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L’ouvrage méticuleux, articulé et précis de Jérôme Mélançon comble une lacune importante dans les recherches sur la pensée politique merleau-pontienne de langue française. L’objectif de l’ouvrage est de sonder à nouveaux frais les rapports entre politique et philosophie pour s’interroger d’une part sur la politique comme marge ou horizon de la philosophie, de l’autre sur l’adversité et l’ambiguïté qui traversent nos vies (p. 12). Ces deux dernières notions, liées dialectiquement, réclament et appellent notre action. L’ambiguïté est à la source de notre liberté, l’adversité commande de penser la résistance des autres et du monde. Comme le remarque l’auteur : « Merleau-Ponty décrit la vie politique comme s’appuyant sur l’ambiguïté — mais faite avant tout de nos tentatives de faire face et de répondre à l’adversité » (p. 11). L’enquête de J. Mélançon est également axée sur la notion de structure « qui permet de rendre compte des relations dialectiques du sens et de la norme » (p. 14-15). L’ouvrage, qui s’articule autour de quatre parties, entend ainsi évaluer la pertinence des concepts politiques merleau-pontiens pour penser notre actualité.

Dans un premier temps, il s’agit pour J. Mélançon d’analyser l’adversité et l’ambiguïté comme « structures de l’expérience politique » (p. 16). Cette structure conflictuelle implique une violence inévitable : ambiguïté et adversité sont complémentaires, il s’agit de calibrer quel est leur poids dans la sphère politique. C’est d’abord vers l’expérience de mon corps et du corps d’autrui qui, comme l’indique le texte Le philosophe et son ombre, ne sont jamais pour moi ni sujet ni objet que se tourne J. Mélançon, pour passer ensuite au problème, central chez Merleau-Ponty, de la communication, de la parole, toujours en risque de manquer ce qu’elle voudrait signifier. Cette faillite possible amène J. Mélançon à penser que, dans la philosophie de Merleau-Ponty, l’adversité est le lieu naturel de la politique, comme le montrent la Note sur Machiavel, L’homme et l’adversité, ou encore Humanisme et terreur.

Du point de vue de Merleau-Ponty, notre situation appelle le conflit, car d’une part, nous empiétons sur l’existence des autres, et d’autre part, nous rejetons certains styles d’existence (p. 30). Or ce rejet, qui est violence, se retourne contre nous comme l’indique la Note sur Machiavel. C’est dans ce contexte que J. Mélançon propose une définition minimaliste du pouvoir, qui, en un sens, est très proche de celle de Machiavel : contenter le peuple sans l’opprimer, en insistant sur le rapport de « consultation et d’échange » (p. 31), lequel serait un appel à l’expression de la liberté. Par ailleurs, comme nos actions sont visibles mais pas nos intentions, l’apparaître politique, c’est-à-dire le passage du pouvoir dans le registre du perceptif et du sensible, entraînerait certains problèmes. Ces éléments vont amener J. Mélançon à s’interroger sur « l’adversité et la phénoménologie » (p. 34), notamment à partir du recueil Signes, une adversité qui « se trouve à l’envers de l’intentionnalité » (p. 35). La multiplicité des intentions incarnées qui se croisent et qui empiètent les unes sur les autres implique une imprévisibilité des effets et des actions. Par ailleurs, le double régime de stabilité et de changement de la réalité nécessite une approche dialectique dont les pôles sont l’institution (Stiftung) et l’action.

Après l’adversité, l’auteur se penche sur « La politique de l’ambiguïté » (p. 37). L’ambiguïté est l’expression de la contingence, mais aussi de la variété des motifs qui nous animent, de nos multiples positionnements possibles par rapport aux choses et aux autres. Dans le cadre de la pensée politique de Merleau-Ponty, l’ambiguïté permet de penser la multiplicité des régimes, une idée qui sous-tend la dernière partie de L’homme et l’adversité. Merleau-Ponty entend renouveler la réflexion politique grâce au concept d’ambiguïté, et ce renouveau va passer par « l’élargissement de la perception » (p. 41). Une analyse phénoménologique que J. Mélançon place sous le signe d’un impératif d’universalité selon lequel « nous devons laisser notre perception rejoindre celle des autres » (p. 41) afin d’introduire l’altérité comme un écart signifiant. Nous devons également, dans ce contexte, accepter l’inachèvement de nos actions qui se continuent et se diffusent ailleurs qu’en nous, vers le monde et les autres. J. Mélançon place ici son analyse sous le signe d’un avènement du sens qui déborde l’ordre empirique des événements, avènement qui est le lieu de la rencontre de l’autre, là où l’action et les valeurs prennent leurs racines (p. 47).

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée aux « structures de l’expérience politique » (p. 55). L’analyse débute par le problème de notre insertion dans le monde, que Merleau-Ponty inscrit, comme le souligne l’auteur, dans une ligne machiavélienne réaliste et pessimiste. Il pose que philosophie et politique sont incluses dans « un même projet existentiel », qui consiste à comprendre et non à juger, comme le souligne le chapitre final de la Phénoménologie de la perception. L’action doit s’appuyer sur la compréhension de l’adversité et de l’ambiguïté, ce qui implique que « toute politique doit donc savoir trouver ses motifs dans le monde » (p. 63). Par ailleurs, la philosophie politique doit être un « instrument de la culture » et « une arme de vérité » (p. 64), notamment pour servir de base à une discussion sur l’actualité politique française d’après-guerre. Il s’agira pour Merleau-Ponty de développer un point de vue lucide sur les limites du communisme et du libéralisme.

C’est avec une grande perspicacité que J. Mélançon rend raison de l’évolution de la pensée de Merleau-Ponty sur le marxisme et le communisme. L’analyse de la situation politique de l’URSS, notamment dans Humanisme et terreur, conduit Merleau-Ponty à développer un point de vue attentiste. Comme le montre J. Mélançon dans son analyse du livre de 1947, l’attente est une forme d’épochè politique. Elle exclut la prise de position partisane à la faveur du sens culturel de la politique, un sens dont le but est de produire une liberté active et engagée qui inclut dans son effectivité aussi bien le contingent que l’irrationnel, car ils sont le noyau de l’adversité et la condition structurelle de nos actions. D’autre part, pour Merleau-Ponty, la politique est reconnaissance de l’homme par l’homme, et il trouve des traces historiques de cette reconnaissance dans le communisme des origines, celui de 1917. Le prolétariat est encore à cette époque la promesse d’un avenir humain, et le marxisme une philosophie de l’histoire prometteuse qui arrive à lier dialectiquement nécessité et contingence. Dans ce contexte, le rôle du philosophe, selon Merleau-Ponty, sera de dévoiler l’antinomie communisme/libéralisme pour la dépasser, ce que tentera l’ouvrage Les aventures de la dialectique. La position non partisane de Merleau-Ponty entend cerner la dialectique qui se joue entre la conscience incarnée et sa praxis, c’est-à-dire la vérité de l’action par-delà les partis. Elle passerait d’abord, aux yeux de J. Mélançon, par la compréhension du fait que « notre liberté dépend de ce qui a été mis en marche avant nous » (p. 80). Il y a donc une signification, ou des significations latentes qui doivent sans cesse être reprises.

Toujours dans la deuxième partie, il va s’agir pour l’auteur d’analyser « l’intentionnalité politique » telle qu’elle est conçue par Merleau-Ponty (p. 89), car elle est avec les motifs à la racine de l’action libre. La liberté est inscrite dans le monde entre spontanéité active et reprise signifiante ; d’autre part, elle est limitée par notre corps et par les autres. Les significations sédimentées à l’oeuvre dans le tissu du réel impliquent une double dépendance : de l’histoire par rapport à nous et de nous par rapport à l’histoire, ce qui signifie que chaque intention sera à la fois reprise et ouverture. Cette double dépendance commande une analyse de la notion merleau-pontienne d’institution comme « acquis intersubjectif » (p. 100) qui entretient un lien dialectique avec le concept de fondation. Ce lien est porté par une « expression créatrice » (Malraux) qui déforme le monde de façon cohérente. Le sujet est à la fois institué par le monde, et instituant. L’institution a donc un sens politique : il passe par l’événement qui fixe un cap possible au détriment des autres, événement pensé sous l’horizon du monde et de l’intersubjectivité qui lui est coextensive.

C’est « La politique au fil de l’histoire » que J. Mélançon analyse dans sa troisième partie (p. 145). Il s’agit pour Merleau-Ponty de comprendre le travail de la violence à l’intérieur de l’histoire, notamment pour réfuter l’irénisme optimiste de l’entre-deux-guerres. Comme le montre le texte de 1945, La guerre a eu lieu, cet optimisme « aux mains propres » conduit à une politique abstraite, une politique de la conscience pure. À ce moment de son questionnement, Merleau-Ponty se demande comment penser l’homme dans le contexte d’une violence historique irrémédiable. Pour comprendre ce questionnement, J. Mélançon revient sur Humanisme et terreur, et sur la façon dont Merleau-Ponty y thématise le rôle du prolétariat à cette époque, rôle qui est de produire l’universalité dans sa praxis : le prolétariat est la classe la plus humaine en raison de sa situation historique et économique. D’autre part, l’analyse des procès de Moscou permet aussi à Merleau-Ponty de faire apparaître l’ambiguïté essentielle du régime soviétique. Cependant, cette ambiguïté structurelle ne signifie pas qu’il faille assumer sans réserve les « valeurs » du capitalisme. Ce régime doit lui aussi être critiqué de l’intérieur.

Le marxisme se révélera en fin de compte insuffisant pour penser l’histoire. Les aventures de la dialectique sont une mise au point critique, car le marxisme soviétique substitue à la relation dialectique prolétariat/monde la volonté d’un chef qui clôt les perspectives et ouvre sur un totalitarisme bureaucratique d’un type nouveau (p. 174) qui reste à penser. Pour Merleau-Ponty, il s’agit aussi bien de sortir du modèle soviétique, qui nie toute expression de la liberté et de la vérité, que d’éviter l’antinomie sclérosante et unilatéralisante : communisme/libéralisme. Il convient de se diriger vers un nouveau libéralisme, que J. Mélançon analyse comme un « libéralisme de l’expression ». Pour ce faire, il faut « choisir parmi les forces en présence » (p. 191) en intégrant dans la pratique politique les points de vue réformistes et radicaux, afin de dépasser les faux dualismes et l’unilatéralité partisane. En 1955, Merleau-Ponty cherche une voie politique juste qui fasse place à l’ambiguïté tout en luttant contre l’adversité : ce sera la gauche non communiste, proche de Pierre Mendès-France.

Toujours dans le cadre de cette troisième partie, les Entretiens avec Georges Charbonnier, que J. Mélançon exploite judicieusement tout au long de l’ouvrage, nous montrent comment Merleau-Ponty s’est positionné sur des questions éthiques de premier plan comme l’avortement. À ses yeux, le politique doit tenir compte de la multiplicité des opinions tout en évitant le moralisme. Le pouvoir doit accepter la critique et la discussion qui sont les expressions politiques constructives des citoyens. Le nouveau libéralisme que Merleau-Ponty préconise doit accepter les oppositions les plus radicales, comme la menace révolutionnaire érigée au terme des Aventures de la dialectique en « menace utile » (p. 201).

La quatrième et dernière partie, à savoir « La politique dans l’adversité, l’ambiguïté et l’invisible », est consacrée aux rapports qui subsistent entre l’ontologie du dernier Merleau-Ponty et la politique (p. 215). J. Mélançon appuie ses analyses notamment sur Signes et sur Le visible et l’invisible dans lequel Merleau-Ponty développe une philosophie hyperdialectique où l’adversité et l’ambiguïté nous articulent à l’être dans les dimensions de l’intersubjectivité et de l’intercorporéité. Ces liens impliquent de conceptualiser le « magma humain » comme Ineinander : être-l’un-dans-l’autre, intrication originelle avec les autres dans l’horizon du monde. Ces analyses amènent J. Mélançon à éclairer le concept merleau-pontien d’« humanisme d’antihumanisme où l’horizon d’humanité n’a de sens que dans l’horizon du monde. L’horizon est englobé et est englobant, il est savoir, et il est être, il est l’essence, et il est l’existence d’une humanité irréelle, jamais atteinte » (p. 233). Il montre, dans ce contexte, comment l’activité politique de gouvernement devrait être pensée comme dévoilement, explication et élucidation selon Merleau-Ponty.

Pour conclure, J. Mélançon met tout d’abord en rapport les acquis merleau-pontiens avec l’actualité de nos sociétés en prenant pour fil conducteur l’expérience de l’injustice. Cette analyse permet de mesurer la pertinence effective, contemporaine, des idées politiques du philosophe. D’autre part, il revient sur trois impératifs qui émergent explicitement de la pensée politique de Merleau-Ponty : l’impératif de reconnaître l’adversité et l’ambiguïté comme constitutives de toute situation politique, l’impératif d’universalité, et enfin l’impératif de coexistence. Par ailleurs, la politique est le lieu de l’activité aussi bien que de la passivité grâce aux concepts d’intention et d’institution, intention qui a pour rôle, entres autres, d’actualiser et d’individuer les valeurs. Il s’agit enfin et surtout de penser un nouveau libéralisme compréhensif, inclusif et interrogatif qui, comme le montre Les aventures de la dialectique, évite les « tares » du capitalisme classique et du communisme : un « libéralisme qui ne cherche pas à éradiquer ses adversaires et dont la violence est aussi humaine que possible » (p. 261).

Le riche ouvrage de J. Mélançon parvient ainsi aussi bien à rendre justice à la finesse des distinctions conceptuelles opérées par Merleau-Ponty dans le domaine de la pensée politique, qu’à analyser d’une façon originale les propositions concrètes dont le philosophe a alimenté la pensée politique occidentale du xxe siècle, positions qui sont trop longtemps restées marginales dans les études merleau-pontiennes de langue française. Espérons qu’en comblant une lacune importante le livre de J. Mélançon inspirera d’autres études d’envergure sur la philosophie politique de Maurice Merleau-Ponty.