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Le terrain glissant de l’émergence

Deux grands concepts sont présents dans Émergence, l’ouvrage de Maurizio Ferraris récemment traduit en français et publié aux éditions du Cerf en mars 2018. Apparaît d’abord de manière explicite et nouvelle dans son oeuvre la notion d’émergence, de même que celle, plus ancienne, de résistance du réel. L’auteur entend défendre l’émergence d’un esprit dont certains nous disaient (notamment les postmodernistes, selon l’auteur) qu’il « construisait » la réalité. En ce qui concerne la résistance, l’auteur insiste surtout sur celle de la réalité à un esprit qui pourtant en émerge. C’est en lecteur de Wittgenstein que l’on réagira à ces deux idées, ce à quoi on peut se sentir autorisé par deux passages de cet ouvrage. À la toute fin, Ferraris mentionne Wittgenstein à propos de cette idée centrale qu’est « le frottement de la pensée » (p. 173). Par ailleurs, en introduction, sont mentionnées ces « émergences que l’on rencontre dans l’histoire naturelle du monde » (p. 15), expression centrale pour Wittgenstein cette fois-ci. Ces deux passages suggèrent deux questions critiques. Tout d’abord, quelle est la nature du frottement de la pensée sur le réel et de la résistance du réel ? Ensuite, ne doit-on pas se méfier de cette notion d’émergence, et lui préférer d’autres notions comme celles d’histoire naturelle et de forme de vie ?

Le poids du réalisme négatif

Commençons par la résistance du réel, qui est renvoyée à une forme de réalisme négatif. Dans cet ouvrage sont en effet distinguées trois formes de réalisme : un réalisme négatif qui « rappelle que la réalité résiste à la pensée », un réalisme positif qui « affirme que la signification dérive du monde et de ses invitations », et un réalisme transcendantal qui « soutient que la racine commune de la résistance et de l’invitation se trouve dans l’enregistrement » (p. 27-28), c’est-à-dire dans le fait que ce qui se produit est retenu, par la mémoire aussi bien que par la réalité elle-même, sous la forme d’inscriptions, de traces.

Une première question s’impose : quel est le poids des trois réalismes présentés par l’auteur ? Ferraris nous dit que le réel qui relève du réalisme transcendantal se trouve à la racine de la résistance du réel comme de ses invitations à notre égard. Il nous semble cependant que cette résistance du réel a un poids supérieur, voire un statut particulier, dans cette hiérarchie.

Il semble d’une part avoir un poids supérieur au réalisme positif, aux invitations du monde, comme en témoigne la toute fin du livre qui présente le-réel-qui-fait-obstacle comme ce qui fait surgir la signification et les valeurs dans ce monde. On trouve notamment cette formule : « Grâce à l’inamendable comme source d’obstacle, grâce au frottement de la pensée, non seulement la signification fait partie de notre environnement, mais les valeurs (et les non-valeurs) sont dans le monde, et provoquent nos décisions » (p. 174). Autrement dit, le réel comme obstacle rend possible la signification, les valeurs et les décisions. Il semble d’autre part avoir une importance égale à ce qui est censé être plus fondamental, à savoir l’enregistrement. En effet, l’inscription et l’itération, qui sont deux des opérations essentielles de l’enregistrement, sont déjà présentées comme résistance et persistance : « Nous avons en premier lieu l’inscription, la permanence : quelque chose existe et résiste […] En second lieu, nous avons l’itération : la résistance n’est pas simple passivité […] ce qui est passif et inerte persiste cependant » (p. 38).

La question est donc : la résistance ne reste-t-elle pas le trait fondamental de la réalité, comme cela était le cas, semble-t-il, dans Le manifeste du nouveau réalisme[1] ? La réalité y était en effet présentée comme ce qui résiste, ce qui ne se réduit ni au connaissable (chap. II), ni à l’acceptable (chap. III), ni au constructible (chap. IV). Il semble alors qu’on perde en invitation et surtout en émergence, alors que l’ouvrage est une tentative d’ouverture du réalisme au-delà de la seule résistance du réel.

Quels frottements ?

Un deuxième problème se pose. L’auteur présente l’idée d’un frottement de la pensée sur le réel lorsqu’il se réfère à Wittgenstein dans les dernières pages du livre, qui portent sur les actions exemplaires. Il y est question à nouveau du réel comme d’un obstacle : le réel « n’est pas le terrain docile de nos fantaisies, idéologies et auto-absolutions, mais ce qui, comme cela a été dit à juste titre, produit le frottement de la pensée » (p. 172-173). La note de bas de page indique que cette image d’un « frottement de la pensée » vient d’Aldo Gargani, qui la tient en réalité de ce fameux passage des Recherches philosophiques de Wittgenstein :

Nous sommes sur un terrain glissant où il n’y a pas de frottement, où les conditions sont donc en un certain sens idéales, mais où, pour cette raison même, nous ne pouvons plus marcher. Mais nous voulons marcher, et nous avons besoin de frottement. Revenons donc au sol raboteux[2] !

Wittgenstein formule cette exigence d’un retour au sol raboteux en réaction à la sublimation de la logique, à sa transformation en un idéal ne tolérant aucun vague : il n’y a pas et ne doit pas y avoir de vague en logique, d’où l’idée qu’avec cette sublimation on se retrouverait sur un plan idéal sans frottement mais par conséquent glissant, sans accroche pour la pensée. Cependant, quelle leçon doit-on tirer de ce passage ? Il indique surtout qu’il n’y a pas de retour automatique de l’idéal à la réalité sous la pression de cette dernière. Ce qui se montre tout autant qu’une résistance du réel, c’est une résistance au réel. Il se peut que la vérité fasse surface un jour ou l’autre, mais il n’est pas dit que nous ne lui résistions pas. Quelle garantie a-t-on alors que sa résistance l’emportera sur la nôtre ? Le réel n’est sans doute pas un « terrain docile » mais, pour qu’il ait un pouvoir sur nous, ne faut-il pas que nous en lui laissions ?

À ce sujet, certaines analyses de Wittgenstein sont très utiles. On connaît sa critique des modèles en tant que le réel devrait s’y plier : le modèle de la proposition en philosophie de la logique, le modèle du désir chez Freud, le modèle de la vie des cultures chez Spengler — autant de situations dans lesquelles nous falsifierions le réel en le pliant aux exigences du modèle. Wittgenstein est cependant tout à fait conscient que c’est là une manière défectueuse de parler. Nous ne modifions pas nos phrases, nos désirs ou les cultures, en les concevant à l’aune de modèles. Ce que nous modifions, ce sont nos descriptions de ces réalités, descriptions que nous tentons de conformer au modèle établi — ce qui a peut-être un effet sur la réalité. Si l’on souhaite changer d’attitude, ne plus tenir coûte que coûte au modèle, le travail consiste alors à assouplir ses propres résistances, son attachement aux modèles.

La question se pose dans un autre cas, à la fois différent et semblable : les métaphores et comparaisons, que l’on utilise pour certains aspects du réel. L’exemple que prend Wittgenstein dans ses Dictées à Waismann et pour Schlick est le même que dans le §107 des Recherches philosophiques :

Il n’est pas facile de se faire de ce vague du langage une idée qui soit à la hauteur. Il joue autour des mots comme l’air autour des choses. Il est la lumière du crépuscule dans laquelle baignent la plupart des significations des mots. Pour mettre devant les yeux ce facteur invisible et pourtant partout présent, l’on voudrait s’épuiser à trouver images et métaphores[3].

Là aussi le terrain est glissant : le phénomène décrit semble glisser entre les doigts, mais, en réalité, ce sont nos comparaisons et métaphores qui glissent les unes après les autres, sans aucune résistance. C’est d’ailleurs, souligne Wittgenstein, le reproche fait par ceux qui se méfient des métaphores et qui ne jurent que par le sens littéral, témoignant d’une bien trop grande résistance à l’égard de l’usage de métaphores. Que faire alors de cette alternative entre absence de résistance dans la multiplication des métaphores, et résistance braquée contre tout usage de métaphore ? Pour le dire avec Nelson Goodman dans Langages de l’art, une métaphore qui fonctionne, qui est susceptible d’être vraie ou fausse et donc de faire place à la résistance du réel, est une résistance surmontée. Il y a un usage littéral qui offre une résistance à son extension hors du domaine habituel, mais il faut la surmonter pour aventurer l’usage hors du domaine habituel. On peut alors interroger la capacité de cette métaphore à décrire le phénomène.

La leçon que l’on peut en tirer est la suivante : pas de frottement avec le réel, pas d’accueil de la résistance du réel, quand on n’est pas au clair avec ses propres résistances au réel, quand on se braque sur un modèle (d’où l’oubli du réel) ou qu’on lâche la bride au langage (qui n’accroche plus rien du réel).

Une dimension pratique

Venons-en à une dernière remarque à propos de la résistance du réel. Émergence la défend d’une manière toute différente du Manifeste du nouveau réalisme, et cette différence est significative philosophiquement.

Dans Émergence, la réponse au constructiviste consiste notamment en l’énumération de propriétés ontologiques des individus (au sens large du terme) : extériorité (par rapport à nos schèmes perceptuels), inamendabilité (expérimentée dans la résistance), quadridimensionalité (la persistance dans le temps). Dans le Manifeste, la réponse était différente car liée à la dimension de l’action, comme le montrait « l’expérience du chausson », censée conforter l’intuition des réalistes selon laquelle « il y a des choses qui ne dépendent pas de nos schémas conceptuels » (p. 37). Cette expérience de pensée consiste à énumérer une série de cas d’interaction entre, d’un côté, un chausson et, de l’autre, des individus, un chien, un vers de terre, une plante (du lierre), un autre chausson. Ces cas sont censés souligner sa résistance dans ces interactions, et surtout son indépendance à l’égard des neurones de tel ou tel individu, puis à l’égard des neurones humains (chien), de la présence d’un cerveau en général (vers de terre), de l’animalité (lierre), et enfin des autres choses. Ce faisant, Ferraris parcourait la hiérarchie des êtres, des formes de vie, de manière descendante, en décrivant comment l’interaction se passe de la pensée.

Quoiqu’on pense de l’argument, cette série de cas montre quelque chose d’essentiel. La question de l’indépendance des choses n’est pas celle de la relation au réel d’un esprit théorisant-observateur doté de schémas conceptuels, immobile et muet, mais une question pratique qui se pose d’abord dans le domaine des interactions entre formes de vie. S’il y a résistance, c’est à nos actions, ce qui inclut nos pratiques langagières. Dans Émergence, cette dimension pratique, de l’ordre de l’interaction, est cependant éclipsée.

Émergence ou forme de vie ?

Est-ce s’engager pour une pensée des formes de vie plutôt que pour une pensée de l’émergence ? Tout dépend de ce que l’on fait de l’histoire naturelle. On forcera le trait en disant que le Manifeste et Émergence s’y rapportent de manière différente. Comme le dit l’introduction de Émergence, « cet ouvrage raconte certaines des émergences que l’on rencontre dans l’histoire naturelle du monde » (p. 15), comme s’il y avait une histoire naturelle puis des choses qui en émergent et qui y trouvent leur explication. De l’autre côté, l’expérience du chausson dans le Manifeste décrit différentes formes de vie en rappelant des faits qui, s’ils relèvent de l’histoire naturelle, sont avant tout caractéristiques de ces formes de vie et les sous-tendent (des faits anatomiques, morphologiques, etc.). Comment devons-nous alors décrire la différence entre les êtres ? Faut-il faire l’histoire des différentes émergences (qui est narration et explication) ou bien décrire des actions et leurs conditions naturelles, des formes de vie ?

La deuxième option nous semble plus pertinente et moins périlleuse — le terrain est moins glissant. La première en effet a pour inconvénient de transformer la différence en quelque chose de mystérieux, ou de trivial mais vide. Nous en voulons pour preuve ce qui est dit de la différence entre le sel, une fleur et un singe, quand on les plonge dans l’eau bouillante, censé montrer une certaine forme de résistance du réel :

Je sale l’eau des pâtes et le sel se dissout. Peut-on dire que cela est dû au fait qu’il a eu trop chaud ? C’est audacieux. Je jette une fleur dans l’eau et elle se contracte : est-ce parce qu’elle a trop chaud ? Dire cela semble déjà moins audacieux : après tout, les fleurs ressentent quelque chose, elles s’ouvrent à la lumière, elles se déplacent, lentement, si quelque chose les gêne. Qu’ont-elles de plus que le sel ? Quelque principe magique vivant ? Non, simplement des fonctions plus complexes, qui génèrent une certaine sensibilité. Sans parler de ce qui se produit si je jette un singe dans de l’eau bouillante : le singe ressent sans aucun doute quelque chose, et il réagit à sa manière — on peut au reste supposer qu’il pense quelque chose de désobligeant à mon égard. Mais qu’est-ce qui a pu être instillé au singe par rapport à la fleur ? Un saut qualitatif ? On peut certes ironiser sur l’obsession positiviste du quantitatif, en lui opposant l’authenticité, la vitalité, la spiritualité, la transcendance… du qualitatif, mais cela me semble rhétorique. Même si le quantitatif ne conduit pas automatiquement au qualitatif, il est cependant vrai que, dans la vie, la qualité, la singularité, et même le sentiment et l’esprit sont saisis à travers la quantité

Émergence, p. 70

Qu’a-t-on appris ? La différence n’a rien de mystérieux : pas de principe magique, de vitalisme ou de spiritualisme, qui ne sont pas de véritables explications. On répondra qu’on ne peut qu’être d’accord avec Maurizio Ferraris. Tout cela s’explique en réalité, nous dit-il, par des fonctions plus complexes et par le fait que le quantitatif est important. On répondra que cela n’est pas encore une explication, mais au mieux une indication sur la forme d’une explication. Une bonne explication se formulerait en termes de fonctions complexes et en termes quantitatifs.

Dans le sillage de Wittgenstein, nous dirons que la description adéquate de la fleur, de sa forme de vie, de sa différence avec la forme de vie du singe, est amplement suffisante et ne requiert aucune explication. S’il y a une philosophie qui répond à la double tâche énoncée par cet ouvrage, rendre compte de la résistance du réel et de la différence entre les êtres, c’est bien la philosophie des formes de vie, parce qu’elle fait d’une pierre deux coups : décrire la différence entre les êtres, c’est décrire la manière dont, dans leurs actions et interactions, ils se rapportent aux résistances et invitations du réel de manière différenciée.