Corps de l’article

À Jacques Bélanger, compagnon d’écriture.

Introduction

Il y a cinquante ans paraissait dans le British Journal of Industrial Relations un article d’Allan Flanders, intitulé « Collective Bargaining. A Theorical Analysis ».

Flanders y défendait un point de vue original : loin d’être une forme de marchandage collectif, analogue en son principe au marchandage individuel, comme l’avaient pensé les époux Webb au début du XXe siècle, la négociation collective est une institution politique : elle est une régulation conjointe (joint regulation), et les négociateurs, syndicalistes et employeurs, sont des législateurs privés (private legislators).

Flanders en déduisit trois conséquences : 1- la négociation collective s’inscrit dans des rapports complexes de pouvoir; 2- le syndicat est une institution politique — et non un simple agent de négociation pour ses membres (bargaining agent for its members) —; et 3- cette coécriture des règles du travail (joint authorship of the rules) qu’il assume ne protège pas seulement les droits des salariés : en participant à leur définition et administration, le syndicalisme « contribue à forger leur propre destinée ».

Relire cinquante ans plus tard Flanders, c’est repérer, dans le champ francophone, quelques aspects négligés de l’étude de la négociation collective, donc ouvrir de nouveaux chantiers de recherche. Le présent article se fixe ainsi deux objectifs : 1- actualiser l’analyse de Flanders à propos des théories de la négociation collective (collective bargaining theories) identifiées par Neil Chamberlain; 2- s’appuyer sur sa conclusion à propos de la participation à la régulation du travail (participation in job regulation) du syndicat afin d’élargir ce raisonnement aux deux négociateurs et proposer, au-delà d’une simple « participation », de le lire comme un véritable travail : le ‘travail de négociation’. D’où la proposition d’une approche que nous nommons ‘poïétique’, pour rendre compte de cet engagement actif et personnel des négociateurs.

Fonctions et représentations savantes de la négociation collective

Les travaux académiques en négociation collective

Les travaux en négociation collective depuis les années 1950 peuvent être grossièrement répartis en trois groupes :

  • les travaux à vocation ‘analytique’, qui décomposent le phénomène en différents sous-ensembles et se centrent sur une composante de la négociation collective. Par exemple : les stratégies de résistance et de concession (Hicks, 1932), les tactiques de persuasion et de coercition (Stevens, 1963), les phases du processus (Douglas, 1962), ses coulisses (Friedman, 1994), sa conduite (Kochan et Katz, 1988; Cutcher-Gershenfeld, 1994) ou le pouvoir de négociation (bargaining power) de ses acteurs (Chamberlain, 1951; Bacharach et Lawler, 1981);

  • les travaux à vocation ‘qualificative’, qui s’efforcent de définir le phénomène (par exemple, pour la France : Adam et Reynaud, 1978; Goguelin, 1993; Touzard, 2006; Mermet, 2014);

  • enfin, les travaux à vocation ‘prescriptive’, qui fournissent, conjointement, un cadre conceptuel renouvelé et des méthodes originales de négociation, non spécifiques à la négociation collective, mais qui ont produit dans ce champ de pertinentes contributions (par exemple, les ouvrages parus sous l’égide du Program on Negotiation, d’Harvard, ou inspirés par la démarche de Roger Fisher et William Ury (1981) — pour le Canada, voir Weiss, 1996).

Certains ouvrages — par exemple, celui de Richard Walton et Robert McKersie, A Labor Theory of Labor Negotiations (1965) — cumulent ces trois approches. Idem pour Strategic Negotiations, des mêmes auteurs et Joel Cutcher-Gershenfeld (1994), ou The Mutual Gains Enterprise, de Thomas Kochan et Paul Osterman (1994).

Cette tripartition, pour imparfaite qu’elle soit, permet de résumer un siècle de l’histoire intellectuelle de la négociation collective : la construction progressive d’un modèle d’analyse; l’enrichissement du catalogue des techniques de négociation; et quelques débats académiques relatifs à sa nature et à sa fonction.

Le ‘modèle d’analyse’, adopté par tous, est celui du « système-négociation » (Dupont, 1994 : 47); il résume l’effort cognitif fourni depuis les années 1930 : modéliser l’articulation des principales composantes d’une négociation collective. En vrac : un contexte, des acteurs, des enjeux, des rapports de force et de pouvoir, des stratégies, des phases, des bifurcations ou moments décisifs (turning points), des règles du jeu, des échanges d’informations, des techniques d’influence, des menaces, des promesses, des concessions et des protocoles d’accord. Chaque théoricien a priorisé, qui un moment, qui une composante, qui une stratégie; d’autres ont repéré quelques variables indépendantes : l’éthique, la culture des négociateurs, ou leur orientation interpersonnelle; d’autres ont porté le regard sur les dimensions oubliées : l’arrière-scène (backstage), la « deuxième table », les biais cognitifs ou le « plan B ».

Le catalogue des techniques’ s’est enrichi. De nombreux manuels et « Comment faire » (How to Do) les recensent et les commentent. Cette littérature, fruit de l’expérience des praticiens et du souci des théoriciens d’outiller les négociateurs, est très active en Amérique du Nord, plus rare en Europe francophone.

Les ‘débats académiques’ furent discrets, du fait de l’intérêt partagé de promouvoir la pratique de la négociation collective. Cette croyance souda cette communauté de chercheurs qui s’y intéressât au sortir de la Seconde Guerre mondiale autour de quelques grands principes, qui perdurèrent chez leurs successeurs — liberté contractuelle, équilibration des pouvoirs des parties, rôle discret mais régulateur de l’État.

Les « approches » de la négociation collective

Mais tous n’accordèrent pas la même signification à la négociation collective.

Dans son article de 1968, Alan Flanders utilise un chapitre de l’ouvrage Collective Bargaining de Neil Chamberlain (1951), intitulé « The Nature of Collective Bargaining », pour s’introduire dans le débat académique et argumenter en faveur de l’une de ce que Chamberlain nommait, à ce moment-là, des « théories » de la négociation collective. Lors de la réédition en 1965 de son ouvrage, cosignée avec James Kuhn, celles-ci ne furent plus que des « points de vue » ou des « approches ». Chamberlain en discernait trois : les approches ‘marchandes’, ‘gouvernementales’ et ‘managériales’. Flanders estimait, dans son article de 1968, que la théorie managériale (managerial theory) était la plus à même de caractériser correctement la négociation collective. Nous le suivrons sur ce point.

Si la typologie de Chamberlain et Kuhn demeure pertinente, il convient cependant de : 1-traiter ces « approches » en tant que ‘représentations savantes’ de la négociation collective; 2- les actualiser par l’ajout de deux autres représentations; 3- les renommer si nécessaire; et 4- moins les opposer entre elles que discerner dans chacune des éléments de compréhension d’un processus de négociation collective.

Pourquoi cette actualisation typologique ? Chamberlain distinguait trois conceptions (three views) de la négociation collective; il en déduisait trois types de relations sociales (exchange relationship, political relationship, functional relationship), donc trois manières de concevoir la production de la ‘règle commune’ (common rule). Son raisonnement visait à définir la ‘nature générique’ (generic nature) de la négociation collective; il partait du principe qu’à chaque type de définition correspondait une pratique concrète de négociation. Il ne désignait pas clairement, cependant, les producteurs de ces conceptions. En fait, son chapitre est surtout construit sur des phrases passives (« collective bargaining was being accepted… », « collective bargaining by its very nature involves union representatives in decision-making roles », etc.), sans que le lecteur sache quel est le sujet de l’action.

Pour Flanders, pas d’ambiguïté : c’est bien l’analyste qui doit faire ce travail définitionnel — et le faire correctement. D’où sa critique sévère de la conception des époux Webb (jugée « inadequate ») et d’une saisie économique de la négociation collective (« a very superficial view »), et son plaidoyer en faveur d’une conception politique (« collective bargaining is primarily a political institution »).

Il convient donc d’ajouter à la typologie de Chamberlain d’autres « points de vue », non présents à son époque, et de relire ceux qu’il distinguait à la lumière des pratiques actuelles de négociation collective — sachant, comme le notait Flanders (p. 19), qu’ils sont tous « supported by value judgments so that each has its own appropriate ethical justification ». D’où l’expression ici proposée de ‘représentations savantes’, soit des modalités de pensée à visée pratique et normative.

Détaillons maintenant la typologie de Chamberlain.

La première approche — la marketing theory (devenue en 1965 marketing concept) — saisit la négociation collective comme « a means of contracting for the sale of labor ». Telle fut l’approche des époux Webb : éviter l’arbitraire du marchandage individuel du salaire en l’inscrivant dans un cadre collectif. L’accord d’entreprise est ainsi un ‘contrat’ entre l’employeur et le syndicat : il définit les termes de l’échange — la vente d’une force de travail contre l’achat d’une rémunération —, et le fait strictement, comme tout contrat marchand. Le syndicat réduit par-là la compétition entre les salariés et leur fournit, par sa signature, la certitude que leur travail sera payé à tel niveau et pour une durée déterminée.

Cette approche coïncide avec la philosophie propre à la société marchande : libre concurrence, liberté des parties et divergences d’intérêts solubles dans l’intérêt des parties à négocier. Elle intègre le fait qu’il peut être avantageux, pour les deux parties, d’établir un tel contrat, collectif : l’employeur est délivré du souci de contracter individuellement avec chaque salarié; le syndicat a la garantie, pendant la durée de la convention, d’un nombre d’emplois et d’un niveau de rémunération.

Il s’agit d’un ‘marchandage’, avec ce que cela suppose de bluff, de menaces et l’usage de moyens de pression. La littérature rend compte de ces tactiques de négociation (bargaining tactics) avec les notions de ‘dissimulation’, de ‘persuasion’ et de ‘coercition’ (voir la présentation détaillée qu’en fait Carl Stevens (1963) dans les chapitres 4 et 5 de Strategy and Collective Bargaining Negotiation).

Cette approche marchande s’est surtout focalisée sur le résultat, et non le processus qui y conduit; le règlement du conflit est ainsi défini avant sa négociation; les prévisions et les anticipations des parties délimitent la zone de contrat (Zeuthen, 1930); et ces mêmes anticipations — de l’émergence du conflit, ou de sa longue durée — les poussent à converger vers l’accord. Le jeu de négociation est ici moins saisi comme un mode original de décision conjointe que comme un jeu permanent d’esquive, visant à minorer les pertes et/ou maximiser les gains. Chaque négociateur est poussé à demander plus (ou offrir moins) pour être certain de ne devoir concéder (ou accorder) que le minimum requis (Pen, 1952).

La deuxième approche identifiée par Chamberlain, la governmental theory (devenue governmental concept en 1965), considère la négociation collective comme « a form of industrial government » de l’entreprise (ou d’un secteur industriel). L’accord collectif y est saisi comme une ‘constitution’; il codifie moins un échange qu’une ‘relation politique’ entre des forces dotées chacune d’un pouvoir de veto sur les actions de l’autre. Summer Slichter (1941) qualifiait ainsi de jurisprudence du travail (industrial jurisprudence) la mise en forme des règlements intérieurs de l’entreprise (shop rules) à travers des accords passés entre syndicats et employeurs et divers dispositifs visant leur application, tels les comités d’atelier (shop committees) et les procédures de règlement de griefs (grievance procedures). Pour cette raison, nommons cette deuxième approche : ‘l’approche constitutionnelle’.

Chamberlain et Kuhn (1965 : 122) utilisaient le terme de législation (legislation) pour désigner le produit de cette négociation collective. Prenant l’exemple de l’industrie du vêtement de Chicago, Chamberlain soulignait l’étroite analogie entre négociation collective (collective bargaining) et lois constitutionnelles fédérales (federal constitutionnal law). Cette assimilation de la négociation collective à un ‘système constitutionnel’ est sous-jacente aux plaidoyers en faveur d’une démocratie industrielle (industrial democracy). Ce concept fut au coeur des questionnements dans les années 1960 et 1970 — y compris en France — et suscita nombre de controverses, notamment pour savoir si « la participation des travailleurs » à la gestion des entreprises, dans les comités d’entreprises (workers’ councils), via la négociation collective ou des dispositifs de co-détermination, était ou non suffisante pour la promotion de leurs intérêts et la défense de leurs droits (pour une discussion de ces points de vue, voir l’ouvrage de Carole Pateman, 1970). Hugh Clegg répondait par la négative : les travailleurs, écrivait-il (Clegg, 1960 : 132), ne peuvent participer à cette gestion que « de l’extérieur », en exerçant une pression sur les directions, par le biais de leurs représentants syndicaux. Quelques années plus tard, en 1968, la commission Donovan, chargée de redéfinir les modalités de la négociation collective en Grande-Bretagne et où siégea Clegg, proposa dans son rapport final « the appointment of workers’ directors to boards of companies » : la notion d’administrateurs salariés fit ainsi son entrée dans le vocabulaire des relations industrielles — pour ne plus le quitter (McKersie, 2003).

La troisième conception d’une négociation collective, que Chamberlain nomma managerial theory en 1951 — et industrial relations concept en 1965 — fut celle que discuta Flanders dans son article de 1968. Il s’agit d’une version pragmatique et localisée dans l’entreprise de l’approche gouvernementale. Les négociateurs y sont saisis comme des législateurs. Nommons ‘approche décisionnelle’ cette conception puisqu’elle est, pour reprendre le commentaire de Chamberlain et Kuhn, « a procedure for jointly making decisions on matters affecting labor » (p. 130).

L’accord collectif, dans cette approche, constitue des directives décidées conjointement (jointly decided directives) : les deux parties décident ensemble des règles les plus appropriées à la situation productive, compte tenu de leurs intérêts respectifs; il est moins un contrat, où les obligations de chacun sont définies, ou une constitution, qui définit les rôles et les pouvoirs, qu’un ‘guide’— « a guide for administration action within the firm », « a guide to workers, union leaders, and management » (p. 131 et 133) — permettant de légiférer au plus près des problèmes, au fur et à mesure qu’ils se posent. La zone du négociable n’est pas fixée au préalable : elle se découvre au cours du jeu de négociation. À la différence des approches précédentes, où les règles du jeu préexistent au jeu de négociation, celles-ci sont l’enjeu et l’objet d’une entente (joint agreement). D’où un processus de négociation nécessairement heurté.

En liminaire de leur ouvrage de 1965, Walton et McKersie précisent leur démarche : observer un mécanisme de production de règles. Leur ambition, expliquent-ils, n’est pas de se demander pourquoi’ des règles communes gouvernent une part des échanges entre employeurs et syndicalistes, mais ‘comment’ ces règles se constituent. Ce qui les conduit à modéliser une négociation collective comme un ensemble de quatre « systèmes d’activité ». Les deux premiers sont relatifs à des ‘types’ de négociation collective — distributive bargaining et integrative bargaining; les deux derniers aux ‘relations’ au sein ou entre les parties : attitudinal structuring et intraorganizational bargaining.

La négociation distributive désigne la situation où les deux parties s’efforcent de maximiser leurs gains; la négociation intégrative est une démarche de résolution de problèmes (problem-solving). Ce qui différencie ces deux systèmes d’activité, indiquent Walton et McKersie (1965: 127), c’est le débouché (output) : des questions à régler (issues), dans un cas, des problèmes à résoudre (problems), dans l’autre. Le traitement d’une question (issue) se traduit en une valeur globale, fixe, qu’il s’agit de répartir entre les parties; l’objet du jeu de négociation est de s’accorder sur le montant de l’allocation à chacun; c’est un jeu à somme nulle, et le gain de l’un est la perte de l’autre. Le problème (problem) se traduit par une valeur variable, que les deux parties s’efforcent d’augmenter, de manière à accroître leurs gains respectifs, sans pour autant dégrader ceux de l’autre; le jeu est donc à somme positive : les deux parties sont gagnantes — même si l’une gagne plus que l’autre.

Plus qu’une variante de l’approche précédente, cette conception de la négociation collective peut être considérée comme une quatrième représentation savante. Nommons-là : ‘l’approche rationnelle’.

Deux raisons nous conduisent à l’ériger en représentation savante à part entière : sa proximité avec le « behavioral model of rational choice » proposé par Herbert Simon dès 1955 et enrichi dans son ouvrage coécrit avec James March (1958); et sa réécriture par Roger Fisher et William Ury (1981) sous l’intitulé de « principled negotiation » — ce qui fut (mal) traduit en français par l’expression « négociation raisonnée ».

Cette approche de la négociation collective est moins politique que les deux précédentes; son premier souci est de la rendre efficiente; la démarche qu’elle propose est conforme à cet objectif : dépassionner le litige pour le rendre soluble, et fournir aux négociateurs des balises (guidelines) susceptibles de les conduire rapidement à des solutions mutuellement satisfaisantes.

L’accord collectif qui en résulte est une ‘entente’, avec ce que cela connote de compréhension réciproque et de communauté d’intérêts, d’une part, et d’accord ponctuel et dédié à des problèmes spécifiques, d’autre part.

Si la proximité avec l’esprit et la méthode de l’integrative negotiation est évidente, l’approche rationnelle la systématise. De sorte que la négociation collective, débarrassée de ses rituels et de son enjeu politico-institutionnel, y est saisie ‘comme une méthode’ — conceptualisée sous les énoncés de MGB, Mutual Gains Bargaining, puis d’IBB, Interest-Based Bargaining (Cutcher-Gershenfeld et al., 1996) — avec ses étapes et ses principes : identifier le problème, rechercher des scénarios de résolution, examiner leur faisabilité et leurs conséquences, puis sélectionner le plus approprié — pour les étapes; négocier sur les intérêts et non sur les positions affichées, dissocier les problèmes des personnes, inventer un grand nombre de solutions possibles et utiliser des critères objectifs — pour les principes. David Lax et James Sebenius (1986) ont rendu populaire chez les praticiens la notion de ‘création de valeur à partir des différences’ (d’intérêts, de besoins et de motivations) entre négociateurs; c’était là rationaliser un peu plus la négociation collective puisque leur était fourni un outillage, clé en main, leur permettant de tirer meilleur profit d’une coopération que d’une compétition.

Une dernière approche de la négociation collective est en quelque sorte le revers, l’opposé des quatre précédentes. Nommons-là : ‘l’approche radicale’ (pour reprendre le troisième terme de la trilogie d’Alan Fox (1966) quand il catégorisait les manières savantes de penser la relation d’emploi : unitarism, pluralism, radicalism).

L’accord collectif y est pensé comme ‘un armistice’, qui traduit, au moment où il est signé, l’état du rapport de forces entre les parties. Les négociateurs sont censés moins légiférer qu’enregistrer le point d’accord auquel ils sont parvenus, sans intention de poursuivre le processus de rapprochement. La négociation collective est ici perçue comme un mécanisme de ‘suspension’ du conflit, plus que de son règlement; ou, pour durcir le trait et inverser l’assertion de Gérard Adam et Jean-Daniel Reynaud (1978 : 127) : elle est la poursuite du conflit par un autre moyen…

Le problème de cette approche est qu’elle n’aide pas à qualifier la fonction sociale et politique d’une négociation collective; elle se contente de la saisir comme un moment de répit entre deux phénomènes conflictuels; elle la pense comme un second choix (second best), celui pour lequel optent par défaut les protagonistes, faute d’avoir pu ou su imposer leurs préférences. Cette représentation de la négociation collective est certes politique, mais elle nie sa fonction politique : produire les règles du jeu et du travail dans l’entreprise (pour un commentaire critique plus conséquent, voir Thuderoz, 2019).

Tirons deux leçons de l’analyse de ces représentations savantes.

Une leçon de contenu

L’argument de Flanders en faveur de l’approche codécisionnelle est le suivant : une régulation conjointe (joint regulation) signifie de fait, dit-il, une administration conjointe (joint administration) — soit l’application de ces règles, leur révision éventuelle, leur adaptation aux situations concrètes. Même s’il se refuse à intervenir dans la gestion de l’entreprise, le syndicat, dit Flanders, est en relation fonctionnelle avec la direction, et l’accord collectif auquel ils parviennent traduit des décisions communes « on matters in which both have vital interests », comme l’écrivent Chamberlain et Kuhn (p. 137). Ce faisant, rappelle Flanders citant Chamberlain, les syndicalistes sont des « ‘managers’ de facto ».

Mais des ‘managers’ d’un type particulier : ils ne sont pas ‘codirecteurs’. Le rôle d’une direction d’entreprise, dit Chamberlain, est de coordonner tous les intérêts en présence — ceux des ouvriers, de la hiérarchie, des fournisseurs, des financiers, des actionnaires, des consommateurs, etc. —, bref, ce qu’on nomme aujourd’hui les « parties prenantes ». Ces intérêts, parfois antagoniques, ne sont pas aisément compatibles; la tâche d’une direction d’entreprise est donc de conduire un processus de ‘négociation multilatérale’ avec ces groupes, de sorte que les décisions qu’elle prend dans son travail de coordination soient cohérentes et correspondent aux objectifs définis. Flanders apporte un bémol : la « réglementation des salaires », codéfinie avec l’employeur lors des négociations salariales, n’est pas seulement un acte de gestion administrative : elle influence également le marché du travail, interne et externe. La fonction gestionnaire du syndicat, écrit-il, « is to serve by the rewarding of performance, as a positive sanction in the organization of work ».

Une leçon de méthode

Les approches marchande, constitutionnelle, décisionnelle et rationnelle ne sont pas antagoniques. Elles représentent surtout ‘les étapes du développement’ de la négociation collective. La compréhension de ‘ce qu’est’ une négociation collective s’enrichit dès lors que les autres approches repérées ne sont pas opposées, mais ‘articulées’.

Flanders, en 1968, qualifie l’approche décisionnelle comme « la plus enrichissante » parce qu’elle lui permet de valider sa thèse (la négociation collective comme une institution politique); il néglige ainsi l’heuristique des autres représentations savantes. Il semble plus judicieux de repérer les ‘accentuations historiques’ de l’une ou de l’autre de ces formes, au gré des jeux d’acteurs et de l’intervention plus ou moins active du législateur. Ce qui est « enrichissant » est le fait de considérer ‘la plasticité sociale de ses formes’, et la saisir — même si l’expression finit par être galvaudée à force de l’utiliser pour désigner tout phénomène social complexe — comme ‘un fait social total’.

Marcel Mauss (1950) indiquait, en conclusion de son Essai sur le don, que le phénomène qu’il venait d’étudier appartenait à la classe de « tous ces phénomènes [qui] sont à la fois juridiques, économiques, religieux, et même esthétiques, morphologiques, etc. » (p. 274). Et que c’était « en considérant le tout ensemble » qu’il avait pu « percevoir l’essentiel, le mouvement du tout, l’aspect vivant, l’instant fugitif où la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentale d’eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d’autrui » (p. 275). Mauss déduisait deux avantages de cette posture — un de généralité (saisir un phénomène dans son universalité, sans se limiter à sa coloration locale) et un autre de réalité : « On arrive ainsi à voir les choses sociales elles-mêmes, dans le concret, comme elles sont. Dans les sociétés, on saisit plus que des idées et des règles, on saisit des hommes, des groupes et des comportements » (p. 276).

Pourquoi ce rappel ? Car l’impensé des représentations savantes que nous venons de commenter est ‘l’homme’ qui négocie. Il n’apparaît nulle part; il n’a pas été convié à la table des chercheurs…

Les historiens, poursuivait Mauss, reprochent aux sociologues leur surplus d’abstractions. Il faut donc faire comme eux : observer ce qui est donné. « Or, le donné, c’est Rome, c’est Athènes, c’est le français moyen, c’est le Mélanésien de telle ou telle île, et non pas la prière et le droit en soi ». Suivons Mauss sur ce chemin : le donné, pour qui étudie la négociation collective, c’est Alma-Lac-St-Jean, c’est Bombardier, c’est le VP RH de Bell Canada ou la négociatrice CSN se rendant au siège social de Toyota Canada…

Il faut donc porter le regard sur ces « êtres complets et complexes » que sont les négociateurs d’entreprise, et les observer ‘au travail’.

Régulation conjointe et travail de négociation

En définissant ‘ce qu’est’ le syndicalisme par l’examen de ‘ce qu’il fait’ — coproduire des règles et les coappliquer —, Flanders confirme que cette régulation conjointe est ‘une activité’ — au sens premier du terme : une puissance d’agir, une volonté de faire — et elle est ‘réciproque’ : c’est une action « pour, avec, contre autrui, dans des situations de corrélation avec autrui », de sorte que chaque négociateur « exerce des effets sur autrui et subit ses effets » (Simmel, 1999 : 43).

Mais de ce travail ‘conjoint’, Flanders n’en dit mot. Il faut donc prolonger l’analyse et ajouter aux démarches analytique, qualificative et prescriptive de la négociation collective une autre démarche, complémentaire, que nous nommons ‘poïétique’— pour insister sur une dimension majeure du ‘travail de négociation’ : il est exercé par des hommes et des femmes qui s’engagent ‘activement et personnellement’. Cette approche met des mots sur un relatif impensé des théories de la négociation collective.

Une interaction sociale finalisée

Le travail est un rapport entre l’homme et la nature; l’homme met en mouvement son corps — mains, membres, cerveau — pour donner forme utile à des matériaux; en modifiant cette nature, il modifie la sienne et accroît ses facultés. On a reconnu là la définition du travail, partielle dit-il, qu’en donna George Friedmann aux premières pages du Traité de sociologie du travail (1970 : 12).

Corporéité, habileté, utilité

Ces termes semblent définir l’activité de négociation collective : elle implique une gestuelle et une oralité — ce sont des mots qu’échangent des négociateurs pour signifier qu’ils échangent des droits; et les regards, les postures corporelles, les manières d’agir et réagir à la table de négociation sont des composantes essentielles du jeu de négociation; elle est orientée vers une finalité — parvenir à un accord, pour que des cours d’action se poursuivent, bloqués momentanément par le désaccord; et sa pratique répétée, l’expérience qui en découle, accroît l’efficacité du négociateur, la qualité de sa production et son estime de soi.

Sauf que le travail d’un négociateur est d’emblée un rapport social : il s’effectue ‘vers des autrui’. Le médecin ou le psychanalyste travaillent également ‘pourdes personnes; ce qui différencie l’activité du négociateur est la ‘conjonction des efforts’ : le travail d’un négociateur est conjoint à celui d’un autre — avec qui il est en rivalité. D’autres autrui sont la cible de ce travail de négociation : les mandants, qu’il faut ‘représenter’, dans le cadre d’un mandat de négociation, et ‘convaincre’, pour ne pas s’enfermer dans un mandat trop impératif et, au moment de la signature de l’accord, leur faire valider le compromis.

D’où la triple originalité du ‘travail de négociation’ : il ne peut s’effectuer solitairement; chacun est pour l’autre un adversaire et un partenaire d’interaction; et il combine intra et internégociation.

S’ensuit un « social drama » particulier du travail de négociation — pour reprendre l’expression d’Everett C. Hughes (1996) : il ne relie pas des personnes aux métiers et aux rôles définis, et inscrits dans un rapport asymétrique — comme l’étudiant et le professeur, le détenu et le gardien de prison —; il relie des personnes ‘dotées d’un égal droit de veto sur le vouloir de l’autre’. Là réside ce drama : elles ne parviendront à s’entendre que si chacune accepte de ne pas user immodérément de ce pouvoir.

Ce qui colore le travail qu’ils doivent accomplir en commun : rendre complémentaires des prétentions rivales, celles-ci se présentant à l’origine comme ne pouvant être simultanément satisfaites. Plus exactement : ces négociateurs doivent décider ensemble d’un cours d’action commune, alors qu’ils défendent chacun un scénario différent d’action possible; et c’est parce que ces scénarios sont plus différents que divergents qu’ils parviennent à se mettre d’accord sur ‘un’ scénario d’action, reconstruit.

Ce faisant, ils deviennent des ‘décideurs’. La négociation collective est un processus de prise de décision collective; et le ‘travail de négociation’ un travail, subtil et original, de ‘sélection ou d’élaboration conjointe d’options’; celles-ci concernent des règles et des actions à engager. Les premières codifient le déroulement des secondes; celles-ci sont orientées vers une fin : résoudre un problème, dont la non-résolution bloque la poursuite des cours d’action de tous; pour cette raison, ils tentent d’inventer un scénario ‘mutuellement satisfaisant’ (ou, comme l’écrit Reynaud : jugé « acceptable par tous ») — pour que les actions programmées des uns et des autres se réalisent.

Le choix d’une codécision est pour chacun un second choix (second best): ils préféreraient imposer à l’autre leur scénario préférentiel, ou du moins agir de façon que cet autre s’y rallie, sans devoir l’aménager.

Un travail sous contraintes

Tout travail est contraint (par des choses) et contraignant (pour les hommes). Transformer la matière en un produit utile — le travail du sidérurgiste — ou maintenir/renforcer l’autonomie d’un autrui — le travail de l’éducateur — se heurte à la résistance des matériaux et aux réticences des êtres. Soit parce que ces derniers sont en position subordonnée et doivent se conformer aux prescriptions — et cela les irrite, car ils sont contraints de suivre des modes opératoires qu’ils pensent non judicieux; soit parce que les choses — matériaux, instances et règles — suivent leur logique phénoménale et cela restreint la liberté d’action de ces individus.

Diverses contraintes pèsent sur les négociateurs d’entreprise : le travail de négociation consiste à en réduire le poids et les muer en ressources.

Nommons la première : la ‘contrainte de normativité’. La négociation collective est, en effet, une activité de production, mais légalement encadrée, sur laquelle pèse l’obligation de négocier ‘loyalement et de bonne foi’.

Deuxième contrainte pesant sur les négociateurs d’entreprise : une ‘contrainte de coopération’, liée à la fonction d’une négociation collective : définir en commun des règles socioproductives. Chacun souhaitant que ces ‘règles communes’ (common rules) soient congruentes avec ses propres conceptions et motivations, tous sont conduits, dans un premier temps, à adopter une attitude compétitive. L’idée de coopération naît du constat de l’impossibilité d’atteindre certains objectifs sans transiger. La satisfaction des prétentions des uns dépend, en effet, du choix et des décisions d’autres individus, eux-mêmes dépendants des premiers, puisqu’ils détiennent l’accès aux droits et ressources que ces autres revendiquent et que les choix et décisions d’action de tous influeront le résultat auquel chacun parviendra (pour l’exposé princeps de ce raisonnement, voir Schelling, 1986).

La rationalité des négociateurs les pousse ainsi à être conjointement ‘raisonnables’ — c’est-à-dire : à considérer que leur intérêt est ‘aussi’ de prendre en compte l’intérêt de leur interlocuteur; il s’agit d’une ‘raison pratique’ (voir Perelman, 1999). Le refus de coopérer n’est plausible que si l’une des parties dispose d’autres moyens que la négociation pour parvenir à son objectif — un recours judiciaire, la probabilité d’une victoire, etc. — ou si elle juge qu’une transaction risque de porter atteinte à ses ressources ou à sa réputation. Dans les autres cas, l’absence d’accord les prive toutes des gains générés par leur coopération. Le travail de négociation est donc un travail ‘d’arbitrage ’entre ces deux polarités : compétition et coopération; il a pour objectif une résolution pratique du dilemme : fructifier le gain, pour satisfaire les mandants, au risque de briser ou d’envenimer la relation avec le partenaire; ou privilégier cette relation, mais au risque de mécontenter les mandants…

Ce travail ‘d’optimisation limitée’ suppose deux habiletés : savoir renoncer (à des prétentions) ou abandonner (des droits ou des biens déjà acquis) pour sécuriser une transaction; et savoir transiger sans pour autant renoncer ou abandonner. La première est propre à la négociation ‘distributive’, fondée sur l’échange de concessions et des tactiques de coercition, la seconde à la négociation ‘intégrative’, fondée sur la résolution d’un problème et des pratiques d’invention de solutions. Le travail de négociation est différent dans chaque cas.

Dans le premier, il est surtout un ‘travail de concession’. Il suppose : une connaissance de la nature d’un jeu de négociation (ni un jeu de pure coordination ni un jeu de pure imposition : une oscillation entre ces deux activités polaires); une habileté à saisir le moment favorable (selon un schéma concessif préétabli mais adaptatif); enfin, une capacité à évaluer la valeur des concessions et des renoncements d’autrui au regard des acquisitions, de sorte que le résultat soit positif.

Ce travail concessif se présente sous trois modalités : de ‘réduction’, de ‘compensation’ et de ‘combinaison des prétentions’ (Zartman, 2019). ‘Réduction’, d’abord, de sorte qu’elles puissent apparaître comme acceptables pour celui ou celle à qui elles sont adressées et qui décide ou non de les satisfaire, et à quel niveau; ‘compensation’, ensuite, puisque certaines seront satisfaites pour autant que d’autres prétentions le soient, chaque partie conditionnant leur cession par une cession en retour; enfin, ‘combinaison de ces prétentions’ réduites et reconfigurées, pour les intégrer dans une liste commune d’actions en commun, chaque partie faisant la promesse à l’autre de respecter son engagement. D’où une ‘contrainte de réciprocité’.

Ce travail de concession ne peut, en effet, s’effectuer que s’il est conjoint. Négocier, c’est sacrifier quelque chose pour obtenir autre chose, la perte précédant le gain ou lui étant simultanée. En cela, il y a ‘contrainte de réciprocité’ : le don d’autrui dépendant de son propre don, le fait de donner est le meilleur moyen de recevoir : sans don initial, pas de contre-don. Surtout, se soustraire à l’obligation de rendre, ou ne s’y obliger qu’en apparence, ruine le jeu de négociation (Thuderoz, 2017).

D’autres mécanismes de mise en accord sont à la disposition des négociateurs. Le travail de ces derniers consiste à sélectionner le type de résolution du conflit le plus approprié, via deux activités : une problématisation et une redéfinition. Celles-ci sont au coeur de la négociation intégrative; le travail y est moins concessif que ‘créatif’.

La ‘mise en problème’ est une tâche difficile : la réaction est la réponse à un comportement, le raisonnement est la réponse à un problème; or celui-ci s’incarne dans des personnes — qui en sont à l’origine, qui ne l’ont pas traité, ou incorrectement. Saisie comme une prétention, la fixation du prix du travail se traduit par un heurt entre deux volontés contraires, et un jeu à somme nulle; considérée comme un problème, elle devient ‘un exercice conjoint de recherche de solutions’.

La ‘redéfinition’ désigne l’effort de dépassement ou de déplacement du problème identifié à l’origine. Il s’accomplit au cours de la phase d’identification des problèmes à résoudre (problem recognition), quand les négociateurs tentent de définir ‘quel problème’ doivent-ils résoudre, au-delà de la lecture que chacun en opère.

Une dernière contrainte pèse sur le travail des négociateurs : une (relative) obligation de résultat. Nommons-là : la ‘contrainte d’efficacité’. Certes, toute activité de travail est sous tel régime, et nul artisan, ouvrier, technicien ou ingénieur ne peut échapper à une évaluation, sous la forme d’un examen, par l’usager, le citoyen, l’utilisateur ou le consommateur, du rapport entre les moyens qu’il a engagés et la qualité du résultat auquel il est parvenu. Mais la singularité du travail de négociation collective est qu’il est un travail effectué ‘au nom d’autrui’ : le négociateur d’entreprise est le ‘représentant’ d’un groupe qui l’a mandaté pour négocier en son nom. Ce qui suppose qu’un mandat ait été défini, puis réévalué au cours du jeu de négociation collective; donc qu’il y ait eu ‘négociation’ dans chaque camp. Celle-ci est soumise à l’empire des émotions et des exagérations.

Le travail du négociateur : quelques premières leçons

Quel est l’intérêt d’une réflexion centrée sur ‘le travail des négociateurs’ ?

Cela ouvre un nouvel horizon de recherches sur la négociation collective. On peut, en effet, la comparer à d’autres activités sociales, pour en comprendre l’originalité, « en cherchant les différences dans les dimensions communes » (Hughes, 1996 : 127). Surtout : comparer le travail de négociation ‘collective’ du travail de négociation ‘commerciale’ ou ‘diplomatique’, car si ces dernières réunissent des acteurs issus des mêmes écoles de formation et rompus aux mêmes codes sociaux, il n’en va pas de même pour la première; cette asymétrie de statuts et de ressources fait de la négociation collective un archétype du travail de ‘mise en accord’.

En étudiant ‘ce qui se dit et ce qui se fait ’aux tables de négociation, on étend à la régulation conjointe (joint regulation) le paradigme de l’opposition entre travail prescrit et travail réel. Car nous ignorons ‘comment’ ces négociateurs d’entreprise s’approprient ces techniques de négociation présentées dans les manuels et autres « Comment faire » (How to Do), ou quelles parades personnelles ont-ils inventées. Ces négociateurs d’entreprise ont leurs « ficelles » du métier, et ils commentent, dans divers cénacles, leur façon de faire ‘au mieux’ leur travail de négociateur…

Observées à cette lumière, les pratiques de négociation collective, de la prise de mandat à la signature de l’accord, présentent un large spectre des usages de ce que ce Hughes (p. 99) désignait sous le terme de « licence », soit l’autorisation donnée à des professionnels (ici, des négociateurs) de « définir les comportements que devraient adopter les autres personnes à l’égard de tout ce qui touche à leur travail ». La question du secret en négociation, l’un des fondements du jeu et du succès des négociations, peut ainsi être traitée au regard de la notation de Hughes envers les « savoirs coupables » que détiennent certains professionnels, conduits, par leur métier et dans l’exercice de leur travail, à acquérir ou ne pas divulguer des informations qu’un profane s’empresserait de diffuser.

Saisie comme un travail, la négociation collective se prête moins à une lecture idéologique, oscillant entre déploration et dénonciation. C’est d’ailleurs le plus grand service que l’on puisse lui rendre : ne pas lui assigner une charge morale, la traiter ‘comme un fait social’. En centrant son regard sur ‘le geste’ du négociateur, son étude renoue avec l’objectif des fondateurs de la sociologie française du travail : accorder « une considération suffisante [à] la manière dont le travail est vécu et ressenti par ceux qui l’effectuent. » (Friedmann, 1962 : 14). Plusieurs auteurs ont fait de cet impératif la maxime de leur travail (p. ex. Bidet, 2006; Rot et Vatin, 2017). Assignée à l’étude de la négociation collective, cette centration sur le travail « en personne » fait surgir ce qui demeure occulté : la capacité des individus au travail à inventer, bricoler, s’adapter.

L’approche ‘poïétique’ permet de porter le regard sur les ressources de ces négociateurs dès lors qu’ils appartiennent à l’un ou à l’autre camp. Autrement dit, et sous forme interrogative : comment le type d’appartenance syndicale (à une section du pôle « réformiste » ou du pôle « radical », par exemple pour le cas français) et le type de socialisation managériale (selon l’itinéraire professionnel du négociateur patronal : formé en école d’ingénieurs ou issu d’une école de gestion) façonnent-ils le travail de chacun ?

‘Poïétiser’ l’observation de la négociation collective peut également conduire à unifier autour de l’objet ‘négociation collective’ des approches disciplinaires jusqu’alors non congruentes. Les regards des gestionnaires et des psychologues du travail peuvent ainsi se conjoindre à celui des sociologues et des économistes du travail autour de notions possiblement transversales; elles ne manquent pas — le ‘métier’, la ‘situation’, la ‘posture’, etc. —; elles pourraient ainsi unifier un champ d’observation en conservant la diversité des regards.

L’approche poïétique éclaire aussi les « échecs » de ce travail conjoint de régulation. Car tout effort de réglementation paritaire n’aboutit pas à ce résultat; négocier des règles, veiller à leur effectivité, voire leur respect, n’est pas une activité anodine; cette régulation conjointe peut faillir. Il est donc possible, par l’observation ou, à défaut, l’enquête a posteriori, de repérer ‘les dérèglements’ de la régulation conjointe (Reynaud et Reynaud, 1994). Dans notre vocabulaire : identifier ‘les aléas du travail de négociation’, quand le comportement des négociateurs produit des situations non recherchées — l’impossibilité de converger, du fait d’attitudes trop compétitives; la production d’un accord jugé insatisfaisant par les deux parties, qui pensent s’en défaire au premier prétexte; la conjonction de deux opportunismes transformant la rivalité entre régulateurs en refus de coréguler, etc.

L’enquête sur ‘le travail’ de négociation collective peut se conjoindre à celle de ses représentations savantes, portant au jour les dilemmes pratiques qu’elles génèrent aux négociateurs. L’idée est de lire ce travail, non comme une succession de tâches, toutes nécessaires et de même poids, plutôt comme un ‘travail accentué’, selon que le négociateur d’entreprise se conforme à l’une ou à l’autre de ces représentations savantes. Car on ne peut dissocier ce qu’il fait de ce qu’il pense ‘devoir être fait’, et cela, au nom des croyances et des convictions qui sont les siennes.

L’approche décisionnelle, mettant en scène des codécideurs, oblige ces derniers, une fois les règles définies, à veiller à leur application. La régulation conjointe qu’ils exercent est une régulation ‘de contrôle’ — puisqu’elle vient s’exercer de l’extérieur du groupement dont elle entend réguler le comportement. Le dilemme pourrait s’énoncer ainsi (pour les syndicalistes) : privilégier leur travail de porte-parole des salariés — la fonction de voix collective (collective voice) du syndicalisme, pour reprendre l’expression de Richard Freeman et James Medoff (1980) — ou le travail de réglementation, qui les pousse à se comporter comme « des managers de facto » ?

L’approche rationnelle conduit le négociateur d’entreprise (ce même syndicaliste) à déployer son habileté dans la corecherche de scénarios innovants. Ce travail d’inventivité doit se rendre congruent avec le ‘travail politique’ du syndicalisme, correspondant à sa fonction ‘d’agent d’influence’ auprès de l’État pour la définition de l’ordre public social (Hyman, 2001). La dissociation des niveaux micro (l’entreprise) et macro (la société globale) se double ici d’une dissociation des rôles : les syndicalistes doivent-ils agir comme des agents d’efficience économique ‘locale’ ou comme des acteurs d’une démocratie sociale ‘générale’?

L’approche constitutionnelle inverse ce dilemme : le jeu au seul niveau des pouvoirs publics, dans le cadre d’un échange politique assumé, place la négociation collective d’entreprise dans une situation subalterne. Le travail du négociateur d’entreprise s’en trouve compliqué. Mais comme le note Arnaud Mias (2014), ce cadrage institutionnel est ‘aussi’ une ressource. Il est donc utile, sur ce point comme sur d’autres, de lire le travail de négociation dans sa complexité, sans tomber dans les travers usuels du déterminisme et du « stratégisme ».

Conclusion

Cet article s’était fixé deux objectifs : actualiser l’analyse d’Allan Flanders à propos des théories de la négociation collective (collective bargaining theories) repérées par Neil Chamberlain; lire la participation des négociateurs dans la régulation du travail (job regulation) ‘comme un travail’, en indiquer les caractéristiques, et ainsi ajouter aux démarches analytique, qualificative et prescriptive de la négociation collective une démarche que nous nommons ‘poïétique’. Quelques premières leçons ont été tirées de ces analyses. Elles appellent à poursuivre l’exploration de cette démarche compréhensive, non pas opposée aux approches classiques de la négociation collective, mais complémentaire, car soucieuse de travailler ‘à hauteur d’homme’ et de regarder ces négociateurs, quel que soit leur camp, ‘comme des travailleurs de la mise en accord’.