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Le piège de la liberté propose une anthropologie historique des relations entre Autochtones et Euro-Américains dans le nord-est de l’Amérique du Nord. Portant surtout sur la période allant de l’établissement de Québec (1608) jusqu’à la fin du xixe siècle, le livre cherche à dégager de l’histoire de ces relations une série de généralisations quant à l’organisation sociale et à la logique culturelle des Autochtones, d’une part, et des empires, colonies et États-nations euro-américains, de l’autre. Ce faisant, Denys Delâge et Jean-Philippe Warren semblent vouloir encourager une meilleure compréhension de la part des Québécois et des Canadiens concernant les différences culturelles profondes qui continuent de marquer les relations qu’entretient la société dominante avec les communautés autochtones, tout en fournissant un cadre conceptuel aux chercheurs travaillant sur ces relations. Bien que stimulante, cette étude se voit affaiblie par son format, ses objectifs plutôt contradictoires et la façon dont elle fait appel à la littérature anthropologique. Cherchant visiblement à rejoindre deux lectorats distincts – l’un grand public, l’autre spécialiste –, Le piège de la liberté ne satisfera certainement aucun des deux.

Au début du texte, Delâge et Warren évoquent la nécessité de produire « une anthropologie comparée du pouvoir afin de décrire comment s’est traduit, de part et d’autre, le choc des cultures » afin de dépasser l’analyse avant tout matérialiste qui insiste sur l’affrontement entre « des peuples à l’âge de pierre et des peuples à l’âge de fer » (p. 9). S’ils ne nient pas les écarts technologiques séparant des sociétés autochtones et européennes, ni l’effet destructeur du choc microbien et de la violence déployée par les colonisateurs, Delâge et Warren mettent l’accent sur la culture, et ce dans son sens large, soutenant que les Autochtones y « ont également été brisés » (p. 11). Ils avancent ainsi la thèse que la liberté promise par les Européens et leurs descendants en Amérique était, en fait, un piège pour les Autochtones, servant avant tout à les opprimer et à les marginaliser.

Afin de démontrer cette thèse, Delâge et Warren organisent le livre en sept chapitres, précédés d’une introduction et suivis par une conclusion. Au-delà des chapitres, Le piège de la liberté se divise de manière implicite en deux parties. La première, qui inclut l’introduction et les trois premiers chapitres, se concentre surtout sur la Nouvelle-France et le concept de liberté, cherchant à jeter les bases de l’anthropologie comparée que le livre vise. La deuxième, quant à elle, comprend le reste de l’ouvrage et poursuit l’analyse entreprise par les chapitres précédents dans le temps (se concentrant sur la période allant de la Conquête jusqu’au tournant du xxe siècle) et à travers des thèmes ayant marqué les relations colonisateur-colonisé (le commerce, la propriété, le travail et la réforme morale et politique).

Ensemble, ces deux sections dépeignent des relations complexes liant colonisateurs et colonisés, relations qui s’articulent sur plusieurs plans (économique, politique, social, culturel et religieux). S’ils exagèrent peut-être l’étanchéité des distinctions alors faites par les Européens et les Euro-Américains entre ces domaines, les auteurs réussissent néanmoins à démontrer les conséquences multidimensionnelles qu’ont eues ces diverses activités chez les Autochtones. Delâge et Warren rendent ainsi un grand service, faisant une analyse moins désencastrée que celles offertes par bon nombre d’études scientifiques. Cela est particulièrement bien illustré par le traitement que réservent les auteurs aux différences spirituelles ou religieuses et aux effets que celles-ci ont sur divers aspects du choc des cultures. Si le christianisme se prétend universaliste, sa notion du péché permet aux Européens d’exclure certains individus de la collectivité, et sa définition de l’humanité proscrit l’attribution d’un esprit ou d’une volonté à la flore, la faune, les phénomènes naturels et les ancêtres. Pour Delâge et Warren, cela est en parfaite contradiction avec la vision qu’ont les Autochtones. Suivant à la trace les travaux anthropologiques classiques signés Clastres, Lévi-Strauss, Mauss et d’autres, les auteurs attribuent aux Autochtones une vision de la société à la fois plus inclusive et plus exclusive que celle importée d’Europe. Si les Autochtones décèlent l’humanité dans des choses autres qu’humaines et s’ils travaillent sans cesse afin de garantir le lien social entre les membres de la communauté, ils ne reconnaissent pas forcément l’humanité des étrangers. La dette et le don/contre-don y jouent un rôle absolument primordial. Au lieu de l’exclusion qu’opère le péché chez les Européens, les Autochtones tiennent pour acquis que chacun est endetté envers ses parents, sa communauté et des êtres autres qu’humains, et ce dès le plus jeune âge. De plus, ces comptes ne peuvent jamais être quittes, car être libre de dettes équivaut pour les Autochtones à ne pas exister, à se retrouver en dehors de la société – autrement dit, à ne pas être humain. À partir du début du xviie siècle, le travail missionnaire prend cet ordre des choses à l’assaut afin d’imposer la notion chrétienne du péché et, par le fait même, de briser le lien social à la base de toute communauté autochtone. Delâge et Warren réussissent particulièrement bien à décortiquer ce processus complexe, illustrant ainsi la puissance de la culture en tant que vecteur de la violence coloniale.

De l’observation des conséquences sociales des divergences spirituelles et religieuses découle une série d’autres effets, suggérant, entre autres, le conflit inhérent entre ces cultures en ce qui concerne la discipline, la définition de la communauté, la vie matérielle et les relations de parenté. Cette contribution est accompagnée d’une autre similaire qui, quoique bien connue des chercheurs, mérite tout de même une attention renouvelée. Delâge et Warren soulignent l’incommensurabilité des catégories d’analyse qui tendent à tenir pour acquises des sphères d’activités distinctes (économique, religieux, politique, etc.) et la pensée qui permet de donner sens à la vie quotidienne dans n’importe quelle société.

Mais c’est également ici que l’ouvrage dévoile une de ses plus grandes faiblesses. En effet, comme beaucoup avant eux, il faut en convenir, les auteurs érigent une opposition entre, d’une part, une société coloniale où les sphères d’activités auraient été en voie d’autonomisation (pensons à l’économie « désencastrée » de Polanyi) et, de l’autre, des sociétés autochtones, définies par des « phénomènes totaux », entièrement étrangers à des catégories habituelles de la société européenne. Pourtant, l’historiographie récente – parfois trop récente pour avoir été abordée par les auteurs – remet cette image en question. Par exemple, certains historiens se penchant sur des phénomènes au coeur de l’analyse, tels que l’économie de don (Stern 2017) et la marchandisation de la terre (Greer 2018), soulignent des rapprochements et des renversements de rôle entre Autochtones et Européens en Amérique du Nord qui tendent à remettre en cause le modèle proposé par l’anthropologie classique.

Autre problème majeur, étroitement lié à celui-ci : l’argument de l’ouvrage est construit avant tout en fonction des idées des grands penseurs (anthropologues, pour la plupart), la quasi-totalité n’ayant jamais travaillé sur le nord-est de l’Amérique du Nord, ce qui amène les auteurs à privilégier la théorie aux dépens de la recherche empirique. Si un Clastres ou un Lévi-Strauss, un Weber ou un Marx affirment que les sociétés, celles dites primitives comme celles issues d’Europe, fonctionnent de telle ou telle manière, Delâge et Warren ne réussissent pas toujours à trouver des indices clairs dans les sources mises à l’étude de ce fonctionnement en Amérique du Nord septentrionale. En ce sens, Le piège de la liberté est une occasion manquée. Si d’autres anthropologues portent un correctif aux études ethnographiques classiques qui, à cause de mécompréhensions de la part des chercheurs ou d’analyses sans fondement historique, reflètent mal la réalité vécue par des peuples colonisés (p. ex., Guyer 2004 et Inksetter 2017), les auteurs, pourtant tout à fait au courant des développements dans ce champ, adoptent pour l’essentiel des positions tracées dès l’ouvrage incontournable Le pays renversé signé par Delâge en 1991.

Si Le piège de la liberté tente de proposer une lecture novatrice s’adressant à la communauté des chercheurs, ce n’est toutefois pas uniquement un livre savant. En effet, ses auteurs cherchent aussi, visiblement, à faire de lui un ouvrage de vulgarisation destiné au grand public. Toutefois, ces objectifs se contredisent, ce qui pose un problème évident. Le spécialiste, qu’il soit anthropologue, sociologue ou historien, risque d’apprendre peu de choses, étant déjà familier avec la littérature théorique et empirique de laquelle le livre tire une grande quantité de ses conclusions. Le non-spécialiste, quant à lui, se trouverait confronté par un ouvrage long et plutôt technique, les deux facteurs empêchant le livre de passer son message plutôt simple, mais fort perspicace – à savoir que la liberté prônée par les Européens et les Euro-Américains a joué un rôle clé dans l’assujettissement et la marginalisation des peuples autochtones. Un livre bien plus court et mieux ficelé, avançant pourtant le même argument, aurait été nettement plus approprié sur ce front tout en fournissant un outil fort efficace dans les cours du premier cycle, et ce dans plusieurs matières. L’autre option – un ouvrage savant plus poussé, s’appuyant davantage sur des études récentes et sur des recherches empiriques inédites – aurait également apporté une contribution majeure qui aurait pu refondre en grande partie notre compréhension du choc des cultures dans le nord-est de l’Amérique du Nord.

Situé quelque part entre ces deux pôles, Le piège de la liberté contribuera certainement, même si probablement pas à la hauteur de son ambition, à des débats en histoire et en anthropologie dans les années à venir. Il est à espérer qu’il réussisse également à suggérer au grand public une nouvelle manière, plus riche, de penser l’histoire des sociétés nées du colonialisme.