Corps de l’article

Que l’on parle des vagues de suicides dans les entreprises de téléphonie en France, de l’engorgement des salles d’urgence dans les hôpitaux en Amérique du Nord ou encore de la crise du logement dans les communautés autochtones au Canada, la notion de « service public » est omniprésente dans l’actualité et dans les débats politiques et idéologiques. Que ce soit au sein des sociétés américaines ou européennes, dans des contextes postsoviétiques ou postcoloniaux, du côté des agents gouvernementaux ou des groupes minoritaires, les individus expriment fortement leur attachement aux services de l’État, mais en même temps ils accablent celui-ci de tous les maux : les services publics coûtent cher, ils sont inefficaces, ils sont insuffisants, les fonctionnaires ne travaillent pas assez, l’argent public est mal investi, etc. Au même moment, on demande plus d’entreprises publiques, plus de moyens donnés à l’hôpital, à la prison, à l’école, et la continuité de ces services dans les communautés éloignées des grands centres administratifs. S’il est bien un vocable qui cristallise les lieux communs et les incompréhensions, c’est assurément celui de service public.

Les services publics recouvrent en effet deux dimensions qui s’entrechoquent. Ils sont à la fois des instruments de l’État, lui servant à gouverner et à contrôler les populations dont il a la responsabilité, et ils représentent également une institution sociale garantissant la préservation de droits collectifs souvent acquis à la suite de longues luttes. Ils sont en ce sens des lieux de négociation et de tension des sociétés contemporaines (Dardot et Laval 2014 : 514–522). Poser un regard anthropologique sur les services publics est ainsi l’occasion de saisir sur le vif la fabrication du lien politique. Cependant, la plupart du temps, les services publics sont analysés de façon isolée, soit dans leur contexte national respectif soit dans des domaines particuliers, sans que soit envisagée une comparaison plus générale.

Ce numéro spécial d’Anthropologie et Sociétés propose donc de repenser les services publics tout en dépassant ces frontières, en comparant les dynamiques politiques ayant trait aux services publics dans des domaines divers (gestion de l’eau, planification urbaine, éducation, loisirs, fonction publique) et à partir de recherches effectuées sur des terrains diversifiés (Canada, Italie, Mexique, Ouzbékistan, Taïwan, Indonésie). Il explore la façon dont la question du service public engendre, dans diverses sociétés, le bouleversement de relations politiques et s’intéresse à la manière dont ces relations, entre les acteurs sociaux et les institutions politiques, sont retissées. Nous proposons d’articuler cette réflexion avec le concept de « commun », pris dans ses dimensions empiriques et heuristiques. L’objectif ici est d’arrimer l’étude des services publics aux débats contemporains omniprésents sur le commun, et ainsi de participer aux réflexions théoriques sur la gouverne du commun. Ce croisement de perspectives offre également l’occasion de mener une réflexion critique sur les enjeux épistémologiques qui peuvent conduire à l’acceptation et à l’utilisation des concepts de « service public » et de « commun » pour la construction d’un savoir anthropologique.

Les services publics : un nouvel objet pour l’anthropologie ?

Polysémique et complexe, la notion de « service public » peut être comprise en tant qu’« activité d’intérêt général assumée ou assurée par une personne publique ». Le service public peut effectivement faire référence à une activité, mais ce terme peut aussi s’appliquer à des missions résultant d’impératifs sociaux. Il peut ainsi correspondre au statut de la fonction publique, être synonyme de mode de gestion — celui des entreprises publiques — et, enfin, évoquer une situation de monopole. Au sein d’un même État, une entreprise de service public renvoie ainsi à une complexité et à une multiplicité de statuts (Gallenga 2012 : 7). Les services publics concernent à la fois ceux qui les fournissent et ceux qui les reçoivent, et ils sont l’objet d’une permanente négociation entre ces deux pôles. Il existe par conséquent une diversité conceptuelle qui génère des amalgames entre mission, objectifs et finalité. Mais si les définitions sont multiples, l’élément déterminant et fondamental de la notion de « service public » demeure le collectif.

Le socle commun de ces services est, en effet, avant tout le collectif et, dans la plupart des pays, il se matérialise à travers la notion d’« intérêt général », qui doit être distinguée de la somme des intérêts particuliers. L’intérêt général est d’une autre qualité et il est associé à la constitution de l’État-nation[1]. L’« intérêt général » est donc un concept essentiellement politique qui varie en fonction des époques. Toujours est-il qu’en France cette notion imprègne le droit public au point d’être presque le fondement de son existence. Le Conseil d’État, dans ses arrêts, comme le Conseil constitutionnel, dans ses décisions, se réfèrent couramment à l’intérêt général et en ont fait l’une des assises de la limitation des libertés publiques (Le Pors et Aschieri 2015). Si dans certains pays européens il existe, en effet, une longue tradition du service public (Chevallier 1987 ; Espagno 1997), c’est la notion d’« intérêt général » qui domine dans d’autres pays. Cette notion naturalisée dans le langage des politiciens et des politologues peine à être définie et varie en fonction des modes de pensée et des traditions nationales, ce qui explique par exemple la difficulté à trouver des équivalents de la notion de « service public » d’un pays à l’autre. Ailleurs, le concept même d’« intérêt général » n’a rien d’évident et cela engendre certains malentendus culturels quant à la mission même des services publics. Certains peuples, en effet, ne voient pas dans cette notion une catégorie pertinente pour désigner ce qui ressort du domaine du collectif.

Si le concept de « service public » fait l’objet, par exemple dans la tradition française issue de la Révolution, d’une très solide doctrine[2], dans d’autres traditions cette notion ou d’autres concepts apparentés font davantage appel à la notion de « bien commun », héritée du modèle anglais, où la définition et l’administration de l’intérêt général ne ressortissent pas essentiellement de l’État. Dans les pays anglo-saxons, le terme clef est celui de public welfare ou de public utility. Ce dernier se réfère à un certain nombre d’activités qui fournissent des services fondamentaux et se distinguent, d’une part, par une situation de monopole et l’existence d’un réseau d’infrastructures important (chemin de fer, canaux, téléphone, transports publics, eau, gaz ou encore électricité), ainsi que, d’autre part, par une position stratégique dans le développement économique impliquant une régulation et un contrôle public (Bauby 2011). Le terme public service ne recoupe alors pas ce que l’on entend en France ou au Québec par service public, mais fait référence à la fois à l’éthique exigée des fonctionnaires et à une vaste gamme d’activités marchandes et non marchandes du secteur public.

De toute évidence, la notion de « service public », et par extension celle d’« intérêt général », mène à se questionner sur celle de « commun », qui est reprise aujourd’hui dans de nombreux travaux. La redéfinition du service public, appréhendé à travers les représentations que les individus s’en font, permet en effet de comprendre la manière dont les sociétés se représentent les besoins collectifs et les modalités par le biais desquelles les individus se (ré)approprient le bien commun. L’étude des services de l’État, et surtout la façon dont ils sont mis en oeuvre, reçus ou envisagés par les décideurs, les fonctionnaires ou les usagers, engage donc directement une réflexion sur la nature des États, les frontières de leurs champs d’action et leurs responsabilités. La mise en oeuvre de ces services passe au préalable par des décisions définissant quels services doivent relever du domaine de l’État et quels individus y ont droit, engendrant toute une discussion autour des questions d’inclusion et d’identification aux entités collectives, et de définition de leurs limites (Thelen, Vetters et Benda-Beckmann 2014 : 2).

L’omniprésence du commun

De même, les chercheurs s’accordent à dire que la définition du concept de « commun », ou commons en anglais, est une entreprise difficile et l’exercice même de circonscrire cette notion est sujet à bien des débats dans toutes les disciplines. Ils repèrent cependant l’origine de ce concept dans les critiques adressées au système des enclosures qui s’est développé en Angleterre du XVIe au XVIIIe siècle, phénomène en vertu duquel les larges étendues de champs ouverts connus sous le nom de terrains communaux ou commons ont été parcellées et encloses, faisant naître le principe de propriété privée (Hemmungs Wirtén 2013). Hardt et Negri ont fourni la première théorie conceptuelle du commun qui est devenu, à travers leurs écrits, « un régime de pratiques, de luttes, d’institutions et de recherches ouvrant sur un avenir non capitaliste » (Dardot et Laval 2014 : 17). Dans leur archéologie sémantique sur la notion de « commun », Dardot et Laval soulignent l’importance de distinguer biens communs et communs pour dégager le dernier terme de sa valeur marchande (Dardot et Laval 2014 : 49).

Donald Nonini, l’un des principaux anthropologues à avoir introduit le concept dans la discipline, propose de comprendre les commons comme des assemblages ou des ensembles de ressources que les êtres humains ont en commun dans le but de les utiliser pour eux-mêmes, pour les autres êtres humains, pour les générations passées et futures, et qui sont essentiels à leur reproduction biologique, culturelle et sociale (Nonini 2006 : 164). L’enjeu est alors d’établir clairement quels sont ces ensembles et quelles dynamiques sociales les animent. Les premières études ont facilement identifié les forêts, la terre, l’eau, les animaux, etc., comme des biens communs naturels (natural resources commons), leur nature physique les prédisposant à être l’objet d’une gestion (Ostrom 1990) et donc d’une préservation. Les chercheurs ont également identifié des biens communs sociaux (social commons) qui constituent des ressources sociales ou des services destinés à des groupes sociaux spécifiques comme les aînés, les enfants, les malades, etc. On distingue également aujourd’hui de nouveaux types de biens communs (new commons) qui peuvent être de nature intellectuelle ou encore culturelle et incluent des ressources très variées telles que la musique, l’artisanat, les technologies numériques, etc. Ils peuvent même englober des dimensions plus invisibles de la vie sociale relevant du domaine cognitif, corporel, affectif, par exemple chez les Urarina, peuple indigène du Pérou, pour lesquels la notion même de « tranquillité » doit être l’objet d’un partage ou d’une réciprocité (Walker 2015). L’extension du concept de « commun » à des domaines aussi variés de la vie sociale explique à la fois la diversité des théories et des méthodes d’approche de cet objet, mais également la difficulté à en donner une définition uniforme et certaines ambivalences que son étude suscite, par exemple la réification dont il peut faire l’objet (Dardot et Laval 2014 : 33).

Au cours des dernières décennies, les entreprises associées aux gouvernements et à d’autres types d’institutions politiques ou non gouvernementales – comme les universités qui ont participé, par exemple, au brevetage de savoirs autochtones – ont dépossédé certains groupes humains de leurs ressources dans la mouvance de la globalisation néolibérale (Nonini 2006 : 165). Ces groupes dépouillés des ressources nécessaires à leur survie biologique, économique, sociale ou culturelle ont développé des stratégies de résistance et de lutte pour conserver ou reprendre le contrôle de ces biens qui leur échappent. Du point de vue de la société civile, le concept même de « commun » a été l’objet d’une réappropriation et est désormais instrumentalisé par les mouvements alternatifs et altermondialistes. Au Québec, en 2011, l’Association science et bien commun a été créée dans le but de promouvoir une science au service du bien commun. En Europe, les dernières années ont vu l’organisation d’un festival francophone des communs, Le temps des communs, au cours duquel les participants sont invités à réfléchir sur la variété des ressources communes ainsi que sur les stratégies visant à les partager ou à les protéger des intérêts capitalistes et libéraux. En 2016 a eu lieu à Bruxelles la première European Commons Assembly. En Espagne, le mouvement des Indignés a fait du commun la base de ses revendications. En Italie, les soubresauts tout récents de la politique nationale permettent d’entrevoir, à la suite d’une privatisation accélérée des biens publics, l’esquisse d’une définition juridique des biens communs (par le biais de la Commission Rodotà) et on assiste à une mobilisation citoyenne pour un référendum d’initiative populaire reconnaissant « l’eau [en tant que] bien commun ». Tous ces mouvements trouvent leur écho dans des mobilisations internationales ayant trait, par exemple, à l’Open Source et aux Creative Commons.

Ce contexte constitue le terreau d’où le concept de « commons » a émergé au courant des années 1980 dans le milieu scientifique. L’écologie humaine, la science politique, l’économie, la géographie, se sont emparées de ce concept consacré par l’octroi du prix Nobel d’économie à Elinor Ostrom en 2009 pour son travail sur les biens communs naturels. De nombreux chercheurs se sont penchés avec passion sur les fondements et le fonctionnement de ces communs, au point où l’on parle aujourd’hui de commons studies. Depuis, les autres disciplines ont cherché à appliquer les théories et les méthodes des commons studies à des objets et à des terrains ou dans des champs très divers. La création de l’International Association for the Study of the Commons en 1989 et de l’International Journal of the Commons en 2007 ont permis la diffusion des théories et des méthodes dans les différentes disciplines et dans la société civile, à tel point que l’étude même des commons comporte aujourd’hui des enjeux politiques, sociaux et même éthiques (Peugeot 2015). Un dictionnaire des biens communs, qui tente de répertorier toutes les formes de communs tout en expliquant le phénomène (Cornu, Orsi et Rochfeld 2017), a même été publié en 2017.

Le concept de « commun » a ainsi fait bouger les réflexions théoriques des différentes disciplines, y compris l’anthropologie. C’est par le biais de l’anthropologie économique, plus précisément de l’anthropologie du développement, que le concept a traversé les frontières disciplinaires pour être saisi par les anthropologues et qu’il a été mis à l’épreuve d’autres réalités sociales et culturelles (Nonini 2006 ; Lu 2006 ; Wagner 2012). Mais la réflexion sur le commun en anthropologie ne s’arrête pas là. Elle engage même un débat épistémologique, comme en témoigne la parution récente d’une nouvelle revue intitulée Commoning Ethnography dont le premier numéro, publié en 2018, invite la communauté des anthropologues à réfléchir sur la façon dont ce concept bouleverse sa praxis et la production du savoir anthropologique (Elinoff et Trundle 2018). Dans ce numéro, on voit les auteurs appréhender le commun avant tout comme un objet d’étude tout en réfléchissant à sa pertinence pratique et empirique dans des contextes historiques et politiques très divers. La naturalisation du discours sur le commun nécessite cependant de s’engager dans une réflexion critique sur cet objet, de le déconstruire en saisissant ses racines historiques et culturelles et de comprendre en quoi il constitue une sorte d’imaginaire social (Wagner 2012). L’anthropologie a encore beaucoup à apporter à ces réflexions puisque l’intérêt que cette science sociale porte aux individus, à leurs stratégies, aux processus dans lesquels ils sont engagés et aux contextes politiques, culturels et économiques variables permet de déconstruire nos savoirs et d’éclairer plus avant la fabrique du social.

L’État face au commun

Ce numéro d’Anthropologie et Sociétés se saisit de la question des services publics en la rapportant à celle du commun et en la déclinant dans des contextes politiques, historiques et culturels différents dans le but d’analyser et de mieux comprendre la manière dont les individus, les groupes ou les institutions politiques négocient l’accès aux communs, leur usage ou encore leur contrôle. Dans ce contexte, un grand acteur voit son rôle discuté, négocié, ébranlé : il s’agit de l’État. Les débats sur le commun engagent en effet directement une réflexion sur l’État et sa responsabilité d’assurer la bonne gestion et la protection des communs. Que ce soit au sein des sociétés américaines, européennes, africaines ou asiatiques, dans des contextes postsoviétiques ou postcoloniaux, du côté des agents gouvernementaux ou des groupes minoritaires, les individus discutent sans cesse la responsabilité des États et des institutions politiques en général par rapport aux communs. Comment l’État administre-t-il le bien commun ? Quels communs les groupes sociaux conçoivent-ils comme étant de la responsabilité des institutions publiques ? Comment se réapproprient-ils ce concept et comment l’instrumentalisent-ils pour défendre leurs intérêts ? De quelle manière des identités collectives, ainsi que leurs limites, se redessinent-elles à travers les débats ayant trait au commun ? Au-delà des idées reçues, l’anthropologie peut ainsi montrer comment les usages et les négociations touchant la notion de « commun » révèlent certains choix, modèles et tensions des sociétés contemporaines et notamment la manière dont sont redéfinis le rôle de l’État et celui des services publics. Ces réflexions bénéficient des apports de l’anthropologie de l’État qui insiste sur l’importance de considérer celui-ci non pas comme une entité fixe, mais comme une construction fluide formée au gré des jeux de pouvoir dont on peut mesurer les effets (Trouillot 2001). Elles s’appuient sur d’autres travaux qui montrent l’importance d’analyser les pratiques ordinaires ou les images et les représentations qui assurent la continuité de l’État (Gupta 1995 ; Sharma et Gupta 2006).

Les contributions des anthropologues rassemblées ici s’inscrivent dans une réflexion sur les transformations actuelles des sociétés dans un contexte de mondialisation, de crise des services publics, de développement des mouvements altermondialistes, de renforcement et de contestation des politiques coloniales, dans une gradation allant du bien commun à ses rapports à l’État en passant par le travail de ses acteurs. C’est donc un espace de réflexion critique sur l’objet des services publics et du commun que se propose de fournir ce numéro spécial d’Anthropologie et Sociétés. Dans des contextes occidentaux, on observe que la gestion des communs et de l’intérêt collectif en général, assurée traditionnellement par les États, a progressivement été confisquée au profit des organisations non gouvernementales et des multinationales. Les groupes minoritaires ou les mouvements sociaux reprennent à leur compte le concept de « commun » pour faire avancer leur cause. Dans le domaine de l’urbanisme, par exemple, plusieurs collectifs s’investissent dans des sites résidentiels autogérés comme Commons Josaphat à Bruxelles ou le studioBASAR à Bucarest. D’autres initiatives concernent les monnaies locales ou citoyennes qui permettent la mise en place de réseaux d’échanges alternatifs. Ces modèles représentent des espaces politiques où les mobilisations citoyennes sont justifiées par la nécessité de développer une autre façon de gérer le commun. Dans ce contexte, de nouvelles méthodes de gestion ont été créées puis ont circulé, dépassant les frontières nationales. Comment les modèles circulent-ils et sont-ils diffusés par les pouvoirs en place (colonisation, globalization, régionalisation, territorialisation, etc.) ? De quelle façon les individus se réapproprient-ils ces modèles ou y résistent-ils ?

Les contributions à ce numéro analysent ainsi les négociations, les conflits éventuels liés à l’importation, à la diffusion et à l’acculturation de ces modèles et de ces procédures de gestion des services publics. Melissa Blanchard montre, dans son article sur un mouvement social italien en faveur d’une gestion collective de l’eau, au détriment d’une gestion privatisée, que celui-ci tisse ses arguments en ayant recours aux grandes critiques adressées au système néolibéral, en faisant référence aux pratiques traditionnelles de gestion de l’eau dans la région du Trentin et en s’inspirant des expériences d’autres peuples. La solution présentée par les acteurs de ce mouvement semble être la réintroduction d’une forme de démocratie participative dans la gestion de ce bien commun qu’est l’eau. Explorant le contexte des anciennes républiques soviétiques, Jesko Schmoller analyse, quant à lui, comment l’État d’Ouzbékistan s’est progressivement déchargé de ses responsabilités sur le plan des services publics. La relation entre les citoyens et les travailleurs de la fonction publique se trouve de ce fait marquée par cette distance qu’ils doivent surmonter dans leurs interactions quotidiennes. Dans ce cadre, la corruption, en ce qu’elle permet de réduire la distance et impose ainsi une relation froide et impersonnelle, s’avère être un moyen efficace pour atteindre des objectifs personnels ou professionnels autrement insaisissables.

Développer une réflexion sur les services publics qui s’articule avec le concept de « commun » prolonge ainsi, tout en les renouvelant, certains travaux sur les services publics réalisés sur des terrains divers : transport (Gallenga 2011), santé (Batifoulier, Caillé et Chanial 2013 ; Fortin 2013 ; Massé et Saint-Arnaud 2003 ; Pouchelle 2008), énergie (Zonabend 1989), patrimoine (Monjaret 2005), prison (Cunha 2014). Les auteurs ont montré que, même si le débat s’est ouvert au cours des années 1970, on assiste à partir des années 1990 à un véritable emballement général et à une forte préoccupation par rapport à la transformation de ces services publics dans les pays occidentaux. Les grands traits de ce changement englobent ce que l’on pourrait résumer par une néolibéralisation des États, à savoir le passage de l’« usager » au « client », le développement de démarches managériales, les rationalisations du budget et de l’État (culture du résultat), les diverses formes de praxis de l’évaluation, etc. Face à ces transformations radicales, les chercheurs ont commencé à se pencher sur la « modernisation » des services publics (Gallenga 2012). Le terme modernisation est le vocable utilisé, notamment en France, par l’État lui-même dans ses guides sur la réforme des services publics[3]. Comme l’ont démontré Valérie Broussard, Emmanuel Martin et Nadège Vezinat (2015 : 6), depuis plus de trente ans sont désignés par le seul et même terme de modernisation des changements qui embrassent une multiplicité d’objectifs, de déroulements et de résultats. Ces transformations des services publics, telles qu’elles sont mises en place par les États, ne satisfont pas toujours les attentes des citoyens quant à la façon dont ce qui fait partie du domaine du commun doit être géré. Ainsi que le montre la contribution de Jean-Marc de Grave, les réformes de l’école à Yogyakarta, en Indonésie, sont interprétées et vécues différemment en fonction des générations. Analysant la parole des lycéens et des acteurs locaux, l’auteur explore la façon dont ces derniers perçoivent de manières différentes les politiques éducatives imposées par l’État et comment ces perspectives entrent parfois en contradiction avec les objectifs que celui-ci s’était fixés. L’étude des négociations entourant les débats et les actions concernant l’intérêt général – et, par là, le bien commun – s’avère ainsi tout particulièrement éclairante quant à la nature et aux dynamiques de formation ou de transformation des liens politiques.

Dans des contextes non occidentaux, les services publics représentent là encore de forts enjeux politiques et sociaux à des degrés très divers : ils sont à la fois des instruments de domination politique et des lieux de résistance. Sur le terrain africain, les anthropologues qui se sont penchés sur les nouvelles bureaucraties mises en place à la suite de l’abolition des administrations coloniales ont montré, par exemple, que le phénomène de la corruption constitue en quelque sorte une forme de résistance ordinaire face aux structures politiques héritées des modèles européens (Blundo et Olivier de Sardan 2007 ; Blundo et Le Meur 2009). L’entrevue réalisée par Ghislaine Gallenga avec Jean-Pierre Olivier de Sardan pour ce numéro de la revue éclaire précisément cette question des rapports entre la corruption, le commun et les services publics dans un contexte africain. Chez les peuples autochtones, la mainmise des États tutélaires ou des multinationales sur les ressources naturelles ou sur les territoires traditionnels est l’enjeu de luttes et de négociations politiques. Parfois poussés par la communauté internationale à assurer des conditions de vie décentes aux groupes autochtones, les États ont ainsi envisagé et utilisé le déploiement des services publics comme un outil de domination de groupes minoritaires et de leurs territoires. Ils ont alors imposé un cadre à l’action collective, mais ils se sont heurtés à des conceptions du commun ou de l’intérêt général définies dans d’autres contextes culturels, parfois même là où le champ de l’action politique ressort plus du cadre des relations parentales ou communautaires que d’institutions formelles (Hervé 2015). Dans son article sur les pratiques éducatives sportives à Taïwan, Jérôme Soldani prend l’exemple du baseball scolaire pour montrer comment certains services publics peuvent être utilisés à la fois comme des leviers d’intégration ou des instruments de résistance des populations autochtones face à l’État, et il documente la manière dont les Austronésiens formosans se réapproprient et détournent les politiques d’intégration de l’État taïwanais en matière de sport et d’éducation.

Malgré le fait que les services publics puissent être des instruments de domination coloniale, ils se trouvent en même temps au coeur des processus de revendications territoriales et politiques. Dans ce numéro d’Anthropologie et Sociétés, Bianet Castellanos examine le cas de migrants mayas dans la région de la Riviera Maya, au Mexique, qui fondent des colonies « illégales » pour retrouver un accès à la terre. L’occupation de ces bidonvilles par ces Mayas complètement coupés de tous les services publics est vécue comme une forme de résistance contre l’État et de réaffirmation d’un mode traditionnel de gestion du bien foncier. Cet article illustre la manière dont le concept de « commun » est ainsi invoqué dans un contexte à la fois de résistance politique et de diminution du soutien de l’État. De nombreux peuples autochtones réclament en effet que leurs communautés reçoivent les mêmes services, qu’elles soient situées près des centres administratifs ou isolées sur le territoire. Caroline Hervé, quant à elle, montre que les Inuit du Nunavik (Arctique québécois) réclament à l’État plus de services publics pour enrayer la crise du logement et les problèmes sociaux dans leurs communautés éloignées des grands centres urbains. Elle explique que ce rapport à l’État reflète la façon dont les Inuit perçoivent leurs relations de pouvoir et qu’il constitue à certains égards un frein à leur autonomie politique. Dans ce contexte, l’enjeu n’est pas tant, pour les Inuit, de contrôler les communs — on parle de communs sociaux, dans ce cas — que d’imposer leur propre vision de ce qui constitue le domaine du commun, de ceux qui sont responsables de sa gestion et de ceux qui y ont droit ou en sont exclus.

Cette tension entre commun et État montre ainsi la persistance des conflits ontologiques qui sont au coeur de toutes les sociétés. En ce sens, les débats touchant le commun font resurgir des formes d’incompatibilités culturelles quant aux perspectives des uns et des autres sur ce qu’est le commun, la façon de le gérer, les groupes qui y ont accès. La prégnance des conflits ontologiques pousse même certains anthropologues à proposer le concept d’« incommun », suggérant que ces derniers sont constitutifs de la fabrication des sociétés (Blaser et de la Cadena 2017). Les anthropologues ont en effet montré que ces conflits ne se situaient pas uniquement sur le plan du contrôle des biens communs en tant que tels, mais également au point de vue du contrôle des significations de ces assemblages et de la capacité d’un groupe à imposer sa propre définition de ce que sont les communs, leurs frontières et leur mode de gestion (Le Roy 2013 ; Lu 2006 ; Nonini 2006 ; Scott 2005 ; Tanner 2007). Si les commons concentrent très souvent les débats sur des modes et des régimes de propriété — les chercheurs ont montré que les communs, notamment, ne doivent pas être confondus avec la propriété publique —, leur étude mène ainsi à l’analyse des formes de gouvernance de ces biens. Les communs s’incarnent par le biais de systèmes de gouvernance et sont rarement isolés des autres régimes de propriété (Armitage 2008). Les chercheurs ont ainsi montré que les biens communs, excepté certains biens communs immatériels, sont tous l’objet d’une gestion sociale et politique. Les commons studies ont de fait fortement contribué à l’étude de la gouvernance. Au-delà de sa dimension économique, le commun peut ainsi être considéré comme un principe politique consistant à réintroduire l’autogouvernement dans des domaines particuliers de la vie sociale (Dardot et Laval 2014 : 49).

L’étude des services publics renvoie donc à des questions fondamentales qui traversent la discipline anthropologique et qui s’intéressent à la fabrication même du lien social et du politique. Comment fait-on société ? Comment fait-on communauté ? Elle se penche également sur les concepts d’« égalité », d’« individualisme », de « réciprocité », d’« échange », de « solidarité » et de « responsabilité ». Elle remet en question, en fin de compte, l’articulation complexe et mouvante de l’État et du commun. Dans la conclusion de Penser au-delà de l’État, Marc Abélès (2014 : 104–105) prône un décalage de l’État-nation qui est à la fois un renforcement du global-politique et à la fois un déploiement dans l’espace des réseaux sociaux et d’initiatives alternatives. Enfin, dans leur article, Stéphane Vibert et Éric Martin remettent en question le commun érigé en alternative politique et montrent toute la richesse d’une politique du commun et la difficulté de la définir. Les auteurs défendent l’idée, à la différence de Dardot et Laval (2014), qu’il est impensable d’envisager une société du commun sans l’État et que tout projet d’autogouvernement doit s’incarner en quelque sorte dans des entités historiques et sociologiques. Quoiqu’il en soit, malgré l’omniprésence des discours sur le commun et l’importance accordée aux formes de démocratie participative, et malgré les critiques qui lui sont adressées, l’État reste et restera encore longtemps une forme d’organisation politique privilégiée pour les sociétés contemporaines.