Taoyuan. Neuf des onze joueurs de Hungyeh avaient dépassé l’âge réglementaire de 12 ans. Tous étaient enregistrés sous de faux noms (Yu 2007).

Ce que relate la « légende de Hungyeh » (紅葉傳奇, Hóngyè chuánqí), c’est d’abord l’intégration des jeunes austronésiens dans un État qui se veut pluriethnique. D’abord rétifs à l’enseignement scolaire, ils deviennent des élèves assidus et de bons citoyens (‍好國民, hǎo guómín) qui défendent avec héroïsme les couleurs de la République de Chine (Wang 1994 ; Yu 2007).

Petits géants de Hungyeh (« 紅葉小巨人 », « Hóngyè xiǎojùrén »), film de Chang Chih-chao (‍張志超), sort sur grand écran en 1988 et est régulièrement rediffusé depuis à la télévision taïwanaise. La mise en scène ne lésine sur aucun poncif, de la grand-mère utilisant les manuels scolaires pour allumer le feu du poêle aux petits joueurs qui découpent les semelles de leurs chaussures pour rester conformes au règlement tout en continuant d’aller pieds nus. Ils sont dépeints comme de jeunes sauvages qui ne découvrent les bonnes manières qu’au contact de leur entraîneur, en l’occurrence un Han (alors qu’il est Bunun dans les faits). L’un des moments forts du film est la protestation des petits joueurs, adressée à leurs frères aînés venus les retirer de l’école pour partir chasser : ils leur déclarent préférer rester pour jouer au baseball et clament, dans un mandarin presque impeccable, leur volonté de « devenir civilisés » (成為文明人, chéngwéi wénmíngrén). Cette mise en scène est très révélatrice de la hiérarchisation qui s’opère par le biais de l’éducation et du sport entre Han et Autochtones, toujours à l’avantage des premiers.

Jouer avec les stéréotypes

Les sportifs autochtones ne sont pas intégrés dans une société chinoise-han mâle dominante en tant que mâles han, mais comme des travailleurs physiques, de façon assez comparable aux Africains-Américains aux États-Unis, surtout dans les années 1960 et 1970. Le baseball constitue, pour les autorités comme pour les parents taïwanais, mais aussi pour les enseignants ou les entraîneurs, un moyen d’intégration sociale et permet de remédier à l’absentéisme ou à la déscolarisation d’enfants issus des classes sociales dites défavorisées. Le baseball constituerait une activité motivante pour les élèves censés être peu intéressés par les études. Les valeurs qui y sont affirmées et le régime ascétique auquel sont astreints les joueurs viendraient de surcroit compenser les carences du système éducatif. Le baseball est, en conséquence, également le lieu d’énonciation de discours stigmatisants sur ses adaptes (Yu et Bairner 2011).

Les Autochtones sont décrits ici comme étant paresseux, peu intelligents et enclins à la violence (Yu et Bairner 2010 : 74). Ces discours associent schématiquement l’intelligence aux Han et la force physique aux Autochtones. Des propos plus positifs vantent leurs facultés physiques, qui résulteraient de leur milieu de vie montagnard ou de prédispositions génétiques. Ainsi que cela est précisé jusque dans les publications officielles du gouvernement, ces gènes les prédisposeraient aussi bien à l’alcoolisme qu’aux travaux physiques et tout particulièrement aux sports, en raison de qualités spécifiques sur les plans osseux, musculaires et cardiovasculaires (Lin 2010 : 25–51). L’argument, qui relève sans équivoque du déterminisme biologique et nie la dimension processuelle de l’ethnicité, a soulevé bien des critiques, y compris du côté des Austronésiens eux-mêmes (Munsterhjelm 2014), mais il sert toujours d’explication pour le poids conséquent des Austronésiens dans le baseball professionnel taïwanais, dont ils constituent plus du tiers de l’effectif, tandis qu’ils ne représentent que 2 % de la population totale.

Paradoxalement, c’est cette réputation de sportifs-nés qui pousse les institutions à créer les conditions favorables à une inscription massive des Austronésiens dans les cursus sportifs par l’attribution de bourses et un encouragement actif, de la part de l’État lui-même, de cette orientation dans les établissements scolaires. Des politiques scolaires encouragent l’inscription des enfants à des activités (le sport, la danse, le chant, les arts autochtones, etc.) ou favorisent leur intégration dans des domaines professionnels prédéterminés (mécanique, infirmerie, hôtellerie-restauration, etc.). Des classes ont été spécifiquement créées à cet effet dans les filières professionnelles et technologiques (Hsu et Lou 2011).

Ce confinement des Autochtones à certains secteurs d’activité incite les acteurs du monde associatif à réagir. En 2008, le programme de subvention Atelier de l’espoir (希望工場, Xīwàng gōngchǎng) est élaboré dans le but d’aider financièrement des collégiens de Taitung afin qu’ils n’interrompent pas leurs études. La société Amway, responsable du projet, confie à Shen Ko-shang (沈可尚)[11] la réalisation d’une annonce publicitaire d’intérêt public pour la télévision sur le thème « Donnez-lui une chance et réalisez son avenir » (« 給他機會.成就未來 », « Gěi tā jīhuì chéngjiù wèilái »). Le message diffusé s’efforce de déconstruire les stéréotypes[12] qui pèsent sur les adolescents autochtones :

[Devenir] Tsao Chin-hui[13] n’est pas son seul objectif. [Devenir] Chang Hui-mei[14] n’est pas son seul souhait. Les médailles sportives ne sont pas les seuls prix qu’ils peuvent décrocher. Star Boulevard[15] n’est pas la seule route qu’ils peuvent emprunter. L’éducation peut les aider à aller plus loin.[16] [Notre traduction.]

La situation des sportifs autochtones à Taïwan et les discours raciaux dont ils font l’objet sont sur de nombreux points comparables à ce que connaissent les athlètes africains-américains aux États-Unis (Adler et Adler 1991 ; Fetter 2011). Loin de garantir la promotion économique et sociale de ces populations, le sport tend au contraire à reproduire les inégalités en laissant sur le carreau une large partie de ceux qui pensaient y trouver un palliatif à la précarité (Guttmann 1995). Il légitime les discours raciaux par la construction de stéréotypes fondés sur les prétendues caractéristiques physiques et les styles de jeu (Hoberman 1997).

La question du style est avant tout de l’ordre du discours et de l’imaginaire. L’opposition développée dans le domaine du basket-ball aux États-Unis entre joueurs blancs et joueurs noirs à partir des années 1960 (Martin-Breteau 2011) existe également dans le cadre du baseball taïwanais entre joueurs han et joueurs austronésiens. Le style africain-américain dans le basket-ball serait caractérisé par « un jeu rapide, très physique, fait de duels en un contre un, de contacts parfois rugueux, d’intimidation, de gestes spectaculaires et aériens (passes, dunks, contres, etc.) » et les Africains-Américains seraient des joueurs « instinctifs et rebelles » (ibid. : 7).

Les Autochtones taïwanais sont censés avoir un tempérament « effréné et insouciant ». Leur style de jeu est servi par leurs dispositions physiques « naturelles ». Il serait, par définition, plus agressif et plus physique que celui de leurs homologues han, reposant sur des manoeuvres d’intimidation. Les joueurs autochtones sont décrits par certains Han, mais aussi par certains Autochtones eux-mêmes, comme prêts à ignorer les directives de leurs entraîneurs pour parvenir à ces objectifs, ce qui est à l’exact opposé du style de jeu discipliné et minimaliste généralement privilégié à Taïwan, qui fait écho aux pratiques japonaises ou plutôt aux représentations que les Taïwanais s’en font (Soldani 2012a : 135–139).

Contrairement à leurs homologues africains-américains, et bien qu’ils en soient le plus souvent conscients, les Autochtones formosans n’ont pas remis en cause systématiquement ce stéréotype et l’inégalité qui en résulte. Comme dans d’autres domaines professionnels, ils sont relégués aux tâches plus spécifiquement physiques. Les entraîneurs, y compris ceux d’origine austronésienne, ne leur confient que rarement le poste de receveur, considéré comme le plus exigeant sur le plan intellectuel. Plusieurs entraîneurs autochtones m’ont par ailleurs vanté la pensée simple et naïve des enfants autochtones, qui en fait des joueurs plus obéissants, et donc potentiellement plus performants sous leurs ordres, retournant ainsi positivement le stigmate, mais recréant un autre stéréotype proche de celui du « bon sauvage ».

Certains entraîneurs autochtones partagent le point de vue selon lequel le baseball aurait pleinement rempli sa mission civilisatrice : il aurait contribué à la transformation des « barbares » (番, fān, ou hoan-á en taïwanais) en Autochtones (yuánzhùmín), amenant dans son sillage l’éducation, du travail et de l’argent. Ces représentations ne tiennent pas compte des désagréments et des nombreuses désillusions qui peuvent survenir dans un contexte aussi fortement concurrentiel où les blessures sont par surcroît fréquentes. La faible place laissée à l’enseignement général et le manque patent de débouchés tendent à reproduire les inégalités sociales déjà existantes.

Outre l’aspect économique, plusieurs jeunes austronésiens affirment ainsi s’être engagés dans le baseball par imitation d’un ou de plusieurs membres de leur famille ou parce que la pratique était très ancrée dans leur village natal (Lin et Chu 2009). C’est le cas du village de Taibalang (太巴塱), dans le comté de Hualien, et de la « famille Yang » (陽家班, Yángjiābān), originaire de Taitung, qui ont fourni un important contingent au baseball professionnel taïwanais (Lin 2010 : 182–184). Il s’agit en réalité de deux familles, dont les noms sont homophones, mais ne s’écrivent pas de la même manière en chinois (陽, Yáng et 楊, Yáng), par ailleurs liées matrimonialement.

Malgré leur forte représentation sur les terrains et les salaires élevés dont certains Autochtones peuvent bénéficier, il fallut attendre l’année 2003 pour que l’un d’entre eux accède au poste de capitaine de l’équipe nationale, Huang Chung-yi (黃忠義‍), et 2006 pour qu’un autre se voie confier la responsabilité d’être entraîneur général d’un club professionnel, Wang Kuang-hui (王光輝), pour les Elephants de Brother. Le droit de porter son nom dans sa langue maternelle (c’est-à-dire retranscrit en lettres latines et non en caractères chinois) au dos de son maillot n’est accordé aux joueurs autochtones professionnels que depuis 2011.

Le baseball n’est cependant pas le lieu de l’adoption passive par les Autochtones des valeurs de l’ethnie han. Ils ont appris à naviguer avec le système tout en maintenant leur capacité d’action dans la définition de leur propre identité. Ils ont eux-mêmes pris en main le développement du baseball au sein de leur communauté. Face à une relative marginalisation et aux difficultés économiques rencontrées par les jeunes joueurs autochtones pour poursuivre leur formation, certaines initiatives se mettent en place. En 1999 est créée l’Association pour le développement du baseball autochtone de République de Chine (中華民國台灣原住民棒球運動發展協會, Zhōnghuá mínguó táiwān yuánzhùmín bàngqiú yùndòng fāzhǎn xiéhuì ; en anglais, la Taiwan Aboriginal Baseball Development Association). Elle rassemble une soixantaine de joueurs et d’entraîneurs professionnels, encore en activité ou non, tous Autochtones et bénévoles. Les rassemblements organisés par l’Association se font souvent dans des écoles qui, une fois de plus, sont le lieu privilégié pour la transmission et les manifestations sportives.

Les chemins de l’école

Il serait erroné de ne voir dans l’école publique taïwanaise qu’un lieu d’expression de l’hégémonie de la majorité han et de son ascendant sur les minorités austronésiennes. Certes, elle reflète ce pouvoir par une politique de discrimination positive (bourses d’études et points bonus aux examens d’entrée dans les universités) qui tend à associer systématiquement les Autochtones à une situation de pauvreté financière et intellectuelle, créant un effet de dépréciation, et parfois de jalousie, chez leurs camarades han. Mais l’institution s’est aussi transformée au fil des ans, sous la pression de ses usagers et par la présence de plus en plus importante d’Autochtones dans les rangs des enseignants et des responsables, y compris à la direction des établissements.

Parallèlement, les habitants se sont réapproprié les lieux, et plus particulièrement les terrains de sport, dont chaque école est pourvue, sachant qu’aucune n’est jamais complètement fermée et reste libre d’accès du moment qu’il n’y a pas de dégradation ou d’intrusion dans les locaux interdits. Les Autochtones ont trouvé dans ces espaces, toujours bien entretenus, des lieux propices à l’organisation de festivités, y compris religieuses — bien que Taïwan soit un État laïque —, et de compétitions sportives qui leur sont propres, en dehors des activités strictement scolaires (Soldani 2018). De fait, les écoles sont perçues comme des lieux plutôt bénéfiques par les communautés austronésiennes et les parents autochtones n’hésitent pas à inscrire leurs enfants dans des équipes sportives scolaires, même si cela signifie parfois de ne les revoir que très rarement durant l’année en raison de l’éloignement de certains lycées, et ainsi de les confier à ce type d’établissement.

Comme j’ai pu l’observer auprès des joueurs de l’équipe de baseball du lycée Chengkung Shangshui, dans le comté de Taitung, les discours insistant sur l’appartenance ethnique des enfants autochtones dans les équipes de baseball scolaire entrent en dissonance avec l’expérience vécue par les joueurs, dont l’ethnicité est vue comme une dimension parmi d’autres et, bien souvent, comme non prééminente. Plongés dans leur quotidien, les joueurs paraissent peu concernés par les enjeux politiques et identitaires qui entourent leur pratique. Ils ne les ignorent pas pour autant et en ont absorbé une partie du discours. Ils ne manquent pas non plus de les instrumentaliser pour promouvoir l’image de leur équipe ou pour obtenir individuellement les avantages auxquels donne droit le statut d’Autochtone (Soldani 2012b).

En dépit de l’intégration relative que permet l’appartenance à une équipe scolaire, les joueurs subissent simultanément une exclusion de fait. Le baseball leur donne l’opportunité de poursuivre leurs études en évitant partiellement le couperet des examens, mais ils sont aussi soumis à un programme surchargé, alternant cours et entraînements, et sont souvent rompus de fatigue. Ces adolescents apprennent avant tout à devenir des spécialistes du baseball. Les joueurs sont ainsi cantonnés dans une unique voie d’études dont les débouchés restent limités. Ils endurent parallèlement une stigmatisation sociale, y compris de la part du corps enseignant, qui les classe comme des élèves forcément médiocres. C’est une double peine pour les Autochtones, qui peuvent déplorer par ailleurs les mêmes préjugés raciaux d’infériorité intellectuelle liés à leur appartenance ethnique.

Dans d’autres cas de figure, la pratique d’un sport en contexte scolaire peut, tout au contraire, complètement échapper au contrôle de l’établissement public, devenir vectrice de fierté et de revendication identitaire pour les Autochtones et mobiliser un groupe ethnique jusque dans ses pratiques religieuses. Les chamanes et officiants religieux puyuma sont particulièrement redoutés par leurs voisins pangcah[17] et bunun, notamment à l’occasion des compétitions sportives. Ils sont souvent soupçonnés de jeter de mauvais sorts aux adversaires de l’équipe de leur village. Lin Chu-peng (林珠鵬), directeur han de l’école de Hungyeh au début des années 1960, rapporte que, du temps où il était en fonction, les joueurs de son établissement étaient tombés malades (en raison de problèmes digestifs) la veille d’une rencontre contre les joueurs de l’école du village de Puyuma. Leurs parents avaient immédiatement suspecté les chamanes puyuma de les avoir ensorcelés et refusèrent d’envoyer leurs enfants disputer la rencontre (Yu 2013).

Deux officiants du village de Puyuma, rencontrés le 18 mai 2010, insistaient quant à eux sur le fait qu’ils n’agissaient que pour le bien et la protection des leurs. Ils étaient venus en aide à des entraîneurs du village qui les visitaient avant une compétition importante pour protéger et renforcer leurs joueurs. Ils leur ont chaque fois fabriqué des talismans à partir de noix d’arec et de fils perlés, bénis par les esprits. Ils ressemblent à ceux qui étaient préparés autrefois pour la guerre, cependant plus puissants, car conférant aussi à leurs utilisateurs un esprit belliqueux, et de fait ils sont moins appropriés pour une compétition sportive. Ces talismans sont enterrés près de la ligne de démarcation du terrain par l’entraîneur afin que les esprits des ancêtres protègent son équipe, ce qui ne manque jamais de provoquer la colère des adversaires.

Les officiants racontent que, quelques années plus tôt, un entraîneur fit la promesse d’un pèlerinage aux esprits des ancêtres si son équipe remportait une importante compétition dont la phase finale se disputait aux États-Unis. Son souhait fut exaucé et la marche fut entreprise par l’équipe de baseball du collège Peinan (‍卑南國中, Bēinán guózhōng) au complet, accompagnée de l’entraîneur, des officiants et de quelques autres villageois, jusqu’à la montagne de Dulan (‍都蘭), lieu mythique de leurs origines.

Ces réappropriations d’une pratique comme élément du bien commun ne sont pas toujours collectives et se manifestent parfois par le biais de la mémoire d’un individu qui a pu jouer un rôle dans l’élaboration de l’histoire privilégiée qu’un groupe entretient avec cette même pratique. C’est le cas de Pasuya, rencontré à la fin du mois de décembre 2017. Né en 1931, père de six enfants, c’est un Tsou originaire du village de Mahavun (久美 ; Jiumei, pour l’administration taïwanaise) et de confession catholique. Il m’a été présenté, et se revendique lui-même, comme l’un des responsables de l’introduction du volley-ball dans le canton de Hsinyi (信義鄉) quand, en 1949, à l’âge de 19 ans, il devint enseignant à l’école primaire de Luona ‍(羅娜). Il y fit pratiquer le volley-ball et le basket-ball à ses élèves, sports qu’il avait appris durant sa formation d’enseignant dans la ville de Taichung. Il dut renoncer cependant à développer le football, pourtant son sport préféré, faute de place en terrain montagneux, explique-t-il. Il travailla douze ans à Luona, puis, pendant trente-et-une années, oeuvra au sein de l’école primaire de Mahavun, qu’il aida à remporter plusieurs trophées régionaux de volley-ball dans les années 1970.

À l’évocation des premières rencontres de volley-ball organisées à Hsinyi, Pasuya se remémore un moment-clé de son histoire personnelle en lien avec son épouse, aujourd’hui disparue. Celle-ci était une Bunun de Luona et aussi un agent de police. Pasuya l’avait invitée à assister à une partie de volley-ball, au début des années 1950, qui se jouait, comme toutes les autres rencontres de ce type, à l’école primaire de Luona. Durant ce match, il était opposé à un camarade de l’école de police de sa future épouse, un Pangcah, « grand, élancé, à la peau blanche », tout le contraire de lui, se souvient Pasuya, qui le soupçonnait aussi d’avoir des vues sur la même fille. Jaloux, il fit exprès de lui smasher un ballon en plein visage, sans que cela paraisse trop évidemment volontaire, ce qui le fit saigner du nez. Il ne le revit plus jamais par la suite et il épousa l’élue de son coeur peu après.

L’anecdote pourrait sembler anodine — ce qu’elle n’est certainement pas pour celui qui la raconte —, mais elle illustre très bien la force du lien affectif qui peut se nouer entre un individu, un lieu et une pratique. La mémoire individuelle devient ici outil de la réappropriation du bien commun et témoigne des micromécanismes à l’oeuvre dans le processus historique de diffusion d’une pratique sportive puisque, notamment sous l’impulsion de Pasuya, le volley-ball est devenu le sport emblématique du canton de Hsinyi et un marqueur identitaire des communautés autochtones qui y vivent[18].

Conclusion

L’intégration des Austronésiens à l’État pluriethnique taïwanais par la pratique des sports, et plus particulièrement au sein du système scolaire, relève moins de la promotion du multiculturalisme — que les gouvernements successifs mettent en avant depuis le tournant des années 2000 — que du prolongement d’une politique d’acculturation qui ne remet pas en question la hiérarchie sociale déjà existante. Leurs performances ont débouché sur la constitution de l’imaginaire du « sportif autochtone », caractérisé par un style de jeu plus agressif et intuitif, au service des discours sur l’ethnicité et porteur d’un stéréotype fondé à la fois sur le biologique et sur le culturel.

Dans une perspective historique, la République de Chine a, dès ses origines, racialisé l’identité des groupes qui la composaient, à commencer par l’identité chinoise (Dikötter 1997). Elle a néanmoins superposé la notion de « race » (basée sur des éléments biologiques), arrivée tardivement dans le sillage des sciences occidentales modernes à la fin du XIXe siècle, à une conception de la différence auparavant entendue comme un fait avant tout culturel (langue, parenté, nourriture, etc.) (Siary 2014 : 166–173). Le « barbare » était donc déjà vu comme assimilable dans une perspective nationaliste. Le stéréotype devient alors un outil de l’État pour affirmer sa légitimité et sa domination sur le groupe ciblé. Il faut néanmoins garder à l’esprit l’avertissement de Michael Herzfeld (2007), qui rappelle que l’essentialisation n’est pas l’apanage de l’État.

Face à ce processus de contrôle et d’assimilation de l’État qui souhaitait en faire de « bons citoyens », les populations austronésiennes ont généré, dans le sillage de leur reconnaissance par ce dernier, une subjectivité autochtone homogénéisante. Plutôt que de rejeter en bloc les préjugés et les stéréotypes qui pèsent sur eux, les Autochtones cherchent à les tourner à leur avantage, que ce soit pour l’obtention de subsides ou pour ménager leur place dans une activité comme le sport où la reproduction sociale entre en ligne de compte. Cela ne les empêche pas de conduire par ailleurs des initiatives, indépendamment du pouvoir central, pour atténuer ces stigmatisations et se réapproprier les pratiques pour les inscrire dans leur vie quotidienne et leur ritualité. Ainsi, il n’est pas rare d’entendre des Austronésiens formosans clamer fort, et éventuellement en chinois, que tel sport est avant tout une partie de leur culture. Ce faisant, ils fabriquent leur propre histoire du sport et négocient, à l’échelle de leur communauté, une part du bien commun.