Corps de l’article

Dans notre article intitulé « La démographie amérindienne en Nouvelle-France : Sources historiques et herméneutique des chiffres », paru dans le dernier numéro de Recherches amérindiennes au Québec, nous proposions au lecteur une critique interne et externe des sources écrites des xviie et xviiie siècles pouvant permettre d’évaluer la taille des populations amérindiennes du Canada ancien, des postes du Domaine du Roy et de l’Acadie péninsulaire et continentale (Dubois et Morin 2018). Au terme de cette première herméneutique des chiffres contenus dans les sources, une question a surgi : peut-on poser un regard neuf sur la démographie amérindienne pour cette période du Régime français en tenant davantage compte des spécificités géo-historiques qui caractérisent la trajectoire des communautés amérindiennes d’alors ? Jusqu’ici, la démographie autochtone a surtout été abordée sous l’angle de sa chute dans l’Amérique colombienne et le siècle qui a suivi. Principalement représenté par D. Snow et B. Trigger pour la préhistoire et la période de contact dans le Nord-Est américain, ce courant ethnohistorique a cependant réservé peu de place aux populations amérindiennes d’après hécatombe, si l’on nous passe cette expression (Snow 1995 ; Snow et Lanphear 1988 ; Snow et Starna 1989 ; Thornton 2004 ; Thornton et al. 1991 ; Trigger 1978, 1992 ; Dobyns 1983 ; Cook 1976 ; Delâge 1991 ; Clermont 1980). Il y a près de vingt-cinq ans cependant J.A. Dickinson et J. Grabowski se sont livrés à cet exercice en suggérant un calcul permettant de supputer la taille d’une population à partir du nombre de ses guerriers en prenant pour cadre d’analyse la vallée laurentienne (Dickinson et Grabowski 1993 : 55-57).

Le présent article se propose maintenant de questionner ce postulat en revisitant les chiffres contenus dans les sources historiques et en les confrontant à des données nouvelles tirées de documents d’archives peu ou pas exploités par ces chercheurs. Pour l’exercice, l’enquête sera étendue aux populations amérindiennes occupant le vaste territoire correspondant au pays du Saguenay et de la Côte-Nord, aux actuelles provinces de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick, de l’Île-du-Prince-Édouard, ainsi qu’au nord-est du Maine. Un portrait démographique des populations amérindiennes évoluant sur ce territoire, incluant bien sûr le Canada ancien, depuis la fin du xviie siècle jusqu’au traité de Paris de 1763, sera présenté au lecteur. Il importe auparavant de se pencher sur la méthode de calcul, plus particulièrement sur l’établissement d’un rapport guerriers/population totale et son interprétation.

Établissement d’un rapport guerriers/population totale

Définition des variables

Un rapport se définit par la nature des variables mises en relation : nombre de guerriers versus population totale. La population totale est constituée de la somme des individus des deux sexes et de tous âges d’un groupe défini par l’appartenance à une nation, par l’occupation d’un village ou celle d’un territoire pour une époque donnée. Malgré leurs lacunes, les recensements et les dénombrements semblent relativement fiables, surtout si on les compare aux estimations rencontrées dans les autres types de témoignages contenus dans les sources écrites. À preuve, on y trouve des données ayant un ancrage territorial mieux défini, soit un village, soit une région. Souvent, on y décline la population en fonction des groupes d’âge ou du statut familial, ce qui suppose un véritable exercice d’inventaire par le recenseur. Ces cas demeurent cependant rares.

Trop souvent, le chercheur est confronté au laconisme des estimations démographiques contenues dans les journaux de campagne ou encore dans la correspondance coloniale. S’il est vrai que certains témoignages nous dévoilent le moyen par lequel une estimation de la population a pu être établie, comme par exemple cet auteur d’un recensement des Micmacs[1] réalisé en 1735 qui signale que sa tâche a été accomplie « […] conformement aux memoires des missionnaires et aux declarations que m’en ont fait les Anciens et chef de chaque Vilage », ces cas demeurent néanmoins exceptionnels (BAC 1735a : 1 ; 1735b : 725). La plupart du temps, les témoignages ne font état que d’une donnée chiffrée, livrée telle la résolution d’une équation dont les variables demeurent largement inconnues.

Fréquemment rencontrés dans les sources, les chiffres qui se rapportent au nombre de guerriers suscitent de multiples interrogations chez le chercheur qui se voit rapidement amené à questionner la portée que revêt le terme guerrier dans ces documents. Lorsqu’un ethnonyme comme Iroquois, Abénaquis ou autre ne précise pas la donnée chiffrée, une panoplie d’expressions apparaissent pour désigner le guerrier. Parmi les plus usuelles, on croise très souvent Sauvages, guerriers ou hommes en état de porter les armes, hommes et garçons capables d’aller à la guerre, chefs de famille portant les armes, Indians, Indians fit to carry arms, Savages, Men, Men under arms, Men able to bear arms, Men fit to march, Fighting Men, Warriors. Lorsqu’il s’agit de dresser l’état des forces guerrières amérindiennes, l’expression la plus récurrente reste sans contredit hommes portant les armes. De manière concrète, chacune de ces expressions renvoie implicitement à une strate d’âge plus ou moins définie chez les individus masculins pour laquelle la capacité à porter les armes est reconnue par le pouvoir colonial qui plaque ses propres catégories afin d’établir un décompte de la force guerrière sur laquelle il peut tabler dans ses diverses campagnes militaires[2].

On peut cependant se questionner sur la définition que nourrissent les administrateurs coloniaux ou autres observateurs européens du terme « guerrier » qui apparaît sous leur plume. Quel entendement en ont-ils et, surtout, qui incluent-ils sous ce label ? En théorie, la définition du guerrier repose sur une tranche d’âge définie et une aptitude reconnue à porter les armes. En pratique, l’âge requis pour être compté parmi les guerriers varie cependant d’un document à l’autre : tantôt 15 ans, tantôt 12. La plupart du temps, hélas, les témoignages ne spécifient cependant aucun critère d’âge associé à ce statut. Comment alors calculer le poids numérique sous-entendu du guerrier au regard de la population totale d’un groupe amérindien, car c’est bien ce qui nous intéresse dans cet article ? Un cas précis peut nous aider à prendre toute la mesure du problème.

En 1752, Franquet visite la Jeune-Lorette où il compte 40 guerriers pour une population de 120 individus. Faut-il comprendre que ces 40 guerriers sont tous à la tête d’une famille comportant trois membres (père, mère et enfant) [120 individus/40 guerriers-pères de famille = 3 membres par famille nucléaire] ? Avant même de tenter de répondre à cette question, un problème ne tarde pas à surgir. Franquet compte 40 guerriers, soit. Il ne dénombre pourtant que 25 familles. En admettant que seuls les chefs de familles soient guerriers, ce village n’en compterait ainsi que 25. Qui seraient donc les 15 individus restants ? Il faut en conclure que la réalité est autre. Le nombre de guerriers établi par Franquet inclut manifestement des Hurons qui ne sont pas pères de famille. Selon les statuts de l’époque qui distinguent les individus mariés de ceux qui ne le sont pas, on trouverait ainsi parmi ces 40 guerriers 25 hommes ou chefs de famille et 15 garçons. On peut dès lors pressentir toute la fragilité de l’équation voulant qu’à chaque guerrier corresponde une femme et des enfants (Franquet 1889 : 107).

Chose certaine, tout comme pour la chasse, la guerre interpelle de bonne heure les mâles du groupe. En 1757, alors qu’il rencontre de jeunes garçons abénaquis qui accompagnent leurs aînés au fort Saint-Jean sur le Richelieu, le jésuite Pierre-Antoine-Joseph Roubaud rappelle que « chez les Sauvages, on est soldat dès qu’on peut porter le fusil » (Thwaites 1900(70) : 92). C’est dire ici combien la catégorie « guerrier » doit être questionnée sous l’angle de la pluralité des statuts au sein des communautés d’appartenance. Autrement dit, n’est pas forcément père de famille celui qui se voit couronné du titre de guerrier dans les décomptes administratifs de la colonie. À plus de deux cent cinquante années de distance, les risques d’erreur s’en trouvent accrus dans les estimés contemporains. La prudence reste de mise dans l’interprétation des chiffres.

Par ailleurs, certains recensements ne comptabilisent pas directement les guerriers, mais plutôt les individus de sexe masculin selon leur âge. Dans ce cas, les catégories analogues à celle des guerriers, à savoir les hommes et les grands garçons, précisent l’âge attribué à ces derniers : au-dessus de 12 ans, au-dessus de 15 ans, au-dessus de 16 ans, entre 12 et 26 ans, au-dessous de 50 ans et au-dessus de 50 ans. Généralement, les guerriers comptabilisés comprennent les individus masculins de plus de 15 ans. Chez les Micmacs, cet âge serait abaissé à 12 ans selon le recensement de 1722 effectué par l’abbé Antoine Gaulin (CMRNF 1883(1) : 389-390  ; BAC 1685 ; 1688 ; 1692 ; 1695 ; 1698 ; 1716 ; 1722 : 77 ; Gyles 1853 : 357-358). La question de l’âge de l’homme réputé guerrier reste complexe. Les recensements du gouvernement du Canada pour les années 1692, 1695, 1698 et 1716 distinguent les hommes autochtones de plus et de moins de 50 ans. L’absence de cette double périodicité chez les hommes dans les recensements de 1685 et 1688, comme dans les autres documents, suppose que l’individu ayant atteint l’âge minimal requis pour être considéré guerrier le demeure jusqu’à son décès sur le plan statistique (BAC 1685 ; 1688 ; 1692 ; 1695 ; 1698 ; 1716). En somme, le vocable guerrier regroupe autant les grands garçons, les hommes que les chefs de famille ou même de village s’il en est fait mention (BAC 1722 : 77 ; 1714b : 299-300). Lorsque la strate d’âge des garçons n’est pas scindée en deux catégories, à savoir grands et petits, ou lorsque les garçons sont confondus avec les filles, comme dans le recensement de Gargas, le chercheur doit donc se résoudre à identifier les guerriers sous la seule catégorie des hommes (Gargas [1687-1688]).

La surévaluation systématique du nombre de guerriers dans les recensements de la population entière est un autre élément à considérer. Ne l’oublions pas, les recensements ont la fâcheuse tendance à présenter le potentiel maximal de mobilisation militaire d’une communauté et non le nombre réel de ses « soldats », croyons-nous. En effet, les chiffres se rapportant aux guerriers ne sont établis par les censeurs qu’en fonction de deux critères : la masculinité et l’atteinte de l’âge minimal de 12 ou 15 ans qui fait du garçon un être physiquement en état de porter les armes. La réalité diverge cependant de cet absolu. Dans les faits, tous les hommes et grands garçons en état de porter les armes ne les portent pas pour autant. La maladie, les infirmités, la vieillesse, la servitude ou d’autres motifs peuvent les en dispenser, voire même disqualifier une partie des hommes et des grands garçons pour la guerre. Voilà qui ajoute encore à la confusion sur le chiffre réel des guerriers déduit à partir des recensements. Si les problèmes sont nombreux, ils ne sont pas insurmontables. Aussi, dans l’établissement d’un rapport guerriers/population totale qui puisse présenter une certaine crédibilité, le chercheur doit-il investiguer avec toute la rigueur possible les contextes historiques et documentaires d’où émergent ces chiffres. Il pourra ainsi se prémunir contre la sous-évaluation ou, inversement, contre la surévaluation démographique qui résulterait de l’application inconsidérée d’un rapport établi à partir d’un chiffre décontextualisé. Les recettes magiques n’existent malheureusement pas à ce niveau.

Production d’un rapport valide et signifiant

La quête d’un rapport guerriers/population totale illustre combien le chercheur doit jongler avec l’imprécision des données démographiques qui regardent les Autochtones dans les sources. Pourtant, seul l’établissement d’un rapport recevable entre le nombre de guerriers d’une collectivité à une époque donnée et la population totale à laquelle ce nombre de guerriers se rattache peut permettre de dresser le profil démographique général des groupes à l’étude. Jusqu’ici, le rapport 1/5 proposé par Dickinson et Grabowski ou encore par G.M. Day pour évaluer la taille d’une population à partir du nombre de guerriers est apparu comme une solution passe-partout (Dickinson et Grabowski 1993 : 56 ; Dickinson 1996 : 15 ; Day 1981 : 46). Mais le chercheur peut-il échapper à cette règle de trois qui multiplie ou divise par cinq les chiffres rencontrés dans les sources ? Pour répondre à cette question, l’analyse des données des recensements du Canada produits entre 1685 et 1716 s’impose pour vérifier si effectivement le cinquième de la population d’un village correspond ou non à un nombre maximal de guerriers potentiels, soit les hommes et les grands garçons.

Prenons l’exemple de la mission de La Montagne pour les années 1692-1695. En 1692, l’intendant Champigny établit que la population de ce village chrétien s’élève à 212 individus, soit 107 de sexe masculin et 105 de sexe féminin. Plus en détail, la gent masculine se décline comme suit : 9 hommes au-dessus de 50 ans, 36 hommes en deçà de 50 ans, 19 grands garçons au-dessus de 15 ans et 43 petits garçons en deçà de 15 ans. En appliquant le rapport 1/5, on produit l’équation suivante : 212 individus/5 = 42,4 guerriers. Par un autre procédé, si l’on joint aux 45 hommes les 19 grands garçons, on obtient plutôt 64 guerriers (BAC 1692).

Le recensement de 1695 dénombre quant à lui 216 individus à La Montagne, soit 109 de sexe masculin et 107 de sexe féminin. La gent masculine se répartit comme suit selon les âges : 8 hommes au-dessus de 50 ans, 38 hommes en deçà de 50 ans, 20 grands garçons au-dessus de 15 ans et 43 petits garçons en deçà de 15 ans. En appliquant le rapport 1/5, on produit l’équation suivante : 216 individus/5 = 43,2 guerriers. Maintenant, si l’on joint les 20 grands garçons aux 46 hommes faits, on obtient plutôt 66 guerriers (BAC 1695). On le constate, les recensements de 1692 et 1695 présentent des chiffres pratiquement identiques. Mais alors que le missionnaire serait l’homme le plus apte à fournir des données fiables sur la population qu’il dessert au quotidien, son évaluation du nombre de guerriers en 1694 ne correspond pas tout à fait aux estimations de guerriers que l’on peut déduire à partir des recensements de 1692 et de 1695. Un tel écart appelle une herméneutique des chiffres.

Comparons donc les chiffres des recensements de 1692 et de 1695 avec ceux fournis par l’abbé François Vachon de Belmont, supérieur de la mission de La Montagne. Pour l’année 1694, le sulpicien y compte « environ 220 » individus formant une population où l’on rencontre 36 ménages, 11 veuves, 8 filles à marier, 9 garçons, 43 écoliers et 23 écolières, 12 enfants au berceau, 55 guerriers, 8 communiants et 30 communiantes, 2 femmes et 2 hommes non baptisés, 6 ivrognes et 3 ivrognesses, quelques « gros pécheurs », 8 très bons chrétiens et 18 très bonnes chrétiennes, 5 garçons bien sages et, enfin, 8 filles modèles (ANF 1694). À l’évidence, ces catégories répondent avant tout aux préoccupations pastorales du missionnaire. Néanmoins, nous retiendrons que 55 guerriers sont décomptés par le missionnaire à La Montagne. C’est en croisant ce chiffre avec ceux des recensements de 1692 et 1695 qu’il deviendra possible de déterminer au mieux le rapport guerriers/population totale qui concerne ce village.

Au regard du recensement effectué par Vachon de Belmont, le rapport 1/5 ne fonctionne manifestement pas. En vertu de ce rapport, le nombre de guerriers se situerait à 42,4 en 1692, à 44 en 1694 (et non 55 comme l’avance le sulpicien) et à 43,2 en 1695. Or, face au nombre de guerriers recensés par le missionnaire de La Montagne, le rapport se situerait plutôt à 1/4 [55 guerriers x 4 = 220 individus]. Considérant le nombre total d’hommes recensés à La Montagne, soit 107 en 1692 et 109 en 1695, tout suggère que seuls les hommes de moins de 50 ans et les grands garçons de plus de 15 ans furent retenus par le prêtre, d’où le chiffre de 55 guerriers. C’est du reste le chiffre que l’on obtiendrait également en 1692 en ne considérant que ces deux catégories d’individus comme guerriers [36 hommes de moins de 50 ans + 19 grands garçons = 55 guerriers x 4 = 220 individus au total]. Comme de juste, ce chiffre correspond parfaitement à celui avancé par Vachon de Belmont en 1694 (BAC 1692 ; 1695 ; ANF 1694). Que faut-il en déduire ?

Selon la signification des différents statuts dans les recensements, seul le rapport 1/4 semble pertinent pour évaluer le nombre de guerriers par rapport à la population totale de La Montagne pour ces années. Plus encore, si l’on tente d’établir le rapport entre la population totale et le nombre maximal d’individus aptes à porter les armes, soit les individus masculins au-dessus de 15 ans, on s’écarte encore davantage du rapport 1/5. Une acception aussi inclusive du guerrier mènerait à un rapport se situant à 1/3,31 en 1692 [212 individus / (45 hommes + 19 grands garçons) = 3,31] et à 1/3,27 en 1695 [216 individus / (46 hommes + 20 grands garçons) = 3,27] (BAC 1692 ; 1695). En termes clairs, cette façon d’estimer les guerriers selon le sexe et l’âge signifierait que près d’un individu sur trois serait jugé apte à porter les armes à La Montagne, ce chiffre incluant hommes, femmes et enfants. Ce scénario ne colle évidemment pas à la réalité.

Ainsi, on peut en conclure que l’établissement du nombre d’individus en état de porter les armes à partir des données colligées dans les recensements du gouvernement du Canada surévalue habituellement le nombre de guerriers réels. Pour la mission de La Montagne, cette surévaluation les fait passer de 55 à environ 65 guerriers entre 1692 et 1695. De tout cela, il ressort donc que c’est le rapport 1/4 qui s’impose dans le contexte de la mission de La Montagne dans la décennie 1690, et non le rapport 1/5. Exceptionnellement documenté, le cas de cette mission permet de rajuster le calcul proposé par Dickinson et Grabowski en le ramenant de 1/5 à 1/4 pour ces années et dans ce contexte précis. À la lumière de ce constat, il est ensuite impératif d’établir un rapport guerriers/population totale qui, en se fondant sur de tels exemples, puisse éventuellement servir à éclairer des situations comparables mais moins bien documentées.

D’autres exemples méritent d’être ici considérés pour explorer la validité du rapport 1/5 qui veut que quatre personnes dépendent de chaque guerrier. Le cas des Hurons de Lorette est intéressant à ce niveau. On rencontre à la Jeune-Lorette une population dont le chiffre reste relativement stable d’année en année. Au recensement de 1698, on y compte 122 individus dont 5 hommes au-dessus de 50 ans, 19 hommes en-deçà et 15 grands garçons de 15 ans et plus, soit un total de 39 individus masculins dont on peut déduire qu’ils sont potentiellement en mesure de porter les armes (BAC 1698). Ces données statistiques sont corroborées par le témoignage de l’intendant Raudot qui donne 30 guerriers pour ce même village vers 1709-1710 (Rochemonteix 1904 : 211). Si l’on retranche les 5 hommes de plus de 50 ans des 39 hommes et grands garçons comptabilisés dans le recensement de 1698, on passe de 39 à 34 guerriers, ce qui représente un rapport de 1/3,59. En nombre absolu, les 34 guerriers de 1698 correspondent presque aux 30 guerriers signalés par Raudot qui, du reste, ne fournit toujours que des chiffres arrondis. Ainsi, le rapport entre le nombre de guerriers de Raudot et la population recensée en 1698 s’établit à 1/4,07, rapprochant ce cas de celui de La Montagne pour les mêmes années sous l’angle de la prédominance du rapport 1/4.

Une fois de plus, on obtient un rapport semblable en appliquant le même calcul pour le recensement de 1716 qui donne 169 individus à la Jeune-Lorette, dont 12 hommes au-dessus de 50 ans, 30 en deçà et 12 grands garçons de 15 ans et plus, pour un total de 54 individus masculins aptes à porter les armes. Toujours en retranchant les hommes au-dessus de 50 ans, on arrive en effet à un chiffre de 42 guerriers sur une population totale de 169 individus, tous âges et sexes confondus. Encore une fois, le rapport 1/4 s’impose [169 individus/42 guerriers = 4,02]. C’est dire qu’en retranchant les hommes de plus de 50 ans et en excluant les garçons de moins de 15 ans dans les recensements du gouvernement du Canada, comme nous l’avons fait pour la mission de La Montagne, le rapport 1/4 semble bien davantage faire écho aux chiffres colligés que le rapport 1/5.

Toutefois, quelques contradictions viennent entacher cette démonstration, peut-être trop fluide. En y regardant de plus près, on constate en effet qu’au recensement de 1716, la proportion entre la gent masculine et féminine s’inverse à la Jeune-Lorette. Si l’on compte 69 individus masculins pour 55 féminins en 1698, l’on ne rencontre plus que 72 individus masculins pour 97 féminins 18 ans plus tard (BAC 1716). Le rapport 1/4 établi d’après les critères ci-haut décrits s’en trouve dès lors faussé du seul fait que les femmes sont désormais en surnombre en 1716. Comment expliquer ce revirement de situation ? Ici, le chercheur peut se perdre en conjectures. La comparaison des deux recensements suggère une sous-représentation des petites et des grandes filles en 1698. L’ajout de ces Huronnes manquantes atténuerait la remontée spectaculaire du nombre d’individus féminins entre les deux recensements. Combler artificiellement une sous-représentation des hommes de plus ou moins de 50 ans dans le recensement de 1716 résoudrait également ce déséquilibre (BAC 1698 ; 1716). Mais en jouant de la sorte avec les chiffres, on finirait par soutenir l’improbable.

Cette situation pourrait d’ailleurs s’expliquer en partie par le contexte de l’époque. En raison de la disparition des registres de catholicité de la Jeune-Lorette pour cette période, on connaît mal l’impact que les épidémies exercèrent sur la démographie de ce village, notamment pendant les épisodes aigus de petite vérole de 1699 et de l’hiver 1702-1703, de fièvre jaune en 1710-1711 ou encore lors de l’épidémie de rougeole survenue en 1714. La guerre de Succession d’Espagne (1702-1713) entraîna aussi la mobilisation des guerriers avec les pertes humaines que cela suppose. Un fait cependant demeure, si la maladie frappe sans distinction de sexe, la guerre ne fauche que du côté des grands garçons et des hommes. Entre les recensements de 1698 et 1716, maladie et guerre ont forcément agi sur la taille de cette population. À l’opposé, l’arrivée de prisonniers britanniques au cours du conflit ne semble pas avoir joué de manière significative sur le profil démographique de cette population en 1716, puisque la plupart de ces derniers retournent en Nouvelle-Angleterre dès 1714 (Lessard 1994 : 50-55, 70-76, 82-83 ; Charbonneau 1987 : 140 ; Haefeli et Sweeney 2003 : 211-215).

Par ailleurs, l’accroissement démographique que connaît la Jeune-Lorette de 1698 à 1716 fait monter le chiffre de sa population à 169 individus parmi lesquels on dénombre 42 guerriers, soit 8 de plus qu’en 1698. Sous l’angle des proportions, on compte toutefois moins de guerriers au regard de la population totale en 1716 qu’en 1698. Au sortir de la guerre de Succession d’Espagne, les rangs ayant été décimés, le rapport guerriers/population totale passe de 1/3,59 à 1/4,02, de sorte que l’on compte un peu moins de guerriers par rapport au total des individus du village (BAC 1698 ; 1716). Les 30 guerriers signalés par Raudot révèlent qu’une légère décroissance de la force guerrière du village était déjà amorcée vers 1709-1710 (Rochemonteix 1904 : 211). Mais au final, et malgré toutes les nuances que l’on pourrait apporter, il n’en demeure pas moins que le rapport 1/4 est le seul qui puisse être appliqué dans ce cas de figure.

Un dernier exemple mérite d’être cité dans cette quête du rapport idéal, celui des Micmacs de l’Acadie. Les recensements de 1708 et de 1722 chiffrent leur population totale sur un territoire donné, soit l’Acadie péninsulaire et l’île du Cap-Breton. La couverture territoriale des deux recensements est similaire à une exception près, seul celui de 1722 présente des données sur la région de la baie Verte. Sur la base du sexe et de l’âge, ces recensements permettent d’estimer le nombre d’individus en état de porter les armes afin de tenter, une fois de plus, d’établir un rapport guerriers/population totale. Le recensement de 1708 pose l’âge de 15 ans pour départager grands et petits garçons. A contrario, le recensement de 1722 abaisse cet âge à 12 ans. Pour établir des comparaisons valables entre les chiffres fournis par ces deux recensements, il convient de ramener à 12 ans l’âge départageant grands et petits garçons, opération possible puisque le recensement de 1708 fournit l’âge de chaque individu recensé chez les Micmacs. Cette opération permet d’identifier 26 garçons de 12, 13 ou 14 ans qui vont s’ajouter aux hommes aptes à porter les armes, lesquels formeront, réunis, une troupe de 262 guerriers potentiels. Au regard du chiffre de la population, le rapport qui ressort est de 1/3,21. L’analyse des données du recensement de 1722 mène sensiblement au même résultat. Pour une population de 838 individus, parmi lesquels se trouvent 265 guerriers potentiels, le rapport guerriers/population totale se fixe à 1/3,16. Suivant ces calculs, près du tiers de la population micmaque peut participer à l’effort de guerre (De Ville 1999 : 2-42 ; BAC 1722 : 77).

À ce point de notre investigation, une question se pose : où se situe donc la différence entre le rapport 1/3 observé chez les Micmacs et le rapport 1/4 observé à La Montagne et à la Jeune-Lorette ? Tout réside dans la définition des variables mises en rapport. À preuve, le rapport 1/3 s’applique aux établissements de la vallée laurentienne dans la mesure où la conception du guerrier repose sur le genre et l’atteinte d’un âge minimal, soit celui de 12 ou de 15 ans. Ainsi, en incluant tous les hommes de 15 ans et plus dénombrés dans les recensements de 1692 et de 1695 à La Montagne, on obtient des rapports similaires de 1/3,31 et 1/3,27, soit environ le tiers de la population en état de porter les armes (BAC 1692 ; 1695). Allons plus loin encore en arrimant le recensement des Micmacs de 1708 à ceux du Canada produits entre 1685 et 1716 qui posent l’âge de 15 ans comme ligne de démarcation entre les petits et les grands garçons. Sans surprise, on découvre un rapport guerriers/population totale comparable, c’est-à-dire de 1/3,57 chez les Micmacs (De Ville 1999 : 2-42). À l’échelle du Canada, les rapports obtenus selon ce même calcul se présentent comme suit pour chaque recensement : 1/3,47 en 1685, 1/4,19 en 1686, 1/2,52 en 1688, 1/3,43 en 1692, 1/2,78 en 1695, 1/3,10 en 1698, puis 1/3,10 en 1716 (CMRNF 1883(1) : 389-390 ; BAC 1685 ; 1688 ; 1692 ; 1695 ; 1698 ; 1716). Dès lors, on peut conclure qu’une source ne donnant qu’un nombre de guerriers par village ou nation qui correspondrait environ au tiers de la population totale, comme par exemple Franquet qui compte 40 guerriers pour 120 individus à la Jeune-Lorette en 1752, surévaluerait systématiquement le potentiel guerrier réel du groupe (Franquet 1889 : 107). Le tiers de la population mobilisable étant un chiffre nettement exagéré, il convient de le ramener plus réalistement au quart, voire au cinquième.

On le constate, l’établissement du nombre de guerriers au sein d’une population varie selon les témoignages recueillis ou encore selon les calculs qui incluent ou excluent certaines franges de la population. En lui-même, le rapport 1/3 correspond habituellement à une estimation théorique et enthousiaste du potentiel guerrier maximal de chaque groupe : 33 guerriers pour 100 individus. Évidemment, ce rapport qui fait de chaque guerrier le chef d’une famille nucléaire de trois personnes ne résiste pas à l’analyse, voire au bon sens. Et s’il fallait multiplier par cinq, selon le rapport 1/5, le chiffre de la population serait trop élevé. Les recensements, et en particulier celui de 1708, montrent des familles comportant plusieurs enfants, notamment de grands garçons aptes à porter les armes (De Ville 1999). La surévaluation du nombre de guerriers dans les rapports officiels de l’administration coloniale pourrait suggérer une stratégie locale de gonflement des effectifs guerriers en vue d’obtenir davantage de poudre et de plombs de la métropole. Plus on se rapproche de la réalité du terrain, plus ce prétendu tiers mobilisable de la population totale se réduit à son cinquième, soit la proportion proposée par Dickinson et Grabowski (1993 : 56) afin de ne pas sous-estimer le poids démographique amérindien. C’est un choix qui se justifie. Pourtant, on le voit, la réalité du terrain se décline parfois autrement, notamment chez les Micmacs. Là se situe très certainement l’un des pièges les plus sournois tendus au chercheur par les documents qui rapportent tantôt un nombre de guerriers, tantôt un autre, sans pratiquement jamais donner ni le contexte ni la source d’où ces chiffres ont été obtenus.

Quant au rapport 1/4, il équivaut à un dénombrement où les « vieux » auraient été exclus de la cohorte des guerriers : 25 guerriers pour 100 individus. Enfin, le rapport 1/5 répond approximativement au dénombrement des chefs de famille, réputés en état de porter les armes : 20 guerriers pour 100 individus. En pratique, le nombre de guerriers véritablement mobilisés fluctuera selon les décisions prises ad hoc en fonction des coups envisagés.

La signification de ces rapports guerriers/population totale ayant été clarifiée, il reste encore à établir une marche à suivre lorsque seul le nombre de guerriers d’un groupe est connu. Sommes-nous en présence d’un nombre de guerriers dont le statut se rapporte à une conception du rapport 1/3, 1/4 ou 1/5 ? Tel est le problème qui se pose au chercheur dont l’objectif ultime, faut-il le rappeler, reste l’estimation de la taille totale d’une population, le nombre de guerriers n’étant que technique dans le processus d’estimation et non une fin en soi. Une part de la solution réside assurément dans la critique des sources disponibles, dans leur confrontation et dans une compréhension fine du contexte de l’époque. À ce propos, le lecteur consultera la première partie de cette enquête où nous avons passé en revue l’éventail des types de sources disponibles pour éviter les écueils qui le guettent dans l’interprétation des données (Dubois et Morin 2018). Mais, au-delà de la spéculation qui regarde d’abord l’historien et la pratique historienne, l’établissement du profil démographique de la population amérindienne catholique du Canada, des postes du Domaine du Roy et de l’Acadie pour la période 1680-1763 reste la préoccupation principale des chercheurs et des lecteurs. Combien étaient-ils ? En s’aidant de tous les outils jusqu’ici identifiés, et notamment par le recours aux rapports guerriers/population totale qui furent déduits au cours de l’enquête, une estimation démographique de cette population sera ici proposée.

Estimations démographiques par nation ou établissement

Considérons maintenant les groupes de l’écoumène étudié, soit par village ou par nation afin de connaître leur poids démographique. Le rapport guerriers/population totale trouvera ici son application directe. Nous validerons le ou les rapport(s) guerriers/populationtotale applicable(s) puisque tout indique que ces rapports sont multiples. Ils varient selon la nature des témoignages ou les événements militaires qui infléchissent la trajectoire de ces groupes à divers moments de leur histoire. Notre enquête faisant l’objet d’un ouvrage à paraître, nous nous limiterons ici à une présentation sommaire de nos résultats.

Abénaquis, Malécites et Passamaquoddies

Au début du xviiie siècle, on compte quatre villages abénaquis en Nouvelle-France, soit Saint-François (qui a absorbé le Saut-de-la-Chaudière), Bécancour, Narantsouak et Panawamské, qui succède à Pentagouet. Selon une conception largement partagée à cette époque, l’expression « nations abénaquises » englobait toutes les populations algonquiennes occupant les bassins hydrographiques des rivières Saint-Jean (Malécites), Sainte-Croix (Passamaquoddies), Penobscot (Abénaquis) et Kennebec (Abénaquis) (CMRNF 1884(2) : 296, 403-404 ; Charlevoix 1744 : 434). Les mouvements migratoires des Abénaquis entre le Canada et l’Acadie continentale, plus récemment documentés par J.-F. Lozier, constituent un problème de taille pour le chercheur qui se voit dans l’obligation de déterminer des moments clés où un nombre suffisant de documents chronologiquement contemporains peuvent être réunis pour déterminer avec plus ou moins d’exactitude le poids démographique des « nations abénaquises » (Lozier 2012 : 220-266 ; 2018 : 222-257). Puisque les sources ne distinguent pas toujours ces groupes dans leur présentation des données démographiques, les Malécites et les Passamaquoddies seront ici joints aux Abénaquis de l’Est, alliés aux Français.

Vers 1709-1710, Raudot compte 350 guerriers abénaquis, répartis entre quatre villages de l’Acadie continentale : Narantsouak, Panawamské, Pesmoquady (Passamaquoddy) et Medoctec (Rochemonteix 1904 : 196, 211-212). Dans sa version d’origine, le dénombrement de 1736 attribué à l’officier Payen de Noyan – qui fera l’objet d’une révision ultérieure – présente sensiblement les mêmes chiffres, soit 150 guerriers à Narantsouak et 200 à Panawamské. Dans la version révisée de ce même dénombrement de 1736, on compte 350 guerriers à Narantsouak et Panawamské et 70 guerriers malécites répartis sur un territoire qui englobe le groupe des Passamaquoddies (BAC [1736a] : 248 ; [1736b] : 236-236v). Le potentiel militaire de cet écoumène peut donc être estimé à 350 ou 420 guerriers, selon que les Malécites sont considérés ou non. En 1737, l’intendant Hocquart corrobore cette information en évaluant à 400 le nombre de guerriers abénaquis des villages de l’Acadie, c’est-à-dire ceux de Panawamské ou Pentagouet, de Narantsouak et de la rivière Saint-Jean (BAC [1737a] : 103). En soumettant ces chiffres au rapport 1/5 qui nous semble le rapport le plus juste au terme d’un exercice de comparaison des données, ces villages totaliseraient entre 1750 et 2100 individus au milieu de la décennie 1730.

Ajoutons aux nations abénaquises de l’Acadie continentale les 250 guerriers abénaquis de Saint-François et de Bécancour dont parle Raudot vers 1709-1710 (Rochemonteix 1904 : 211-212). Selon le rapport 1/5 qui s’applique toujours dans ce cas, ces deux villages abénaquis du Canada réuniraient 1250 individus. Le dénombrement de 1736, dont il a été question plus haut, arrive à un constat similaire quant au nombre de guerriers, allant même jusqu’à y inclure la population abénaquise satellite de la baie de Missisquoi (BAC [1736a] : 248 ; [1736b] : 236v). En 1737, Hocquart porte désormais à 300 le nombre de guerriers abénaquis (BAC [1737] : 102v-103). Si l’on considère maintenant les « nations abénaquises » situées des deux côtés des Appalaches, soit en Acadie et au Canada, on parvient à un total de 600 guerriers vers 1709-1710, 660 en 1736 et 700 en 1737, répartis grosso modo en six villages, soit Saint-François, Bécancour, Narantsouak, Panawamské, Pesmoquady et Médoctec.

Au regard de ces chiffres soumis au rapport 1/5, la population abénaquise s’élèverait donc à quelque 3000 individus, voire davantage. En 1702, Saint-Castin évalue d’ailleurs à 600 « bons sauvages » les guerriers pouvant être assemblés en Acadie (CMRNF 1884(2) : 397). En admettant qu’ils proviennent des « nations abénaquises », on atteint encore un total de 3000 individus selon le même rapport 1/5. À échelle réduite, ce rapport se vérifie également pour Bécancour où Franquet compte 55 guerriers pour 280 personnes en 1752 (Franquet 1889 : 177).

En appliquant le rapport 1/5 à la nation, les villages de Saint-François, Bécancour, Narantsouak, et Panawamské – incluant les Malécites et les Passamaquoddies – réuniraient ainsi une population abénaquise de 2950 individus selon le dénombrement original de 1736 qui ne tient pas compte des Malécites et 3300 selon sa copie révisée (BAC [1736a] : 248 ; [1736b] : 236-236v). L’estimation atteint un seuil maximal de 3500 individus selon le témoignage de Hocquart en 1737 (BAC [1737a] : 102v-103). Après la Conquête, alors qu’une partie de la population des missions de Saint-François et de Bécancour se disperse et que les rares chiffres se rapportant à ces villages s’arriment mal à un portrait général de la nation, Murray estime tout de même que 600 guerriers abénaquis du Canada et de l’Acadie ont combattu avec les Français en 1759. Il inclut nommément dans ce total les Malécites auxquels sont associés tacitement les Passamaquoddies (BAC [1761-1763] : NMC135035, 135052, 135057 ; Shortt et Doughty 1918 : 74). Toujours selon le rapport 1/5, un total de 3000 individus émerge pour l’ensemble des « nations abénaquises » alliées à la France selon les chiffres fournis par Murray en 1761. Au regard des données présentées dans cet article et se rapportant spécifiquement aux « nations abénaquises » sous le Régime français, cette dernière estimation peut être tenue pour recevable.

Micmacs

À l’exemple du cas abénaquis, l’établissement de la taille de la population micmaque exige de prendre en compte la nation entière pour mieux ventiler les chiffres rencontrés dans les sources et transcender les phénomènes migratoires, autant saisonniers que conjoncturels. Au cours de l’exercice, la mise en paradigme des témoignages a fait surgir des points de repère chronologiques qui ont permis d’en arriver à des chiffres relativement satisfaisants pour la période couverte par notre investigation.

Vers 1687-1688, Joseph de Gargas recense 438 Micmacs en Acadie péninsulaire et au Cap-Breton (Gargas [1687-1688]). Pour sa part, Richard Denys de Fronsac évalue respectivement à 400 et à 500 les Micmacs de la baie des Chaleurs et de Miramichi (Denys de Fronsac 1688 : 34-35). Si les chiffres sont clairs de ce côté, les données relatives à l’île Saint-Jean et à la baie Verte qui correspondent à cette période sont inexistantes. Quatre témoignages tardifs, deux de 1735, un de 1737 et un de 1753, fournissent cependant un nombre de guerriers pour l’île Saint-Jean qui, par défaut, permettent de supputer rétroactivement la taille de cette population. Ces quatre témoignages font écho à une conception élargie du statut de guerrier rassemblant tous les individus masculins pubères et adultes. Dans ce cas de figure où les guerriers dénombrés correspondent à peu près au tiers de leur population, comme nous l’avons observé dans les recensements de 1708 et 1722, il importe de lui appliquer le rapport guerriers/population totale 1/3. On évite ainsi la surévaluation grossière de la population qu’imposerait l’application du rapport 1/5[3]. En recourant donc au rapport 1/3, on évalue à environ 138 individus la population de l’île Saint-Jean en 1735 (BAC 1735a : 1 ; 1735b : 725-726 ; 1737b : 76 ; Du Boscq de Beaumont 1975 : 101). Enfin, le recensement de 1722 dénombre 45 âmes à la baie Verte (BAC 1722 : 77). Ce portrait d’ensemble établi vers 1688, auquel s’ajoutent des chiffres tirés de sources plus tardives pour l’île Saint-Jean et la baie Verte, suggère que la nation micmaque en son entier totalise environ 1521 individus à la fin du xviie siècle.

Divers témoignages attestent la justesse de cette estimation. En 1716, l’officier Chancels de Lagrange évalue le potentiel militaire des Micmacs à 400 hommes portant les armes. Mis en relation avec une population estimée d’environ 1500 individus, ce chiffre produit un rapport guerriers/population totale de 1/3,75 qui se compare avantageusement avec celui de 1/3,57 tiré du recensement de 1708 où tous les individus masculins de 15 ans et plus sont considérés comme des guerriers chez les Micmacs (Vigneras 1959 : 432 ; De Ville 1999 : 2-42). En 1718, une délibération du Conseil de la Marine fixe à plus de 300 le nombre de familles micmaques. En considérant que celles-ci comptent en moyenne cinq membres, comme en font foi les recensements de 1708 et 1722, le seuil de 1500 individus ressort à nouveau (CDICA 1888(1) : 191 ; De Ville 1999 : 2-42 ; BAC 1722 : 77). Dans une lettre écrite en 1732, Saint-Ovide mentionne que les Micmacs regroupaient quelque dix ans plus tôt 400 hommes qui, selon nos vérifications, correspondent bel et bien à des guerriers potentiels. Interprété à la faveur du rapport 1/3,57 tiré du recensement de 1708 qui considère comme guerriers les Micmacs de 15 ans et plus, la nation s’élèverait encore une fois à près de 1500 individus en 1722 (BAC 1733a : 12v ; De Ville 1999 : 2-42).

Alors que la nation micmaque rassemble toujours quelque 1500 individus, ceux qui occupent plus spécifiquement l’Acadie péninsulaire et le Cap-Breton passent de 438, recensés vers 1687-1688, à 842 en 1708 (Gargas [1687-1688] ; De Ville 1999 : 2-42). D’où proviennent ces 404 individus faisant soudainement leur apparition dans cette région ? Deux phénomènes expliquent cette croissance soudaine. D’abord, le recensement de 1687-1688 semble moins fiable que celui de 1708. On trouve du côté des Micmacs des chiffres suspects et arrondis, voire une sous-représentation de ces groupes qui, rappelons-le, sont nomades. Plus précis, le recensement nominal de 1708 établit le sexe des individus, leur âge, leur appartenance familiale, et identifie leur ancrage territorial. De là peut provenir une certaine distorsion entre les totaux des deux recensements.

C’est cependant à une migration en provenance de l’Acadie du Nord-Ouest – territoire littoral allant de la péninsule gaspésienne au nord jusqu’à la baie Verte au sud – que doit être attribué ce bond de la population de l’Acadie péninsulaire et du Cap-Breton. À l’époque où Gargas recense 438 individus en Acadie péninsulaire et au Cap-Breton, Richard Denys de Fronsac en estime 400 à la baie des Chaleurs et 500 à Miramichi, comme nous l’avons vu plus haut (Gargas [1687-1688] ; Denys de Fronsac 1688 : 34-35). Or, en 1730, Beauharnois et Hocquart évaluent les Micmacs de l’Acadie du Nord-Ouest à 600 individus répartis également entre Ristigouche et Miramichi (BAC 1731 : 334-334v). Leur estimation est corroborée par les recensements de 1735 et 1737 à partir desquels nous déduisons une population d’environ 687 individus pour ce territoire (BAC 1735a : 1 ; 1735b : 725-726 ; 1737b : 76). Par un effet de vases communicants, le Nord s’est vraisemblablement dépeuplé au profit du Sud. Le déclin, en Acadie du Nord-Ouest, des entreprises de Denys de Fronsac après son décès survenu en 1691, ainsi que l’absence de missionnaire dans cette région de 1688 à 1703 et le projet de regrouper les Micmacs en une seule et même mission en Acadie péninsulaire au tournant du xviiie siècle auraient conjointement provoqué cette migration (Jouve 1996 : 59-60, 419 ; Baillargeon 1972 : 229 ; Baudry 1966 : 664). Ainsi, malgré une redistribution des effectifs micmacs à l’échelle régionale, on peut raisonnablement prétendre que le chiffre de la population micmaque reste stable jusque dans les années 1720, moment où le seuil des 1500 individus est en passe d’être franchi.

En effet, cette croissance trouve sa résonance dans le nombre des guerriers de la nation micmaque qui, sur la foi d’un recensement réalisé par Saint-Ovide en 1732, passe de 400 à 635. (BAC 1732b : 207 ; 1733a : 12v). Avec des totaux de 611, 641 et 631 guerriers potentiels dont la différence ne tient tantôt que du décompte des guerriers de Tatamagouche dans la baie Verte, tantôt que de celui des guerriers de la rivière Port-Royal, les deux copies du recensement de 1735 et celui de 1737 corroborent le chiffre de 635 guerriers avancé par Saint-Ovide (BAC 1732b : 207 ; 1735a : 1 ; 1735b : 725-726 ; 1737 : 76). Le nombre arrondi à 600 guerriers pour la nation entière figure aussi dans quatre autres documents relatifs à la période 1732-1744 (BAC 1732a : 255v ; 1739 : 40 ; [1738-1741] : 249 ; Anonyme 1758 : ii). Rassemblant les données compilées en fonction des treize subdivisions distinctes du territoire que présentent les recensements de 1735 et 1737, la somme de 661 hommes portant les armes semble la plus juste pour évaluer la taille de la nation entière (BAC 1735a : 1 ; 1735b : 725-726 ; 1737 : 76). Ignorant cependant les critères de définition du guerrier qui guident les auteurs de ces recensements, nous lui appliquerons trois rapports guerriers/population totale déduits à partir des recensements de 1708 et de 1722, soit 1/3,57, 1/3,21 et 1/3,16. Le premier rapport considère comme guerriers les mâles de 15 ans et plus en 1708, les deux suivants ceux de 12 ans et plus, l’un à partir des données du recensement de 1708, l’autre à partir de celui de 1722 (De Ville 1999 : 2-42 ; BAC 1722 : 77). Ces 661 guerriers potentiels de la nation cacheraient donc derrière eux une population se chiffrant à 2089, 2120 ou encore 2360 individus.

En somme, la population micmaque estimée à un peu plus de 1500 individus demeure stable entre 1688 et 1722. Elle croît ensuite, tant et si bien qu’au début des années 1730 elle dépasse le cap des 2000 individus, voire atteint celui des 2300. La paix qui suit les conflits de la Ligue d’Augsbourg et de Succession d’Espagne n’est peut-être pas étrangère à cette croissance. Il est également probable qu’une mise à jour des renseignements de l’administration française au début des années 1730 fasse bondir subitement le total de la population micmaque.

Les données offrant une vue d’ensemble sur cette population sont plus rares à partir de 1740. Deux mémoires évaluent les Micmacs de l’Acadie péninsulaire sous domination britannique à 900 individus en 1746 et à 1000 en 1748 (MCQ [1746] : 3 ; BAC 1748 : 363-364v ; CDICA 1888 (1) : 42, 46). Ces données sont un peu plus modestes que nos estimations allant de 1078 à 1217 individus pour ce territoire lors des années 1730 (BAC 1735a : 1 ; 1737 : 76). Un léger décalage dans l’ancrage spatial des données peut expliquer en partie cette différence. En outre, guerres et épidémies qui frappent à cette époque déciment probablement une part de la population, ou du moins ralentissent sa croissance : pensons ici tout spécialement à la participation des Micmacs au conflit de Succession d’Autriche (1744-1748) et aux effets dévastateurs de l’épidémie de typhus de 1746 (Wicken 1994 : 198-199 ; Lessard 1994 : 68). Quoi qu’il en soit, plusieurs indices tendent à démontrer que la population micmaque dans sa totalité se serait de nouveau stabilisée au tournant des années 1750, pour se situer entre 2000 et 2300 individus.

Il faut attendre 1764 pour à nouveau pouvoir évaluer ce que pouvait être la taille de la population micmaque à la fin du Régime français. Un recensement envoyé à Londres par James Murray en cette année subdivise le territoire micmac en onze secteurs et estime pour chacun le nombre de familles. Selon notre interprétation, le total de ces familles s’élève entre 311 et 375. En supposant une moyenne de cinq individus par famille, la population micmaque se situerait entre 1555 et 1875 individus (BAC 1764a : 362-364 ; 1722 : 77 ; De Ville 1999 : 2-42).

De plus, ce même document rapporte qu’il y aurait de 300 à 400 Micmacs pouvant porter les armes. Ignorant si les critères de définition du guerrier micmac ayant cours sous le Régime français sont toujours d’actualité en 1764, nous en sommes réduits à considérer que le rapport guerriers/population totale se situe quelque part entre 1/3 et 1/5. L’application de ces rapports produit des estimations de population variant entre 900 et 2000 individus. La même année, le gouverneur Wilmot hausse le nombre des guerriers potentiels micmacs à 500, portant cette fois nos estimations entre 1500 et 2500 individus selon l’application des mêmes rapports (BAC 1764b : 140). La comparaison de ces estimations nous invite à en rejeter les extrêmes. On sait en effet que cette population stagne entre 2000 et 2300 individus depuis les années 1730 jusqu’au début des années 1750. On peut donc tenir pour certain que la population micmaque se chiffre approximativement à 2000 individus, peut-être un peu plus, à la fin du Régime français.

Amérindiens domiciliés du Lac-des-Deux-Montagnes (Kanesatake, Oka)

Fondée en 1721, la mission sulpicienne du Lac-des-Deux-Montagnes fut toujours considérée par les autorités coloniales comme un seul et même village sédentaire réunissant néanmoins en son sein quatre différents groupes ethniques : Iroquois, Hurons (souvent associés aux Iroquois dans les sources), Algonquins et Népissingues. La population de ce village ne connaît ni croissance étonnante, ni chute vertigineuse après l’arrivée d’un dernier groupe népissingue en provenance de l’île aux Tourtes en 1727 (Robichaud et Stewart 2000 : 72). Dans sa version première, le dénombrement de 1736 signale 20 guerriers algonquins, 50 népissingues et 60 iroquois aux Deux-Montagnes. La copie révisée de ce même dénombrement fait plutôt état de 30 guerriers algonquins, 70 iroquois et 300 népissingues répartis entre Deux-Montagnes et un territoire s’étendant jusqu’au lac Népissing, au Témiscamingue et en Abitibi (BAC [1736a] : 248v-249 ; [1736b] : 237-238v). Dans ce cas, la justesse du rapport guerriers/population totale 1/5 ne fait aucun doute puisqu’au recensement de 1716, les deux missions à l’origine de ce village, soit celles du Saut-au-Récollet et de l’Île-aux-Tourtes, comptaient réunies 755 individus (BAC 1716). Ainsi, selon les données tirées de la première version du dénombrement de 1736, la population de Deux-Montagnes s’élèverait donc à environ 650 individus et à 750 dans la seconde version où les composantes algonquines et iroquoise apparaissent plus importantes. Après analyse, c’est ce dernier chiffre qu’il faudrait retenir même s’il ne tient pas entièrement compte de l’ensemble des groupes nomades qui fréquentent la mission.

Sise à l’embouchure de l’Outaouais non loin de Montréal, Deux-Montagnes offre en effet un potentiel de rétention des alliés amérindiens, notamment des Algonquins, des Népissingues et des Têtes-de-Boule dont les territoires de chasse se situent en amont de ce bassin hydrographique. La présence d’une population satellite de 300 guerriers qui occupent l’hinterland et descendent vers la vallée laurentienne pendant l’été avec comme point de chute la mission de Deux-Montagnes ne présente rien d’étonnant (BAC [1736b] : 237v). Ce flux migratoire épisodique fait qu’en 1742 le village compte non seulement des Iroquois, des Hurons, des Algonquins et des Népissingues, mais aussi d’autres individus issus de groupes plus marginaux dans les missions de la vallée laurentienne tels que des Mississagués, des Têtes-de-Boule, des Têtes-Plates, des Renards et autres (Maurault 1936 : 254). Dans la décennie 1740, le désir d’ancrer ces populations satellites dans le village du Lac-des-Deux-Montagnes contribue très certainement à la croissance de cette population. Si ce phénomène est décelable dans les sources, en mesurer l’ampleur s’avère cependant impossible, compte tenu de l’indigence des chiffres à ce niveau (BAC 1743 : 170).

Selon Franquet, le nombre de guerriers de Deux-Montagnes s’élèverait désormais à 228 pour une population de 1060 individus en 1752 (Franquet 1889 : 121-122), soit près de 300 personnes de plus qu’en 1736. En se fondant sur les rapports 1/4 et 1/5, les 250 guerriers dénombrés par Bougainville en 1757 renverraient cette fois à une population estimée entre 1000 et 1250 individus. Sur le terrain pourtant, seuls 171 guerriers du Lac joignent les rangs de l’armée de Montcalm cette même année. Bien que cette campagne d’envergure n’ait assurément pas mobilisé tous les guerriers du Lac, ce dernier chiffre suggère néanmoins que la population du village ne devait pas avoir crû suffisamment pour atteindre le cap des 1250 individus (Bougainville 2003 : 71 ; Casgrain 1895 : 264). Après la Conquête, la courbe de la population du village connaît un fléchissement, faisant passer le nombre de guerriers à 177, selon les données inscrites sur la carte de Murray, voire à 150 en 1763 selon William Johnson (BAC [1761-1763] : NMC135040 ; O’Callaghan 1856(7) : 582). À cette époque, la mission du Lac-des-Deux-Montagnes compterait alors entre 750 et 885 individus, population légèrement supérieure à celle du noyau dur de ce village au moment de sa fondation en 1720.

Algonquins de Trois-Rivières et de Pointe-du-Lac

Méconnus, les Algonquins de Trois-Rivières et de Pointe-du-Lac ont récemment suscité l’intérêt de quelques chercheurs (Goudreau 2012 : 127-165 ; Hubert et Savard 2006 ; Martin-Dawson 2003 ; Gélinas 1998). Nous tenterons ici de faire le point sur l’importance numérique de ce groupe dont les documents ne parlent pratiquement jamais. Depuis le xviie siècle, la région de Trois-Rivières constitue un point de ralliement estival des Algonquins qui, depuis l’hinterland, descendent vers la vallée laurentienne afin d’y troquer leurs fourrures. Leur présence y est signalée en 1684, en 1692 et au tournant du xviiie siècle, de même que dans le dénombrement de 1736 (Bigot 1857 : 40 ; BAC 1692 ; SMDLN 1888 : 18). Les deux versions de ce dernier dénombrement font osciller entre 15 et 20 le nombre de ces guerriers algonquins qui s’y « soutiennent sans se multiplier », de préciser l’auteur de ce dénombrement. Au sujet des Têtes-de-Boule ou Gens-des-Terres qui gravitent dans cette orbite, la copie révisée à la hausse de ce dénombrement relève la présence éparse en amont de Trois-Rivières et de l’Outaouais d’un groupe pouvant compter jusqu’à 300 guerriers (BAC [1736a] : 248v ; [1736b] : 237-238).

Ces 15 à 20 guerriers algonquins ne sont évidemment que la face visible d’une population de femmes et d’enfants qui en dépendent. Selon les rapports guerriers/population totale fixés à 1/3, 1/4 et 1/5, on peut déduire qu’entre 45 et 100 Algonquins sont établis dans cette région. En 1737, Hocquart signale 30 guerriers algonquins et népissingues « vagabonds » aux environs de Trois-Rivières, faisant désormais osciller la population de cette région entre 90 et 150 individus (BAC [1737a] : 103). Parmi ces 30 guerriers, la comparaison des recensements de 1736 et de 1737 laisse croire que les forces en présence se répartissent entre une vingtaine d’Algonquins et une dizaine de Népissingues. Cette esquisse doit enfin tenir compte des Têtes-de-Boule et des Gens-des-Terres. Intangible au niveau des chiffres, leur présence s’inscrit toujours dans un nomadisme saisonnier qui les mène du Nord au Sud et vice-versa (Gélinas 1998).

En 1752, Franquet remarque à Pointe-du-Lac neuf maisons construites par le seigneur de Tonnancour qui compte y attirer des Algonquins, des Montagnais et des Têtes-de-Boule pour le commerce (Franquet 1889 : 23-24). Son projet semble avoir rencontré un certain succès puisqu’en 1755, selon S. Goudreau (2012 : 135), le registre paroissial de l’endroit atteste la présence de plusieurs Algonquins et Têtes-de-Boule. En juillet 1757, l’armée de Montcalm compte 23 guerriers algonquins de Trois-Rivières, probablement de Pointe-du-Lac (Casgrain 1895 : 264-265 ; Bougainville 2003 : 214-215). Le rapport guerriers/population totale 1/5 reste dans ce cas le plus approprié pour estimer la taille de ce groupe ainsi évalué à environ 115 individus, incluant hommes, femmes et enfants.

Le chiffre de cette population demeure relativement stable au cours des années qui suivent puisqu’en 1762 le jésuite Roubaud écrit que les forces algonquines, autrefois si nombreuses, ne se limitent désormais qu’à 20 guerriers à Pointe-du-Lac (BAC [1762] : 169v-170). Recadrée à la faveur du rapport 1/5, son estimation nous ramène encore au seuil d’une centaine d’individus à Trois-Rivières. Mais, fait étonnant, le surintendant Johnson compte plutôt 40 guerriers skaghquanoghronos – ou skoghquanoghroonas – résidant à Trois-Rivières et soi-disant Algonquins en 1763 (O’Callaghan 1856(7) : 582 ; WJP 1925(4) : 243). Comment expliquer cette hausse soudaine ? Vraisemblablement, le chiffre fourni par Johnson inclut une partie de la population amérindienne flottante qui fréquente cette région. Notons au passage que, selon le Lexique de la langue iroquoise de J.-A. Cuoq, le terme Skekwanenhronon signifie Nipissingue[s] (Cuoq 1882 : 42). Fait significatif, Johnson qui parlait l’iroquois a identifié ces guerriers non pas par leur ethnonyme algonquien ou français, mais bien par celui utilisé par les Iroquois pour désigner les Népissingues. Ces 40 guerriers de 1763 se répartiraient ainsi en 20 guerriers algonquins – identifiés par Roubaud – et 20 népissingues dont la présence dans la région trifluvienne est déjà confirmée par Hocquart, nous l’avons vu (BAC [1737a] : 103). À la fin du Régime français, la population des Algonquins « domiciliés » de Trois-Rivières et/ou de Pointe-du-Lac oscillerait donc entre 100 et 150 individus en y ajoutant quelques Népissingues.

Iroquois du Sault-Saint-Louis (Kahnawake), de Saint-Régis (Akwesasne) et de La Présentation (Oswegatchie)

La population iroquoise du Sault-Saint-Louis connaît d’importantes fluctuations s’expliquant surtout par le contexte économique et militaire qui exhorte tantôt à un repli vers le Canada, tantôt à un retour vers l’Iroquoisie, pays des origines. Entre la fin du conflit de la Ligue d’Augsbourg (1697) et la Grande Paix de Montréal (1701), la population du Sault augmente comme le montrent les recensements du Canada : 682 individus en 1685, 435 en 1688, 499 en 1692, 485 en 1695 et 790 en 1698 (BAC 1685 ; 1688 ; 1692 ; 1695 ; 1698). Vers 1700, Bacqueville rapporte la présence de plus de 1000 Iroquois. En appliquant le rapport guerriers/population totale 1/5 aux 190 guerriers signalés par Raudot vers 1709-1710, on obtient sans surprise 950 individus, chiffre qui s’accorde relativement bien avec l’estimation, elle-même très approximative, de Bacqueville (Le Roy de La Potherie 1753 : 360 ; Rochemonteix 1904 : 212).

Au xviiie siècle, la population du Sault chute cependant. En 1711, le père Germain y compte entre 500 ou 600 individus alors que le recensement de 1716 n’en décompte plus que 479 (Thwaites 1900(66) : 204 ; BAC 1716). La paix d’Utrecht a-t-elle contribué à dépeupler la mission en suscitant un retour vers l’Iroquoisie, plus à portée des comptoirs d’Albany ? Cette hypothèse n’est pas à écarter. Chose certaine, les pertes redevables aux épidémies et à la guerre ne peuvent expliquer entièrement cette diminution. Toutefois, la population du Sault croît de nouveau. À partir des années 1730, son chiffre se situe entre 1000 et 1200 individus. Le développement du commerce à Montréal et le recrutement clandestin effectué par les missionnaires et leurs acolytes en Iroquoisie contribuent certainement à cette remontée (Hopkins 1753 : 13, 68, 120, 166).

Pour le xviiie siècle, le croisement de trois témoignages quasi contemporains permet d’approcher au mieux la réalité démographique du Sault-Saint-Louis sous le rapport guerriers/population totale. Le premier d’entre eux, celui du père Nau, établit que la population du lieu s’élève à environ 1200 individus en 1734 (Thwaites 1900(68) : 230). En prenant ce chiffre et en le divisant par les deux estimations du nombre de guerriers iroquois que présentent le dénombrement de 1736 et sa révision ultérieure à la baisse, soit 300 et 250 guerriers pour ce lieu, on obtient un rapport guerriers/population totale se chiffrant à 1/4 ou 1/4,80 (BAC [1736a] : 249 ; [1736b] : 242v). Plus tardif mais non moins pertinent, le témoignage du père de Lauzon, qui compte « 270 ou 280 guerriers » pour une population d’environ 1160 individus en 1741, vient confirmer la prégnance du rapport 1/4 dans ce contexte (BAC [1741] : 143).

Face à une population relativement stable entre 1734 et 1752, une diminution du nombre de guerriers est observable dans les sources, ce qui, à partir des années 1750, a pour effet d’imposer le rapport 1/5 dans l’interprétation des données disponibles. Le conflit de la Succession d’Autriche (1744-1748) auquel participent les Iroquois du Sault aurait-il décimé leurs rangs (CMRNF 1884(3) : 275-276, 297-303, 313, 327-331, 336, 351, 405-408) ? C’est du moins ce qui expliquerait que le gouverneur Clinton ne compte plus que 230 guerriers en 1745. Selon Franquet en 1752, ce nombre serait encore moindre, soit 200 guerriers pour une population totalisant 1000 à 1100 individus (O’Callaghan 1855(6) : 276 ; Franquet 1889 : 119). Une, voire plusieurs migrations vers l’Iroquoisie pourraient expliquer cette diminution des individus aptes à porter les armes au Sault-Saint-Louis. La création de la nouvelle mission iroquoise de La Présentation en 1749 pourrait également avoir contribué à cette diminution du nombre de guerriers (BAC [1741] : 143 ; Franquet 1889 : 119). La fondation de la mission de Saint-Régis, entraînant le départ d’une trentaine de familles du Sault en 1755, a pu accentuer encore davantage ce phénomène (Fenton et Tooker 1978 : 473).

Dans son mémoire sur l’État de la Nouvelle-France de 1757, Bougainville signale pour le Sault-Saint-Louis 350 « Sauvages » – terme ici employé au sens de « guerriers ». Au regard des chiffres précédemment fournis par Clinton et Franquet, il s’agit donc d’une augmentation étonnante des forces martiales iroquoises alliées de la France (Bougainville 2003 : 71). Des individus inaptes au port des armes auraient-ils été considérés par Bougainville dans son décompte ? Peut-être. En fait, ce chiffre comprend assurément les 258 guerriers iroquois du Sault présents dans l’armée de Montcalm en juillet de la même année ainsi que des guerriers pouvant provenir de Saint-Régis et d’ailleurs (Casgrain 1895 : 264). Ici, l’application du rapport 1/5 qui donnerait une population de 1750 individus pour le Sault est toutefois invraisemblable au regard de l’ensemble des données disponibles pour cette époque. De même, les chiffres fournis par William Johnson en 1763, soit 300 hommes au Sault-Saint-Louis, feraient monter la population à 1500 individus selon le rapport 1/5 (O’Callaghan 1856(7) : 582 ; WJP 1925(4) : 242). Même si le Sault-Saint-Louis demeurera toujours l’épicentre du monde iroquois catholique avec ses quelque 1100 individus, estimation se voulant tout à fait en accord avec le compte de 226 hommes portant les armes sur la carte de Murray, sa population ne pouvait s’élever à 1750 individus, pas même à 1500 à cette date selon le rapport 1/5 appliqué aux données fournies par Bougainville et Johnson. Assurément, cette somme comprenait les Iroquois de Saint-Régis, voire une partie des guerriers de La Présentation, mission qui rassemblait alors environ 500 individus vers 1755, et par conséquent, selon le rapport 1/5, une centaine de guerriers[4].

En considérant l’ensemble des chiffres relatifs au nombre de guerriers iroquois, nous en arrivons à la conclusion qu’à la fin du Régime français, le Sault-Saint-Louis, Saint-Régis et La Présentation rassemblent conjointement une population iroquoise catholique d’environ 1900 individus selon le rapport 1/5, soit environ 1100 individus au Sault-Saint-Louis, 400 à Saint-Régis et le même nombre dans la région d’Oswegatchie quelques années après le démantèlement de La Présentation (Frisch 1970 : 76-78 ; WJP 1951(10) : 398 ; 1957(12) : 580-581 ; 1962(13) : 171-172 ; BAC [1761-1763] : NMC135041).

Hurons de Lorette/Jeune-Lorette (Wendake)

En considérant les recensements du Canada de 1685, 1688, 1692, 1695 et 1698, la population des Hurons de Lorette passe de 146 individus en 1685 à 131 en 1688, 132 en 1692, 152 en 1695 et 122 en 1698. L’écart le plus significatif entre ces chiffres « officiels » s’explique par la migration des Hurons depuis Lorette (Ancienne-Lorette) vers la Jeune-Lorette en 1697 (BAC 1685 ; 1688 ; 1692 ; 1695 ; 1698).

De 1698 à 1716, la population de la Jeune-Lorette remonte à 169 individus (BAC 1698 ; 1716). Vers 1709-1710, Raudot y signale la présence de 30 guerriers, ce qui renvoie à une population se composant d’environ 150 personnes selon le rapport 1/5 correspondant ici au profil d’une population en croissance (Rochemonteix 1904 : 211). Jusque-là, les chiffres se tiennent. Mais voilà que les deux versions du dénombrement de 1736 doublent ce nombre de guerriers (BAC [1736a] : 248 ; [1736b] : 238). Selon le rapport guerriers/population totale 1/3 qui, des trois rapports approximatifs établis à 1/3, 1/4 et 1/5, est celui qui répond le mieux à la confrontation des chiffres du recensement de 1716 et du dénombrement de 1736 [169 individus/60 guerriers = 2,8, soit presque le rapport 1/3], ce village rassemblerait ainsi une population d’environ 180 individus. Le rapport 1/3 reste cependant des plus théoriques, nous l’avons dit, en ce qu’il sous-tend une mobilisation maximale mais peu réaliste des forces amérindiennes. À preuve, en 1737, soit seulement un an plus tard, Hocquart ne compte désormais que 30 guerriers à la Jeune-Lorette, chiffre qui nous ramène aux effectifs de l’année 1710 (BAC [1737a] : 102v). Qu’est-ce à dire ? Sans doute plus près de la réalité, ce peloton de guerriers hurons n’inclut probablement que les guerriers confirmés de la Jeune-Lorette, ceux sur qui l’on peut vraiment compter. Soumis au rapport 1/5, ce chiffre mène encore au total de 180 individus il est vrai, mais avec la différence cette fois que seul le cinquième de la population est considéré apte à porter les armes et non le tiers, ce qui suggère que le nombre de guerriers du dénombrement de 1736 joignait aux hommes tous les garçons de 15 ans et plus, voire de 12 ans et plus.

La population de la Jeune-Lorette décroît dans la décennie 1740, peut-être à la suite d’une ou plusieurs migrations ou pertes humaines liées au conflit de la Succession d’Autriche (1744-1748). En 1745, le gouverneur Clinton estime les forces de ce village à 40 guerriers (O’Callaghan 1855(6) : 276). En 1752, Franquet y compte le même nombre de guerriers pour une population de 120 individus, ce qui renvoie au rapport 1/3 (Franquet 1889 : 107). Dix ans plus tard, Murray chiffre cette population à environ 100 individus comprenant 32 guerriers, puis à 20 familles et 23 guerriers dans une carte qu’il fait produire à la même époque (Shortt et Doughty 1918 : 73 ; BAC [1761-1763] : NMC135063). Toujours en 1762, le père Roubaud avance le chiffre de 20 guerriers (BAC [1762] : 170). L’année suivante, Johnson double ce nombre (Anonyme 1925 : 243 ; O’Callaghan 1856(7) : 582).

Ces variations qui pourraient faire allégrement fluctuer le chiffre de la population posent évidemment la question de la définition accolée au profil du guerrier. Sous l’angle du rapport guerriers/population totale, les chiffres de Johnson et du rapport de Murray s’accordent avec ceux de Franquet, et même avec ceux du surintendant Campbell qui dénombre dans ce village 34 guerriers pour 103 individus en 1783 (Campbell 1890 : 47). L’année suivante, le recensement nominal du même lieu permet de regrouper les individus masculins de 15 ans et plus. En procédant de la sorte, on obtient un total de 38 guerriers potentiels pour 107 individus (BANQ-Q 1784 : 19-20). Face à cet unisson des témoignages convergeant vers le rapport 1/3, seuls les chiffres produits pour la carte de Murray et ceux proposés par le père Roubaud diffèrent. Un peu à l’exemple du recensement de Hocquart, ces deux décomptes désignent davantage les Hurons pouvant véritablement porter les armes que les adolescents ou vieillards sur lesquels on ne pourrait guère tabler. En considérant les totaux de population supputés à partir des signalements du nombre de guerriers, on peut estimer hors de tout doute qu’à la fin du Régime français le village de la Jeune-Lorette rassemble une centaine d’individus, pas davantage.

Montagnais des postes du Domaine du Roy

Localisés en marge des établissements coloniaux, les postes du Domaine du Roy forment un territoire où les populations autochtones alliées des Français échappent aux recensements ordonnés par les intendants du Canada. En raison de l’importance des communautés montagnaises sur l’échiquier commercial de la Nouvelle-France, nous avons cependant choisi de joindre les chiffres les concernant au cumul général des Amérindiens catholiques du Canada. La prise en considération des Montagnais dans le décompte des populations autochtones catholiques du Canada ne va cependant pas de soi. En effet, si la conservation de la plupart des registres de Tadoussac permet d’étonnantes reconstitutions généalogiques, la taille de la population montagnaise des postes du Domaine du Roy reste difficile à établir à partir de ces documents (Goudreau 2012 : 20-21). Il faut attendre l’année 1733 pour trouver un premier document pouvant s’apparenter à un recensement des populations autochtones de ce territoire.

Un recensement des Amérindiens gravitant dans l’orbite de ces postes fait état en 1733 de 243 familles, ce qui supposerait une population totale de 1215 individus selon l’application d’un rapport famille/population totale établi à 1/5 – lequel fait écho à un rapport guerriers/population totale dans la mesure où l’on conçoit dans ce cas précis que le guerrier corresponde à un chef de famille nucléaire (BAC 1733b : 363-365). En outre, des listes de crédits accordés aux chasseurs des postes du Domaine du Roy permettent d’évaluer sommairement que 312 prêts sont accordés à des Amérindiens quatre ans plus tard. On peut présumer que ces chasseurs qui ne sont vraisemblablement pas tous chefs de famille sont toutefois aptes au port des armes. L’application du rapport 1/4 renverrait à une estimation de la population totale proche de celle établie pour 1733 (BAC 1737c : 277-278 ; 1737d : 279-279v ; 1737e : 281-281v ; 1737f : 283-283v ; 1737g : 285-286v ; 1737h : 287).

Sous le Régime britannique, ce nombre de famille décroît cependant. Suivant le même rapport famille/population totale, les 220 familles montagnaises qui fréquentent les postes du Domaine du Roy selon Murray constitueraient une population de 1100 individus en 1762. À la lumière du recensement effectué par l’abbé Jean-Joseph Roy, missionnaire à Tadoussac, ce rapport 1/5 semble juste. Ainsi, dans le dernier quart du xviiie siècle, ce prêtre séculier compte 1132 âmes chez les Montagnais. Jointe aux 80 à 100 familles qui fréquentent un territoire allant du Labrador jusqu’à Mingan et dont le signalement est redevable à Murray en 1762, la population montagnaise avoisinerait les 1500 à 1600 individus en considérant une moyenne de cinq individus par famille. Quant à l’estimation faite par le marchand Peter Stuart qui évalue cette population à 3500 individus en 1778, elle semble inclure dans son décompte des populations algonquiennes non catholiques qui « erreraient » entre l’Abitibi et le lac Saint-Jean. Sous bénéfice d’inventaire et dans l’état actuel des connaissances, retenons plutôt l’estimation de 1100 individus pour la nation montagnaise catholique en 1762 (Shortt et Doughty 1918 : 73 ; Hébert 1984 : 438).

Conclusion

Dès le départ, le besoin de vérifier l’opérationnalité du rapport guerriers/population totale 1/5 proposé par Dickinson et Grabowski en 1993 s’est imposé pour mener plus avant notre démarche. Jusqu’ici, il est vrai que la plupart des chercheurs se sont presque toujours rabattus sur ce rapport 1/5 qui a fini par présenter toutes les caractéristiques d’une formule passe-partout à l’usage historien : Nombre de guerriers x 5 = Population totale. La rareté et la nature très discutable des témoignages pouvant permettre l’approfondissement de la question démographique amérindienne encouragèrent évidemment le recours à ce rapport au sein de la communauté historienne. Et c’est pourquoi il fait florès depuis pratiquement vingt-cinq ans. En l’absence d’une connaissance historique approfondie du contexte, ce rapport reste encore pertinent aujourd’hui pour évaluer la taille d’une population. D’ailleurs, nous en avons fait maintes fois l’expérience au cours de cette enquête. En de nombreuses occasions cependant, l’application du rapport 1/5 a montré qu’il pouvait considérablement déformer la réalité démographique amérindienne en gonflant artificiellement le chiffre de la population. Aussi, notre analyse des données démographiques a-t-elle permis de faire émerger de nouveaux rapports guerriers/population totale qui épousent de plus près les sinuosités des contextes historiques et documentaires variés.

De la confrontation de tous ces témoignages dont la majorité ne fournit que le nombre de guerriers, une question a fini par surgir : À quoi tient la définition du guerrier dans les sources coloniales ? En tentant de répondre à cette interrogation, les certitudes « 1 x 5 » ont commencé à chanceler, puis à se fissurer au contact de certains documents. Tout montrait que les taux de mobilisation que supposaient ces contingents de guerriers variaient considérablement d’une source à l’autre en raison des différentes techniques de dénombrement ou d’estimation jadis employées, lesquelles associaient tantôt les garçons aux hommes, tantôt non. Le rapport 1/3 fut l’un des plus difficiles à interpréter convenablement en pareil contexte mais aussi l’un des plus riches en leçons d’herméneutique.

En excluant les garçons de moins de 15 ans du nombre des hommes mobilisables, le très optimiste rapport 1/3 émergeait. Optimiste en effet puisqu’il réunissait sous l’étendard du guerrier tous les individus masculins de 15 ans et plus, au risque de compter parmi eux des individus inaptes au port des armes, soit par défaut de force physique ou par invalidité. En termes simples, en multipliant par trois le nombre de guerriers sans autre vérification, la taille de la population incluant hommes, femmes et enfants s’en trouvait plus souvent qu’autrement sous-représentée. À l’inverse, diviser systématiquement la taille d’une population par trois équivalait à surreprésenter sa force militaire. On comprend aisément pourquoi ce rapport n’a jamais été proposé aux historiens. Le rapport 1/3 se révéla inopérant dans la poursuite de nos objectifs, comme le démontrait noir sur blanc le croisement de plusieurs recensements « officiels » avec d’autres sources estimant elles aussi le nombre de guerriers d’un même lieu à une même période. Confrontés les uns aux autres, les chiffres montraient au grand jour la distorsion qui existait entre le « réel » des recensements et les estimations militaires souvent enthousiastes de l’administration coloniale. En bref, plus on se rapproche du nombre de guerriers réellement mobilisables sur le terrain, moins le rapport 1/3 fait sens pour estimer la taille de la population à laquelle ils se rattachent.

Le rapport 1/4 résultant grosso modo du retranchement des hommes de plus de 50 ans et des garçons de moins de 15 ans du corps des individus mobilisables parut plus recevable pour approcher le chiffre de la population entière. Certes, le rapport 1/4 se fondait souvent sur la confrontation heureuse de deux variables contenues dans le même recensement, soit les individus masculins de 15 à 50 ans et le total de la population. Mais au-delà de cette évidence, le rapport 1/4 trouvait aussi écho dans des sources exogènes, telles la correspondance de l’administration coloniale française et les observations livrées dans des journaux ou récits de tous genres. La comparaison des données statistiques avec ces témoignages montra que ce rapport tenait la route dans plusieurs cas. Néanmoins, d’autres témoignages fournissaient des données chiffrées n’ayant de sens qu’en les interprétant à l’intérieur d’un rapport 1/5, que ce soit par leur comparaison avec d’autres chiffres ou encore par leur mise en contexte.

Outre la spéculation sur l’opérationnalité des rapports, la démarche première de cette recherche visait principalement à évaluer le poids démographique de la population amérindienne catholique du Canada et de l’Acadie à la fin du Régime français. Or, qu’en est-il concrètement ? Après avoir analysé toutes les données disponibles pour atteindre cet objectif à l’aide des rapports les plus appropriés, nous en sommes arrivés au chiffre de 9195 individus évoluant sur trois aires géographiques distinctes, soit la vallée laurentienne depuis Oswegatchie dans le Haut-Saint-Laurent jusqu’à Rimouski, les postes du Domaine du Roy et l’Acadie continentale et péninsulaire, incluant ici le Cap-Breton et l’île Saint-Jean.

Tableau 1

Population amérindienne catholique du Canada et de l’Acadie vers 1700-1710

Population amérindienne catholique du Canada et de l’Acadie vers 1700-1710

*  Lorsqu’une population évaluée correspond à une fourchette d’estimations, le tableau en présente le chiffre médian arrondi à plus ou moins cinq individus.

**  Dans le cas des Abénaquis, il a été jugé préférable de ne recourir qu’à l’expression « Nations abénaquises » pour désigner globalement les Abénaquis du Canada (Saint-François, Missisquoi et Bécancour) et de l’Acadie continentale (Narantsouak et Panawamské), ainsi que les Malécites de la rivière Saint-Jean et les Passamaquoddies de la rivière Sainte-Croix, lesquels se trouvent fréquemment réunis sous une même bannière dans les recensements.

-> Voir la liste des tableaux

Il convient maintenant de terminer cet article par la présentation de quelques chiffres d’ensemble. En raison de la nature diverse des informations contenues dans les sources, le lecteur ne se verra offrir ici que trois clichés pouvant lui donner un aperçu approximatif de la population amérindienne catholique de l’écoumène investigué. Sans surprise, les dates retenues correspondent à des concentrations de données, soit 1700-1710, 1735 et 1763. Dans les sources, ces périodes et dates font directement écho aux préoccupations militaires ou économiques des dirigeants coloniaux, d’avant et d’après la Conquête. Les chiffres qui se rapportent grosso modo au début du xviiie siècle découlent directement de la nécessité d’inventorier la force guerrière de la Nouvelle-France au lendemain de la guerre de la Ligue d’Augsbourg et au cours du conflit de la Succession d’Espagne. Pour leur part, les données relatives au pôle 1735, comptabilisées en période de paix, concernent davantage l’activité pelletière qui connaît à cette époque une relance, d’où le souci d’évaluer le nombre des chasseurs de l’alliance franco-amérindienne plutôt que celui de ses guerriers. Plusieurs documents décomptent d’ailleurs des hommes ou des familles, et non pas seulement des guerriers ou des hommes portant les armes. Le tableau de 1763 traduit enfin la volonté de dresser l’inventaire de la population par les nouveaux maîtres.

Comparons ces trois portraits avec quelques données présentées par Dickinson et Grabowski qui avaient choisi de ne se limiter qu’à l’aire seigneuriale du Canada. Vers 1710, si l’on retranche les Abénaquis habitant l’Acadie continentale (Narantsouak, Panawamské), les Malécites, les Passamaquoddies, les Micmacs et les Montagnais du total de 6225 individus comptabilisés dans cette enquête, on obtient une population amérindienne « laurentienne » se chiffrant à 2975 individus. C’est on ne peut plus près des 3000 individus estimés par Dickinson et Grabowski pour 1710 (Dickinson et Grabowski 1993 : 60). L’importance des données fournies par l’intendant Raudot vers 1709-1710 explique la convergence des résultats.

Tableau 2

Population amérindienne catholique du Canada et de l’Acadie vers 1735

Population amérindienne catholique du Canada et de l’Acadie vers 1735

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 3

Population amérindienne catholique du Canada et de l’Acadie vers 1763

Population amérindienne catholique du Canada et de l’Acadie vers 1763

-> Voir la liste des tableaux

Vers 1735, en ne conservant une fois de plus que les domiciliés du Canada, nous évaluons à 3600 individus leur poids démographique, hausse significative par rapport à l’estimation de 2700 individus proposée par Dickinson et Grabowski (61). Ces derniers évoquent pour la période 1724-1744 une stabilisation de la population des domiciliés et une légère hausse imputable à l’accroissement naturel (60). Soit, mais comment expliquer un tel écart entre les chiffres de Dickinson et Grabowski et les nôtres ? Malheureusement, Dickinson et Grabowski n’expliquent pas exactement de qui sont composés leurs 2700 domiciliés. Notre évaluation à la hausse de cette population repose quant à elle sur trois facteurs : 1) nous avons sans doute considéré davantage l’installation des Algonquins de l’hinterland au lac des Deux-Montagnes ; 2) nous soutenons que la population huronne de Lorette atteint à cette époque un seuil inégalé avant de connaître une régression ; 3) nous avons probablement opté pour un compte plus élevé des Abénaquis du Canada en incluant ceux de Missisquoi pour cette époque. Là résiderait en partie l’écart entre leur vue et la nôtre.

Dickinson et Grabowski signalent 4100 domiciliés en 1755 et 3100 en 1765 (61). Pourtant, au lendemain de la Conquête, en retranchant les Amérindiens de l’Acadie et les Montagnais, nous arrivons à des totaux plus élevés, soit 4695 et 3500 individus pour les domiciliés de la vallée laurentienne. La différence entre nos deux calculs découle de la prise en compte ou non de l’exil temporaire des Abénaquis de Saint-François et de Bécancour à partir de 1759. Aussi, l’inclusion dans nos calculs des Iroquois de la mission d’Oswegatchie après son démantèlement en 1759 joue certainement sur nos estimations plus généreuses pour la fin du Régime français.

Bien que ces trois clichés ne puissent jamais rendre un compte fidèle de la mobilité et des aléas qui affectent ces divers groupes autochtones en période de conflits, ils permettent à tout le moins d’apprécier l’évolution globale de la population amérindienne « laurentienne ». Oscillant entre 2975 et 4695 individus pour la période allant de 1700 à 1763, les villages d’Amérindiens domiciliés affichent, somme toute, une croissance de leurs effectifs globaux surtout attribuable aux effets de l’installation à demeure de certains groupes nomades, tels que les Algonquins, les Népissingues et les Abénaquis, sans compter les Iroquois de La Présentation d’Oswegatchie, nouveau village formé dans les années 1750.

L’intérêt de la présente recherche se situe donc dans une appréhension plus large de la population amérindienne étendue à l’Acadie et aux postes du Domaine du Roy dans le chiffre global qu’elle propose. En dépit de tous les bouleversements que ces populations « catholiques » connaissent et des mouvements migratoires qui ne cessent de redéfinir leur distribution sur le territoire, notre enquête montre bien qu’elles rassemblent un peu plus de 9000 individus, poids démographique que les données disponibles permettent de confirmer dès les années 1730 et qui se maintient jusqu’au début du Régime britannique.

En dernière analyse, cet article se conclut en rappelant une leçon fondamentale apprise au cours de cette recherche : selon les cas de figure rencontrés, le chercheur n’a finalement d’autre choix que de tenter l’un ou l’autre des scénarios hypothétiques correspondant aux rapports 1/3, 1/4 et 1/5 et de vérifier la validité des résultats obtenus en fouillant soigneusement le contexte historique s’il veut toucher au plus près la réalité démographique amérindienne. Ici, force est de reconnaître que la justesse du chiffre ne repose la plupart du temps que sur son interprétation. Il en va de même pour toute estimation. En somme, si patience et prudence sont requises pour éviter des conclusions trop hâtives, intuition et audace ne sont pas moins nécessaires pour mener plus avant une telle quête.

Questions en suspens

Au terme de cette étude, une question demeurée en plan mériterait d’être abordée dans le cadre d’une éventuelle investigation. Il est connu que la population coloniale double à chaque génération en raison de l’émigration française dans le dernier quart du xviie siècle et surtout de la remarquable fertilité des femmes de souche européenne (Charbonneau et al. 1996 ; Havard et Vidal 2008 : 233-237). Pourquoi le même phénomène n’est-il pas également observable dans les villages amérindiens catholiques à l’étude ? En 1667, Talon impute le manque de fécondité des femmes amérindiennes à leur mode de vie et au prolongement de la période d’allaitement, responsable selon lui du faible accroissement des populations autochtones (BAC 1667 : 355)[5]. Cette même technique d’espacement des naissances par l’allaitement chez les femmes micmaques qui le prolongeaient parfois trois années durant est relevée par Nicolas Denys qui signale également les pratiques abortives de ces dernières pour réguler le nombre des naissances (Denys 1672 : 365-366)[6]. Non dénué de vraisemblance, ces propos d’un autre âge insistent essentiellement sur des facteurs culturels limitant la natalité. On pourrait aussi penser que les épidémies fauchent encore davantage les populations amérindiennes du Nord-Est au xviiie siècle. Pourtant, comme le rappelle J.A. Dickinson, « une fois passées les premières épidémies, les populations autochtones qui les avaient subies n’étaient guère plus sensibles que les colons nés en Amérique » (Dickinson 1996 : 17). Mais, au-delà des idées reçues et des faits culturellement explicables et avérés, un autre facteur, celui-là d’ordre socio-économique, pourrait-il expliquer, au moins en partie, cet étonnant déséquilibre entre Amérindiens catholiques et populations de souche européenne au regard de la démographie ? Tenter de répondre à cette question complexe constitue en soi une autre enquête que ne permet pas de réaliser le cadre de cet article. Une ébauche de réponse peut tout de même être ici proposée au lecteur.

Au xviiie siècle, la majeure partie des Amérindiens vit toujours du produit de la chasse. Chaque nation, voire chaque village, occupe un territoire de chasse qu’elle exploite et défend pour assurer sa survie économique. Si ces territoires sont parfois très vastes, leurs ressources sont cependant loin d’être inépuisables. La déprédation des voisins, fussent-ils amérindiens, n’est alors guère tolérée. Par exemple, les Abénaquis et les Hurons ne peuvent chasser impunément sur l’étendue du Domaine du Roy sans briser le fragile équilibre des ressources disponibles chez leurs voisins montagnais, comme l’ont montré S. Savoie et J. Tanguay (2003). La plupart des populations évoluent, pour ainsi dire, en écologie avec les possibilités pelletières qu’offre leur milieu. Une croissance démographique non contrôlée dans les villages aurait pour conséquence de multiplier le nombre de chasseurs, entraînant par conséquent une diminution des revenus par famille nucléaire. Or, la rupture de l’équilibre déjà fragile qui existe entre la population et les ressources encore disponibles, à une époque où l’étau commence à se resserrer sur les domiciliés du Canada, aurait engendré des conséquences négatives sur la vie économique de tous et chacun, Amérindiens et marchands. À cela s’ajoute encore que la capacité d’accueil de ces villages catholiques autochtones se révèle plus que limitée, et pour cause. Au regard des ressources de tous ordres qu’offrent ces villages à leurs résidents (terres à cultiver, bois de chauffage, subsides royaux, etc.), les lieux physiques se prêtent assez mal à l’intégration constante de nouvelles familles au sein du groupe. Dès lors, la perspective de recevoir des immigrants en grand nombre serait plutôt perçue comme un facteur d’appauvrissement que de prospérité pour ces communautés. Aussi, est-il possible que des mécanismes internes de régulation démographique en adéquation avec l’économie de subsistance de ces villages aient agi comme facteurs inhibants face à toute éventuelle croissance de la population. De ce nombre, on compte très certainement l’espacement des naissances comme les divers flux migratoires in and out qui touchent périodiquement ces villages. Enfin, et sans qu’il puisse être encore possible d’en mesurer l’impact, un dernier facteur mériterait d’être fouillé, celui des mariages exogames qui auraient entraîné le départ des filles amérindiennes à marier vers le milieu rural canadien en périphérie de ces villages.