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La notion de décolonisation des savoirs est de plus en plus présente dans des travaux en sciences biomédicales, dans les arts, en sciences sociales, en littérature, et en philosophie. Autant on peut la définir en termes de déconstruction, de « désobéissance épistémique[1] », de « désorientation[2] », de « provincialisation de l’Europe[3] », bref de dénonciation de toute prétention hégémonique et non questionnée de posséder le savoir universel, dénonciation assortie d’un plaidoyer pour le « décentrement » et la « circulation des savoirs », autant sa mise en oeuvre réelle se butte à des obstacles qui la rendent quasi chimérique. Dans la philosophie, cette décolonisation des savoirs est marquée, pour ne pas dire minée, par un certain nombre de « querelles » relatives à son histoire, à sa géographie, à ses lieux et modalités de production, à ses sujets et à ses objets. On y retrouve généralement les questionnements suivants : existe-t-il des philosophies non occidentales ? Existe-t-il des philosophies indiennes, chinoises, africaines ? Quelle place occupent les philosophies non occidentales dans les canons de l’historiographie de la philosophie ? Quelle place occupent les philosophies non occidentales dans les programmes d’enseignement de la philosophie en Occident et ailleurs ? Les anciens colonisés peuvent-ils parler et penser « autrement que sous le mode de répondre et de réagir dans la langue et selon la logique de la maîtrise et de la domination[4] » ?

J’ai choisi d’énoncer le titre de cet article sous la forme d’une question, qui en plus, avec le mot « possible » donne d’emblée à penser à un parti pris sceptique par rapport à ce qui est en jeu. La question pourrait bien en effet s’interpréter comme une interrogation sur le caractère même simplement envisageable d’une telle décolonisation. On pourrait aussi, pour atténuer cette apparente incrédulité, reformuler la même question de la façon suivante : quelles sont les conditions de pensabilité ou de possibilité d’une réelle décolonisation des savoirs en philosophie ? Avec cette reformulation, en mettant l’accent sur les conditions d’une décolonisation de la philosophie, le scepticisme laisse une porte ouverte à la possibilité d’un examen constructif de ce qui se donne à voir comme pratiques de décolonisation des savoirs.

Je commencerai cet examen par une tentative de clarification de la notion même de décolonisation des savoirs. Ensuite, j’analyserai ce que j’appelle la « querelle » de la décolonisation des savoirs en philosophie en m’appuyant spécifiquement sur le cas de la philosophie africaine qui me semble être l’un des principaux laboratoires de ce type de questionnement. À partir de ce cas spécifique, j’essaierai de montrer que les principales tentatives de décolonisation des savoirs dans la philosophie africaine ont beaucoup de mal à s’échapper de la ruse de la raison coloniale. Qu’elles se présentent sous la forme de la revendication d’un « droit à la différence » ou d’un « droit à la ressemblance », elles ont tendance à entériner paradoxalement l’hégémonie du savoir colonial. La possibilité de la décolonisation de la philosophie me semble exiger la prise en considération de ce paradoxe.

I. Une typologie de la décolonisation des savoirs : trois modèles

J’indiquais plus haut que les occurrences de la notion de décolonisation des savoirs sont de plus en plus nombreuses. Je partirai de ces occurrences et de ces usages pour dégager les principales orientations qui la caractérisent, que je présenterai ici sous la forme d’une typologie en trois modèles : le modèle de la déconstruction, le modèle de l’émancipation et de la désobéissance épistémique, le modèle de la circulation et de la migration.

1. La déconstruction ou la critique de la raison coloniale

Ce modèle se nourrit des théories critiques postmodernes et des philosophies de la déconstruction élaborées par des auteurs comme Marx, Nietzsche, Foucault, Derrida, Dewey, Rorty, Putnam, etc. Il remet notamment en question l’idée d’un savoir « objectif », désincarné, expression d’un « point de vue de Dieu » ou d’un « point de vue de nulle part » sur la réalité, et supposant la possibilité d’abstraire le sujet connaissant des conditions socio-historiques de production du savoir. Il renvoie à la théorie du stand point selon laquelle tout savoir est situé dans un contexte spécifique de production.

Des auteurs, comme Frantz Fanon, Cheikh Anta Diop, Boaventura de Souza Santos, Edward Said, Valentin Mudimbe, Fabien Eboussi Boulaga, Ngugi wa Thiong’o, Enrique Dussel, Walter Mignolo, Catherine Walsh, Lewis Gordon, Ramon Grosfoguel, appliquent plus spécifiquement cette analyse au savoir occidental dans son rapport avec les autres savoirs ou les savoirs des autres. Ils dénoncent notamment la posture de surplomb du savoir occidental qui se caractérise par l’« oubli » de sa propre historicité ou de son archéologie, et par sa prétention non questionnée à dire le vrai, le juste et le bien urbi et orbi (à la ville et au monde).

C’est cette posture que Boaventura de Souza Santos décrit en termes de « raison indolente[5] » en reprenant une expression que Leibniz utilisait pour parler de l’argument des sophistes à propos du déterminisme. Selon de Souza Santos, la raison indolente se manifeste sous quatre formes : raison impotente (impotent reason), raison arrogante, raison métonymique et raison proleptique[6]. Je n’expliciterai pas le sens de ces différentes manifestations de la raison indolente. Je m’en tiendrai à la raison métonymique qui correspond le plus à ce premier modèle de la décolonisation des savoirs.

La raison métonymique consiste à prendre une partie pour la totalité. Elle se définit en effet par une sorte d’obsession pour l’idée de totalité retenue comme principe d’ordre et d’intelligibilité de toutes les parties de la réalité. Dans cette perspective, rien n’existe en dehors de la totalité qui a été définie comme étant la seule sphère de la rationalité. Cette raison se prétend exclusive, complète, universelle, bien qu’elle ne soit qu’une rationalité spécifique, propre à un monde particulier.

Because nothing exists outside the totality that is or deserves to be intelligible, metonymic reason claims to be exclusive, complete, and universal, even though it is merely one of the logics of rationality that exist in the world and prevails only in the strata of the world comprised by western modernity. Metonymic reason cannot accept that the understanding of the world is much larger than the western understanding of the world[7].

La raison métonymique ne prend pas en considération l’inépuisable richesse du monde, et développe une épistémologie se caractérisant par l’incapacité à travailler avec des objets « absents » ou à vrai dire exclus du champ de la totalité, de la rationalité, parce qu’ils ne correspondraient pas à des schèmes de production de savoir considérés comme « universels ».

La raison métonymique combine indolence et arrogance, chacun de ces défauts se nourrissant de l’autre. La raison arrogante ou indolente, c’est la raison qui refuse d’apprendre à mourir à ses préjugés, qui refuse de se défaire de ses catégories éternelles et universelles, de se décloisonner pour penser autrement, pour penser avec l’autre et pour penser l’altérité. La raison arrogante ou indolente a pour soi la certitude de son absoluité, de son univocité et de son universalité. La décolonisation de la pensée implique donc un changement du regard sur soi, un auto-décentrement et l’ouverture à une perspective moins totalisante, moins globalisante et plus polycentrique.

2. L’émancipation ou la « désobéissance épistémique »

Si le premier modèle s’adresse aux porteurs et promoteurs du savoir « universel », s’il est une critique de la raison coloniale/colonisatrice ou « indolente » (arrogante et métonymique), le second concerne les colonisés ou les « subalternes » qui ont subi la marginalisation et la négation de leurs épistémè et qui ont fini par considérer le savoir dominant comme allant de soi et comme constituant un ordre épistémique absolu et paradigmatique. On pourrait alors le considérer comme une critique de la raison colonisée, qui se présente sous la forme d’une invitation à l’émancipation, à la « déprise », à la dissidence, à la recherche de modèles et de modalités alternatives et endogènes de connaissances. Il s’agit de se déconnecter des lieux d’énonciation liés à la colonialité/modernité pour se connecter à soi, à ses propres lieux d’énonciation, à ses propres « mythes », de se libérer ou de se dégager de la « matrice coloniale du pouvoir », de s’affranchir d’un ordre épistémique qui empêche de penser par soi-même et à partir de soi-même.

Le philosophe ghanéen Kwasi Wiredu[8] explicite cette démarche avec la belle analogie de l’exorcisme, en parlant d’« auto-exorcisme conceptuel » (conceptual self exorcism) qui consiste à libérer l’esprit de l’emprise du savoir colonial, à se défaire de l’habitude de penser automatiquement à travers les systèmes conceptuels occidentaux, à apprendre à recourir de façon critique à des schémas d’intelligibilité disponibles dans ses propres traditions et éventuellement d’autres traditions.

Pour utiliser une autre métaphore, celle de la fenêtre proposée par Raimundo Panikkar[9], il s’agit de cesser de considérer l’épistémè occidental comme l’unique fenêtre qui permet de voir le monde pour apprendre à regarder le monde par d’autres fenêtres et par sa propre fenêtre.

Une manière encore plus incisive de dire cette déconnexion, c’est d’en parler en termes de « désobéissance épistémique » comme le suggère Walter Mignolo dans un certain nombre de ses travaux[10].

Pour penser au-delà des frontières épistémiques et territoriales établies par la colonisation des xve et xvie siècles, il est nécessaire d’identifier les formes d’acteurs et d’institutions dévalorisées par ces frontières. Il est alors possible de mieux se détacher de ce dispositif conceptuel en optant pour un revirement épistémique… Un tel écart procède d’un acte d’émancipation qui ose transgresser la référence à l’universalisme abstrait hérité des Modernes pour dominer le monde. C’est un acte de « désobéissance épistémique[11] ».

La désobéissance épistémique est la forme que prend la décolonisation des savoirs quand elle est entendue comme entreprise subversive. En réalité, elle fait suite au moment de la déconstruction, de la dénonciation de l’auto-institution d’une pensée particulière en pensée universelle. Elle redonne une visibilité à ce qui a été invisibilisé, du sens à ce qui a été exclu de l’ordre du sens, de la rationalité à ce qui a été rejeté dans l’irrationnel. Elle apparaît bien ici comme un prérequis méthodologique pour une connaissance décolonisée de soi et du monde, plus large et plus ouverte.

3. Reconstruction, migration des savoirs et traduction interculturelle

Ce troisième modèle est comme le point d’aboutissement des deux précédents. La déconstruction et la déconnexion ne débouchent pas sur la substitution d’une epistémè par une autre ni sur la juxtaposition de deux ou plusieurs univers épistémiques, mais permettent de créer un espace commun que l’on peut caractériser à l’aide d’un certain nombre de métaphores, dont en particulier ici celle de la migration et celle de la traduction.

On doit la métaphore de la migration à Seloua Luste Boulbina[12] qui, en s’appuyant sur le concept de « théories voyageuses » emprunté à Edward Said, parle de la « circulation des savoirs » ou encore de la construction d’un « entre-monde » à l’intérieur duquel « se meuvent les pensées décolonisées, détachées de leurs chaînes, c’est-à-dire de leurs lieux dits propres[13] ». Dans cette dynamique migratoire, l’idée de diffusion du savoir d’un centre vers la « périphérie » cède la place au double processus de l’émigration et de l’immigration. C’est une sorte de révolution copernicienne consistant à se décentrer en se demandant non pas ce que l’on peut enseigner aux autres, mais ce que l’on peut apprendre des autres. Il ne s’agit donc point de remplacer un universel par un autre universel, ni l’universel par le différent, mais de développer un espace-monde, un espace diatopique où se rencontrent des savoirs provenant de divers topoi, chaque topos étant reconnu comme un lieu légitime de production de la connaissance, un lieu fournissant à la fois un point d’ancrage, un point de départ et un point d’arrivée pour le mouvement de la circulation entre les différents lieux épistémiques. Walter Mignolo le précise bien :

La décolonialité n’est pas un projet qui cherche à s’imposer en tant que nouvel universel abstrait qui remplacerait et « améliorerait » la réoccidentalisation et la désoccidentalisation. Il s’agit d’une troisième force qui se déprend de ces deux projets, et revendique son existence dans la construction des futurs qui ne peuvent pas être laissés dans les mains de desseins réoccidentalisants ou désoccidentalisants[14].

La confrontation des savoirs que leur circulation dans le même espace rend possible n’a pas pour effet de durcir ce qui les différencie, mais plutôt de laisser entendre les échos que les différences se font les unes aux autres, de laisser apparaître les « effets de miroir » qui résultent de cette confrontation. Ce sont ces effets de miroir que Séverine Kodjo-Grandvaux met en lumière à propos du rapport entre les philosophies africaines et les philosophies occidentales : « Effets de miroirs inépuisables, les philosophies occidentales et africaines se renvoient les unes aux autres, fournissant des lieux de rencontre où s’entremêlent les images, les reflets de soi et de l’autre[15]. » La circulation permet en effet d’instituer un « universel vraiment universel » en rejetant à la fois l’« universel de surplomb » et le particularisme différencialiste[16]. L’approche de la circulation ou de la migration signifie que toutes les pensées deviennent des pensées de la traversée qui, selon les explications de Godefroy Bidima[17], se refusent « aussi bien au repli identitaire, névrotique et revendicatif, qu’à une dissolution dans un universalisme coagulant[18] ».

La notion de traduction, quant à elle, est devenue l’un des concepts clés des études culturelles et interculturelles. Chaque situation dans laquelle il est question de relation interculturelle est interprétable comme une situation de traduction. Dans un sens littéral, la traduction est une opération qui consiste à rendre un texte d’une langue dans une autre. Elle est donc utilisée ici comme une métaphore, mais c’est une métaphore très féconde. C’est pourquoi on peut parler de « traduction interculturelle », en sachant d’ailleurs que, même si on s’en tenait à la dimension linguistique de la traduction, on retrouverait la question du savoir, la langue étant toujours le medium dont on se sert pour révéler la cosmovision d’un peuple.

Comme l’a souligné Boaventura de Souza Santos qui y consacre un chapitre dans son livre Epistemologies of the South. Justice against Epistemicide[19], la traduction interculturelle soulève un certain nombre de questions à la fois épistémologiques (méthodologiques) et éthiques. Premièrement, la traduction est un travail d’argumentation. Or toute argumentation repose sur des postulats (idées, convictions, émotions) qui eux-mêmes ne sont pas soumis à l’argumentation. Ce sont des lieux communs, des topoi (Aristote) sur la base desquels l’exercice d’argumentation peut se faire. Quel postulat, quel topos faut-il prendre comme point de départ pour le travail de l’argumentation, quand on sait que les savoirs différents reposent sur des postulats différents ? La première épreuve de la traduction interculturelle est la capacité à construire des topoi communs, pas par un simple « consensus par recoupement » à la J. Rawls, mais par un travail d’« herméneutique diatopique » à la Panikkar.

Au problème des topoi de l’argumentation s’ajoute celui de la domination linguistique de certaines langues et aussi celui de l’asymétrie entre les locuteurs. Il faut pouvoir répondre à la question de savoir comment réduire ou éliminer cette asymétrie pour « créer une communication non hiérarchique et produire des significations partagées[20] ». On pourrait alors parler d’une éthique de la traduction interculturelle ou, pour utiliser le vocabulaire habermassien, il faudrait pouvoir envisager une situation idéale de traduction interculturelle en posant un certain nombre de « principes » comme nous en suggère Boaventura de Souza Santos :

  • L’éthique de la traduction interculturelle admet la possibilité de la modification les identités des personnes impliquées. La traduction remet en question toute conception substantiviste de l’identité. Le rapport à l’altérité nous altère nécessairement en ce sens qu’il modifie quelque chose dans notre identité.

  • La traduction interculturelle a pour effet de réduire la distance entre les sujets, de les familiariser avec les différences.

  • La traduction interculturelle produit une sorte de troisième espace ou une « zone de contact cosmopolitique » qui est celui de la négociation.

Les avantages de la traduction interculturelle sont nombreux. Elle permet d’élargir pour tous l’horizon de la connaissance sur toutes les questions que soulève le monde actuel (avantage cognitif ou épistémologique), et aussi de créer la justice cognitive et la justice sociale globale (avantage éthique). Elle permet de battre en brèche aussi bien l’universalisme abstrait que l’idée de « l’incommensurabilité entre les cultures[21] ».

II. La philosophie africaine et les enjeux de la décolonisation des savoirs

Il faut souligner pour commencer, même si cela va sans dire, que les enjeux de la décolonisation des savoirs dans la philosophie africaine sont inséparables du fait historique colonial lui-même, mais surtout de la rhétorique idéologique et philosophique qui l’inspire, le légitime ou l’accompagne. On connaît, dans cette rhétorique, le lieu commun de l’anhistoricité des sociétés africaines et surtout de l’impossibilité d’une pensée rationnelle en Afrique, idée « savamment » développée dans quelques « grandes » philosophies des xviiie et xixe siècles. Ce lieu commun a été théorisé et systématisé par de grands représentants de la pensée occidentale comme Hegel, pour ne rien dire des auteurs non moins célèbres comme Arthur de Gobineau, Lucien Lévy Brühl et bien d’autres. La philosophie africaine s’est, au départ, construite comme réponse à cette rhétorique ou à ce savoir colonial, à cette « bibliothèque coloniale » (Mudimbe) sur l’Afrique. À partir de là, il devient possible de faire apparaître les principaux aspects de ce processus de décolonisation des savoirs dans la philosophie africaine ainsi que des impasses que révèle chacun de ces aspects.

L’« invention » de la philosophie africaine par un missionnaire belge

C’est un missionnaire belge, Placide Tempels, en poste au Congo (actuel RDC) dans les années 1940, qui jette une sorte de pavé dans la marre du récit colonial en publiant en 1945 un livre intitulé La philosophie bantoue. Le titre du livre est un oxymoron aussi étrange que frappant puisqu’il associe deux notions considérées jusque-là comme incompatibles. Le contenu du livre en revanche atténue cette étrangeté en soulignant que la « philosophie bantoue » n’a de sens qu’en tant que construction de la raison coloniale, quand celle-ci daigne trouver, dans les représentations primitives, certes confuses et inarticulées, quelque chose qui se rapprocherait tant soit peu de la philosophie occidentale.

Nous ne prétendons certes pas que les Bantous soient à même de nous présenter un traité de philosophie, exposé dans un vocabulaire adéquat. Notre formation intellectuelle nous permet d’en faire le développement systématique. C’est nous qui pourrons leur dire, d’une façon précise, quel est le contenu de leur conception des êtres, de telle façon qu’ils se reconnaîtront dans nos paroles, et acquiesceront en disant : « tu nous as compris, tu nous connais à présent complètement, tu “sais” à la manière dont nous “savons” »[22].

Le caractère inédit de cette concession appelle une reconnaissance de la part des peuples « élevés » à la dignité de la rationalité philosophique, des peuples chez qui on reconnaît enfin un droit à la parole, un « droit à la philosophie » : « Tu nous as compris… » Le livre de Tempels, d’abord publié en néerlandais, a ensuite été traduit en français et publié en 1949 dans la célèbre maison d’édition Présence africaine à Paris avec, en guise de préface, le témoignage plein de gratitude de l’éditeur Alioune Diop.

Voici un livre essentiel au Noir, à sa prise de conscience, à sa soif de se situer par rapport à l’Europe… Pour moi, ce petit livre est le plus important de ceux que j’ai lus sur l’Afrique… Nous remercions le R. P. Tempels de nous avoir donné ce livre, témoignage pour nous de l’humilité, de la sensibilité et de la probité qui ont dû marquer ses rapports avec les Noirs[23].

Tempels réussit donc un double pari :

  1. Attribuer la philosophie aux Bantous dans les conditions qui rendent son étrange projet raisonnable, acceptable, tolérable aux yeux des gardiens de l’hégémonie de la civilisation et de la philosophie occidentales, puisque cette hégémonie y est consacrée, voire renforcée (« Nous ne prétendons pas que les Bantous soient à même de nous présenter un traité de philosophie » ; « C’est nous qui pourrons leur dire, d’une façon précise, quel est le contenu de leur conception des êtres » ; c’est à nous de leur révéler qu’il y a une certaine philosophie dans leurs visions du monde ; plus encore, l’ontologie bantoue nous a placés à un niveau élevé de la hiérarchie des êtres ; donc, ne me lapidez pas, s’il vous plaît) ;

  2. Rendre son projet admirable aux yeux des Bantous puisqu’enfin est reconnu à ceux-ci ce qui leur a toujours été refusé. Ils ne manquent pas de lui témoigner leur immense gratitude, même si leur philosophie est dite confuse, incohérente, inarticulée… (« Voici un livre essentiel au Noir, à sa prise de conscience… » ; « Nous remercions le R. P. Tempels de nous avoir donné ce livre… »).

Alexis Kagame dira à son tour que c’est Tempels qui lui a inspiré sa propre thèse de doctorat sur la philosophie bantoue. Il indiquera en outre que le même Tempels « a eu l’honneur d’être le premier à soulever le problème de la philosophie bantoue » et que « cela immortalisera sûrement son nom parmi les penseurs de notre civilisation[24] ».

Cette admiration se laisse facilement comprendre si l’on songe notamment à la rhétorique coloniale évoquée plus haut. Mais elle est précisément cela même qui empêchait de saisir l’enjeu véritable du projet tempelsien, et son européocentrisme foncier. La condescendance du ton de l’ouvrage, visible à travers le plaidoyer magnanime pour une reconnaissance chez les Africains d’un attribut — la dignité humaine — qui leur avait été jusque-là refusé est assez significative à cet égard : « Ce qu’ils désirent avant tout et par-dessus tout, ce n’est pas l’amélioration de leur situation économique ou matérielle, mais bien la reconnaissance par le blanc et son respect pour leur dignité d’hommes, pour leur pleine valeur humaine[25]. » En plus, il s’agissait, d’après Tempels, de rendre aux Nègres un service qu’ils ne pouvaient pas se rendre à eux-mêmes. Ils sont philosophes sans le savoir, comme M. Jourdain qui faisait la prose sans s’en rendre compte. C’est aux Occidentaux qu’incombe la mission de décrypter et d’exposer leurs pensées, la tâche des bantous dans cette opération devant se réduire à un geste d’acquiescement : « Tu nous as compris, tu sais à la manière dont nous savons. »

Enfin, ce livre s’adressait sans ambiguïté aux porteurs de la « mission » civilisatrice et éducatrice en Afrique :

Ceci concerne donc tous les coloniaux, mais plus particulièrement ceux qui sont appelés à diriger et à juger les Noirs, tous ceux qui sont attentifs à une évolution favorable du droit clanique, bref tous ceux qui veulent civiliser, éduquer, élever les Bantous. Mais si cela concerne tous les coloniaux de bonne volonté, cela s’adresse tout particulièrement aux missionnaires[26].

La démarche ne consiste pas à construire chez les Bantous une civilisation occidentale, mais à faire en sorte que les Bantous sortent des ténèbres de leur civilisation primitive pour accéder à la lumière forcément occidentale de la civilisation, dont quelques lueurs se trouveraient déjà dans leurs pensées primitives. Elle rappelle la maïeutique socratique et ses fondements métaphysiques, telle qu’elle est notamment mise en oeuvre dans le Ménon. Fabien Eboussi Boulaga a bien analysé cette méthode :

C’est Socrate qui invente les questions, et il les pose de telle manière que l’autre n’a plus qu’à acquiescer. Pour actuer ses virtualités d’être pensant, n’a-t-il pas besoin de la médiation d’autrui, un autrui qui est non seulement un individu, mais une culture ? La double singularité et de Socrate et de la civilisation hellénique est une médiation nécessaire pour qu’il soit lui-même ; pour s’accomplir, il lui faut ce « détour »[27].

Pédagogiquement parlant, c’est cette démarche qui est la seule susceptible de garantir le succès de la mission civilisatrice. Celui qui invente les questions invente aussi la philosophie que ces questions font surgir de l’inconscient collectif. La civilisation occidentale est la médiation grâce à laquelle, ou plus exactement sans laquelle aucune philosophie africaine ne saurait, à proprement parler exister, se manifester hors de l’inconscient dans lequel elle est enfermée. Le dernier chapitre de l’ouvrage de Tempels, intitulé « La philosophie bantoue et notre mission civilisatrice » est le chapitre capital qui fournit la clé de la compréhension de tout le projet tempelsien. Le rapport entre cette philosophie et la mission civilisatrice, déjà certes affirmé dans les chapitres précédents, est dit ici de manière encore plus explicite.

L’effet Tempels : la décolonisation comme revendication d’un droit à la différence

La philosophie bantoue de Tempels inaugure en Afrique une école de pensée, animée par un certain nombre de philosophes d’ailleurs appelés les « tempelsiens[28] » dans les années 1950 et 1960, missionnaires pour la plupart, tous formés en Occident. En s’inspirant de la démarche de Tempels, ils partiront du postulat que la philosophie ne se présente pas nécessairement sous la forme de traités systématiques, et que le concept de philosophie peut aussi englober des genres comme les contes, les mythes, les proverbes… La revendication d’un droit à la philosophie s’exprime ici sous la forme de la revendication d’un droit à la différence, puisqu’elle se manifeste par la transgression des canons traditionnels de la philosophie.

Mais cette « émancipation » de l’hégémonie de la philosophie occidentale, cette « transgression », cette affirmation d’un droit à la différence est toujours trahie par l’omniprésence de ce que Eboussi Boulaga appelle le complexe du « nous aussi ». Derrière l’affirmation de la différence se cache une quête de reconnaissance et de ressemblance. L’objectif visé est la reconnaissance de quelque chose d’identique (la philosophie en général), même si cet objectif est défendu avec les arguments de la différence (les formes de philosophie). L’argument consiste en gros à dire que nous (Africains) avons aussi nos philosophies comme vous (Occidentaux) avez les vôtres, même si nos philosophies ne sont pas comme les vôtres. Les vôtres sont dans des exposés systématiques, tandis que les nôtres se trouvent dans les contes, les mythes, les proverbes, etc. C’est là que se trouve la différence. Mais celle-ci n’est qu’accidentelle, parce que l’essentiel, c’est d’avoir des philosophies, d’être capable de rationalité ou de philosophie comme vous. Voilà ce qu’il y a d’identique entre les deux groupes.

Dans l’affirmation apparemment simple de ce « nous aussi », gît une sorte de contestation feutrée du monopole occidental de la rationalité, qui en fait un acte de décolonisation. En réalité, il n’y a plus de monopole quand ce que l’on considérait comme étant l’apanage d’un peuple se retrouve aussi ailleurs, fût-ce sous une forme différente. Mais c’est dans le même « aussi » que la démarche échoue radicalement à s’émanciper de l’hégémonie de l’autre. Car l’« aussi » présuppose toujours un modèle, un paradigme par rapport auquel on se situe. Ne peut être considéré comme « aussi » que ce qui ne s’écarte pas au moins en principe du paradigme. On partira par exemple de la rationalité de la pensée occidentale pour défendre la thèse d’une pluralité des rationalités[29]. On redéfinira les catégories ou les critères de la rationalité pour pouvoir y réintroduire ce que les défenseurs d’une conception étroite de la rationalité en avaient exclu. On est d’autant plus conforté dans cette démarche que même dans la culture occidentale elle-même, il n’y a pas toujours eu une conception unique de la rationalité. À côté d’un rationalisme abstrait et « monologique », comme chez Descartes et Kant, il y a bien un rationalisme « dialogique », communicationnel (Habermas), etc. On pourrait aussi invoquer les remises en question plus ou moins radicales du rationalisme chez des auteurs tels Nietzsche, Bergson, Heidegger, Kierkegaard, Foucault, Sartre, etc., pour montrer que le chemin de la critique du rationalisme dogmatique et moniste est déjà bien déblayé dans la culture occidentale elle-même, dans la pensée dite « postmoderne ». Pour répondre aux objections qui pourraient provenir des avocats du rationalisme classique, il suffirait de les renvoyer à ces auteurs, en faisant remarquer que la distance de ceux-ci par rapport au rationalisme classique ne leur a jamais valu d’être considérés comme des non-philosophes.

Cette ligne de défense est présente chez le philosophe camerounais Pierre Meinrad Hebga, résolument engagé dans le travail de la décolonisation des savoirs, auteur d’ouvrages aussi célèbres que controversés, dont Afrique de la raison, Afrique de la foi (Karthala, 1995), et La rationalité d’un discours africain sur les phénomènes paranormaux (L’Harmattan, 1998). On trouve dans la plupart des écrits de cet auteur une illustration du pluralisme rationnel dans l’histoire de la philosophie occidentale, avec des exemples choisis aussi bien dans la philosophie antique (Gorgias, Parménide, Platon, Aristote) que dans la philosophie moderne et contemporaine (Descartes, Kant, Hegel, Bergson, Einstein, etc.). La lecture de l’histoire de la philosophie conduit Meinrad Hebga à affirmer :

La rationalité est nécessairement particulière, et partant plurielle. C’est cette vérité incontournable que je voudrais établir par des faits patents dans la production philosophique d’Occidentaux célèbres, et dans les essais des penseurs africains. Non d’ailleurs pour isoler la rationalité africaine de toute autre, mais pour montrer, au contraire, qu’elle est qualifiée pour rencontrer les autres, et que les autres doivent la reconnaître [souligné par moi], en discernant en elle ce qu’elles trouvent en elles-mêmes [30][souligné par moi].

L’autre thèse que Hebga défend avec la même vigueur, c’est celle du caractère particulier de chaque philosophie, celle du lien étroit que chaque pensée entretient avec la culture particulière dont elle se nourrit, c’est-à-dire avec des éléments comme les religions, les mythes, les croyances, les savoirs et savoir-faire, etc., qui constituent une culture. Comme le montreraient bien les exemples de Platon et de Heidegger : « plus de deux millénaires après Platon, écrit Hebga, Heidegger, pour ne citer que lui, a cru pouvoir partir de la poésie et du folklore germaniques pour construire des développements métaphysiques de portée universelle[31] ».

Le philosophe congolais Tshiamalenga Ntumba adopte le même procédé pour justifier le recours au mythe dans la philosophie africaine. Il soutient en effet que si l’on a pu considérer, sans discussion, les pensées de Marc Aurèle ou les maximes de La Rochefoucauld comme appartenant à la philosophie, on ne voit pas pour quelle raison les contes africains ne trouveraient pas leur place dans la même discipline. Rien, dans la forme comme dans le contenu, ne fait des pensées de ces auteurs quelque chose de plus philosophique que les mêmes genres en Afrique. Pour établir cette thèse, Tshiamalenga Ntumba fait le syllogisme suivant :

Si le statut épistémologique d’une partie de la pensée négro-africaine traditionnelle (A) est identique au statut épistémologique d’une partie de la pensée présocratique et des pensées semblables (B) et si le statut épistémologique de ladite pensée présocratique est philosophique (C), il s’ensuit que le statut épistémologique de ladite pensée négro-africaine (A) est philosophique (C)[32].

Ce qu’il convient de remarquer chez ces deux auteurs, c’est que la dignité philosophique de la pensée africaine n’est chaque fois revendiquée que par une démarche qui consiste à trouver des traits identiques dans la pensée occidentale, et à inviter les Occidentaux à « reconnaître… ce qu’elles trouvent en elles-mêmes » (Hebga). Il y a certes un effort de se référer à des normes qu’on pourrait dire universelles, par rapport auxquelles une pensée peut être considérée comme philosophique. Mais ces normes « universelles » ne sont obtenues que par un travail sur une pensée particulière, la pensée occidentale. Chez Meinrad Hebga, ce travail permet de constater que dans la pensée occidentale, la rationalité apparaît comme plurielle. De ce constat, on relève une donnée « universelle » : celle de la pluralité de la rationalité. Et à partir de cette donnée, on établit une norme qui est d’ailleurs une doléance, celle du subalterne en quête de reconnaissance d’un « droit à la philosophie » : accepter que l’on puisse intégrer les formes particulières de pensée africaine (avec les mythes, les légendes, etc.) dans une rationalité philosophique dont les critères viennent d’ailleurs. Ce droit à la philosophie peut être d’autant plus reconnu qu’il y a comme une sorte de « jurisprudence » dans le tribunal ayant l’autorité d’accorder ce droit : le fait de l’avoir déjà accordé à des pensées qui relèvent de la mythologie dans la pensée occidentale. Les pensées africaines doivent concorder avec les modèles de rationalité déjà posés comme ceux qui définissent la philosophie, ou au moins concorder avec les modes de pensée non canoniques en apparence, mais qui malgré tout ont été validés dans la pensée occidentale.

On est loin, par cette démarche, d’une émancipation de la raison coloniale. Paradoxalement, la démarche même qui fait déchoir la rationalité occidentale de son privilège de modèle consacre son caractère paradigmatique et sa domination. Le privilège est rétabli aussitôt qu’il est contesté, il est rétabli par la démarche même qui le conteste. Cependant, d’après Eboussi Boulaga, ce cercle vicieux pourrait aussi se transformer en cercle vertueux si l’on entreprend de renégocier en quelque sorte les normes du discours philosophique. Comme l’explique Nadia Yala Kisukidi :

Dans la négociation, il s’agit de penser à quelles conditions les capacités d’action, de création (théoriques et symboliques) d’un sujet ne sont pas réduites du simple fait qu’il évolue à l’intérieur d’un système de normes (ici épistémiques) hérité d’une situation de violence. La tâche de la décolonisation épistémique, sur le plan méthodologique, consiste à penser ces conditions. Elle n’implique donc pas nécessairement un rejet des institutions hégémoniques du centre, mais invite bien plutôt à les troubler[33].

Ce qui apparaît donc à juste raison comme une impasse, voire une impossibilité, quand on pense les conditions d’une décolonisation épistémique de la philosophie, laisse en même temps comprendre que cette entreprise doit mesurer ces impasses, ces pièges, ces ruses pour être capable de les conjurer, de les déjouer ou de les « troubler ». Les capacités de subversion épistémique restent donc intactes, même quand cette subversion s’opère sur un territoire, dans des cadres, et peut-être avec des « armes » qu’on n’a pas toujours soi-même définis au départ.

La décolonisation comme revendication d’un « droit à la ressemblance »

Si à l’étape précédente, l’objectif visé était la revendication d’un droit à la différence, ici il s’agit de mettre à nu les limites d’une telle stratégie et de revendiquer clairement, sans faux-semblants, un droit à la ressemblance.

Les auteurs comme le Camerounais Marcien Towa, le Béninois Paulin Hountondji et le Kenyan Henry Odera Oruka ont reproché aux défenseurs d’un droit à la différence d’avoir choisi une démarche qui manquait de rigueur, puisqu’elle associe ethnologie et philosophie dans une étrange mixture qu’ils ont désignée péjorativement par le néologisme « ethnophilosophie » (Hountondji et Towa). Towa relève que la méthode consiste à distendre abusivement le concept de philosophie pour pouvoir y inclure toutes les manifestations de la culture, ou encore à reprendre les données de l’ethnologie (croyances, mythes, rituels…) en les baptisant simplement du terme philosophie, sans que soit justifiée cette mue subite de données culturelles en pensées philosophiques. L’enjeu étant de convaincre l’autre de l’existence d’une philosophie en Afrique, il suffira que certaines données qui ailleurs rentrent plutôt dans le domaine de l’anthropologie ou de la religion soient désignées comme philosophie « africaine » pour que l’autre soit invité à les admettre comme telles.

Le Kenyan Henry Odera le souligne de façon incisive dans ces remarques qui invitent à suspecter tout ce qui porte l’épithète « africaine » :

On présente comme « religion africaine » ce qui n’est peut-être qu’une superstition, et on attend du monde blanc qu’il admette que c’est en effet une religion, mais une religion africaine. On présente comme « philosophie africaine » ce qui, dans tous les cas, est une mythologie, et une fois de plus la culture blanche est invitée à admettre que c’est en effet une philosophie, mais une philosophie africaine. On présente comme « démocratie africaine » ce qui, dans tous les cas, est une dictature, et l’on attend de la culture blanche qu’elle admette qu’il en est ainsi. Et ce qui est de toute évidence un processus actif de sous-développement […] ou un pseudo-développement est décrit comme le développement ; et, de nouveau, le monde blanc est invité à admettre que c’est du développement, mais naturellement, un « développement africain »[34].

Cette forme de « philosophie africaine » a été décrite comme étant essentiellement une philosophie-pour-autrui, une « littérature aliénée » selon les mots de Paulin Hountondji. Le contenu de la littérature qui constitue l’ethnophilosophie ne laisse certes pas transparaître son extraversion fondamentale. On y traite de la mort, du temps, de l’être, de la personne, de la religion, de la nature, du mariage et de la procréation[35]. Ces données trouveraient bien aussi leur place dans les monographies ethnologiques. Mais on demande à l’autre de voir qu’elles contiennent ou expriment de la philosophie, donc quelque chose d’identique aux modes de pensée de l’autre, mais en même temps, on postule pour cette philosophie une originalité, donc quelque chose de différent. On tente de prouver l’identité, la similitude, par les arguments de la spécificité, de la différence, comme expliqué plus haut. Paulin Hountondji ajoute qu’on n’est pas plus spontanément philosophe que l’on est spontanément chimiste ou physicien. La philosophie est une discipline qui exige un apprentissage, une méthode. Elle se trouve dans des textes écrits par des philosophes et non dans des consciences (ou les inconsciences) populaires.

Pour Marcien Towa, la stratégie du retour aux sources (aux traditions, aux savoirs ancestraux) n’a aucun potentiel émancipateur, puisque ces traditions ont été dominées par l’Occident. La stratégie la plus raisonnable dans ces conditions est de les abandonner purement et simplement pour s’identifier au maître de l’Occident, afin de devenir aussi puissant que lui, et donc de s’émanciper de sa puissance ou de sa tutelle. Il s’agit donc pour lui d’une aliénation stratégique qui vise la libération :

Si la libération est notre but, alors la chose la moins avisée que nous puissions entreprendre est certainement la restauration du monde ancien, la conservation de notre spécificité, le culte de la différence et de l’originalité, puisque la cause de notre défaite et de notre condition actuelle de dépendance effective est à chercher dans notre spécificité, dans ce qui nous différencie de l’Europe, et nulle part ailleurs[36].

Pour s’affirmer, pour s’assumer, le soi doit se nier, nier son essence et donc aussi son passé. En rompant ainsi avec son essence et son passé, le soi doit viser expressément à devenir comme l’autre, semblable à l’autre, et par là incolonisable par l’autre. C’est la nécessaire médiation conduisant à une réelle affirmation de nous-mêmes dans le monde actuel[37].

Il faudrait en fin de compte que la philosophie apprenne comment devenir autre. Philosopher, pensait Platon, c’est apprendre à mourir. Cette idée trouve ici un terrain d’application plus que pertinent. Il faut mourir au soi africain pour renaître dans l’altérité occidentale. Il faut apprendre à mourir à soi, au vieil homme, à l’homme du passé, dépassé, dominé, pour renaître à l’homme nouveau, dont le modèle n’est ni à chercher, ni à imaginer, ni à inventer.

Il reste au Muntu, commente Fabien Eboussi Boulaga, à réaliser pour soi ce qui est déjà en soi. Réaliser pour soi, à son profit, en se mettant à bonne école, en se faisant aider ou en apprenant à reproduire, à imiter, selon la mesure de ses capacités. Sa vérité étant réalisée hors de lui, il n’est d’autre ressource que d’appliquer, d’imiter, de recourir à des intermédiaires. La transcendance de la rationalité en acte en appelle au volontarisme de la négation de soi, de son désir[38].

La raison coloniale est choisie ici comme modèle pour réussir la décolonisation. C’est chez elle qu’on est invité à chercher les canons de la vraie philosophie. Il n’y a pas d’autre moyen de remettre en cause l’hégémonie de la philosophie occidentale que de se montrer capable de se hisser au même niveau de rationalité, en privilégiant par exemple l’étude des sciences et des techniques qui feraient la force de la culture occidentale. Il y aurait une tradition de pensée philosophique qui s’est patiemment constituée depuis plusieurs millénaires, en Occident. C’est cette tradition qui fournirait, jusqu’à preuve du contraire, les meilleurs maîtres à penser (Platon, Aristote, Descartes, Locke, Kant, Hegel, Marx…), « les fondamentaux de la philosophie ». C’est à cette même tradition qu’on est invité à se référer absolument pour découvrir les « vrais » concepts, les « vraies » notions de la « vraie » philosophie. Faut-il encore, pour philosopher, opérer un retour aux sources, où on ne trouve pas de philosophie, ou ne faut-il pas plutôt se tourner vers ceux-là mêmes qui ont la maîtrise de la pensée, dans tous ses raffinements, « qui fondent la philosophie et ne cessent de l’engendrer » ? Là se trouve le paradoxe de l’émancipation ou de la décolonisation de la philosophie : pour se décoloniser, il faut accepter la domination coloniale, en supposant que cette acceptation est peut-être la ruse de la raison colonisée, le moyen de s’affranchir de la domination.

Redéfinir la tradition et l’authenticité africaines

L’un des principaux paradoxes de la décolonisation de la philosophie africaine réside notamment dans les significations et les usages de la tradition et de l’authenticité. Fabien Eboussi Boulaga dans La crise du Muntu analyse les paradoxes qui minent aussi bien l’ethnophilosophie que les critiques de celle-ci en s’interrogeant notamment sur les enjeux de la revendication, par les Africains, de la possession de la philosophie. Si l’objectif des Africains est de retrouver l’authenticité de leurs cultures ou de leurs traditions, comment s’opère cette recherche d’authenticité ? Les démarches mises en oeuvre permettent-elles de réaliser cet objectif ?

À ces questions, Eboussi Boulaga répond par un certain nombre de thèses dont je résume les plus importantes ici :

  1. La philosophie telle qu’elle est apparue en Afrique est un phénomène d’appartenance. Elle est l’un des symboles de la puissance occidentale. Soutenue par la puissance technoscientifique, elle s’impose comme une évidence, comme volonté de se poser comme modèle, comme référence pour toute culture. Modèle de rationalité, modèle d’humanité…

  2. La philosophie africaine se présente comme une plaidoirie pour la reconnaissance du droit à la philosophie. Cette plaidoirie s’adresse aux Occidentaux dont on veut par ailleurs déconstruire la domination. « Son but est en effet de persuader, de faire appel à la bienveillance de celui qui est encore le maître pour se faire reconnaître de lui. » C’est pourquoi elle fait flèche de tout bois en cherchant par exemple dans les matériaux de l’ethnologie une certaine forme de rationalité pour montrer que les Africains ont aussi une pensée philosophique.

  3. En ce qui concerne le recours à la tradition, il faut d’abord définir la tradition non pas de manière ethnologique, mais comme « un être-ensemble et un avoir-en-commun qui appellent à une destinée commune par un agir-ensemble… L’être ensemble est un état de fait, qui n’a pas été choisi, mais imposé par la violence ou l’arbitraire de “l’histoire”, ou, si l’on préfère, par une force et une contrainte extérieures[39]. » L’avoir en commun est lui-même constitué de manques : manque de biens technologiques, manque d’équipements, manque d’infrastructures, etc. L’agir en commun permet le dépassement de cette situation, la transformation de la nécessité en destinée, d’une situation qu’on n’a pas choisie au départ en un destin qu’on choisit soi-même.

Il faut procéder à une critique de la tradition, pour éviter la « pétition de tradition », selon laquelle la tradition n’appelle que la nostalgie, pour penser l’agir ensemble et pour créer le destin commun de libération. Cette critique consiste à démonter les mécanismes « d’un ordre traditionnel périmé et d’un ordre colonial condamné[40] » ; à dénoncer les injustices et les discriminations dans les rapports économiques et sociaux ; à critiquer le pouvoir (la manière dont il s’exerce, et la manière dont il devient tyrannique) ; à critiquer la culture, notamment quand elle devient instrument de soumission ou d’infantilisation d’un peuple.

La tradition doit enfin être pensée comme « utopie critique » : comment trouver dans la tradition même des possibilités d’émancipation ? Cette conception de la tradition suppose que la tradition soit définie comme « mémoire vigilante » : se souvenir du fait que la tradition a été violée et qu’elle recèle encore en elles des possibilités de déchéance. Elle n’est pas innocente, elle a consenti à cette déchéance et peut encore le faire dans le temps présent. La tradition a donné lieu à des forces de déshumanisation. Ces forces, ces attitudes sont des « paradigmes négatifs » de ce dont il faut éviter la répétition. « La mémoire vigilante se pose pour se libérer de la répétition de l’aliénation de l’esclavage et de la colonisation[41]. » La critique de la tradition, c’est la critique du présent, de la possibilité de la permanence de ces situations initiales. Il faut critiquer la « modernisation » de ces traditions de la déchéance. La tradition représente en second lieu un moment de différenciation par rapport aux autres, un moment d’autonomie. C’est le « moment où l’Afrique est elle-même source de création culturelle », dans la mesure où « la tradition n’est pas un corpus clos, un livre révélé. Elle est ouverte[42] ». La tradition est enfin un « modèle utopique ». Il s’agit de la conjonction entre mémoire vigilante et imagination créatrice. L’imaginaire n’est pas porté vers le passé, mais vers le futur. « La tradition devient prospective si, après avoir critiqué le présent, elle présente le projet d’un monde autre[43] ». La tradition peut par exemple proposer les modèles d’organisation d’une société plus humaine, une nouvelle économie dans laquelle la priorité serait accordée aux besoins du plus grand nombre, où des conditions plus égalitaires seraient mises en place, la participation de tous au pouvoir serait garantie, et promue la richesse des relations humaines traditionnelles (dépouillées de leur parasitisme), la fête, le jeu, et la danse de l’être.

La langue du colonisateur comme langue du savoir « décolonisé »

Peut-on décoloniser la philosophie sans inventer de nouvelles langues de la philosophie en Afrique ? En amont de cette question, il y a celles relatives aux relations entre langue et culture, entre langue et pensée, il y a, en somme, ce que Fabien Eboussi Boulaga appelle « la question linguistique[44] ». Cette question linguistique renvoie à des problèmes techniques et philosophiques. Mais elle recèle aussi un enjeu idéologique qui en fait une question importante dans la problématique de la décolonisation des savoirs.

Sans nécessairement souscrire à la théorie du déterminisme linguistique ou à ce qu’il est convenu d’appeler l’hypothèse de Sapir-Whorf, posons d’emblée qu’une langue n’est jamais un simple système de mots : les mots d’une langue, et la manière particulière dont ils sont agencés pour exprimer une idée, sont toujours chargés d’un ensemble de significations dont il est difficile de trouver des équivalents exacts dans une autre langue. Il convient d’ajouter que la langue de chaque texte que nous lisons nous renvoie à la particularité de la culture qui lui donne sens et qu’elle contribue à signifier ou à exprimer. La langue que nous choisissons pour écrire un texte, ou bien nous contraint à penser dans le cadre culturel par rapport auquel cette langue a une signification, pour autant que cela soit possible, ou bien nous conduit à appliquer à notre propre contexte des mots et des concepts qui ne peuvent saisir ou traduire les réalités de ce contexte que de manière fort déficiente. Jean-Loup Amselle relativise la différence entre les langues ou ce qu’il appelle « le caractère discret ou discontinu des langues du monde et des philosophies qu’elles portent[45] » en soutenant que cette différenciation est « le résultat non de leurs propriétés intrinsèques, mais de leur “grammatisation” et de leur mise en dictionnaire, sans parler de leur classification en familles — indo-européenne, sémitique, etc. — opérée au xixe siècle[46] ». Il attribue en outre cette différenciation des langues à l’écriture : « C’est le passage à l’écrit qui a figé les différentes langues du monde et, dans ce processus, les grammairiens et les linguistes ont joué un rôle majeur[47]. » Son but, en mettant en lumière cette archéologie de la différence linguistique, est de souligner qu’aucune langue ne nous enferme dans une culture pure ou particulière, toute culture étant l’expression d’interconnexions avec d’autres cultures. Mais on peut objecter que l’interconnexion entre les cultures et les langues ne signifie pas l’absence de différences, que celles-ci soient significatives ou ne tiennent qu’à des nuances lexicales ou sémantiques. Ces interconnexions n’éliminent pas la diversité des expériences humaines dont les langues sont les expressions. Le problème de la communication entre ces expériences se pose donc, même si ce problème pourrait être considéré comme n’étant pas insurmontable. Ce problème se pose d’une manière générale dans la traduction, la communication et la transmission du savoir. On le rencontre par exemple dans le rapport entre la langue grecque et la langue latine, quand des auteurs latins tentent de s’approprier la philosophie grecque[48]. Les traducteurs savent bien que, d’une certaine façon, « toute traduction est trahison ».

Pour le cas de la philosophie africaine, le problème n’est pas seulement d’ordre technique ou épistémologique. À celui-ci s’ajoute un enjeu spécifique, idéologique et géopolitique, dans la mesure où les langues du savoir sont liées à la domination, et aussi parce que la nécessité de ne s’exprimer que dans ces langues apparaît comme la consécration ou, pire encore, l’acceptation de cette domination, de cette injustice linguistique. Comme le souligne bien Fabien Eboussi Boulaga :

La langue a symbolisé la différence entre le « civilisé » et le « non civilisé », le « barbare ». Ce dernier ne parle pas : il bredouille, il émet des sons étranges et inarticulés. Il ne possède à proprement parler pas de langues, mais des idiomes, des « dialectes ». Un idiome ou un dialecte a un lexique des plus réduits, d’où sont absents les mots « abstraits », qui recouvre seulement la sphère des besoins élémentaires ; ses structures grammaticales sont rudimentaires, la syntaxe est presque inexistante… L’idiome exprime l’inaptitude de ceux qui le manient à raisonner avec rigueur et clarté. Il est impropre à la science et à la pensée. Il a quelque chose du langage enfantin. Il est clair que pour accéder au savoir scientifique et technique, il faut un instrument plus adéquat. Pour entrer dans la civilisation, il faut adopter une langue de civilisation[49].

Chez un certain nombre d’auteurs africains, certes, la maîtrise de ces langues dominantes est vue comme un véritable privilège. Mais quand il s’agit d’analyser la réalité africaine elle-même, de développer une philosophie africaine, il devient difficile de ne pas éprouver une certaine « honte » (dans le sens où Aristote parle de la honte à ne pas pouvoir se servir de la parole[50]) à ne devoir le faire que dans une langue autre, qui plus est, celle de la société par rapport à laquelle on veut s’affranchir culturellement.

Les langues de la philosophie africaine, à l’ère de la « décolonisation des savoirs », sont le français, l’anglais, le portugais, l’allemand, le latin et l’arabe. C’est à travers ces langues que les auteurs africains soit expliquent, c’est-à-dire « traduisent » les pensées qu’on trouve dans la littérature orale, soit exposent leurs propres pensées construites à partir de préoccupations plus actuelles. Comment comprendre ce recours quasi exclusif aux langues européennes, y compris chez des auteurs bien conscients des enjeux invoqués ci-dessus, et partageant l’idée de l’importance qu’il y aurait, pour les philosophies africaines (du moins celles des auteurs africains), à s’exprimer dans les langues africaines ? L’écrivain kenyan Ngugi Wa Thiong’o avait exprimé un tel étonnement lors de la Conférence des écrivains africains de langue anglaise organisée en Ouganda en 1962. « Comment, écrivait-il, a-t-il été possible que nous, écrivains africains, fassions preuve de tant de faiblesse dans la défense de nos propres langues et de tant d’avidité dans la revendication de langues étrangères, à commencer par celles de nos colonisateurs ?[51] » La réponse à une telle question n’est pas vraiment difficile à trouver. Il suffit, pense Wa Thiong’o, de rappeler le contexte de mépris des langues africaines dans le système colonial, même si par ailleurs les colons et les missionnaires n’hésitaient pas à s’en servir pour mieux asseoir leur domination[52]. Et afin de mettre fin à ce qui s’apparentait à une servitude volontaire, afin de mettre fin à cette « honte », Wa Thiong’o prit la résolution de n’écrire désormais que dans sa langue, le Kikuyu, ou en Swahili, plutôt qu’en anglais. Il considérait son livre Decolonising the Mind non seulement comme un manifeste contre la colonisation épistémique, mais aussi comme le dernier livre écrit dans une langue occidentale : « Ce livre est mon adieu à l’anglais[53]. »

La philosophe tchèque Alena Rettova avance aussi quelques arguments pour expliquer la non-utilisation des langues africaines par les philosophes africains : la possibilité d’avoir une plus grande audience, en particulier pour les textes écrits en anglais, la difficulté à promouvoir les langues africaines dans un contexte de sous-développement, le prestige attaché à la maîtrise des langues occidentales, et enfin la difficulté à choisir une langue parmi de multiples langues africaines[54].

Ces explications étant relativement faciles à fournir, il reste une difficulté plus sérieuse, plus insidieuse, qui réside dans l’influence des catégories de pensée occidentales, dans les tentatives mêmes d’analyse des réalités africaines par le recours à des mots des langues africaines. Le philosophe rwandais Alexis Kagame, dans son ouvrage intitulé La philosophie bantu comparée, part du postulat que, pour parler d’une philosophie africaine authentique, il est nécessaire de « prendre une zone culturelle déterminée et en identifier les éléments philosophiques incarnés dans la langue et dans les institutions, dans les contes, récits et proverbes[55] ». Il analyse près de 180 langues bantous pour mettre en lumière les systèmes métaphysiques qu’elles expriment. On remarquera toutefois que le modèle d’analyse qui guide son étude est celui d’Aristote. En effet, il essaie de construire les catégories de l’être chez les Bantous en les opposant aux dix catégories d’Aristote[56]. Le modèle d’Aristote est si présent dans les analyses de Kagame qu’on pourrait penser à une sorte de traduction de l’aristotélisme dans la pensée bantoue.

Kwasi Wiredu, encore plus animé par le souci de « décolonisation conceptuelle » en Afrique propose comme solution[57], pour les philosophes africains, de penser dans leur propre langue : « D’après ce que je peux voir, le principal antidote à cette entrave est que les philosophes africains essaient de penser philosophiquement dans leur propre langage, même s’ils doivent encore exposer leurs résultats dans une langue occidentale[58]. » Mais Wiredu ne peut manquer de relever aussitôt qu’une telle démarche n’est pas simple, parce que ces philosophes africains n’ont reçu leur formation que dans les langues occidentales, même si cette difficulté est ensuite relativisée par la possibilité de s’affranchir de la domination linguistique[59]. En effet, précise-t-il, le philosophe doit pouvoir prendre une certaine distance critique à l’égard de toute langue, y compris à l’égard de sa propre langue. Pour Wiredu, philosopher avec les langues africaines ne consiste pas à tenir pour acquis que ces langues expriment par elles-mêmes des constructions philosophiques qu’il suffirait de recueillir ou d’exhumer. Cette démarche exige encore un travail de reprise critique, d’évaluation, de reformulation et de systématisation. Contre un certain « nationalisme culturel » ou « nationalisme linguistique », Wiredu défend une sorte d’impératif d’ouverture aux philosophies des autres : « Le philosophe africain n’a pas le choix, il lui faut mener ses investigations philosophiques en liaison avec les écrits philosophiques des autres peuples[60]. » Cet impératif d’ouverture aux autres se combine cependant avec l’impératif d’un recours aux langues africaines[61], avec la nécessité d’étudier la tradition orale et de penser certaines réalités à partir des concepts fournis par les traditions africaines. On peut trouver dans les travaux de Wiredu un exemple de ce recours aux langues africaines dans son étude des notions de vérité, de personne, de Dieu, de responsabilité et de droits humains (dans la tradition Akan), et aussi des notions de démocratie et de consensus en Afrique (Akan, Zoulous, Ashantis), etc. Ce recours suppose cependant un certain nombre de précautions méthodologiques, qui se résument notamment dans la nécessité d’un usage critique des concepts provenant des langues africaines comme des langues non africaines. La pensée occidentale fournit un certain nombre de conceptions du monde liées à des concepts comme la vérité, la justice, le droit, etc. Qu’en est-il de la signification de ces mêmes notions en Afrique ? Wiredu invite à ne pas se contenter de surimposer aux réalités africaines les concepts construits ailleurs, mais à toujours questionner la pertinence de leurs significations dans le contexte africain. Cette capacité de distance rend la communication possible entre plusieurs langues : « S’ils peuvent converser, ils peuvent aussi converger » (If they can converse, they can converge[62]). Confronter les langues, c’est traduire, c’est-à-dire interpréter. Cette exigence d’interprétation permet toujours de trouver, dans une langue, des mots, des expressions ou même des périphrases qui permettent de dire une pensée exprimée par les mots d’une autre langue.

C’est cette même idée qu’articule Souleymane Bachir Diagne dans l’expression « penser de langue à langue » qu’il considère d’ailleurs comme « la condition pour le développement de la pensée philosophique en Afrique (et partout, d’ailleurs, pas seulement en Afrique)[63] ». Penser de langue à langue, précise encore Bachir Diagne, c’est « cultiver la capacité de se décentrer, de voir les choses de plus d’une perspective, à partir de plus d’une langue[64] ».

La connaissance des langues occidentales pour les philosophes africains serait donc bien loin ici de constituer un « obstacle épistémologique », si en plus ces philosophes disposent des moyens de les prendre comme des outils d’analyse à côté d’autres outils que fournissent ici les autres langues, les langues africaines en dépit de leur position dite subalterne. Pour un philosophe afrophone connaissant le sango, le lingala le wolof, le basaa, le fe’e fe’e ou le swahili, « maîtriser » comme on dit une langue dominante, c’est aussi, en même temps, lui ôter son caractère dominant, la dépouiller de son prestige et de son caractère exclusif. En outre, mettre sa langue à l’épreuve d’une autre langue, dans une démarche de simple confrontation ou même de traduction, c’est toujours enrichir sa propre vision du monde, c’est tirer de chaque langue sa part de nuances, d’images, de métaphores, de sens, pour dire, avec plus de profondeur et de subtilité, ce que l’on aurait eu du mal à exprimer en restant enfermé dans une seule langue. Édouard Glissant souligne les vertus du bilinguisme ou du multilinguisme en disant qu’il écrit toujours « en présence de toutes les langues du monde[65] », ce qui en réalité aide à ne pas perdre de vue le fait que la langue dans laquelle on pense n’en est qu’une parmi d’autres, et ne rend possible qu’une expression toujours limitée de la réalité. Ngugi Wa Thiong’o souligne également, bien qu’ayant pris la résolution d’abandonner l’anglais, les avantages du multilinguisme, qu’il définit en termes d’ouverture à d’autres langues à partir de sa propre langue. Je me permets de le citer longuement sur ce sujet :

Je voudrais que les langues maternelles des peuples du Kenya (nos langues nationales !) produisent une littérature qui reflète non seulement les rythmes de l’expression orale de l’enfant, mais aussi sa lutte avec la nature et sa condition sociale. À partir de cette harmonie entre lui-même, sa langue et son environnement, il pourra apprendre d’autres langues, et apprécier les éléments positifs, humanistes, démocratiques et révolutionnaires des littératures et cultures d’autres peuples, sans complexes à l’égard de sa propre langue, son propre moi, son environnement. La langue nationale du Kenya tout entier (le kiswahili), les autres langues nationales, celles des diverses nationalités du pays, comme le luo, le kikuyu, le maasai, le luhya, le kallinjin, le kamba, le mijikenda, le somali, le galla, le turkana, l’arabe) ; les autres langues africaines, telles le hausa, le wolof, le yoruba, l’ibo, le zulu, le nyanja, le lingala, le kimbundu ; les langues étrangères — étrangères à l’Afrique — comme l’anglais, le français, l’allemand, le russe, le chinois, le japonais, le portugais, l’espagnol, trouveront alors leur juste place dans la vie des enfants kenyans[66].

Le paradoxe de la langue de la colonisation comme langue du savoir décolonisé se résout donc par cette possibilité, suggérée par Kwasi Wiredu, de penser dans sa propre langue sans se priver de la possibilité de recourir à d’autres langues et en ayant un rapport critique avec toutes les langues que l’on utilise. Elle se résout aussi par ce que suggère Bachir Diagne : « penser de langue à langue », en particulier par la traduction, par un va-et-vient entre langues africaines et langues occidentales, lequel fait disparaître la relation asymétrique entre les langues ainsi mobilisées, même si, par la force des choses, c’est à travers certaines langues seulement, encore les langues coloniales, que la communication et la circulation des savoirs à une vaste échelle est encore possible.

Conclusion

Je viens de présenter les étapes du cheminement historique de la décolonisation des savoirs dans la philosophie africaine. Peut-on y voir une évolution vers une réelle décolonisation des savoirs ? Je me garderai de faire une interprétation hégélienne de ce cheminement qui pourrait consister à parler d’une sorte de raison philosophique se déployant à travers les péripéties de l’histoire décoloniale de l’Afrique. Je parlerai plutôt du fait que toute entreprise de décolonisation est tissée d’impasses, d’apories, de chemins qui ne mènent nulle part et qui poussent à tenter de tracer d’autres chemins pour l’émancipation. C’est une entreprise colossale, ouverte, qui demande à être sans cesse repensée du point de vue de ses finalités et de ses approches. Je me permets de reprendre les questions de Fabien Eboussi Boulaga : « Le peut-on ? Et dans ce cas, pourquoi le devra-t-on ? À moins peut-être d’inverser cet ordre au profit de celui qui infère la possibilité du devoir : Tu dois, donc tu peux[67] ? »