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Alors que l’appel à contributions de ce numéro spécial de Sociologie et sociétés sur la race et le racisme circulait, deux controverses publiques relatives au racisme ont éclaté quasi simultanément au Québec et en France — d’où sont respectivement issus les auteurs de ces lignes. Le 17 octobre 2017, le ministre québécois de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, David Heurtel, annonce la fin de la « Consultation québécoise sur la discrimination systémique et le racisme » et sa conversion en « Forum sur la valorisation de la diversité et la lutte contre la discrimination ». Le virage n’est pas anodin : la nouvelle instance balaye ainsi sous le tapis l’enjeu du racisme et des discriminations à l’endroit des personnes racisées — y compris les citoyens « natifs » — pour le réduire à un problème passager d’arrimage entre les qualifications des nouveaux arrivants et les besoins du marché du travail[1]. Quelques mois auront donc suffi pour que l’initiative lancée en mars 2017 avorte sous la pression des partis de l’opposition qui voyaient en cette consultation publique une intention de faire le « procès des Québécois »[2].

À peine un mois plus tard, en France, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer dépose une plainte contre le syndicat enseignant SUD Éducation 93 à propos d’une rencontre non mixte que ce dernier souhaitait organiser afin de discuter du « racisme d’État dans la société et en particulier dans l’Éducation nationale »[3]. L’objet de la plainte : diffamation contre l’État français pour l’avoir accusé d’être raciste. Ces sorties déclenchent une véritable polémique. Tandis que les uns estiment comme « un abus de pouvoir extrêmement dangereux »[4] le fait d’interdire l’usage d’une notion qui a le mérite de forcer le débat public autour des réalités du racisme et de la discrimination raciale dans la société française, les autres considèrent l’action du ministre comme raisonnée et fondée puisque « la République donne tous les signes d’une forte mobilisation contre le racisme »[5].

Ces deux exemples, loin d’être isolés[6], rappellent combien la question du racisme a une charge politique éminemment sensible. Le racisme est un de ces sujets qui fâchent. Or, il ne fâche pas que l’opinion publique ou les autorités politiques : il divise également les chercheurs en sciences humaines et sociales, notamment de tradition francophone[7].

De fait, si dans les milieux universitaires anglophones règne un certain « consensus » (Blum, 2010) à propos du concept de race et que l’on ne compte plus les revues scientifiques — Ethnic and Racial Studies ; Race & Class ; Race and Society ; Sociology of Race and Ethnicity — et les programmes d’études universitaires dédiés à la question de la race et du racisme, la sociologie de langue française est loin d’avoir son pareil. On peut certes identifier les travaux pionniers de la sociologue française Colette Guillaumin (2002[1972], 1977) dès les années 1960-1970, restés marginaux pendant plusieurs années. Il faut attendre le début des années 1990 pour voir émerger une sociologie du racisme dans les espaces français (Wieviorka, 1991, 1992 ; Bataille, 1997 ; De Rudder, Poiret et Vourc’h, 2000), belge francophone (Rea, 1998) et canadien francophone (Sociologie et sociétés, 1992 ; McAndrew et Potvin, 1996 ; Renaud, Germain et Leloup, 2004 ; Labelle, 2001 ; Potvin, 2008, 2017), pour ne nommer que ceux-là.

On constate donc une frilosité, si ce n’est une hostilité, chez les sociologues formés en français à placer au coeur de l’analyse la question de la race et du racisme (Poutignat et Streiff-Fénart, 1995 ; Simon, 2008 ; Safi, 2013). Pour s’en convaincre, rappelons encore l’annulation à Lyon, en 2017, du colloque « Lutter contre l’islamophobie, un enjeu d’égalité ? »[8], ou encore la tentative de censure du numéro spécial de la revue Mouvements sur l’intersectionnalité en février 2019[9]. On pourra arguer que ces exemples sont propres à la France et témoignent surtout d’un entremêlement de préoccupations politiques, médiatiques et universitaires qui n’aurait pas son pareil dans d’autres sociétés. Ce serait cependant faire l’impasse sur toutes les situations de la vie ordinaire de chercheurs (présentation dans un colloque, évaluation d’un article, etc.) dont les analyses sont mises en doute dès lors qu’il est fait référence à la réalité du racisme, quand elles ne donnent pas lieu à la disqualification et à l’invisibilisation de leurs auteurs par des procédés d’altérisation (Ait Ben Lmadani et Moujoud, 2012 ; Benhadjoudja, 2015). De fait, on peut regretter que les arguments contre ceux qui prennent pour objet les rapports sociaux de race soient si peu souvent dignes d’un véritable débat scientifique — qui s’attacherait à interroger les postures épistémologiques privilégiées ou le choix des méthodes d’enquête, par exemple. A contrario, les critiques s’apparentent le plus souvent à des tentatives de délégitimation tantôt de la gauche intellectuelle dans son ensemble — accusée de militantisme, de faire le jeu des identitaires[10], d’attenter à la pensée universelle —, tantôt des intellectuels « minoritaires » soupçonnés de manquer d’objectivité (Bouzelmat, 2019), tantôt des deux à la fois (Célestine, Hajjat et Zevounou, 2019).

Ce numéro de Sociologie et sociétés souhaite s’éloigner de ces procès d’intention stériles pour ramener les discussions sociologiques sur le racisme sur le terrain scientifique, qu’il soit question d’épistémologies, de théories ou de méthodologies. L’objectif est donc de contribuer, avec d’autres (Jounin, Palomares et Rabaud, 2008 ; Belkacem et al., 2019 ; El Miri, à paraître), à défendre la pleine légitimité d’une sociologie du racisme, mais en admettant la pluralité potentielle de cette sociologie, sa diversité interne et les débats heuristiques que cette dernière peut susciter — d’où le pluriel donné au titre de ce dossier thématique, « Sociologies de la race et du racisme ».

La nuance n’est pas bénigne. L’idée n’est plus de tenter de convaincre les opposants aux rapports sociaux de race de la pertinence de les inclure dans l’analyse, mais d’assumer sans complexe l’existence de ces derniers, afin de discuter et d’approfondir les outils conceptuels et les stratégies d’enquête les mieux adaptés pour les appréhender. Pour ce faire, nous sommes partis d’un postulat singulier : si le racisme est bien l’expression d’un système d’inégalités structurelles (Essed, 2001) lié aux phénomènes d’esclavage, de colonialisme et de ségrégation (Césaire, 2004 ; Fanon, 2015 ; Memmi, 1957, 1982), et qu’il constitue en cela une réalité historique massive, les rapports de pouvoir dont il est l’expression sont différenciés et obéissent à des ressorts situés, pluriels et changeants. Les auteurs réunis dans ce numéro ont donc fait le pari de s’éloigner d’un regard en surplomb sur le racisme pour documenter « par le bas » les modalités plurielles par lesquelles les rapports sociaux de race s’expriment et se perpétuent. Leurs textes rappellent ainsi que le racisme est un phénomène relationnel qui prend corps et sens dans les interactions les plus banales de la vie quotidienne. Si les sociétés québécoise et française ont servi de point de départ à la réflexion de cet article introductif, le numéro ne s’y restreint pas et expose des réalités se rapportant à plusieurs contextes sociaux : suisse, marocain, espagnol, français, québécois, canadien.

les défis de l’objet racisme dans la sociologie de tradition francophone

Avant de présenter la problématique et les articles au coeur de ce dossier, revenons sur deux défis que rencontrent fréquemment les chercheurs qui se penchent sur les phénomènes de racisme, particulièrement au sein des espaces sociologiques de tradition francophone : 1) le refus de reconnaître la légitimité du concept de race ; 2) les luttes entre traditions théoriques. Ce n’est qu’au prix d’une déconstruction de ces deux pierres d’achoppement que la sociologie du racisme défendue dans ce numéro pourra commencer à s’apprécier.

Le refus d’utiliser l’appareillage conceptuel pour penser le racisme

C’est avec le développement des sciences naturelles, au xixe siècle, que naît la théorie raciale (Guillaumin, 2002 [1972]). À cette époque, des savants se dévouent à l’organisation et à la classification des êtres vivants, y compris humains. Quoi qu’on ne s’entende guère sur les critères de classification à retenir — Ernest Renan, par exemple, privilégiait la langue et l’idée de « race linguistique » alors que d’autres optaient plutôt pour la couleur de la peau, la forme du crâne, la taille du nez et des lèvres, etc. (Olender, 2005 ; Guillaumin, 2002[1972]) —, la particularité commune à cet exercice est d’allier un trait physique objectif à un trait d’ordre cognitif ou psychologique. Ce travail de classification scientifique offre un système de justifications prétendument théorique et objectif à l’idéologie raciste, c’est-à-dire à l’idée que des groupes humains sont inférieurs aux autres, et sert de rationalité scientifique pour consolider l’entreprise coloniale (Wieviorka, 1991). Elle donna lieu au mythe aryen et à la folie meurtrière nazie de la Deuxième Guerre mondiale. Bien que des voies se soient élevées dès le xixe siècle pour contester la scientificité des classements raciaux (Firmin, 2003[1885]), ce sont le programme d’action contre le racisme engagé par l’UNESCO à partir de 1949 (Maurel, 2007) et les avancées de la génétique (Montagu, 1997 ; Livingston, 1962) qui ont conduit au discrédit des fondements biologiques de la race et mené à la négation officielle de la doctrine de l’inégalité des races[11].

Depuis, l’usage du mot « race » est controversé dans les sciences sociales, quoiqu’il ait été réhabilité avec la naissance de la « Critical Race Theory » dans les années 1970 aux États-Unis[12]. Dans les espaces francophones, le concept continue souvent d’être tenu pour illégitime par les chercheurs en sciences sociales, et ce, même lorsqu’ils sont enclins à reconnaître l’existence du racisme. On lui préfère une foule d’euphémismes : culture, groupe ethnique, origines nationales, minorité visible, migrants, groupe minoritaire/majoritaire… Or, ces termes n’échappent pas au risque d’essentialisme et de naturalisation que l’on prétend éviter en contournant le concept de race (Balibar, 1992 ; De Rudder, Poiret et Vourc’h, 2000 ; Bessone, 2013). En outre, ils ont le défaut de ne pas posséder la charge théorique nécessaire pour penser des inégalités et des injustices entre groupes sociaux qui découlent de rapports de force historiquement constitués suivant une ligne raciale. En cela, refuser de nommer la race ou les rapports sociaux de race, c’est refuser de reconnaître les héritages du colonialisme et de l’esclavage et leurs effets déterminants sur les structures sociales comme sur les structures du subconscient. Ne pas dire la race, c’est finir par laisser penser que ce type d’inégalités et d’injustices n’existe pas et se priver d’un concept qui en permet l’analyse. Nous rejoignons en cela l’analyse de Pap Ndiaye pour qui il est :

très important de distinguer l’objet de la notion : en tant qu’objet, la « race » n’a aucun sens ; en tant que notion pour rendre compte d’expériences sociales, elle est utile. […] Quoi qu’il en soit, réfuter absolument la notion de « race » au nom de l’antiracisme, c’est-à-dire au motif que les « races » n’ont pas d’existence biologique et qu’il faudrait promouvoir l’unicité du genre humain, est une position morale qui rend difficile la réflexion sur les caractéristiques sociales des discriminations précisément fondées sur elle.

Ndiaye, 2008 : 39-42

Ici, il est toujours utile de rappeler que ce n’est pas la détermination biologique qui est première dans le concept de race, mais bien l’effort de construction sociale et politique qui la précède. Ce sont les idées politiques, les valeurs, les prémisses du temps qui ont conduit le travail scientifique vers la validation de la race et qui, donc, ont « produit » la race et continuent de le faire en dépit que cette dernière ne résiste pas à l’épreuve des faits biologiques (Balibar, 1992 ; Bessone, 2017). C’est dans cette optique que De Rudder, Poiret et Vourc’h (2000) affirment que ce n’est pas l’existence naturelle et a priori des races qui commande l’idéologie raciste et les discriminations, mais bien le racisme qui crée les races. Dit autrement, ce n’est pas l’existence de différences biologiques qui fait la race, mais la « naturalisation […] d’une catégorie sociale par des pratiques discriminatoires » (Fassin et Fassin, 2009 : 259).

Suivant l’optique constructiviste, Magali Bessone définit les races comme des groupes sociaux :

(…) dont les membres, dans un certain contexte social, partagent des expériences spécifiques, négatives (discriminations, stigmatisation, violences, etc.) et positives (auto-identification, solidarité, loyauté, etc.), qui sont le support de la conscience partagée par tous les membres du groupe de former une collectivité engagée dans une pratique commune.

Bessone, 2017 : 135-136

Ces groupes sociaux ont en commun une histoire (récits de la colonisation, de l’esclavage, d’un génocide, d’un ethnocide, de la ségrégation, etc.) et un vécu contemporain de discriminations et d’agressions plus ou moins « micro » qu’ils éprouvent jusque dans les subjectivités et les corps[13]. La race renvoie ainsi à des marqueurs visuels utilisés comme « signes »[14] (Guillaumin, 2002), à une position sociale (relative au pouvoir) et à une expérience subjective. Ces signes objectivement observables ne sont pas des essences, mais plutôt des propriétés relationnelles toujours empreintes de significations et de valeurs à comprendre en lien avec les structures socioéconomiques et les rapports de domination entre les groupes, eux-mêmes héritiers d’une histoire.

Les processus de racisation et les catégories raciales sont donc susceptibles de bouger selon les contextes et les périodes historiques, ce qui en fait des réalités contingentes et rend légitimement nécessaire, si l’on veut parvenir à mieux comprendre le phénomène pour mieux le combattre, le travail de contextualisation empirique mis de l’avant dans ce numéro. Faire la démonstration du caractère construit de groupes racisés qui ont en partage une histoire de subordination est également ce qui permet de contourner l’idée d’« identités raciales » existantes a priori vers laquelle glissent malencontreusement certains travaux attachés à mesurer les effets du racisme (El Miri, à paraître). Comme dans certains travaux portant sur d’autres objets, c’est alors la démonstration convaincante de l’articulation entre le phénomène observé et les conditions objectives concrètes permettant de l’interpréter qui manque (Revel, 1996 ; Garneau, 2015).

Les luttes entre traditions et théories scientifiques

L’autre raison pouvant expliquer les résistances de certains sociologues à accorder une place centrale à la question raciale dans leurs travaux, voire à « entendre » les recherches qui le font, peut être rapportée aux luttes inhérentes au champ de la sociologie, notamment à la critique féministe et à la critique néo-marxiste.

Pour la critique féministe, si on a pu voir une résurgence de la question de la race et du racisme depuis l’émergence et la prolifération des travaux sur l’intersectionnalité, ce n’est toutefois pas sans que ce mouvement ne s’accompagne de ce que la sociologue canadienne Sirma Bilge (2013, 2015) appelle le « blanchiment » de l’intersectionnalité. Rappelons que l’intersectionnalité consiste en l’articulation complexe, simultanée et interactive de plus d’un axe de détermination sociale, de plusieurs cadres de domination, dans l’étude et la compréhension des inégalités sociales[15]. Cela signifie que les ressorts du phénomène étudié ne doivent pas être renvoyés en dernière instance à la domination masculine ou au système patriarcal, comme le fait une version plus classique du féminisme, mais qu’ils sont à analyser dans leur interaction avec d’autres axes de détermination sociale (race, classe…) sans présumer, du moins pas avant leur confrontation à l’empirie, de la suprématie d’une domination sur l’autre (Bilge, 2010 ; Garneau, 2017a).

Lorsque Bilge évoque le blanchiment de l’intersectionnalité, elle se réfère ainsi au fait que de nombreuses chercheures féministes tendent aujourd’hui, par leurs pratiques mêmes de production des savoirs, à effacer les racines afro-américaines du féminisme intersectionnel et leurs enjeux militants :

Par le terme « blanchiment », je fais référence à un ensemble de discours et de pratiques qui évacuent la pensée critique raciale de l’appareillage actuel de l’intersectionnalité et marginalisent les personnes racialisées comme productrices des savoirs intersectionnels des débats et des espaces universitaires contemporains, ainsi qu’à une façon de faire la science qui consolide l’hégémonie au lieu de la déstabiliser.

Bilge, 2015 : 9

Cet effacement de l’axe racial conduit entre autres à une surreprésentation du sujet femme dans les travaux intersectionnels et fait oublier que les premières féministes de l’intersectionnalité, les militantes et intellectuelles féministes noires, n’étaient pas plus femmes que racisées. Par conséquent, l’importance des autres sources d’oppression s’en trouve diminuée. Lorsqu’on ajoute à cela la popularité dont jouit aujourd’hui l’intersectionnalité, notamment sur le plan des politiques publiques, on se retrouve face à une intersectionnalité décorative (ornamental[16]) qui consiste à proférer que l’on « fait de l’intersectionnalité » et à rajouter l’inégalité raciale aux inégalités de sexe qui, elles, demeurent premières. La question du racisme apparaît alors jouer un rôle secondaire, voire tertiaire, quand elle n’est pas tout simplement évacuée de l’analyse[17].

Un second exemple de cette atténuation ou de cette opposition à la question raciale se trouve dans les travaux qui placent au premier plan les rapports de production et de classes sociales[18]. Pour ces derniers, s’il existe une inégalité de position entre des groupes racisés, c’est moins en raison d’une idéologie raciste marginalisant les travailleurs immigrés et leurs descendants qu’en vertu du fonctionnement même du capitalisme, lequel nécessite, pour se maintenir et se développer, une main-d’oeuvre à faible coût. Devant un tel fonctionnement de l’économie, les immigrés, qui n’ont pas les capitaux — économiques, sociaux, culturels — suffisants pour échapper aux secteurs les plus précaires de l’emploi, se trouveraient contraints d’occuper le bas de l’échelle sociale[19]. Or, malgré les éléments de pertinence qu’apporte sans conteste l’analyse en termes de rapports de production matérielle, qui tendent d’ailleurs souvent à être négligés dans les postcolonial studies, cette dernière n’est pas sans écueils. Elle tend, premièrement, à réduire la question raciale à la question migratoire, effaçant au passage les populations racisées qui ne sont pas issues des migrations, comme les peuples autochtones ou les descendants de la traite et de l’esclavage. Deuxièmement, elle tend sinon à ignorer le racisme, du moins à le minorer au profit d’autres systèmes d’oppression et de domination. Si, par exemple, des chercheurs admettent que les ouvriers d’origine maghrébine et leurs descendants en France peuvent subir de la discrimination raciale, ces derniers s’empressent souvent d’ajouter que le racisme est à comprendre en le subordonnant à une autre instance qui le précède et le dépasse, soit le système capitaliste. Ces logiques du « ou » — logiques raciales ou logiques de classes ? — et du « oui, mais… » — oui il y a du racisme, mais il s’explique par les transformations de la société salariale — empêchent de reconnaître pleinement la prégnance du phénomène et préviennent une pensée des « et » (racisme et classisme). En outre, elles finissent par laisser entendre, à force de répétitions des « oui, mais… », que les manifestations de racisme sont excusables parce que déclenchées par d’autres formes d’oppression.

Ces réflexions nous mènent à la fameuse question de la « dernière instance », de la détermination sociale ultime, celle qui permet d’expliquer les dynamiques de domination, d’opposition et de subjectivation à l’oeuvre. Laquelle doit donc prévaloir ? Les rapports de classe, le système patriarcal, les structures coloniales ? On peut se demander ici si ces difficultés ne se mêleraient pas indûment à un autre débat : celui de la réflexion politique sur les meilleurs moyens permettant de venir à bout des inégalités et de l’injustice sociales. Comme le souligne le philosophe américain Lawrence Blum à propos des débats autour de la question raciale aux États-Unis :

These groups are already, that is, as a matter of history, racialized, and it is injustice between these already-racialized groups that we have to decide how to rectify. It is an important and disputed question whether the highlighting of their race is the best way to do so. […] Wilson, Orlando Patterson, and others have argued that an obsessive focus on race as the cause of all the disadvantages of American blacks, has blinded us to the ways that nonracial, economic and social factors are deeply implicated in the plight of American blacks. […] But that dispute cannot be meaningfully engaged unless all parties accept the existence in the world of racialized groups [c’est nous qui soulignons]. In the dichotomy between what is in the world and how we talk about the world, racialized groups are firmly in the former category.

Blum, 2010 : 313

Blum nous explique qu’avant de discuter de façon satisfaisante de la meilleure façon de combattre les oppressions et les inégalités, il conviendrait que soit reconnue préalablement par « toutes les parties » l’existence de rapports sociaux fondés sur la race. Ce n’est qu’en prenant pour légitime le poids déterminant de siècles d’esclavage, du colonialisme et de la ségrégation sur la structuration des sociétés contemporaines, que le racisme pourra être vu, appréhendé et discuté sérieusement par les chercheurs. En posant les processus de racisation et de racisme au coeur d’une analyse sociologique, l’intention n’est pas tant d’autonomiser les logiques de racisation dans une pensée de la « dernière instance » que de les rendre visibles et tangibles. Se pose ici alors la question du « comment faire ».

contextualisation des expériences du racisme

L’effort de contextualisation apparaît d’abord comme essentiel dans la compréhension fine du racisme, tant dans ses logiques de construction et ses formes d’expression plus ou moins violentes, directes et déclarées, que dans les expériences, les vécus, les ressentis des acteurs racisés. Il s’agit sans doute ici de décaler le regard d’analyse, de quitter un temps l’analyse des discours et les approches macrosociologiques et plus surplombantes du racisme, pour envisager des démarches méso, voire microsociologiques. L’objectif n’est pas tant d’opposer ces approches mais bien de les prendre en considération conjointement pour nourrir plus généreusement une sociologie du racisme dont le cadre d’analyse fait la part égale aux effets de structure, aux contextes sociaux et aux variables objectives et subjectives propres aux acteurs sociaux.

Les dynamiques contextualisées du racisme

Comme le souligne Albert Memmi, « le racisme ne devient exactement tel, que dans un contexte social » (1982 : 40). Il convient de prendre en considération dans l’analyse et la compréhension du racisme le contexte dans lequel il s’exprime. Si l’école, par exemple, est l’une des institutions qui se targuent de garantir une universalité quant à l’égalité entre les élèves qu’elle accueille, de nombreux travaux ont indiqué qu’elle pouvait être traversée par des processus discriminatoires et ségrégatifs, révélateurs de formes de racisme plus ou moins appuyées et visibles[20] (Payet, 1995, 2000 ; Van Zanten, 2006 ; Duru-Bellat, 2011 ; Steinbach, 2010 ; Dhume et al., 2011). La rencontre du racisme à l’école est souvent décrite dans ces travaux comme une première expérience, parfois violente, pouvant laisser une empreinte appuyée dans les biographies des acteurs, d’autant plus lorsqu’elle est vécue à l’heure des choix d’orientation[21]. Le racisme vécu dans l’accès à la santé peut également apparaître comme très violent, particulièrement parce que le domaine est pensé par beaucoup comme protégé, voire exonéré de tout comportement excluant et discriminatoire (Fassin, 2001). Quant au lien entre racisme et police, il a été largement traité depuis les travaux pionniers de Michel Wieviorka (1992), tout particulièrement à travers l’étude des relations entre représentants des forces de l’ordre et jeunes racisés (Kokoreff, 2003, 2010 ; Lapeyronnie, 2008 ; Jobard et al., 2012 ; CDPDJ, 2005 ; Nagra et Maurutto, 2016). Bien qu’il faille distinguer comportements policiers discriminatoires et idées racistes, force est de constater que « les deux se mêlent volontiers » (Fassin, 2011 : 248). On pourrait également aborder les problématiques dans l’accès au logement (Ledoyen, 2004), dans les relations avec les services publics comme Pôle Emploi, la CAF[22], les impôts, celles avec les établissements bancaires et les compagnies d’assurances ou encore l’accès aux loisirs, avec l’exemple caractéristique de l’entrée en discothèque[23]. Mais c’est sans compter le travail et l’emploi, qui demeurent sans conteste les domaines de la vie sociale les plus étudiés quant à la production et l’expression de formes de racisme. Dans la suite de travaux pionniers (De Rudder, Poiret et Vourc’h, 1994, 1997 ; Bataille, 1997), plusieurs recherches documentent la discrimination raciale à l’emploi (Cognet, 2004 ; Chicha, 2009 ; Eckert, 2011 ; Eid, 2012), se concentrent sur certains secteurs d’activité (Jounin, 2008), sur les logiques d’orientation professionnelle (Darchinian et al., 2017) ou sur des formes d’emploi spécifiques comme le travail intérimaire (Giraudo-Baujeu, 2014, 2019). Au-delà des processus de construction et d’expression mis en évidence, ces travaux soulignent combien l’expérience du racisme dans le travail semble prendre plus d’importance pour les enquêtés que dans d’autres sphères de la vie sociale[24], d’autant plus lorsque cette expérience s’ajoute à d’autres situations sociales vécues à l’école, dans l’accès au logement, dans les rapports avec les institutions. Certains parcours biographiques rendent alors compte « d’expériences totales de la discrimination » (Dubet et al., 2013), et soulignent le caractère continu de l’expérience raciste (Poiret, 2010 ; Garneau, 2017b). À l’inverse, le ressenti peut être tout aussi violent pour des femmes et des hommes pour qui le racisme au travail est une première dans des trajectoires jusqu’alors dénuées d’expériences négatives liées à l’exclusion ou à la discrimination raciales.

Si, comme nous le verrons par la suite, l’expérience du racisme est sans nul doute à replacer ou resituer dans un parcours biographique, on mesure bien ici l’exercice nécessaire de contextualisation. Le racisme peut ne pas résonner de la même façon et avec la même force, pour celles et ceux qui en sont victimes, selon le contexte dans lequel il se produit (Garneau, 2017b). Ainsi, l’expérience peut ne pas être appréciée de la même manière par la personne racisée selon les propriétés sociales de l’auteur de l’acte : s’agit-il d’un professeur, d’un supérieur hiérarchique, d’un policier, d’un médecin ? D’un élève, d’un collègue, d’un client, d’un usager, d’un inconnu dans la rue ? Enfin, c’est la forme d’expression empruntée par le racisme qui revêt une importance dans cet effort de contextualisation. On sait que les discours directs, les réflexions catégoriques et les paroles décomplexées s’avèrent plus rares, laissant leur place à des formes plus dissimulées, n’hésitant pas à composer avec les blagues, les plaisanteries, les allusions et autres ambiguïtés. Ce racisme voilé (Bataille, 1997) peut parfois être plus violent et plus féroce que des formes flagrantes, pour des femmes et des hommes qui, victimes de blagues et d’allusions, ne peuvent être entièrement convaincus de l’intention raciste. Cet état d’incertitude est partagé par ceux qui se trouvent devant des formes encore plus sournoises et vicieuses parce que silencieuses, jouant sur le non-dit, le mépris et l’ignorance de l’être. Ces formes flottantes de racisme (Giraudo, 2007), qui se rapprochent du nanoracisme (Mbembe, 2016) ou du everyday racism (Essed, 2001), peuvent se révéler d’autant plus blessantes et humiliantes qu’elles s’appuient sur le traitement de l’absent, sur l’attribution d’un rôle contradictoire de « non-personne » (Goffman, 1973), sur le confinement à une « zone de non-être » (Fanon, 2015 [1952]). Nous le voyons bien : si nous souhaitons proposer des analyses participant à une sociologie du racisme globale, sensible et précise, nous ne pouvons faire l’économie de ce travail de contextualisation qui, résumé familièrement et un peu caricaturalement, consiste à répondre à une série de questions : où et quand ?, quoi et comment ?, et qui[25] ?

Penser et reconnaître l’expérience du racisme

Publié en 2000, le livre de De Rudder, Poiret et Vourc’h, L’inégalité raciste. L’universalité républicaine à l’épreuve, est considéré comme l’un des premiers ouvrages en français à formuler des propositions théoriques et méthodologiques dans le cadre de recherches prenant pour objet d’étude le racisme et les discriminations. Ses auteurs soulignent également le besoin scientifique de « faire place à la parole du minoritaire », qui apparaît selon eux « comme le grand absent des recherches comme des discours sur les discriminations et le racisme » (De Rudder, Poiret et Vourc’h, 2000 : 165). Les victimes seraient non seulement oubliées mais ne seraient même pas entendues[26]. La même question sera soulevée par Nicolas Jounin, Élise Palomares et Aude Rabaud en 2008 dans un dossier de la revue Sociétés contemporaines, relevant là aussi certaines carences[27]. Depuis, quelques travaux ont tenté d’investir ces angles morts, proposant de s’intéresser à la parole minoritaire (Poiret, 2010), à l’expérience de la discrimination (Agora Débats/Jeunesses, 2011 ; Dubet et al., 2013), à l’épreuve du racisme (Giraudo-Baujeu, 2018) ou au racisme vécu (Garneau, 2017b).

Ces travaux, encore marginaux, soulignent la pluralité et la diversité des réponses et des réactions entreprises par les acteurs racisés en ce qui a trait au racisme. Certains vont préférer se taire, alors que d’autres vont prétexter « ne rien voir », se glissant dans des formes de déni, « non pas d’un déni général (…) mais du déni individualisé » (Cuturello, 2011 : 70). Quelques-uns envisagent « l’exil » (Dubet et al., 2013) vers des pays jugés comme moins racistes, n’hésitant pas à dresser des hiérarchies entre des contextes sociétaux plus ou moins hostiles (Garneau, 2017b). Pour d’autres, il s’agit d’esquiver, soit en faisant la « part des choses » (Cuturello, 2011), soit en évitant les entreprises perçues comme racistes (Giraudo-Baujeu, 2014, 2018). Cette dernière stratégie peut être qualifiée de collective dans le sens où ce sont les informations relayées par les réseaux affinitaires (familles, amis, pairs) qui permettent d’inscrire un lieu de travail, par exemple, comme potentiellement raciste. Éviter telle entreprise permet alors de ne pas se (re)trouver devant le racisme. Une autre technique consiste à « retourner le stigmate », renverser le discrédit du stigmate, à « réussir une reconversion symbolique du stigmate » (Jovelin, 2011). Ces différentes réactions empruntent des stratégies et des techniques qui peuvent s’insérer dans une posture globale du « faire avec » le racisme, si tant est que d’autres puissent se regrouper sous celle du « faire face » (Cuturello, 2011 ; Cognet et Eberhard, 2013 ; Giraudo-Baujeu, 2018). Ici, cela consiste par exemple à épouser la posture du « démarquage » (Daniel, 2011), à savoir « en faire deux fois plus », paraître irréprochable, et ce, afin de rendre nul le degré de probabilité d’être victime de racisme. Plusieurs s’engagent dans des postures de lutte relativement au racisme. Ils répondent aux blagues racistes par d’autres plaisanteries, maniant la répartie et l’ironie, ils ne baissent pas les yeux et soutiennent les regards stigmatisants, ils dénoncent les discours et les pratiques en déposant des plaintes, par la voie hiérarchique ou la voie juridique. Si l’on sait que les plaintes ont peu d’espoir d’aboutir, la démarche s’inscrit dans une posture engagée, participant à la lutte. Enfin, quelques-uns s’inscrivent dans des formes de résistance, laissant s’exprimer des sentiments de révolte, notamment par un engagement associatif ou politique. S’ils acceptent l’épreuve du racisme, ils ne s’y soumettent pas (Daniel, 2011) : bien au contraire, l’objectif est ici de résister et de combattre, de se révolter et de s’engager dans la cité (Kokoreff et Lapeyronnie, 2013).

Que les stratégies et techniques s’inscrivent dans un « faire avec » ou un « faire face », elles soulignent le dynamisme des réactions possibles, qui vont, bien évidemment, répondre aux contextes au sein desquels le racisme se manifeste. Il faut ainsi imaginer la réversibilité des postures, en fonction des réponses aux « où et quand ?, comment et quoi ?, et qui ? », en fonction de ce que Pap Ndiaye (2008) qualifie de « coût-bénéfice de la prise de parole », et en fonction des caractéristiques sociologiques, objectives et subjectives, propres aux acteurs racisés. L’âge, le sexe, le statut d’emploi, mais également le rang dans la fratrie, la position générationnelle… tant de propriétés sociales qui peuvent participer à moduler, voire annihiler des réactions au racisme. C’est pourquoi il convient d’aborder les carrières[28] des femmes et des hommes, et observer combien l’expérience du racisme peut y apparaître comme un seuil bifurcatif (Bessin, Bidart et Grossetti, 2010), et comment elle soulève des questions identitaires autour d’estime de soi blessée, de souffrances invisibilisées et de culpabilités secrètes.

Au-delà de la prise en considération des carrières des femmes et des hommes, de la diversité et la réversibilité de leurs réactions en ce qui a trait au racisme, penser l’expérience du racisme passera enfin par la reconnaissance et la légitimité de la parole des enquêtés. Pour reprendre les propos de Christian Poiret, il convient de s’inscrire dans une approche sociologique globale du racisme, qui puise par exemple dans la méthode de l’entretien :

En s’appuyant sur des entretiens biographiques, il s’agit de considérer l’expérience subjective du racisme banal non comme une simple collection d’anecdotes mais comme le reflet de « système de connaissance » et de « systèmes de valeurs » qui composent un cadre de compréhension générale du racisme, cadre mis en oeuvre pour appréhender la réalité.

Poiret, 2010 : 9

Si, objectivement, des expériences racistes apparaissent comme plus violentes, directes et répétitives, et d’autres comme moins soudaines, blessantes et brutales, subjectivement, ces expériences peuvent être vécues et ressenties bien différemment par les victimes (Garneau, 2017b). Du reste, les formes voilées de racisme et les micro-agressions, de l’extérieur ponctuelles et atomisées, ne prennent tout leur sens que dans l’expérience cumulée des victimes. Autrement dit, il convient de penser et reconnaître les acteurs comme crédibles et légitimes, et prendre en compte leur subjectivité afin d’analyser et de comprendre de façon la plus complète possible les réalités du racisme.

Mais cette reconnaissance est double et réciproque : les enquêtés doivent pouvoir envisager le chercheur comme légitime et crédible. À savoir, où se situe-t-il dans l’espace de la lutte contre le racisme et la discrimination raciale ? Quels sont ses intentions et ses motifs ? Est-il légitime pour écouter, entendre, et recueillir l’expérience du racisme ? C’est donc la construction d’un « horizon d’être avec » (Cefai, 2003) qui doit guider le chercheur autour d’une posture claire et transparente de formes d’engagements lisibles et visibles dans la relation d’enquête (Giraudo, 2010, 2012).

Ce dossier souhaite donc alimenter une réflexion commune autour des modes d’appréhension du racisme. L’heure n’est plus tant de convaincre de la réalité du racisme ni même de le dénoncer, mais de montrer le comment du racisme et de discuter des moyens les plus appropriés pour le comprendre. Ce besoin de documenter le racisme au plus près de ses manifestations, tout en discutant scientifiquement des outils théoriques, méthodologiques et épistémologiques disponibles pour le saisir, apparaît d’autant plus prégnant que la notion de diversité investit massivement divers espaces de réflexion — intellectuels, universitaires, d’entreprise —, avec pour tendance d’aplanir le débat, voire même de l’aplatir. Les travaux de Milena Doytcheva démontrent bien ce phénomène, soulignant comment se construit un usage sélectif de la diversité ou une « bonne diversité », visant à occulter certains critères comme l’origine raciale, l’orientation sexuelle ou la religion (Doytcheva, 2016).

Le projet de ce numéro est de réfléchir aux impensés, de mieux écouter les silences, d’articuler les dissociations, de faire du racisme un réel objet sociologique. Réfléchir aux impensés, c’est utiliser l’appareil conceptuel pour penser le racisme, c’est se saisir du concept de race, des processus de racisation, c’est tenter de s’éloigner d’une vision surplombante du phénomène, de ne pas « systématiser » une vision essentiellement systémique du racisme, et de descendre sur les niveaux méso et micro, tout en prenant en compte les situations sociales et les contextes. Mieux écouter les silences, c’est penser l’expérience du racisme, reconnaître les émotions, le racisme au quotidien dans ses expressions parfois les plus fines, les plus anodines, les plus silencieuses. C’est reconnaître les victimes comme les personnes les mieux informées, comme légitimes et crédibles, entendre le sens qu’elles donnent à leurs expériences du racisme, c’est-à-dire adopter une posture de chercheur claire et transparente sur les terrains, construire un « horizon d’être avec » (Roulleau-Berger, 2004). Articuler les dissociations, c’est penser, imaginer, (re)créer des liens et des articulations entre l’objet racisme et la sociologie du travail, de l’emploi, des migrations, du genre, de l’éducation. Il s’agit sans doute d’entreprendre davantage les corrélations, les maillages, les entremêlés que les additions, les juxtapositions et les hiérarchisations trop mécaniques. Développer, penser une sociologie du racisme, c’est penser ensemble, dans une analyse conjointe, la construction du racisme et l’expérience individuelle et collective du racisme. Une sociologie du racisme doit imaginer des recherches, des réflexions, permettant de penser ensemble la construction des mécanismes, l’expression des formes de racisme et l’expérience, le vécu, le ressenti des victimes. C’est en pensant cette articulation que saisir l’ensemble des processus en action sera mieux fait. Penser et faire une sociologie du racisme doit permettre de contribuer à mettre en lumière la racialisation des rapports sociaux, pour une prise de conscience plus entière de la réalité du racisme contemporain.

Présentation des articles

Dans ce dossier, les articles proposent de participer à penser cette sociologie du racisme autour d’analyses et de résultats issus de recherches empiriques, sur des terrains que l’on a voulu, à escient, diversifier (canadiens, européens et nord-africains) et où l’objet racisme est encore largement remis en cause aussi bien dans la société que dans le champ didactique.

Diane Desprat nous invite à pousser les portes des salons de coiffure en France et à observer comment les coiffeurs descendants d’immigrés, originaires du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, font face à un racisme qui s’exprime par différentes injonctions corporelles ou langagières. L’auteure nous montre comment ces femmes — en grande majorité — s’engagent dans des formes de résistance à partir de l’expérience subjective qu’elles font du racisme au travail. Le racisme au travail est également au coeur de l’article de Manuel Salamanca Cardona qui présente les résultats de recherches en cours sur les agences de placement montréalaises. Au-delà du rôle des agences d’emploi temporaire dans l’exploitation de la main-d’oeuvre immigrante, la question soulevée par l’auteur est davantage centrée, à partir d’expériences concrètes observées dans les agences et en entretien avec les travailleurs, sur l’incidence du régime spécifique du travail intérimaire dans la construction d’un racisme systémique au Québec.

Prenant pour objet le racisme anti-autochtone au Québec, Brieg Capitaine propose quant à lui une analyse critique du racisme systémique, mettant l’accent notamment sur certains de ses effets pervers. À partir d’une analyse du racisme ordinaire quotidien et des politiques de racialisation, l’auteur démontre combien le racisme anti-autochtone se manifeste plutôt sous des formes éclatées, dans un espace de conflits, et sans véritable lien clairement déterminant entre politiques de racialisation et conduites des acteurs.

Mustapha El Miri nous emmène pour sa part sur les routes migratoires empruntées par les migrants subsahariens, circulant et s’installant, temporairement ou définitivement au Maroc, en Espagne ou en France. Sur ces terrains multi-situés, l’auteur documente les logiques de racialisation et d’infériorisation par lesquelles les migrants subsahariens se voient entrer dans la « condition noire ». Il rappelle ainsi le caractère processuel et interactionnel du racisme, de même que les modalités concrètes par lesquelles le racisme se transforme et perdure par-delà ses singularités historiques et sociétales.

C’est à la catégorie de « blanchité » que s’est intéressé Paul Eid dans son analyse du racisme, proposant une lecture critique des Whiteness Studies. Selon lui, la blanchité peut présenter certains bienfaits théoriques et méthodologiques, particulièrement pour la mise en visibilité du racisme systémique. Mais sa mobilisation doit être soumise à une double condition : veiller à se tenir à l’écart de tout risque d’essentialisation, et privilégier les approches intersectionnelles. Cette approche est adoptée par Anne Lavanchy dans son article sur l’observation et l’analyse des pratiques et discours des officiers d’État civil chargés de prévenir les mariages « de complaisance » en Suisse francophone. À partir d’une enquête ethnographique, l’auteure montre comment les pratiques administratives encadrant les mariages mixtes en Suisse participent à la délimitation et au contrôle des frontières symboliques de la nation. En tant que concept des études critiques de la race, la blanchité est ici appréhendée comme un outil analytique permettant de mettre à nu les processus d’inclusion et d’exclusion qui traversent et structurent la société suisse, tout en dévoilant les mécanismes de hiérarchisation racialisée.

Enfin, Jean-Luc Primon et Patrick Simon nous invitent à apprécier l’apport des enquêtes quantitatives à la sociologie du racisme. Prenant appui sur les conditions et les résultats de l’enquête Trajectoires et Origines sur la diversité des populations en France, les deux auteurs montrent notamment le rôle joué par les marqueurs de visibilité dans la conscientisation du racisme chez les personnes racisées, tout en interrogeant les interactions entre expérience du racisme et expérience des discriminations.

Le dossier se conclut par une entrevue réalisée avec Nadia Hajji, ancienne responsable de la recherche au sein de l’organisme Diversité artistique Montréal (DAM). En plus de nous offrir plusieurs enseignements quant à la démarche de consultation populaire comme mode de documentation du racisme, l’entrevue fournit des exemples concrets de formes prises par le racisme et la discrimination raciale dans le secteur des arts, de la culture et des médias au Québec, ainsi que leurs effets sur les personnes racisées.